I) L'orientation officielle
L'enseignement de la morale laïque à l'école, du primaire à la terminale, se précise. Le Ministre, Vincent Peillon, a présenté le 22 avril 2013 le rapport de la mission qu'il avait mise en place pour définir le contenu de cet enseignement et réfléchir à son évaluation. La morale laïque est "cet ensemble de connaissances et de réflexions sur les valeurs, les principes et les règles qui permettent dans la République, de vivre selon notre idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité. Et la mise en pratique, ajoute le Ministre, de ses valeurs et de ces règles". Le rapport rendu public s'intitule "Pour un enseignement laïque de la morale". La formule a l'avantage de marquer une distance avec les formulations et l'esprit de la Troisième République qui inaugura le cours de "morale laïque" pour remplacer le cours de religion et de morale religieuse. Et d'éviter ainsi quelques polémiques stériles. Le terme retenu par la Loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'École de la République, adoptée en première lecture, est d'ailleurs celui d'"enseignement moral et civique". Il n'est pas question d'instaurer une morale d'État ni de promouvoir une "religion républicaine", mais de former la conscience individuelle et citoyenne de futurs adultes dans la société qui est la nôtre et celle que nous souhaitons pour demain. Ce qui veut dire qu'un tel enseignement doit se garder du dogmatisme, faire le pari de la liberté de conscience et de jugement de chacun, viser l'autonomie. Il ne peut que tabler sur des valeurs de tolérance, de pluralisme et de réflexion. Les modèles traditionnels ont volé en éclat, le vivre ensemble nécessite aujourd'hui créativité et sens moral pour retisser les liens entre droits et devoirs, entre individu et société. Seules instruction et éducation peuvent par la transmission de valeurs communes préparer au respect et à la coexistence des libertés individuelles, ménager la dignité de la personne, encourager les vertus personnelles bénéfiques à l'intérêt général. La laïcité a ce pouvoir fédérateur ; sans exclure les valeurs confessionnelles, elle se fonde sur ce que les hommes ont en commun et non sur ce qui les différencie et les divise. C'est elle qui permet la coexistence des croyances individuelles et privées de chacun. Principe essentiel de la République parce que de liberté, de justice, de concorde sociale. La refondation de l'école de la République passe par l'effectivité de ce projet, un enseignement laïque des fondamentaux d'une morale universaliste, c'est à dire par la transformation de l'école elle-même vers plus d'autonomie, d'initiative, de justice, de bienveillance pour reprendre les mots de Vincent Peillon. Car "comme le dit fort bien le rapport, ajoute le Ministre, il y a la morale à l'école et la morale de l'école". Ne négligeons pas cette dernière et essayons d'harmoniser les deux, ce sera plus convaincant pour chacun".
Pourtant, rien n'est radicalement nouveau dans ce projet, diront les enseignants qui quotidiennement travaillent au respect par leurs élèves des valeurs démocratiques fondamentales ; pour certains, beaucoup de bruit semble être fait autour de ce qu'ils pratiquent chaque jour. De plus, l'instruction civique et morale est inscrite dans les programmes de 2002, en vigueur jusqu'ici. Un enseignement de la morale au cycle des approfondissements "permet à chaque élève de mieux s'intégrer à la collectivité de la classe et de l'école au moment où son caractère et son indépendance s'affirme". En août 2011, une circulaire sur l'instruction morale était promulguée. "Il s'agit, notait le texte, de transmettre les principes essentiels de la morale universelle, fondée sur les idées d'humanité et de raison, dont le respect peut être exigé de chacun et bénéficier à tous". L'exercice d'un véritable jugement moral portant sur le bien et le mal est recherché, il faut consolider ce jugement par l'examen de situations concrètes et variées qui peuvent être liées à des maximes morales.
Le parti pris d'un contenu dogmatique de la moralité devant faire consensus social est affirmé, en même temps que le souci d'une formation du sujet, d'une formation à l'autonomie. La transmission de valeurs morales consensuelles doit restaurer éducation sociale et vie démocratique. Rien de tout à fait nouveau donc dans le projet actuel si ce n'est sans doute sa radicalité et son ambition. Ce qui du reste, dans le contexte scolaire et sociétal d'aujourd'hui, le rend aux yeux de certains inapproprié voire réellement hors de propos. L'éternel retour de la morale à l'école dans le débat public est en effet le signe d'un malaise à la fois social, moral et politique. Mais l'idée d'enseigner la morale à l'école est-elle la réponse adéquate ? Est-ce à l'école publique de dire ce qu'est une vie bonne et comment peut-elle y parvenir ? Et puis, sous-couvert de formation morale, ne s'agit-il pas seulement d'une forme récurrente de domestication ?
Comme le dit Ruwen Ogien dans La guerre aux pauvres commence à l'école. Sur la morale laïque (Editions Grasset, mars 2013), ne s'agirait-il pas plutôt de contenir, discipliner, vaincre un ennemi intérieur, une classe dangereuse qui ne partagerait pas les "valeurs de la République" ? Autrement dit de substituer à l'analyse des problèmes de notre temps en termes de justice sociale leur compréhension en tant que conflit de valeurs. Il est légitime de s'interroger, mais légitime aussi pour l'école publique de revendiquer et d'assumer sa mission d'intégration démocratique fusse par une oeuvre de moralisation voire d'inculcation des masses. Et ce, à partir du moment où les finalités concernent exclusivement l'art du vivre ensemble, la culture commune qui fait le ciment d'une société, prônent les valeurs de tolérance, de coopération et de solidarité et défendent les valeurs républicaines. L'entreprise au demeurant ne peut et ne doit se substituer, c'est certain, à l'action du politique en matière de justice sociale. Il s'agit, comme le dit Vincent Peillon, de donner aux enseignants "les moyens de transmettre des valeurs et de réaffirmer fortement leur pleine légitimité à le faire, (à eux) qui sont au front de la crise économique et sociale, mais aussi civique et morale que nous vivons, parfois dans ce que certains ont pu appeler les territoires perdus de la République". Leur offrir autrement dit un réarmement moral.
Les enseignants savent mieux que personne que l'école exige un "contrat moral et social". L'expression est de Marcel Gauchet qui, reconnaissant la nécessité d'une éducation morale, s'interroge néanmoins sur la pertinence aujourd'hui du terme de "morale", "il charrie un tel héritage qu'il devient gênant et la critique de la morale fait recette universellement". Il faut donc redécouvrir une acception plus fondamentale et consensuelle de la morale. C'est assez dire la difficulté d'un enseignement de la morale laïque voire d'un enseignement laïque de la morale... Tout enseignement a sa part de théorie, procède par principes et raisons. Quelle discipline constituée peut apporter ici les garants théoriques adéquats ? Avant la terminale ou les classes de lycée, il paraît difficile de s'appuyer sur le corpus philosophique, et comment à travers lui assurer le principe de laïcité puisqu'il ne peut être question non plus d'un enseignement de philosophie morale ? L'enseignement laïque de la morale ne peut donc être seulement un enseignement ni tout à fait un enseignement, même si l'argumentation raisonnée doit y prendre une place prépondérante. Il n'est pas l'enseignement d'une discipline constituée. Sauf à vouloir transmettre un dogme, -ce qui n'en ferait pas d'ailleurs pas davantage une discipline- il ne peut relever du simple procès de communication ou d'une pédagogie dite transmissive. Les valeurs demandent un type de transmission spécifique qui inclut l'imprégnation parce qu'il faut les découvrir et les aimer pour les reconnaître et les désirer ; mais pas uniquement, puisqu'elles sont aussi accessibles à la raison.
Le rapport de la mission préconise d'ailleurs de ne pas faire de cet enseignement une matière à part entière, ni de le soumettre à évaluation. Elle suggère de le concevoir sur un mode transversal, c'est à dire qu'il pourrait être rattaché à plusieurs disciplines et, dans le secondaire, revenir à différents professeurs. Les disciplines de référence privilégiées le sont par tradition, c'est le cas de l'histoire et géographie toujours impliquées dans l'instruction civique, d'autres par esprit d'innovation comme le français, les sciences de la vie et de la terre et plus encore l'éducation physique et sportive. Celle- ci peut en effet être jugée particulièrement apte à travailler autour des notions de règle et de respect. Respect de soi-même, des règles et des autres fussent-ils des adversaires. Il faut en effet donner aux élèves le moyen de réfléchir tout en éprouvant responsabilité, coopération et solidarité, leur offrir l'opportunité de mettre la morale en actes dans leur vie scolaire.
II) La dimension philosophique d'un tel enseignement
C'est pourquoi, sans récuser forcément l'idée d'une progression du CP à la terminale, d'un programme et d'un horaire clairement identifié voulus par le Ministre, les modalités d'un enseignement laïque de la morale et ses réquisits nous semblent absolument fondamentaux. C'est là la question essentielle.
On voit mal comment les termes du programme pourraient faire l'objet d'un enseignement dogmatique sans se vider de leur substance. On voit mal comment la méthode serait autre que réflexive parce qu'aucune morale digne de ce nom ne se contente jamais d'être seulement en conformité avec "la" moralité. Il est donc à ce titre curieux qu'aucun écrit ou commentaire ne pose la question en termes de philosophie du sujet. Comment une fois passées les premières années d'inculcation, dont on ne peut faire l'économie, ne pas s'attacher à développer l'autonomie de conscience de l'élève, sa liberté d'autonomie au sens kantien du terme ? C'est d'ailleurs très tôt qu'il est aujourd'hui fait appel au jugement de l'enfant et à sa raison, dès lors même qu'il est encore objet d'inculcation morale. Ce qui se peut se faire a fortiori à partir du CP.
Comment prétendre enseigner la morale sans poser les questions philosophiques afférentes, sans approcher les notions morales fondamentales, telles celles de bien et de mal, de droit et de devoir, de conscience, de culpabilité, de liberté et d'égalité, de mérite etc. Sans apprendre à penser, ce qui peut se faire très tôt. C'est donc une tâche particulière qui attend les enseignants, tâche finalement familière à ceux qui dans le primaire ont pour habitude de mener des discussions à visée philosophique. Enseigner la morale à l'école ce ne peut être moraliser, exhorter par de quelconques sermons à l'action bonne ni davantage culpabiliser. C'est en premier lieu faire l'épreuve du cogito, découvrir en soi la capacité de juger du vrai mais également du bien et du beau. Il faut redécouvrir le fait moral en tant que tel, son actualité et son urgence. Ce à quoi l'époque n'aide guère, et sur ce point les enseignants eux-mêmes ont fort à faire. L'utilitarisme et relativisme ambiant inclinant peu à ce type de questionnement. Preuve en est l'expérience faite auprès de maîtres du premier degré en formation. Après lecture de la fable rapportée par Platon dans le livre II de La République, l'anneau de Gygès, il leur était demandé d'identifier la question soulevée dans ce court texte. Si certains ont facilement repérer la question morale, beaucoup se sont arrêtés à la question du bonheur personnel. Le berger Gygès ayant profité de son invisibilité pour commettre un régicide et épouser la reine en serait-il pour autant plus heureux ?...
Il est donc nécessaire de provoquer chez les élèves étonnement, trouble et inquiétude face au fait moral en proposant par exemple l'examen de dilemmes moraux à leur niveau. Et à partir de là élaborer des notions, conceptualiser autant qu'il se peut, les amener à argumenter et problématiser. Expliciter ses valeurs, ses critères de choix, les justifier pour juger. La discussion à visée philosophique se double alors d'une visée morale. Les règles du jeu restent les mêmes, échange démocratique, respect de la personne d'autrui mais discussion de ses opinions. Le maître ne donne pas son avis mais il permet aux protagonistes, par la conduite des échanges, ses reformulations, synthèses et relances d'aller aussi loin qu'ils le peuvent dans l'examen pertinent d'une question.
Se découvrir ainsi l'alter ego de ses pairs dans la communication rationnelle et dans une sensibilité commune aux valeurs morales fondamentales est une façon de créer entre eux un autre lien que celui de la camaraderie, d'installer intérêt, considération, empathie et respect pour la personne d'autrui. C'est certainement redécouvrir cette autre acception de la moralité souhaitée par Marcel Gauchet, la réciprocité vis-à-vis d'autrui, base essentielle d'une morale universaliste réellement vécue, d'une éthique des droits de l'homme éprouvée.
Cet enseignement est ambitieux, il réclame une formation pour les enseignants, comme il est envisagé dans les Ecoles Supérieures du Professorat et de l'Education (ESPE). Mais, si l'on désire autre chose qu'une nouvelle domestication des classes populaires -sans doute du reste vouée à l'échec dans le contexte actuel- il ne peut y avoir d'autre choix que la porte étroite, celle d'un enseignement laïque de la morale solidaire d'un apprendre à penser pour tous et dès le plus jeune âge. C'est qu'"il ne faut pas confondre morale laïque et ordre moral, dit Vincent Peillon, c'est tout le contraire. Le but de la morale laïque est de permettre à chaque élève de s'émanciper, car le point de départ de la laïcité c'est le respect absolu de la liberté de conscience".
Sous couvert de "laïcité" le Ministre d'ailleurs ne donne-t-il pas une définition de l'attitude philosophique ? "La laïcité consiste, dit-il, à faire un effort pour raisonner, considérer que tout ne se vaut pas, qu'un raisonnement ce n'est pas une opinion. Le jugement cela s'apprend". Or, la confrontation des idées dans la discussion, leur problématisation, leur conceptualisation et le recours à l'argumentation relèvent bien de la discussion à visée philosophique. Celle-ci consiste à construire rationnellement le jugement et non, comme cela arrive parfois, à faire comme si toutes les opinions se valaient. Il ne s'agit donc pas de déguiser en tolérance le relativisme intellectuel et moral ambiant. C'est pourquoi, avec les précautions qu'impose une déontologie laïque, la discussion à visée philosophique est une manière sensée et sensible de mener à bien l'instruction morale et de la faire aimer.