L'acte de sanctionner est souvent associé à la "leçon de morale", alors même que dans la pratique, les enseignants savent qu'elle empêche rarement la répétition des manquements aux règles. De là, il peut paraître incongru d'envisager d'aborder la question de la sanction dans un cours de morale. L'idée même de "cours", qui indique une modalité de mise en présence des connaissances, mérite d'être discutée à propos de l'intégration à la morale et d'une pédagogie active de la sanction.
I) L'enseignement plutôt que la pédagogie active
Le rapport récemment publié préconise un "enseignement laïque de la morale". Les auteurs semblent privilégier la dimension d'enseignement proprement dite, en y subordonnant les enseignements que l'on peut tirer des conduites de la vie de la classe ou de la vie scolaire. Ils nous présentent "la coopération, la prise de responsabilité, les pratiques participatives et l'engagement des élèves dans la communauté"1 comme des conséquences de la formation (d'abord intellectuelle) du sujet moral. Dans le premier degré, la pédagogie institutionnelle bien que citée, vient après les études de cas et la méthode des dilemmes moraux, la discussion et le débat argumenté, la méthode de la clarification des valeurs ou la discussion à visée philosophique (p. 35 du rapport), autant de méthodes tout à fait intéressantes, mais qui peuvent être "déconnectées" d'une mise en pratique. Il est d'abord réaffirmé que l'enseignement de l'instruction civique et morale doit occuper au moins une heure par semaine (p. 34). Les méthodes préconisées dans le second degré nous semblent plus préoccupantes. Pas de référence à une quelconque pédagogie coopérative ou institutionnelle à ce niveau, mais un partage des tâches entre des apports de contenus par les professeurs (p. 35-38) et une mise en pratique (éventuelle) par la vie scolaire (p. 38-39).
II) Conjuguer réflexion et action, morale et pratiques
Le débat que nous soulevons est bien connu des pédagogues et des psychologues : la réflexion précède-t-elle l'action ou l'action engendre-t-elle la réflexion ? Ainsi posés, il semble sans issue, bien que des travaux en psychologie (des apprentissages, du développement, du travail) aient mis en évidence l'importance de l'action pour la réflexion. Les sociologues le posent aussi à leur manière, en mettant en rapport réflexion/action et sujet/institution, qui renvoient à des conceptions différentes de l'enfant et du jeune : suffit-il d'atteindre l'âge de la majorité civile pour accéder à l'état de citoyen, ou l'accès à la citoyenneté ne relève-t-il pas d'un entraînement ? Parmi les réactions au rapport, Jean Baubérot estime que l'imposition par l'extérieur de la morale laïque ne peut éviter que l'institution s'interroge sur son exemplarité dans sa mise en oeuvre2. François Dubet, lui, insiste sur deux aspects : premièrement, le contenu de cette morale laïque doit aussi apprendre aux élèves à reconnaître les morales et les identités particulières, à vivre ensemble ; deuxièmement, l'apprentissage de la morale procède moins d'une leçon que d'une expérience, et l'on ne peut apprendre véritablement la morale laïque que dans une école où maîtres et élèves ont des obligations et des droits réciproques3.
Plutôt que d'opposer réflexion et action, imposition d'une morale externe sans lien avec les pratiques, il apparaît plus fécond d'observer comment elles se conjuguent, ce qui est aussi une manière de sortir de l'opposition stérile entre savoir et pédagogie. Nous voulons cependant souligner qu'il n'est pas équivalent de choisir de partir de la réflexion plutôt que de l'action. Dans le premier cas, nous risquons fort de ne garder que l'enseignement et la "leçon de morale", sans jamais donner à réfléchir et à progresser à partir de mises en oeuvre d'une morale en action et en situation, nourrie par des connaissances. La question de la sanction en est un exemple significatif. Étonnamment, le rapport ne dit pas en quoi consisterait une pédagogie de la sanction à l'école, alors même qu'il s'agit d'un domaine où depuis le milieu des années 80, les pratiques sont directement impactées par l'irruption de savoirs relevant du droit.
III) Pour sanctionner, le droit et la morale commune
La façon de considérer la sanction à l'école a considérablement évoluée. Désormais, sanctionner est un acte qui doit respecter les principes généraux du droit. La circulaire du 1er août 2011 pour le second degré4 les rappelle en dressant un bilan de leur introduction dix années auparavant, soulignant clairement que plusieurs de ces principes sont encore insuffisamment appliqués5. Dans ces conditions, il devient périlleux pour un enseignant d'aborder la question de la sanction sans se référer au droit, et sans considérer à égale dignité ses obligations et ses droits et ceux des élèves. Cela ne signifie évidemment pas qu'obligations et droits soient identiques selon que l'on est professeur ou élève : ils diffèrent selon les statuts. Mais bien que nécessaire, la connaissance du droit ne suffit pas, car le droit se présente rarement comme un répertoire d'actions définies à l'avance qu'il suffirait de mettre en oeuvre. En conséquence, l'établissement d'une morale commune s'avère indispensable, non seulement pour juger des actes que le droit a (ou n'a pas nécessairement) prévu, mais aussi pour s'accorder sur un vivre ensemble à l'école, alors que coexistent dans nos sociétés une multitude de conceptions morales personnelles6. Pour Eirick Prairat, la morale a sa place à l'école, lieu où doit s'élaborer une prise en compte et une considération d'autrui. Cette morale civique doit être "ouverte à tous et (...) permet(tre), à chacun, d'échapper à la fois à la clôture narcissique et au grégarisme communautaire", en favorisant "l'adhésion raisonnée et réfléchie à quelques grands principes politiques fondateurs (la primauté de l'intérêt général, le souci de la délibération et du bien commun, le sens des responsabilités et de l'engagement...)"7.
IV) Une pédagogie active de la sanction
Cependant, c'est dans la mise en pratique que Prairat bouscule les pédagogues, lorsqu'il réaffirme avec force l'importance de l'activité d'enseignement. D'une part, l'enseignant porte une parole qui n'est pas la sienne propre (au sens où il transmet des savoirs inscrits dans une culture qui le précède, des savoirs qui font autorité par-delà les générations) et de plus, il manifeste par sa "présence physique (...), son propre rapport passionné à ce bout de monde" (p. 14). Pour autant, l'auteur ne rejette pas définitivement les pédagogies actives. Il rappelle que ce n'est pas parce que l'enseignant "est antérieur dans l'ordre des initiatives", que l'élève doit être considéré comme passif (p. 17). Dans l'acte d'enseignement, les deux sujets agissent (le maître enseigne et l'élève apprend), mais aucune pédagogie ne se suffit à elle-même, si l'enseignant ne désire pas transmettre aussi des savoirs. Et Prairat d'attirer notre attention sur les pédagogies nouvelles qui pensent l'espace scolaire en analogie au politique en développant des lieux et des modes de prise de décision démocratiques, au risque de fragiliser "l'idée de dissymétrie qui est au fondement de toute activité d'éducation et d'enseignement" (p. 28). D'ailleurs, c'est pour cette raison que l'école n'est pas un espace politique, mais "un lieu spécifique de transmission et de formation, (...) intermédiaire et transitionnel, (...) d'exercice et de simulation, (...) hospitalier" (p. 33-37). Une pédagogie de la sanction à l'école doit donc tenir compte de ces propriétés et en tirer des conséquences, à commencer par le devoir pour l'enseignant d'intervenir lorsque les lois anthropologiques aux fondements du vivre ensemble (voir plus loin) sont en cause, voire d'exercer un droit de veto sur les décisions du conseil (par exemple si les élèves proposent des sanctions illégales et/ou humiliantes). À la reconnaissance de cette dissymétrie des places générationnelles (adulte/ enfant ou jeune) et des statuts institutionnels (enseignant/élève) qui permet d'aller rencontrer l'autre différent de soi (qu'il s'agisse d'un savoir inconnu ou d'une personne non familière), une pédagogie active de la sanction va ajouter un travail visant l'évolution des comportements individuels et/par la structuration des relations sociales entre les membres du groupe. Ces deux caractéristiques (qui sont aussi des composantes de la démocratie) ne transforment pas l'école en un espace politique pour autant. Elles rendent simplement possibles en son sein l'entraînement à des pratiques démocratiques, l'exercice contrôlé de droits et d'obligations, l'expérience limitée mais réelle d'une mise en pratique de la morale par l'action, l'engagement et la réflexion (incluant des apports de savoirs), dans la perspective d'un cheminement vers les mondes adultes. En ce sens, la morale dépasse la question de la sanction, mais l'irrigue. À ce titre, les travaux d'Eirick Prairat sont de précieux repères pour une morale de l'action éducative et enseignante, lorsqu'il pose les finalités d'une sanction éducative (éthique, politique, sociale) et ses caractéristiques (s'adresser à un sujet, punir un acte commis dans une situation particulière et non l'intégrité d'une personne, priver de l'exercice d'un droit, s'accompagner d'un geste réparatoire du coupable à l'attention de la victime ou du groupe), les principes d'une déontologie enseignante (ne laisser personne hors de l'école, permettre la distance nécessaire à l'enseignement, considérer la valeur de chacun, assumer ses décisions et ses actions) ou encore les vertus du professeur (tact, justice, sollicitude).
Le lecteur l'aura compris : c'est à partir de situations issues de la vie de classe ou de la vie scolaire - principalement inspirées de la pédagogie institutionnelle - que nous allons aborder la question de la sanction, dans une perspective résolument éducative. Nous nous efforcerons de dire en quoi ces situations permettent l'intégration d'une morale commune et quels savoirs sont enseignés. En outre, nous présenterons nos analyses selon une logique temporelle, car l'usage du temps tient une place essentielle dans la pratique de la sanction éducative. En effet, le premier objectif de l'enseignant doit être d'éviter la survenue des incidents qui pourraient amener des sanctions, non de les attendre en restant inerte. Tout en étant en mesure d'agir dans l'instant, l'enseignant doit avoir réfléchi à une stratégie d'action éducative sur le court, le moyen et le long terme. Cela permet de passer de la réaction immédiate à l'action préventive, car la sanction éducative vise bien à ne plus sanctionner. L'intervention dans l'instant se justifie pour parer à l'urgence, renvoyer à un moment de parole plus serein prévu à cet effet : chacun a certainement fait l'expérience d'une décision prise dans l'émotion, sous le coup de la colère, sans connaissance ni compréhension des faits. La sanction s'avère alors souvent inefficace au final, puisque l'élève qui n'a pas compris pourquoi il était sanctionné se sent injustement puni et risque fort de réitérer ses actes8. D'où l'importance de commencer par le commencement...
V) Poser la loi
Dès le premier jour de classe, trois lois sont affichées au-dessus du tableau : "Ici, je ne suis l'enseignant d'aucun élève en particulier, mais celui de tous les élèves" ; "Ici, on échange, mais pas n'importe comment. On est entre être humains et on est là pour vivre ensemble" ; "Ici, c'est une classe. Le professeur enseigne et l'élève apprend". Ces lois - qui signifient respectivement les interdits d'inceste, de meurtre et de parasitage - ne sont pas "choisies" au hasard. Ce sont des lois anthropologiques aux fondements du vivre ensemble, en référence aux travaux d'ethnologues qui ont montré leur présence dans toute société humaine afin de garantir son existence, sa survie et sa pérennité. Remarquons leur concordance avec la morale commune, qui en est une émanation9, et leur ancrage dans des savoirs constitutifs de l'humanité, repères conservés et transmis de générations en générations. Ces lois ont donc pour caractéristique de ne pouvoir être remises en cause ni par les élèves ni par l'enseignant. Les formulations que nous en proposons montrent qu'il est primordial d'en donner une véritable lisibilité pour les élèves. L'enseignant, lui, doit bien en comprendre les significations profondes pour être en mesure d'en expliciter les fondements.
- Ainsi, l'interdit de meurtre est l'interdiction de destruction de l'autre comme sujet. Sa transgression généralisée entraînerait la fin des individus et du groupe social. Observons que nous parlons d'échange au sens large, pas seulement des violences physiques mais aussi des paroles et des gestes. Par exemple, au lieu de sanctionner systématiquement des élèves mangeant du chewing-gum en classe, l'enseignant doit plutôt se poser la question d'une intervention si de façon répétée, un élève entre en classe en portant le cartable d'un "camarade", si un(e) élève est systématiquement victime d'une petite tape de la part d'un(e) autre ou encore, si certains se servent impunément du matériel scolaire de leurs voisins.
- L'interdit d'inceste va au-delà de l'acte sexuel intrafamilial. Il signifie le passage du lien familial au lien social, l'apprentissage du vivre avec l'autre différent de soi. La morale commune est bel est bien présente ici, et c'est la fonction même de l'école que de permettre à l'enfant d'apprendre à être en relation avec ses semblables, selon d'autres modalités qu'avec ses parents ou ses frères et soeurs. Cela peut même être une opportunité pour lui lorsque le milieu familial est maltraitant ou mortifère. En entrant à l'école, l'enfant devient élève, un parmi d'autres avec lesquels il va accéder à des savoirs sélectionnés par la société, que son milieu proche ne peut généralement pas mettre à sa disposition. Pour autant, il ne s'agit pas de lui demander de renier ses origines et sa culture familiale, mais de signifier que pour grandir et accéder à la culture commune, l'enfant doit pouvoir exister comme être singulier, non confondu avec sa mère et son père, ses frères et ses soeurs... ou son professeur. En ce sens, l'interdit d'inceste est aussi un "garde-fou" pour l'enseignant, qui doit éviter d'entretenir avec ses élèves des relations où il marquerait des préférences et des rejets.
- L'interdit de parasitage enfin, indique que nul membre d'une société n'est pleinement sujet d'humanité s'il demeure sous assistance ou en dépendance permanente, profitant d'avantages sans rien pouvoir donner en échange. Ces situations créent d'ailleurs des tensions sociales. Plus positivement, nous préférons parler d'utilité sociale pour signifier que l'une des conditions d'une vie sociale harmonieuse est que chacun puisse y trouver sa place en contribuant à son développement. Soulignons encore que cet interdit s'articule avec la fonction de l'institution scolaire, où l'utilité sociale du professeur est d'enseigner, celle de l'élève d'apprendre.
VI) Travailler son intégration
Cependant, il ne suffit pas d'énoncer des lois non négociables pour qu'elles soient respectées. Le travail éducatif commence quand il y a manquement et que la question de la sanction se pose. Toute la difficulté pour l'enseignant va consister à repérer là où ces lois fondamentales sont en cause, en les distinguant des conflits de moindre importance ou des simples problèmes de règles de fonctionnement, solubles par une amélioration de l'organisation collective. C'est donc en s'appuyant sur ces lois que l'enseignant peut déterminer les situations où la sanction se justifie.
- Un premier niveau de réponse consiste à rappeler la loi. L'enseignant en est le garant. Il peut le faire seul, mais il peut aussi passer par le conseil, comme dans cette classe Segpa où un élève exerce le métier de "juriste". Il s'agit, lorsque le conseil est saisi d'un acte qui constitue une infraction au droit, d'aller consulter et d'informer la classe de ce qu'en dit la loi française ou le règlement intérieur du collège. Bien sûr, ce rappel à la loi s'effectue dans des termes compréhensibles des élèves10. Des savoirs sur le droit sont donc enseignés, qui orientent les échanges. Mais ce n'est pas l'enseignant qui "fait la morale", pas plus que l'élève. Le texte de loi et le métier de "juriste" font médiations. La morale a pourtant sa place, lorsqu'on cherche en commun à comprendre les raisons profondes des comportements par l'écoute, l'explication argumentée, mais sans tomber dans la justification (voir plus loin).
- Ces situations sont aussi des occasions d'expliciter la loi en la reformulant avec les mots des élèves, à travers l' élaboration de règles de vie. Une telle démarche s'appuie sur la résolution de problème et le conflit sociocognitif : un problème est posé, des hypothèses d'analyse avancées, des pistes de résolutions proposées ; l'une devient décision. Puis, la décision est mise à l'essai avant d'être soit réinterrogée, soit définitivement validée. L'exemple qui suit est issu d'une classe de CE1, où l'élaboration de la règle 5 ("Quand on trouve du matériel par terre, on le donne au maître et le maître demande à qui c'est") a occupé plusieurs conseils. À partir d'un problème de ciseaux "volés" par un élève disant les avoir trouvés par terre, un autre se plaint au conseil. Plusieurs propositions sont faites : on garde le matériel que l'on trouve par terre, on le met dans une boîte des objets trouvés, on nomme un responsable du matériel perdu, on donne à chaque équipe de vie un matériel collectif à gérer. Puis après qu'un vote a lieu, les deuxième et quatrième propositions deviennent des décisions, mises successivement quinze jours à l'essai : il s'agit d'expérimenter la règle pour voir si elle fonctionne. Enfin, après une nouvelle discussion, cette règle est proposée puis conservée. À cet instant, des sanctions seront prises à l'encontre des élèves ne la respectant pas. Les problèmes de matériel ne sont pas définitivement réglés pour autant cette année-là, puisque le conseil juge utile de s'accorder sur les règles 6 ("On ne doit pas voler les affaires des autres") puis 7 ("Quand on prend le matériel sans demander, on paye une amende"). Outre les savoirs qui concernent les processus démocratiques, des savoirs disciplinaires sont enseignés : savoirs relevant de la maîtrise du langage oral (aisance à s'exprimer devant un groupe pour se faire comprendre, usage du discours argumentatif, choix d'un vocabulaire adéquat) et du langage écrit (orthographe correcte, formulation de propositions grammaticalement justes et compréhensibles, retranscription des décisions prises). En favorisant le repérage et la production du dissensus, de même que la possibilité d'expérimenter plusieurs propositions, ce processus répété dans la durée permet aux élèves, entre eux et avec l'aide du maître, de tirer des enseignements de leurs expériences et d'intégrer la morale commune. Sa répétition apprend aux élèves à désamorcer des tensions, à prendre de la distance avec certaines réactions premières.
- D'autres situations peuvent encore permettre de mieux préciser les droits et les devoirs de chacun, comme dans cette classe de 6ème où un professeur d'histoire-géographie met ses élèves en situation d'élaborer une charte évolutive, en essayant d'éviter les propositions normatives ou moralisantes11.
VII) De la transformation de soi par la socialisation12
Lorsqu'un élève transgresse des lois fondamentales ou des règles communes, l'enseignant exige très souvent une sanction immédiate ou demande au coupable de s'excuser sur le champ. Si au mieux l'élève peut sembler accepter la sanction et formuler des excuses, celles-ci sont rarement efficaces et sincères alors qu'il est encore dans l'émotion de l'acte qui vient de commettre. Ici, c'est le processus psychique de transformation de soi par la socialisation qui est court-circuité, car la reconnaissance que la sanction est légitime et juste, la formulation d'excuses sincères sont les conséquences d'un travail éducatif qui, répétons-le, s'inscrit dans une temporalité.
Le mode de socialisation que la pédagogie institutionnelle promeut se veut attentif à l'expérience subjective et émotionnelle, à l'élaboration réflexive, dans l'interaction avec l'enseignant et le groupe de pairs. "Il ne s'agit pas d'attendre que l'élève soit responsable pour le sanctionner, mais de le sanctionner de sorte à faire grandir en lui son sentiment de responsabilité et de liberté. Cela suppose que l'enseignant postule que l'élève a déjà en lui une part de responsabilité et de liberté"13. L'enseignant considère donc l'élève comme acteur dans la construction de la réalité, en lui donnant les moyens d'évaluer ses relations aux autres, en devenant de plus en plus responsable de ses actes. Ce processus amène l'élève à se constituer en sujet moral, mais à la condition qu'affectivité et raison ne soient pas radicalement séparés. L'élève considéré comme responsable doit être à même de relativiser son comportement lorsqu'il est désapprouvé par les autres et d'évaluer s'il a agi de façon morale. Le conseil est alors le lieu privilégié où la transformation de soi peut intervenir. Si le cadre est suffisamment protecteur pour que chacun se sente en sécurité affective, grâce à ses progrès scolaires et par les multiples occasions qu'il a de se confronter aux autres, un travail psychique peut s'élaborer pour chaque élève, où le groupe-classe tente d'élucider toute situation portée à son attention. Par la discussion, les intentions et les buts subjectifs sont plus ou moins clarifiés : l'élève en difficulté de comportement peut parvenir à exprimer ses émotions et ses sentiments, à objectiver ses propres conflits ; celui qui est dans le déni apprend peu à peu à supporter les critiques, condition de l'enclenchement d'un processus de transformation ; ceux qui veulent exister cherchent à se faire entendre, même maladroitement ; certains tentent d'obtenir par la force ce que d'autres savent déjà obtenir par la négociation. Le travail de l'image de soi, de l'estime de soi est central dans l'acceptation et l'approbation par les pairs, qui explicitent les formes acceptables d'échange permettant à l'élève d'obtenir la reconnaissance qu'il cherche. Ces changements sont plus ou moins rapides selon les sujets, mais c'est toujours la confrontation des subjectivités qui ouvre la relation à la reconnaissance de l'autre et de la morale commune.
Reprenons maintenant le processus dans sa temporalité. Lorsque le comportement d'un élève est critiqué au conseil, cela peut aboutir à une sanction, mais la classe doit aussi y déceler les demandes d'aide sous-jacentes. Le groupe supporte ainsi le poids du changement des élèves concernés. Après que le président (qui peut être un élève) a lu la critique, il donne la parole à l'élève mis en cause. Celui-ci dispose d'un temps limité pour ajouter quelques informations. Puis, le président interroge ceux qui ont quelque chose à dire à propos de l'incident. Des émotions, des envies et des ressentiments s'expriment : il va falloir tenter d'en dégager une compréhension14. Une fois le fait élucidé et avéré, l'enseignant (ou un élève "juriste") vient rappeler à l'agresseur la loi transgressée. La discussion du groupe va ensuite porter sur le degré de responsabilité de l'élève. La nature de la sanction dépendra de sa possibilité à l'assumer, accompagnée de paroles visant à expliciter une démarche d'aide : "à partir de cette heure, tu ne peux plus ni taper ni injurier personne. Chacun dans la classe va t'aider à tenir cet engagement. Personne ne te lancera des provocations et toi tu n'en feras plus à l'égard des autres". Vient alors le temps où un geste de réparation est possible. Lorsque l'agressé est à l'origine du conflit (ce qui arrive assez souvent), les deux partenaires s'excusent l'un après l'autre. Les excuses sont dites en échangeant des regards ; une poignée de main ou tout autre geste dirigé vers l'autre peuvent aussi marquer la reprise de la relation. Elles sont acceptées lorsque les intentions apparues lors des discussions sont identifiées et reconnues. Si le geste n'est pas réalisé convenablement, une nouvelle confrontation risque de se produire, car l'agresseur qui ne parvient pas à reconnaître sa part de responsabilité ne peut s'engager à changer de comportement. Le secrétaire du conseil note alors qu'il devra tenter de faire ses excuses la semaine suivante, s'expliquer à nouveau. Dans certains cas, l'excuse pourra être écrite, marquant une étape dans la prise de conscience. Au plan moral, l'excuse rappelle la valeur de respect, qui doit présider à la relation. Ce rappel est utile, car l'enfant qui attend le respect pour lui-même ne le montre pas nécessairement aux autres, alors même que c'est en se rendant respectable que l'on crée la possibilité d'être respecté.
Avec les élèves les plus en difficulté, les progrès sont lents15. Tout en restant le garant des lois fondamentales, l'enseignant doit cependant s'efforcer d'obtenir un engagement de l'élève à les respecter, même partiel (par exemple, moins perturber sur une durée limitée). Comme précédemment, la capacité à ne pas exiger une verbalisation immédiate conditionne la qualité du retour réflexif du sujet sur lui-même, donc du processus de transformation de soi par la socialisation. L'élève a besoin d'un temps (variable selon les sujets) pour repenser aux paroles de l'enseignant ou du groupe, les laisser maturer en lui. Les aides (tutorat, éloignement temporaire de la classe tout en conservant un lien pédagogique) s'adaptent à nouveau en conséquence. L'une des conditions d'une issue favorable est la reconnaissance par les pairs des progrès réalisés, même minimes. Lorsque l'élève est félicité pour un acte, une compétence sociale ou scolaire, cela fortifie son estime et sa confiance en soi. En pédagogie institutionnelle, le changement de ceinture de comportement16 - où seuls les réussites sont matérialisées - marque le franchissement de ces étapes. Nous sommes alors loin des "leçons de morale".
(1) Ministère de l'Éducation nationale, Morale Laïque. Pour une enseignement laïque de la morale. Résumé des préconisations du rapport, 22 avril 2013, [en ligne], http://cache.media.education.gouv.fr/file/04_Avril/64/5/Rapport_pour_un_enseignement_laique_de_la_morale_249645.pdf
(2) En particulier les principes d'égalité, de gratuité, de neutralité, d'émancipation... L'auteur précise bien que cela n'empêche nullement d'agir avec fermeté, mais de façon éducative contre tout acte contraire à la laïcité dans l'établissement (source : France info).
(3) François Dubet, Deux remarques sur la morale laïque à l'école, Site du Café pédagogique, 23 avril 2013, [en ligne],
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/04/23042013Article635022982319318314.aspx
(4) Concernant les sanctions à l'école primaire les textes officiels demeurent inchangés, mais cette école est affectée elle aussi par la montée du juridisme dans notre société.
(5) Bruno Robbes, Pratiquer la sanction éducative. Des perspectives ouvertes et des ambiguïtés de la circulaire n° 2011-111 du 1er août 2011, Site du Café pédagogique, 21 novembre 2011, [en ligne],
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2011/11/21112011_Pratiquersanctioneducative.aspx
(6) Jean-Pierre Obin, Chantal Daux-Garcia, 20 situations réelles de vie scolaire. Analysées et commentées, Hachette, 2013, p. 19.
(7) Eirick Prairat, La morale du professeur, PUF, 2013, p. 32.
(8) Dans un excellent texte, Sébastien Pesce explique très concrètement comment en pédagogie institutionnelle, des procédures de traitement des incidents par la parole (inscrites dans une temporalité) sont instituées. Sébastien Pesce, "Face aux incidents : instituer la parole", in Bruno Robbes (coord.), L'autorité éducative. La construire et l'exercer, SCÉREN-CRDP d'Amiens et CRAP-Cahiers pédagogiques (collection Repères pour agir), 2013, pp. 64-67.
(9) Dans le résumé des préconisations du rapport, sont citées "la dignité, la liberté, l'égalité - notamment entre les filles et les garçons -, la solidarité, la laïcité, l'esprit de justice, le respect et l'absence de toute forme de discrimination.
(10) Pour dire le droit dans cette classe, on utilise l'ouvrage de Dominique Chagnolleau, Code Junior. Les droits et obligations des moins de 18 ans, Dalloz, 2012 (7ème édition).
(11) Baptiste Guillard, "Négocier une charte ?", in Bruno Robbes (coord.), L'autorité éducative. La construire et l'exercer..., pp. 117-120.
(12) Cette partie reprend certains passages de Bruno Robbes, Marie-France Schrèque, "Le conseil en pédagogie institutionnelle dans la classe. De l'intention didactique à la transformation de soi par la socialisation". Penser l'éducation, n° 28, décembre 2010, pp. 89-109.
(13) Propos repris d'une récente conférence d'Eirick Prairat.
(14) Sur ce point, une pratique originale est proposée par Stéphane Lambert, "Triangle à trois voix", in Benoît Galand (coord.), Les sanctions à l'école et ailleurs. Serrer la vis ou changer d'outils ?Éditions couleur livres (Changements pour l'Égalité - mouvement sociopédagogique), 2009, pp. 88-90.
(15) Parmi les nombreuses monographies publiées par les enseignants pratiquant la pédagogie institutionnelle, le lecteur pourra lire : Morgan le tyran, in Francis Imbert, Médiations, institutions et loi dans la classe, ESF, 1994, pp. 73-76 ; Se planter, in Noëlle De Smet, Au front des classes, éditions Talus d'approche, 2005, pp. 122-130.
(16) René Laffitte, Une journée dans une classe coopérative, Syros, 1985, pp. 73-76 ; Mémento de pédagogie institutionnelle, Matrice, 2004, pp. 207-211.