I) Socrate, l'enseignement et la philosophie
Il est devenu habituel, au nom de la philosophie, de parler d'apprendre à penser, de former les compétences pour..., d'éduquer des citoyens dans l'esprit critique, la tolérance, la responsabilité, la démocratie, d'apprendre à apprendre...1 Le discours pédagogique finit par vider les paroles de leur sens ; à force d'apprendre des choses et d'apprendre à les apprendre, il est devenu difficile par les temps qui courent de trouver un sens à l'enseignement. Dans tous les cas, n'importe quel sens semble pouvoir s'adapter à la possibilité d'enseigner l'apprentissage : est-il possible d'apprendre ou d'enseigner vraiment (non seulement la philosophie) ? Socrate nous apprendrait-il une impossibilité d'enseigner ? La question semble simple et paraît relever d'une logique limpide. Pourtant, il suffit d'entamer la question pour que le sorcier montre son visage. Là se trouve justement l'envoûtement de Socrate, dirait Rancière, c'est-à-dire sa capacité à nous faire présupposer l'antinomie dualiste affirmée par la question : il y aurait un enseignement véritable et un autre qui ne le serait pas. Se situerait ici le point d'une impasse radicale qui empêcherait une réflexion de fond sur l'action d'apprendre et sur celle d'enseigner : la figure socratique de l'impossibilité d'enseigner. Quelques mots peuvent nuancer la tension : on parle souvent, par exemple, d'enseignements ou d'apprentissages intéressants, puissants, gais. Mais la tension demeure. L'envoûtement de Socrate apparaîtrait à chaque fois que nous ne penserions pas à partir de ce qui est en fait enseigné et appris sous le nom de philosophie, à chaque fois que nous inventerions une idéalité qui détourne le regard de ce qui arrive vraiment à chaque fois qu'on apprend la philosophie, quelque chose de parfaitement possible et réel.
Pour soulager la tension, on pourrait peut-être déplacer le problème et nous demander si ce que nous nous fixons comme objectif sur le plan de ce qui doit être enseigné et appris peut être réalisé comme tel : peut-on apprendre à penser ? Est-il possible d'apprendre à enseigner ? Oui, nous savons qu'une question similaire est posée au début du Ménon. Il n'est pas possible de sortir complètement de l'envoûtement. Il n'y a pas moyen - et c'est peut-être là où réside l'intérêt du problème - de nous débarrasser de Socrate (et de Platon) pour continuer de réfléchir à des questions qu'eux-mêmes ont introduites pour la première fois. Il faut assumer l'énigme, l'aporie, le paradoxe.
La philosophie naît comme une façon de vivre en situation d'éducation ; pour Socrate, philosopher c'est vivre en s'interrogeant soi-même et en interrogeant ses semblables, c'est s'occuper de soi et des autres en prenant soin que tous prennent soin d'eux-mêmes et en transmettant sa "passion antiégalitaire", dirait Rancière. Sans cette dimension pédagogique, la philosophie n'a aucun sens. Dans la mesure où la philosophie renvoie à une façon de vivre, sa propre vie perd de son sens si elle n'a pas d'incidence sur la manière de vivre des autres. C'est pourquoi Socrate préfère mourir plutôt que s'exiler. Par là même, la philosophie est une préparation à la mort, comme l'affirme le Phédon (64a). S'y dessine également un paradoxe de la vie philosophique : la seule vie vivable ne peut être vécue, la seule vie qui vaut la peine d'être vécue est celle qui mène à la mort. Il en est de même en ce qui concerne la propre mort de chacun : la mort de Socrate le fait vivre ou, plutôt, elle est pour Socrate une manière de se donner la vie.
Avec Socrate, la naissance de la philosophie est traversée de paradoxes : paradoxe politique, dès que sa pratique vise la vraie politique bien qu'elle n'ait pas d'espace proprement politique dans la polis; paradoxe pédagogique, dans la mesure où elle n'enseigne pas mais engendre cependant des élèves qui apprennent ; paradoxe philosophique, car la seule chose qu'elle sait, c'est qu'elle ne sait pas. Lorsqu'on pense surtout à la dimension politique de sa pratique pédagogique, on lit Socrate, en général, comme étant le porteur d'une "bonne" politique. Le philosophe athénien représenterait tantôt un paradigme tantôt un contre-modèle, selon que ses positions se rapprocheraient plus ou moins de ce bon critère. Il faudrait peut-être affirmer à nouveau une double ignorance : d'une part celle qui accepte les limites de tout savoir en tant que savoir de la chose commune, ce qui donnerait au rapport au savoir une force illimitée de recommencement, et d'autre part l'ignorance qui déclare ne pas savoir comment exercer le pouvoir entre celui qui enseigne et celui qui apprend, c'est-à-dire celle qui ne sait pas délimiter cet infini extensif et intensif des figures du maître ouvert par Socrate. Cette seconde ignorance provoque par cela même, en la suscitant, la pensée de l'autre, élève ou non, qui résistera à la tentation de s'identifier par avance à une position de savoir et de pouvoir. Il se peut qu'il faille un respect majeur de l'infini, de la puissance abritée par cette double ignorance, afin d'accorder plus de force aux expériences pédagogiques que nous affirmons sous le nom de philosophie, et pour intensifier en elles les puissances d'apprendre, de s'initier, de transformer la pensée et la vie. Serions-nous retombés dans le piège de chercher la position du maître idéal ? Peut-être. Nous ne le savons pas. Peut-être, là aussi, l'ignorance réclame-t-elle une place.
Quoi qu'il en soit, de même que Socrate est mort pour se donner de la vie, pour qu'un professeur de philosophie vive, un autre doit se donner la mort à savoir celui qui croit savoir ce que l'élève doit apprendre, celui qui pense que la philosophie s'apprend de celui qui l'enseigne, celui qui ne sait pas quelles sont les valeurs d'une vie qui mérite d'être vécue, celui qui croit maîtriser les effets positifs ou négatifs d'une position de savoir, celui qui est pour ou contre Socrate. Nous pourrions discourir ici à l'infini, à la mesure de la variabilité de cet autre infini. Dans un certain sens, les deux infinis hantent le nom Socrate. Dans un autre sens, les deux infinis habitent le corps de tous les professeurs de philosophie et des éducateurs sensibles á la dimension philosophique de leur praxis. Ce n'est pas facile. Plus de 2500 ans ont passé. Même si nous venons de poser le problème en ces termes, il n'est peut-être pas question de vie ou de mort. Il ne s'agit pas d'inventer un autre professeur, un autre modèle, un autre couteau à double tranchant, un autre infini. Il s'agirait plutôt d'ouvrir ou de maintenir ouvert un travail de décolonisation avec la série infinie de Socrate que tout professeur de philosophie porte en lui, d'être réceptifs aux sens politique que nous insufflons à notre pratique, d'explorer le mode et les sens à travers lesquels s'exerce le pouvoir dans chaque situation d'éducation. Nulle part il n'existe de héros qui attend le jour où il remplacera Socrate. Il n'y a pas de vraies significations ou des modes corrects qui seraient là dans l'attente d'être découverts. Qu'est-ce qui nous reste ? Le travail - infini lui aussi - de la pensée qui se décolonise elle-même, le travail de nous détacher de ce que nous sommes, la vie qui passe à côté de nous et qui naît à chaque rencontre, dans chaque pensée, par chaque geste qui n'a pas réussi à ouvrir les portes à ce à quoi nous ne pouvons répondre à l'avance, l'énigme de la rencontre provoquée par la pensée lorsque nous rencontrons l'autre de plain-pied, la philosophie, l'infini appelé Socrate.
II) Le paradoxe politique de la philosophie et la philosophie pour enfants
Nous allons plus spécifiquement examiner le paradoxe politique de la philosophie inaugurée par Socrate dans le cas spécifique de la philosophie pour enfants.
Dans le Phèdre, Platon semble vouloir en même temps réparer et confirmer la mort de Socrate, son maître. D'un côté, il condamne l'accusation écrite, de l'autre, il réprouve la puérilité de Socrate. Ce n'est pas la personne de Socrate qui est en jeu, mais la posture philosophique qu'il adopte pour transmettre cette discipline car, selon Platon, elle aurait un impact néfaste sur la pólis. On peut considérer que la fondation de l'Académie, les voyages en Italie et l'écriture des dialoguesfont partie de la stratégie platonicienne pour resituer les dimensions éducationnelle et politique de la philosophie, une approche opposée à la façon dont son maître l'avait affirmée. Si tel était le cas, la condamnation de l'écriture dans le Phèdre prendrait une double signification ; elle s'adresserait à ses accusateurs ainsi qu'à son maître, le plus divin des Athéniens, qui fut, cependant, puérilement stérile comme professeur de philosophie quant à la formation politique des Athéniens.
Dans le Gorgias, la critique de la position de Socrate se fait par la bouche de Calliclès, à travers une association entre la philosophie et l'enfance. Calliclès demande à Socrate de ne pas être puéril et de s'éloigner de la philosophie pour se consacrer à des choses plus importantes ( Gorgias, 484c). Il affirme que la philosophie corrompt les hommes quand ils s'y adonnent plus longtemps qu'ils ne le devraient parce qu'elle les rend inaptes (apeíron) à la vie publique : ceux qui philosophent excessivement méconnaissent les lois, ne savent pas établir des relations avec les autres citoyens, se situent mal dans la société et ne sont ni bien considérés ni expérimentés (émpeiron). En résumé, ils sont ridicules dans les affaires publiques et privées ( Gorgias 484c-d), qu'ils abordent comme des enfants. C'est ce qui arrive à Socrate. Le philosophe est aussi ridicule et aussi puéril dans les affaires politiques que les politiciens le sont dans les conversations philosophiques. Calliclès pousse un peu plus loin la comparaison. La citation suivante, certes longue, permet toutefois d'apprécier la forte critique dans toute son ampleur :
"(...) faire de la philosophie, c'est un bien, aussi longtemps qu'il s'agit de s'y former ; oui, philosopher, quand on est adolescent, ce n'est pas une vilaine chose, mais quand un homme, déjà assez avancé en âge, en est encore à philosopher, cela devient, Socrate, une chose ridicule. Aussi, quand je me trouve, Socrate, en face d'hommes qui philosophaillent, j'éprouve exactement le même sentiment qu'en face de gens qui babillent et qui s'expriment comme des enfants. Oui, quand je vois un enfant, qui a encore l'âge de parler comme cela, en babillant avec une petite voix, cela me fait plaisir, c'est charmant, on y reconnaît l'enfant d'un homme libre, car cette façon de parler convient tout à fait à son âge. En revanche, quand j'entends un petit enfant s'exprimer avec netteté, je trouve cela choquant, c'est une façon de parler qui me fait mal aux oreilles et qui est, pour moi, la marque d'une condition d'esclave. De même, si j'entends un homme qui babille et si je le vois jouer comme un enfant, c'est ridicule, c'est indigne d'un homme et cela mérite des coups !
Or, c'est exactement la même chose que j'éprouve en face de gens qui philosophaillent. Quand je vois un jeune, un adolescent, qui fait de la philosophie, je suis content, j'ai l'impression que cela convient à son âge, je me dis que c'est le signe d'un homme libre. Et, au contraire, le jeune homme qui ne fait pas de philosophie, pour moi, n'est pas en condition libre et ne sera jamais digne d'aucune belle et noble entreprise. Mais, si c'est un homme d'un certain âge que je vois en train de philosopher, un homme qui n'arrive pas à s'en débarrasser, à mon avis, Socrate, cet homme-là ne mérite plus que des coups. C'est ce que je disais tout à l'heure : cet homme, aussi doué soit-il, ne pourra jamais être autre chose qu'un sous-homme qui cherche à fuir le centre de la Cité, la place des débats publics, "là où, dit le poète, les hommes se rendent remarquables". Oui, un homme comme cela s'en trouve écarté pour tout le reste de sa vie, une vie qu'il passera à chuchoter dans son coin avec trois ou quatre jeunes gens, sans jamais proférer la moindre parole libre, décisive, efficace.
Moi, Socrate, j'ai assez d'amitié pour toi. Il y a donc des chances que j'éprouve en ce moment ce que le Zéthos d'Euripide éprouve en face d'Amphion, dans cette pièce que j'ai déjà citée. Le fait est que j'en viens à te faire les mêmes reproches que Zéthos à son frère, Amphion : "Non, tu ne t'intéresses pas, Socrate, à ce qui doit être ton intérêt ; aussi noble que soit la nature de ton âme, tu la pervertis sous une apparence puérile ; tu serais incapable, s'il fallait prendre une décision de justice, de proposer une raison légitime, de prendre courageusement la moindre résolution qui aille dans l'intérêt d'autrui". Tout de même, mon cher Socrate - tu vois, tu ne m'énerves pas du tout, regarde comme je te parle gentiment - à ton avis, n'est-ce pas une vilaine chose de se trouver dans cette situation misérable ? Eh bien, c'est elle que connaissent, j'en suis sûr, les gens qui s'obstinent à pousser plus loin qu'il ne faut l'étude de la philosophie !" (Platon, Gorgias485 a-d, 485d-486b).
C'est très bien de se consacrer à la philosophie dans la mesure où elle est utilisée pour l'éducation (paideías), affirme Calliclès. Il ne valorise pas les deux, au contraire. Elles peuvent aller de pair parce que ce sont, par nature, des choses sans importance ou, dans le meilleur des cas, une propédeutique destinée à être abandonnée à peine atteinte, dans la maturité et la vie politique, autant dire ce qui importe réellement. Selon Calliclès, il n'y a pas de politique dans l'éducation si ce n'est que l'éducation prépare à la politique. C'est là qu'il convient de situer la philosophie. Le problème de Socrate est de ne pas avoir abandonné la philosophie à temps et de continuer à s'y adonner alors que cette pratique l'éloigne de la politique.
Dans La République, Adimante présente une argumentation assez similaire à celle de Calliclès :
"(...) ceux qui s'appliquent à la philosophie et qui, après l'avoir étudiée dans la jeunesse pour leur instruction, ne l'abandonnent pas mais y restent attachés, deviennent pour la plupart des personnages tout à fait bizarres (allokótuous), pour ne pas dire tout à fait pervers (...)" (Platon, La République VI 487c-d).
Platon répondra que les maux de la Cité perdureront jusqu'à ce que les philosophes gouvernent ou que les gouvernants philosophent.
Ainsi, la critique de l'écriture semble présupposer une violente attaque chez Platon lui-même, ou entre Platon et Socrate, quant à la valeur pédagogique et politique de la philosophie. Ce sont deux formes antagonistes : une philosophie comme formation afin d'exercer la politique face à une autre philosophie, opposée à la politique et destinée à la remettre en question. C'est justement dans ce que l'on considère, dans ces passages du Gorgias et de La République, comme son principal problème, que réside la plus grande force politique de la philosophie établie par Socrate : son caractère puéril, son absence de savoir, son désir de n'être le maître de personne, sa langue étrangère qui parle et s'oppose aux façons d'affirmer la parole de la politique officielle.
Cette polémique affecte encore aujourd'hui la présence de la philosophie dans les institutions éducatives : remet-elle en question les savoirs ou affirme-t-elle ce que les savoirs ignorent ? Enseigne-t-elle à désapprendre les modes de vie en usage ou à apprendre la bonne vie, belle et juste que nous devrions tous mener ? S'exprime-t-elle dans une langue puérile, étrangère ou dans le langage des institutions ?
Examinons un aspect de cette critique dans la pensée contemporaine. D'une part, bon nombre de philosophes de l'éducation pensent l'enseignement de la philosophie à partir de sa contribution à la citoyenneté. C'est le cas, par exemple, de Matthew Lipman qui créa un programme de philosophie pour enfants en faisant de la philosophie un outil pour la formation démocratique. A cet effet, il opte pour un pari qui rompt avec une logique selon laquelle les enfants seraient incapables de penser et seraient inaptes à saisir l'univers de la philosophie adulte. Pour rendre la tradition philosophique accessible aux enfants, Lipman la reconstruit à travers un programme, institutionnalisé, dont la pratique permettrait de réformer les écoles pour former les citoyens qu'une société démocratique exige. Dans cette démarche, Lipman affirme que la philosophie développe chez l'enfant une pensée d'un ordre supérieur et des aptitudes à bien penser, nécessaires à cette citoyenneté démocratique. Il propose également un dispositif de formation des enseignants, de façon à ce que les professeurs des écoles sans formation philosophique puissent assurer aux enfants la découverte de la philosophie. Dans ce cas, le professeur n'enseigne pas des contenus ni une philosophie particulière, mais il facilite l'accès des enfants au monde de la philosophie en tant que dialogue, questionnement, recherche. Tel est le point fort commun à Lipman et Socrate. C'est pourquoi, dans les travaux de Lipman, Socrate apparaît à maintes reprises comme un émule.
Toutefois, en parcourant cet héritage socratique, Lipman le peuple de savoirs : Philosophy for children sait très bien, non seulement les capacités intellectuelles qu'un enfant, garçon ou fille, doit acquérir, mais aussi ce qu'un professeur, homme ou femme, doit apprendre pour être capable de dispenser cet apprentissage. Bien entendu, ils ne savent pas, au sens traditionnel de contenus d'apprentissage, - pas plus que le Socrate aporétique ne le savait -, mais en termes de compétences que doivent acquérir les futurs citoyens de la pólis et ceux qui sont chargés de leur formation. Une structure épistémologiquement et politiquement hiérarchisée se déploie dans le dispositif institutionnel : des formateurs d'enfants, des philosophes formateurs de professeurs des écoles. De la sorte, dans Philosophy for children, se trouvent ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas, et les chemins du savoir et du pouvoir tracés pour aller d'un état à un autre.
Sur une relecture de la figure de J. Jacotot, J. Rancière met, dans Le maître ignorant,en perspective le non-savoir socratique à partir du principe de l'égalité des intelligences. Le problème de Socrate serait de partir de sa propre supériorité, ce qui le conduit à un dialogue qui entérine l'incapacité des autres. D'une certaine façon, cette critique pourrait être faite au programme de philosophie pour enfants de Lipman : en ne partant pas de l'égalité intellectuelle, son programme confirme la logique des hiérarchies et les enfants ne sont pas vraiment des interlocuteurs pour leurs maîtres qui, de leur côté, ne sont pas non plus de véritables interlocuteurs pour leurs formateurs philosophes. En même temps, Lipman participe dans une certaine mesure à l'idéal platonicien de la valeur politique de l'enseignement de la philosophie. Il sait comment doit être le monde - démocratique dans ses institutions -, ce vers quoi il faudra diriger ses praticiens.
J. Rancière resitue en quelque sorte le problème : il y a, entre philosophie et politique, une opposition, et non une complémentarité. La démocratie et la politique sont des situations d'exception. Elles existent quand, dans des circonstances rares et bien spécifiques, ceux que l'on déclare incapables se manifestent, prouvent leur capacité, affirment leur parole. Il s'agirait, dans le cas d'un professeur de philosophie désireux de pratiquer une politique égalitaire, démocratique, d'habiter cet espace d'exception, de vérifier l'égalité des capacités intellectuelles ou des savoirs, égalité dont il part lui-même. Mais une institution de l'émancipation n'est pas possible car la logique des institutions, dont l'école, se situe justement à l'opposé : au lieu de partir de l'égalité, on veut l'atteindre en partant de l'inégalité. S'il n'y a pas d'institution émancipatrice, il ne peut y avoir de philosophie émancipatrice. Selon Rancière il n'y a pas d'institution de l'égalité. Il n'y a qu'exception, rupture, dans le fonctionnement normal de la logique inégalitaire de l'institution. La politique, comme la démocratie, est l'exception, non la norme. D'une certaine façon, Socrate habite aussi un espace d'exception : sa situation est privilégiée ; il est peut-être le seul professeur de philosophie qui n'appartienne à aucune institution. Mais il fait ce choix au nom de l'inégalité, de la présumée supériorité de son savoir légitimée par l'oracle.
Quelques dialogues socratiques de Platon (comme l' Eutiphron, la Répbublique ou Alcibiade I) donneraient raison à Rancière. Dans ceux-ci, Socrate ne demande pas parce qu'il ignore, sinon pour mettre en évidence l'ignorance de l'autre, et ainsi légitimer son savoir de l'ignorance, le même qui selon l'oracle le rend le plus savant d'Athènes. Ceux qui fréquentent ce Socrate l'acceptent et restent abaissés, comme Alcibiade ou Polémarque, ou s'y confrontent violemment, comme Trasimaque ou s'échappent, comme Eutiphron.
Par contre, d'autres dialogues de Platon montrent un autre Socrate. C'est le cas par exemple du Lachès ou du Lisis où converser avec Socrate signifie quelque chose d'assez différent, car ses interlocuteurs repartent renforcés de savoir quelque chose qu'ils ne savaient pas, comme Lisis, ou manifestent leur plaisir de s'être confrontés au roc de Socrate, comme Nicias.
Ce Socrate ne parait pas présupposer une quelconque position de supériorité intellectuelle, comme le suggère Rancière.
Il n'y a donc pas un unique Socrate, ou ce qui revient au même, la politique de la philosophie que Socrate confronte à la politique des politiciens n'est pas unique. Elle peut être une politique du rabaissement ou du renforcement, une politique de la supériorité intellectuelle qui rend possible ou empêche le savoir des autres.
Ainsi, en revisitant la figure de Socrate, nous trouvons des éléments pour penser un problème crucial de la philosophie de l'éducation de notre temps. Même les éducateurs de l'enfance, intéressés par les pratiques philosophiques avec des enfants, tireraient un grand profit à penser avec Socrate et ses lecteurs.
La philosophie en situation d'enseignement, et en particulier la philosophie pour enfants, est ouverte. Elle peut être pratiquée pour problématiser cet exercice instauré en son nom, pour s'occuper de ce que l'histoire a laissé de côté, pour affirmer ou accompagner un mouvement qui remette en question cet exercice et ouvre la voie à une pensée et un savoir décentralisés, ouverts, se questionnant eux-mêmes. La philosophie comme expérience de réflexion peut partir d'une conception égalitaire, non hiérarchique de la pensée pour, à partir d'elle, prêter la même attention aux autres pensées, à la pensée de l'autre, homme ou femme, à la pensée autrement autre. D'autres sens politiques peuvent peut-être se retrouver là pour éduquer les enfants en les amenant à la philosophie.
Les relations entre philosophie et politique sont complexes. La philosophie en soi ne répond pas à une politique ; pour autant elle n'est ni démocratique ni antidémocratique, mais elle peut être pratiquée avec d'autres, peu importe leur âge, ce qu'ils sont, ni où ils se trouvent, pour percevoir ce qui découle, dans la pensée, d'une position égalitaire initiale. Quels chemins la problématisation de soi, avec les autres, peut-elle ouvrir à partir de cette interruption des hiérarchies de la pensée quand tous, que ce soit de la situation d'enseignants ou d'apprenants, peuvent penser ensemble sur un pied d'égalité ? Qui sait, les lecteurs de ce texte trouveront peut-être ici des raisons de se poser cette question et bien d'autres autour des infinis appelés Socrate et philosophie pour enfants.
(1) Ce texte a été écrit sur la base de l'épilogue et de la conclusion de l'ouvrage : Socrate. Enseigner, ce paradoxe. Paris : L'Harmattan, 2013.