Revue

Enseigner la morale à l'école: pourquoi ? comment?

Ci-dessous le point de vue de Laurence Loeffel, co-rédactrice du rapport sur l'enseignement laïque de la morale commandé par le ministre français de l'Education Nationale, Vincent Peillon

I) Les objectifs d'un enseignement laïque de la morale

Un enseignement de morale à l'école répond d'abord à une nécessité pratique : la morale est en effet indissociable de l'acte éducatif. Il n'y a pas d'éducation sans morale, la difficulté aujourd'hui étant que l'affirmation de ce lien n'est plus aussi assurée que par le passé. Il ne s'agit pas de regretter le "bon temps" du moralisme ou de l'autoritarisme, mais d'avoir conscience d'une fragilisation de l'acte éducatif, fragilisation qui s'atteste autant dans la sphère privée qu'à l'école : les conditions de l'éducation font l'objet d'une interrogation permanente quand elles ne font pas l'objet d'un doute : c'est le rapport adulte-enfant et tout particulièrement le rapport d'autorité qui ne va plus de soi ; c'est l'horizon du bien qui ne fonctionne plus comme une norme commune et consensuelle ; ce sont les modalités de la discipline qui conduisent à interroger ses modalités et les conditions de son efficacité.

On affirme souvent que les enfants, de plus en plus nombreux, manquent de repères... Mais on oublie que les adultes sont aussi en manque de repères. Le consensus touchant les conditions et les normes de l'éducation s'est largement érodé. Pourtant, et c'est le paradoxe, l'Ecole est au quotidien le lieu d'un discours moral ordinaire sans lequel la tâche éducative ne se ferait pas. Sous le double aspect du rappel des principes et de l'exhortation, "prêcher la morale" est pour l'éducateur une nécessité pratique.

Redonner du sens au lien intrinsèque entre morale et éducation, c'est en ce sens, donner aux enseignants les moyens de se réapproprier les gestes éducatifs qui font leur quotidien en les inscrivant dans une visée d'éducation morale pensée et assumée comme telle.

Au XIXe siècle, dans l'esprit des rénovateurs de l'enseignement primaire, l'éducation morale laïque était considérée comme la mission qui conférait aux instituteurs et aux institutrices la dignité d'éducateurs. "Plus que des instituteurs, vous êtes des éducateurs", disait Jules Ferry, entendant par là que la mission d'éducation morale, dans une République, ne pouvait plus relever de la seule prérogative des Eglises. Pour assurer la survie de la République et la victoire des idéaux démocratiques, l'école devait assumer la responsabilité de l'acculturation des élèves aux principes et aux valeurs de la République et de la démocratie. D'où la nécessité d'une instruction morale et civique.

L'Ecole a conservé cette mission séculaire d'éducation du citoyen et d'acculturation aux valeurs de la République. A partir du milieu des années 1990 et des années 2000, cette mission a été étendue au collège puis au lycée avec l'introduction de l'Enseignement Civique, Juridique et Social (ECJS). Bien que les programmes d'éducation civique comportent une dimension morale, le fondement moral du civisme républicain s'est cependant perdu avec le temps, aussi parce que la morale du devoir et la morale des vertus qui supportaient traditionnellement le civisme républicain sont tombées en désuétude.

Revitaliser à l'école le lien entre morale et éducation vise en ce sens à permettre une réarticulation du moral et du civique, de la personne et du citoyen. Un travail de réarticulation du moral et du civique ne peut que donner une meilleure assise à l'éducation du citoyen en incitant élèves et enseignants à un travail d'appropriation associant la personne et le citoyen. Trop souvent, les valeurs de la République semblent abstraites, en surplomb, étrangères ; il est en ce sens difficile pour les élèves et parfois même pour les enseignants d'en intérioriser le bien-fondé personnel et collectif. L'enseignement moral serait dans ce cadre pensé comme un levier pour soutenir la dimension émancipatrice de l'éducation scolaire.

S'il s'agit de repenser la dimension morale des valeurs de la République, le projet d'un enseignement laïque de la morale n'a cependant pas pour objectif de restaurer le civisme républicain tel qu'il s'est institué à l'école au XIXe siècle. Un enseignement moral et civique pour l'école aujourd'hui n'est plausible que s'il prend en compte le pluralisme des opinions et des croyances qui est le propre des sociétés démocratiques. Dans cette perspective, la difficulté de cet enseignement est qu'il vise à fabriquer du commun tout en respectant les choix et libertés individuels.

Ce difficile équilibre ne sera atteint que si les enseignants, et notamment les enseignants de l'école primaire, s'engagent dans une réflexion sur les méthodes de l'éducation morale.

II) Quelles méthodes, quels moyens ?

Enseigner la morale demande de privilégier une démarche d'apprentissage méthodique et régulière à partir de supports diversifiés, textes littéraires, contes, documents, images, films, situations de la vie quotidienne.

A l'école primaire, cet enseignement doit prévoir un travail continu et soutenu dans le langage : expliquer, argumenter, justifier, exprimer ses émotions, ses désaccords, avec un vocabulaire de plus en plus étendu, s'exercer dans le langage, comprendre que le langage engage la responsabilité de celui qui parle et qui écrit, sont des compétences fondamentales à acquérir dans un enseignement moral à l'école. L'épreuve des autres se fait dans le langage. A l'école primaire, l'élève doit entrer dans la morale en comprenant qu'elle le concerne, qu'elle parle de lui, de ses attitudes, de ses actions, de ses relations avec les autres, corporelles et langagières.

Pour la formation du jugement moral, il est souhaitable de mettre en oeuvre, les études de cas et la méthode des dilemmes moraux, inscrits dans des situations concrètes et propices à l'apprentissage du raisonnement moral et aux pratiques langagières, la discussion et le débat argumenté, notamment. Mais d'autres méthodes existent, comme la méthode de la clarification des valeurs ou la discussion à visée philosophique que les enseignants peuvent mobiliser selon les situations, les particularités de leur classe et de leurs élèves, les difficultés rencontrées à faire communauté. Des méthodes ont aussi été éprouvées dans certains courants pédagogiques comme celui de la pédagogie institutionnelle qui renferme des trésors d'expériences et de pratiques. Et on les trouve régulièrement mises en oeuvre en Belgique et au Québec qui ont des enseignements de ce type. Le travail mené par Claudine Leleux en Belgique auprès des enseignants, illustre le bien fondé du pluralisme en matière de méthode : des méthodes et dispositifs diversifiés sont mobilisés dans les progressions des enseignants sans hiérarchie entre eux, en lien avec des objectifs d'éducation et de formation : méthode de la clarification des valeurs en vue d'apprendre à hiérarchiser les valeurs, méthodologie du dilemme issue des travaux de Lawrence Kohlberg, pédagogie de la discussion prenant appui notamment sur la méthodologie de la philosophie pour enfants, et donc sur la lecture de textes, pédagogie active en vue de développer les habiletés coopératives des élèves, ces différents moyens visant particulièrement à apprendre à conceptualiser, généraliser et réfléchir1.

Une telle éducation morale et civique requiert de restaurer la pédagogie comme coeur du métier à l'école primaire. Elle suppose de faire de la classe un lieu de recherche du commun et même du bien commun. Ce projet est facilité à l'école primaire par la présence d'un unique enseignant, garant de la parole.

Il est plus complexe dans le second degré où la diversité des enseignants et des adultes qui forment la communauté éducative a pour conséquence que plus personne n'est responsable de la parole. Cette difficulté peut être réduite par une meilleure coopération des enseignants et de la vie scolaire de même que par un meilleur dialogue entre les disciplines. En ce sens, dans le second degré, l'enseignement laïque de la morale ne peut être qu'un projet commun, n'impliquant pas seulement les enseignants et les enseignements, mais aussi celles et ceux qui oeuvrent dans le domaine de la vie scolaire. Au collège, l'heure de vie de classe peut être consacrée à traiter de questions relatives à la morale, en résonance avec les programmes d'éducation civique, par exemple lorsqu'il s'agit de traiter "les droits et les devoirs de la personne" au programme de la classe de 6ème. Au lycée, le programme de l'Education civique, juridique et sociale (ECJS) comporte une forte dimension éthique qui peut faire l'objet de projets interdisciplinaires, en s'inscrivant notamment dans les Travaux personnels encadrés (TPE). L'ECJS cherche à favoriser les capacités argumentatives des élèves et vise la formation du jugement critique. C'est un point d'appui important dans une formation au jugement moral.

Il est difficile aujourd'hui, en l'absence de programmes, de prévoir quels peuvent être les écueils de cet enseignement. Ce que l'on peut affirmer avec certitude, c'est que son succès dépendra de l'engagement des enseignants, de leur désir de se ressaisir des finalités éducatives de la relation pédagogique, mais son succès dépendra aussi de la formation.


(1) Cf. Claudine Leleux : Education à la citoyenneté, tome 2, Bruxelles : DE Boeck, 2007 (2ème tirage).

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