Que fait-on fait quand on discute ? Comment discute-t-on quand on fait de la philosophie ? Comment la discussion philosophique se distinguerait-elle d'autres types de discussions ? Autant de questions abordées par les enfants dans ce verbatim et qui se répercutent, comme par un jeu de miroir, dans notre propre analyse. La tradition philosophique n'a pas toujours été tendre avec la discussion comme instrument de réflexion ; elle l'a bien souvent considérée comme un bavardage, une façon de parler pour parler, très éloignée de la véritable pensée. À partir du moment où dire vrai n'a plus signifié dire franchement, authentiquement ( parrhèsia des Grecs), mais dire avec rigueur et exactitude, la philosophie s'est appuyée régulièrement sur des méthodes géométriques ou analytiques soucieuses de rompre avec les errements de la métaphysique, comme l'affirme Kant au début de sa Critique de la raison pure. Ainsi des philosophes comme Heidegger ou Bolzano, par exemple, ont dénié à la discussion toute possibilité d'être un mode philosophique adéquat. Et quand, en 1900, Klimt a peint le portique "Philosophie" de l'Université de Vienne, on lui a vivement reproché de représenter des "pensées floues par des formes floues". Il semble difficile, dans ce cadre conceptuel, de soutenir qu'un public d'enfants et une modalité de recherche collective comme la discussion puissent convenir à ce cheminement philosophique vers l'exactitude ; difficile de penser qu'une discussion philosophique avec des enfants soit autre chose que l'expression de pensées floues dans des mots flous.
Deleuze appartient à cette lignée des opposants à la discussion. La critique virulente qu'il en fait dans Qu'est-ce que la philosophie ? et dans Pourparlers 1 va ici nous servir de tremplin pour poser un certain nombre de problèmes qui apparaissent comme directement liés aux dimensions orale et collective de la pensée. Nous n'ignorons nullement les tensions existant entre les méthodes et enjeux de la "philosophie pour enfants" et ceux de la philosophie technique, professionnelle, académique. Mais il nous semble que, plutôt que de se plaindre ou de souffrir d'un éventuel manque de reconnaissance par la philosophie universitaire, la "philosophie pour enfants" a tout intérêt à se confronter à certaines des critiques les plus radicales qui en émanent pour y puiser une dynamique de progression. C'est précisément l'enjeu de notre réflexion : si nous attendons de Deleuze un éclairage un peu cru sur la discussion et ses pièges, c'est pour mieux dessiner des lignes de fuite et des marges de manoeuvre.
De son côté, la philosophie universitaire gagnerait, elle aussi, à se confronter aux pratiques de la philosophie pour enfants, ne fût-ce que pour affronter une série de questions, comme celle de son utilité sociale et politique : pourquoi réfléchissons-nous, pourquoi consommons-nous autant d'énergie, de papier et d'encre pour commenter les philosophes de la tradition ? Quelle est l'éventuelle place du philosophe dans la société ? Que fait -on lorsqu'on pense ? Quel type de praxis effectuons-nous lorsque nous étudions l'histoire de la philosophie, écrivons un article, enseignons une matière, animons une discussion philosophique ? Qu'est-ce que "pratiquer la philosophie" signifie ?
A) La critique deleuzienne de la discussion
Deleuze pointe deux ennemis de la pensée : l'opinion, et son corrélatif, la discussion. Avant d'exposer brièvement cette réflexion, il nous faut préciser que le modèle de discussion visé par Deleuze est celui du débat télévisé ou de la conversation mondaine. Transposer au champ de la DVDP cette virulente critique de la discussion est un tour de force en soi : cela ne peut être intéressant qu'à condition de l'utiliser comme instrument propre à éclairer notre pratique avec une radicalité telle qu'elle ébranle nos présupposés et nourrisse nos questionnements. Nous ne prétendons ni exposer de manière exhaustive le propos de Deleuze, ni encore moins considérer qu'il s'applique d'office à la DVDP. Il se peut au contraire que la DVDP manifeste de sérieuses résistances à cette critique. Dans notre analyse du verbatim, nous tâchons d'y être attentives, tout autant qu'aux éventuels pièges de la discussion soulignés par Deleuze.
Pour cet auteur, la discussion est un échange d'opinions, où chacun tente d'imposer ses vues. Or, l'opinion s'oppose à la pensée : c'est un lot d'idées associées sans réelle connexion les unes aux autres, qui sont soit issues du "bon sens", soit issues d'une pensée prétendument savante comme l'histoire de la philosophie, conçue ici comme pur jeu dialectique opposant des thèses les unes aux autres. Dans les deux cas, on fait preuve de la même "sottise" en acceptant les idées des autres comme des idées "toutes faites", sans se les approprier véritablement et sans comprendre le problème qui les sous-tend. Et c'est bien plus rassurant : idées arrêtées censées mettre de l'ordre dans le chaos de la vie, les opinions sont comme des "ombrelles" qui nous protègent de la complexité du monde. Ha, le confort de "se faire une opinion" !
La discussion est aussi le lieu on l'on tend à se faire reconnaître par le groupe, à se distinguer de ses rivaux et à imposer ses opinions, au risque que cela ne tourne au combat de coqs. La discussion vire alors à la pure "communication", où les conceptions du monde s'affrontent sans réel argument, et où l'on cherche avant tout à écraser l'adversaire. Mais au nom d'une soi-disant démocratie, c'est en réalité toujours le consensus qui règne, ne fut-ce que parce que les questions et les problèmes sont posés de manière telle que ce soit finalement toujours l'opinion majoritaire (dictée par le capitalisme) qui occupe toute la scène.
Dans cette logique dominante, aucun véritable problème n'est abordé, aucun dissensus n'est exploré, seule existe l'opinion majoritaire et un mot d'ordre qui la sous-tend : "exprimez-vous!". Sur tout, sur rien, tout le temps, prenez la parole, participez, que vous ayez ou non quelque chose à dire, tout est bon tant que vous ne débordez pas du cadre prescrit. Contre cette tendance, Deleuze souligne la "douceur de n'avoir rien à dire, le droit de n'avoir rien à dire, puisque c'est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d'être dit" (Deleuze, 2003, p. 177).
Deleuze oppose ainsi au "mille fois dit", non pas le Vrai, mais l'Intéressant, le Nécessaire, l'Important, le Rare. Penser, ou faire de la philosophie, c'est refuser les "idées courantes" pour développer des "idées vitales", plonger dans le chaos du monde en acceptant les crises et les secousses d'une pensée en train de se faire, lutter contre les clichés, poser les questions autrement, bouleverser l'opinion, et créer les concepts qui répondront aux véritables problèmes, ceux qui nous intéressent parce qu'ils nous affectent en profondeur et nous forcent à penser. Ce sont ces problèmes qu'il s'agit de travailler, y compris dans le métier d'enseignant. Parlant de ses cours, Deleuze dit : " Rien ne ressemblait moins à des discussions, et la philosophie n'a strictement rien à voir avec la discussion, on a déjà assez de peine à comprendre quel problème pose quelqu'un et comment il le pose, il faut seulement l'enrichir, en varier les conditions, ajouter, raccorder, jamais discuter" (Deleuze, 2003, p. 191).
Dans son ouvrage Deleuze pédagogue2, Charbonnier résume comme suit les trois grandes critiques de Deleuze à la discussion :
1° La discussion prétend mesurer et sélectionner les intelligences. Chacun tente d'y paraître plus malin que son voisin, développant une opinion plus haute, raisonnée, voire soi-disant "paradoxale". C'est en réalité le règne de la virtuosité, de la moquerie, de l'élitisme. La violence symbolique y est omniprésente et les opinions "savantes" assènées par ceux qui sont jugés "fins" et "instruits" tuent l'audace de penser bien plus qu'elles n'en suscitent le désir.
2° La discussion se répand plus vite que la pensée ne peut fonctionner : elle noie la pensée sous son flot permanent d'énoncés. L'injonction pseudo-démocratique à l'expression permanente entraîne une sorte de "bouillie" faite de ressassement, de contingence et d'insignifiance. La profusion de cette expression libre contraste avec la rareté de la pensée, basée, elle, sur les critères de l'Intéressant, du Nouveau, du Nécessaire.
3° Prétendument démocratique et accueillant les avis de tous, la discussion génère en fait un consensus mou en s'arrangeant pour ne jamais poser les vrais problèmes. Discuter, c'est s'intéresser aux solutions plutôt qu'aux problèmes et préférer les interrogations mal posées aux vraies questions. C'est dissimuler le dissensus derrière une vue unique et rétrécie du monde.
Pour toutes ces raisons, aux yeux de Deleuze, "la discussion est une pratique élitiste, bruyante et fasciste" (Charbonnier, 2009, p. 122).
Comment faire de cette critique radicale un instrument d'analyse pertinent pour notre objet, la DVDP - et, plus précisément, encore la DVDP animée par Michel Tozzi à l'Unesco en novembre 2012 avec une classe d'enfants de 8 ou 9 ans ? Nous tentons ci-dessous d'effectuer un double mouvement : en passant le verbatim au crible de certains éléments clés de cette critique, il s'agit à la fois de mesurer comment la DVDP y résiste (voire même comment elle peut entraîner une critique de cette critique) et en même temps de saisir avec une vigilance accrue par la lecture de Deleuze les écueils possibles de la DVDP et les problèmes philosophiques et politiques qu'elle soulève.
Nous partons de deux caractéristiques de la discussion à partir desquelles peuvent se décliner les considérations de Deleuze : la dimension orale et la dimension collective. Dans quelle mesure l'oralité et le passage par le groupe entravent-ils ou favorisent-ils le travail de la pensée ?
B) La dimension orale de la discussion est-elle un obstacle à la pensée ?
Dans le milieu académique - du moins dans les universités belges ou françaises - l'enseignement et la pratique de la philosophie passent avant tout par une étude des textes philosophiques et des commentaires écrits de ceux-ci. Les étudiants doivent apprendre à lire et à écrire de la philosophie, davantage qu'à dialoguer, discuter, exposer. A l'exception de l'évaluation finale (examen oral ou défense de mémoire), ils sont très peu confrontés à la dimension orale de la pensée. L'écrit semble jouir d'un statut plus noble : moins lié à l'immédiateté que l'oralité, il permettrait davantage de consistance, de profondeur, de rigueur et de structure.
En cela, Deleuze est certainement l'héritier de toute une tradition académique : s'il a beaucoup pratiqué l'exposé oral à travers ses cours, c'est toujours d'une manière extrêmement préparée et laissant peu de place aux questions des auditeurs (voir Questions dans l'abécédaire). Il se met à l'écoute des grands textes et des problèmes qui les sous-tendent, mais assez peu du public, avec qui l'échange risquerait de virer trop vite à la discussion inconsistante. "On peut écouter des gens pendant des heures, aucun intérêt... C'est pour ça que c'est tellement difficile de discuter, c'est pour ça qu'il n'y a pas lieu de discuter, jamais."
Il nous paraît intéressant, méthodologiquement, de prendre à revers ce point de vue académique pour nous demander ce que l'oralité permet - à certaines conditions - que l'écrit ne permettrait pas. Plus précisément : en quoi la discussion serait-elle un bon outil d'apprentissage ? Voire même : en quoi serait-elle un meilleur outil, à certains égards, que l'écriture ou la lecture de textes philosophiques ? Cela suppose de repenser le côté "à chaud" de la discussion, et les effets de surprise qu'elle génère, comme un possible atout dans l'élaboration de la pensée. Mais aussi de réenvisager les aspects affectifs de l'activité philosophique en prenant en compte les situations susceptibles de provoquer la pensée chez des individus qui ne sont pas des philosophes professionnels et qui n'ont pas, au départ, le désir de faire de la philosophie. Et si la discussion orale, dans certaines conditions, permettait une implication plus puissante et une rencontre inattendue avec des problèmes philosophiques ? Repartons de quelques éléments deleuziens pour explorer cette hypothèse.
1. La discussion fuse, la pensée prend du temps
Précisons d'emblée une condition qui nous semble importante pour trancher avec la discussion-bavardage dénoncée par Deleuze : le ralentissement de la discussion par un dispositif et des interventions de l'animateur qui permettent de poser la pensée et de creuser une idée.
Pour éviter d'être noyé sous un flot d'énoncés vagues, Michel Tozzi demande souvent aux discutants de préciser leur pensée (99, 176, 187, 280), de reformuler ce qui vient d'être dit (48, 219), de résumer leurs idées (201, 292,379, 399,448), de les creuser (101, 128, 135, 154, 297, 312), de donner des exemples ou de faire appel à leur expérience (65, 130, 178) . Pour diminuer les effets de ressassement et de pensée toute faite, il leur demande de définir (114, 286) et de distinguer les notions utilisées (97, 268, 276), et surtout, de problématiser : questionner (361, 373), faire de chaque affirmation une hypothèse à vérifier (305, 309, 324). Autant d'opérations qui demandent de s'arrêter dans le flot des mots pour prendre le temps de penser ce que l'on dit, plus que de dire ce que l'on pense. Ne se rapproche-t-on pas, ne fut-ce qu'un peu, de ce que Deleuze appelle non pas "discuter", mais "comprendre quel problème pose quelqu'un et comment il le pose, l'enrichir, en varier les conditions, ajouter, raccorder" ?
Le dispositif de la DVDP favorise ce ralentissement grâce aux règles qui imposent une circulation de la parole bien moins spontanée que dans une discussion libre (on rebondit moins, on pense peut-être un peu plus), mais aussi grâce aux rôles attribués aux discutants : les interventions des "synthétiseurs" et des "reformulateurs" viennent interrompre le flux de la discussion pour marquer des temps d'arrêt où l'on s'interroge sur l'état d'avancement de la réflexion (163, 202, 242, 244, 293, 380, 448).
2. Sortir de la bouillie
Il ne s'agit pas de ralentir pour ralentir, mais bien de mettre les discutants - ici, des enfants de 10 ans - directement en contact avec la pratique même de la réflexion. La lenteur est une condition de la pensée, mais elle ne suffit pas en soi. Ce qui va permettre de voir si l'on échappe quelque peu au simple échange d'opinions, à la"bouillie" décriée par Deleuze, c'est une série d'opérations réalisées par les enfants par lesquelles un début de pensée philosophique va pouvoir émerger. Mais plutôt que de chercher à restituer, comme c'est si souvent le cas en contexte scolaire, la pensée d'un autre (aussi grand philosophe soit-il), il s'agit bien ici de se frotter à la difficulté de "penser par soi-même", même si c'est balbutiant, fragile, jamais acquis.
Ce travail sur l'activité-même de la pensée est en partie favorisé par l'oralité. C'est en parlant face au groupe que l'on s'entend réfléchir - parce que l'on doit formuler en mots sa réflexion - et que l'on peut davantage voir comment se construit sa pensée, et comment on peut éventuellement penser autrement et plus profondément. C'est l'exercice lent, long, et répétitif des mêmes opérations qui est censé permettre à chacun d'acquérir de véritables habiletés de pensée.
Mais pour que celles-ci soient applicables à d'autres contextes en d'autres lieux, seul comme en groupe, ne faudrait-il pas que les enfants repèrent eux-mêmes ces opérations et les identifient de façon métacognitive ? Dans le verbatim, qui traite précisément de ce qu'est une discussion philosophique par rapport à d'autres sortes de discussions, les enfants ne semblent pas avoir encore saisi cette dimension pourtant importante de la DVDP. L'animateur ne cesse de stimuler ces habiletés de pensée, mais n'insiste pas explicitement sur leur identification.
3. Etre affecté pour penser. Mais par qui, par quoi ?
Au-delà des aspects très intellectuels et cognitifs d'une discussion philosophique, le rapport à l'émotion nous semble aussi un élément crucial. En cela, nous allons dans le sens de Deleuze pour qui tout problème philosophique est ancré dans des affects. Or, là où la lecture et l'écriture se font le plus souvent dans un face-à-face solitaire avec le texte, la discussion orale réveille une série d'affects collectifs qui se propagent dans le groupe, pour le meilleur et pour le pire. L'enthousiasme ou l'ennui, l'étonnement ou le côté blasé, l'appétit de savoir ou l'apathie, ... circulent parmi les discutants, favorisant ou entravant le travail de la pensée. Ce phénomène de contamination n'est pas négligeable car il permet parfois de susciter un réel intérêt chez les participants, alors qu'individuellement la plupart d'entre eux seraient peut-être passés à côté de la question. Ce souci pour le problème, qui importe également à Deleuze, est ici ressenti profondément à l'occasion d'une rencontre qui est non pas celle de l'opinion des autres, mais celle de l'émotion d'un autre ou d'un groupe pour une question. Plus que d'une opération intellectuelle, c'est de contamination affective qu'il s'agit, et du désir de penser qui peut en naître. Certaines questions deviennent ainsi quasi "vitales" pour un groupe. Les ressources de la tradition philosophique peuvent alors apparaître comme désirables et appropriables aux yeux d'individus qui se sentent a priori peu concernés par la culture philosophique.
Il nous est très difficile d'étudier cet aspect affectif dans le verbatim, précisément parce que ce type d'émotions est très peu perceptible dans un compte-rendu écrit. L'oralité de la discussion est inséparable d'un climat et d'un ensemble de manifestations non-verbales qui font précisément la puissance de l'oral. C'est parce qu'une discussion ne peut être réduite à un ensemble de mots consignables dans un verbatim qu'elle peut susciter des affects spécifiques, plus ou moins bénéfiques pour la pensée... et pour la démocratie, nous y revenons plus loin.
4. La posture du Naïf
Une autre caractéristique de l'oralité pourrait être de laisser la place à une certaine suprise, qui aurait deux vertus intéressantes. Premièrement, celui qui anime ne peut jamais tout à fait prévoir où va aller la discussion et, en cela, il est départi de la position de maîtrise qu'occupe habituellement l'adulte en tant qu'il est celui qui sait face à ceux qui ne savent pas. Ici, l'adulte découvre en même temps que les enfants les idées qui surgissent dans la discussion et, même s'il a préparé son animation, il se retrouve à devoir improviser. Son attitude est alors celle de quelqu'un de curieux, d'ouvert, d'attentif , prêt à sauter sur les occasions philosophiques qui vont se présenter. Plutôt que d'emmener l'autre sur son propre terrain, l'animateur part à la rencontre de ce qu'il ne connaît pas bien, ne maîtrise pas (Cf. 33).
Deuxièmement, les discutants sont amenés eux aussi à penser "en direct", sans préparation (voir les nombreux "heu..." et silences qui ponctuent le verbatim). A priori, cela semble les priver du bagage propre à les faire entrer de plein pied dans la philosophie. Mais d'un autre côté, c'est justement parfois dans cette posture "naïve" et dans l'acte même d'une parole qui se cherche que peuvent surgir des interrogations étonnantes qui ouvrent de nouvelles voies à la pensée. Telle est la figure de l'Idiot chez Deleuze : l'impertinent, celui qui ne s'encombre pas de "ce qu'il faut penser" mais ose poser les vraies questions et déplacer les problèmes, quitte à sembler parfois à côté de la plaque.
Il y a dans l'oralité une dimension heuristique : on trouve ce que l'on ne s'attendait pas à trouver, non pas des réponses mais des questions et des problèmes nouveaux qui surgissent à l'occasion de la verbalisation, au contact d'oreilles attentives et bienveillantes, et grâce à la rencontre avec un groupe d'êtres pensants qui tendent ensemble à comprendre. Il arrive alors qu'une sorte de pensée "rare" s'exprime, qui étonne l'ensemble du groupe et alimente l'envie de continuer à réfléchir ensemble.
Nous donnons un peu plus loin deux exemples de moments où du "Rare" surgit dans la discussion. Cette notion de rareté est en effet inséparable d'une réflexion sur le collectif, en tant que ce qui est rare est précisément "peu commun" : le Nouveau, l'Intéressant, doit s'extirper de la gangue de l'opinion majoritaire qui risque toujours d'asphyxier la réflexion commune.
C) La dimension sociale/collective de la discussion est-elle un obstacle à la pensée ?
Le fait de penser ensemble ne va pas de soi : la solitude paraît généralement plus favorable à la pensée. Ainsi, dans la tradition philosophique, quand la pensée est identifiée à un dialogue, par Platon ou Kant, c'est à un dialogue avec soi-même et non avec les autres. Nous souhaitons donc problématiser ici le pari des discussions philosophiques communautaires à partir de trois réserves que Deleuze émet à l'égard de la dimension collective cette fois de la discussion :
- parce qu'elle est collective, la discussion est blason d'intelligence et combat de coqs ;
- on y devise gentiment en se payant de banalités ; on n'y pense pas le nouveau, le rare ou l'important, écrasés sous le poids de l'opinion majoritaire ;
- elle est un tissu d'opinions consensuelles ; on n'y pense pas les dissensus ou les problèmes.
Le verbatim nous montre-t-il si cette discussion échappe - et dans quelle mesure - à ces trois critiques?
1. La discussion, blason d'intelligence et combat de coqs ?
Il est difficile, à partir d'un support écrit, de mesurer les effets sociaux du discours, de voir par exemple si certains avis s'imposent au groupe par l'assurance de celui qui les énonce ou s'ils sont énoncés davantage pour briller devant le groupe que pour penser "pour soi-même". On peut juger en tout cas que toute parole est traitée de manière égalitaire par l'animateur : chacune est soit résumée ou reformulée, soit questionnée pour en creuser un aspect ou définir un mot, soit problématisée. Cette égalité de traitement montre qu'un avis n'est pas au départ plus autorisé qu'un autre, que personne ne peut imposer une idée par le seul brio de sa formulation.
Par ailleurs, la distribution des rôles s'oppose à la lutte et à l'écrasement des uns par les autres ; elle fournit un cadre réglementaire qui offre une médiation à l'envie de parler pour briller. La règle (et la pratique) qui donnent la priorité dans la distribution de parole à ceux qui n'ont pas encore parlé sont un frein volontaire aux beaux parleurs. Le groupe n'est donc pas laissé à sa dynamique naturelle qui conduirait certains à confisquer la parole et d'autres à rester mutiques.
2. La discussion, règne du prêt-à-porter de la pensée, du convenu ?
Si la discussion n'est pas un combat de coqs, est-elle un piaillement de poulailler ? C'est-à-dire est-elle autre chose qu'un flot de mots équitablement distribués?
L'animateur souligne très régulièrement qu'une idée est nouvelle (7x), qu'elle est importante (19x), qu'elle est intéressante (5x). Il induit ce faisant une vigilance dans le groupe, à la fois explicitement en clarifiant le rôle de discutant, qui n'est pas juste de parler, mais de tenter d'amener une idée neuve, et implicitement, par la répétition de ces formules qui soulignent l'arrivée d'une nouveauté.
Ceci dit, ce qui est signalé comme "nouveau", "important" et "intéressant" est peut-être trop fréquent pour être aussi ce qui est Rare. Nous suggérons d'identifier dans le verbatim deux moments comme "rares", où quelque chose aurait pu commencer à se penser qui tranche avec le convenu. Il s'agit de deux métaphores proposées par Louis. La première image est celle de la question envisagée comme une proie de la réponse ; elle permet de penser une relation inverse à celle qui colle avec l'imaginaire traditionnel sur la question ("soumettre quelqu'un à la question", c'est le soumettre à une torture qui est un rapport de domination proche de celui du prédateur et de la proie, mais inverse : la question est ici le prédateur, pas la proie). Quelque chose de neuf, pouvant se déployer certes davantage, se penserait donc là, provoqué par une autre métaphore amenée par l'animateur : "la réponse, c'est la mort de la question".
La deuxième image amène aussi une pointe de rareté (mais ce jugement est sans doute très subjectif) : "il y a toujours une face cachée de la discussion philosophique comme il y a une face cachée de la lune". Il nous semble que quelque chose essaie de se dire ici qui est plus rare que les opinions assez répandues qui se partagent à ce moment-là sur la nature d'une discussion philosophique (du type "une discussion philo, c'est dire un peu chacun son avis"). La difficulté, c'est celle du kairos: comment saisir cette petite pointe de bizarrerie pour lui faire dire plus et la conduire à penser quelque chose de rare? Comment éviter d'en rester à la satisfaction éprouvée par l'adulte qui écoute une belle métaphore d'enfant ? Nous ne serions pas surprises que l'animateur ait ici évité de s'y attarder, redoutant peut-être que, derrière cette belle image, ne se pense rien, parce que l'enfant risque de faire sur-signifier l'image plutôt que de tenter de revenir au problème ou à l'intuition qui était à sa source.
3. La discussion, invitation à la pseudo-démocratie du consensus mou ?
On peut dire ou faire des tas de choses pour se positionner dans un groupe : contester, briller, interrompre, faire une blague, provoquer, etc.Parmi ces réactions sociales classiques qui s'opposent à la pensée, Deleuze souligne la tendance à créer du consensus d'où toute pensée est absente. Tout au plaisir facile de discuter, on accepterait les idées des autres comme des idées toutes faites, plutôt que de comprendre le problème à la source d'une affirmation ou d'un exemple. Qu'en est-il dans ce verbatim? La discussion a-t-elle permis de creuser les dissensus?
Si l'animateur souligne fréquemment la nouveauté d'une idée et demande parfois l'expression des "autres points de vue" , s'il y a d'"autres choses à dire" (117, 173, 273), s'il souligne aussi qu'il y a eu parfois "plusieurs idées" ou "beaucoup de choses" (203, 279) et demande alors à la synthétiseuse de tenter d'en rendre compte (exercice très difficile !), il ne souligne en revanche presque jamais la différence ou l'opposition des thèses. Nous n'avons trouvé qu'un seul exemple (241) où il demande à la synthétiseuse de résumer les dernières propositions parce qu'il y diagnostique des "désaccords". Le désaccord n'est cependant pas mis au jour par la synthétiseuse et le timing conduit l'animateur à changer les rôles sans explorer plus avant ce possible dissensus. Au terme de cette discussion, les enfants peuvent penser qu'ils ont des avis un peu différents mais ils n'ont pas clarifié les oppositions éventuelles entre ces avis, ni de manière plus générale spécifié les liens entre leurs avis respectifs.
Le ton général semble davantage au consensus qu'au dissensus ; le respect, l'écoute, l'apprentissage d'une parole maîtrisée, qui ne sort pas de façon éruptive, l'emportent sur la nécessité philosophique de faire la clarté dans sa pensée par la conscience de son opposition avec d'autres.
On notera en ce sens la fonction potentiellement ambigüe du "d'accord", qui vient ponctuer les interventions de l'animateur une cinquantaine de fois en tout. Que signifie-t-il ? Un accord ? Ou plus simplement que l'animateur a compris ce que l'enfant voulait dire ? "D'accord", c'est aussi comme enregistrer une parole. Cinquante "d'accord", cinquante paroles d'enfants ! Mais il y a une différence significative entre les deux interprétations : dans le premier cas, on réactive la figure classique de l'enseignant qui valide les réponses justes et invalide les mauvaises, au risque de perdre un peu de la liberté de pensée que la discussion philosophique est censée amener à des enfants formatés par le système scolaire. Peut-être serait-il utile de neutraliser ce "d'accord" en l'expliquant ? Peut-être d'ailleurs gagne-t-on toujours un petit quelque chose à expliquer plutôt qu'à supprimer : à montrer les dilemmes, la différence entre deux acceptions d'un terme, l'hésitation, le travail, le brouillon. À montrer, en somme, l'envers du décor (du métier d'animateur) ou sa complexité, qui supprime l'idée d'une maîtrise lisse et idéale que les professeurs aimeraient parfois incarner (ou que le système les pousse à incarner). Ce "d'accord" atténue l'aspect potentiellement confrontant des questions de l'animateur qui suivent. Il signifie peut-être la nécessité de tempérer les exigences et cruautés de la pensée par ce matelas verbal de l'accord réitéré.
D) Qu'est-ce qui motive le désir de penser ?
Quelles sont les conditions pour "oser penser par soi-même" ? Qu'est-ce qui fait penser ? Sont-ce des problèmes, des situations concrètes? La rencontre avec un maître (fût-il ignorant), les affects ? Répondre à ces questions déterminantes pour la philosophie, c'est opter pour une méthode. Ainsi, si le verbatim analysé ici dégage un climat de consensus et de respect de la parole de l'autre, c'est à notre sens qu'il s'intéresse tout particulièrement aux conditions socio-affectives de la pensée, là où d'autres méthodes, comme la maïeutique de Brenifier, s'intéressent d'avantage à la confrontation qui oblige à penser.
La DVDP analysée ici est peut-être dans un travail sur les conditions de possibilité de la pensée davantage que dans un travail sur la pensée elle-même. Plus précisément, ce verbatim montrerait une vigilance de l'animateur à l'égard des conditions psychologiques de la prise de parole en public, comme la confiance en soi, en sa propre parole et dans le groupe. L'animateur donne droit d'abord à la fragilité, à la retenue, à la peur qui peut conduire un enfant face à un groupe et face à l'adulte qui anime l'atelier à préférer se taire et même à s'enterrer corps et âme dans un mutisme complet et permanent. Comment donne-t-il ici ce droit ?
En soulignant régulièrement l'importance, l'intérêt ou la nouveauté de ce qui vient d'être dit, nous l'avons souligné déjà. Le confort psychique est aussi assuré par du ménagement régulier, de la mansuétude à l'égard des difficultés que l'animateur leur propose de surmonter pour penser. Si, par exemple, l'animateur demande d'aller plus loin ou de reformuler, il ne vérifiera pas, comme le ferait à coup sûr Oscar Brenifier, que l'enfant a bien été plus loin ou qu'il a effectivement reformulé et pas fait autre chose.
Ex. : "122. Jeanne : ben on peut se dire par exemple que se disputer ça sert à rien et que c'est mieux--- de pas de pas être ennemis et de ...
123. Michel : tu prends conscience toi au conseil quand tu as un conflit avec quelqu'un que peut-être que ça peut se résoudre autrement c'est ça/l'idée?
124. Jeanne : non mais pour euh euh enfin euh discuter quand t'as quand t'as un conflit/tu peux euh en discutant juste 'fin tout simplement avec avec l'autre personne tu peux tu peux régler le conflit
125.Michel : d'accord"
La reformulation participe également à ce processus de valorisation. Elle est faite le plus souvent par l'animateur lui-même, mais elle peut l'être aussi par la reformulatrice :
Ex : "103. Michel : donc ça c'est une idée qui est très importante/comment tu l'as compris cette idée Charlotte?"
La reformulation est un égard pour la parole prononcée, qu'elle rend souvent plus nette et plus claire aussi.
On trouve dans le verbatim un seul exemple d'une confrontation :
Ex. "76.Michel : est-ce qu'il y a des moments où vous discutez en classe en classe pleinière ?
77.Président : Jeanne
78.Jeanne : ben quand on fait un débat philosophique
79.Michel : d'accord/alors/je crois qu'il y a Mathilde aussi qui veut intervenir.
80.Mathilde : ben aussi quand on nous interroge.
81.Michel : alors est-ce que répondre à une question c'est discuter ? [4 secondes de silence] pour toi oui?
82.Mathilde : ben euh ben un peu..
83.Michel : un peu ?
84.Mathilde : 'fin 'fin pas beaucoup mais euh quand même un peu 'fin
85.Michel : c'est un moment où on parle/est-ce qu'il suffit simplement de parler pour qu'il y ait une discussion ? [ silence]".
Et ça tourne court. Mathilde se tait - pour longtemps. L'animateur n'insiste pas davantage et comment faire autrement ? Si les affects peuvent initier la pensée, ils ont aussi la force de la bloquer. La discussion philosophique collective implique la prise en compte de l'émotion ; cette prise en compte est facilitée par le contact direct, visuel, par les manifestations d'intérêt, de surprise, que l'animateur peut capter au passage et auquel il peut s'adapter. Discuter, c'est certes risquer la vitesse d'un débit qui interdit l'installation d'une pensée, mais c'est aussi une prise sur la viscéralité d'une pensée à laquelle il est possible que le travail plus différé de l'écriture et de la lecture interdise l'accès.
Cette situation délicate avec Mathilde nous conduit à une question elle-même délicate : peut-on forcer l'autre à penser ? C'est bien le pari démocratique de la philosophie pour enfants, du moins si l'on tempère le verbe "forcer" : conduire, inviter, bousculer, rendre plus visible et plus nécessaire la pensée et ses opérations. Si l'on ne pense pas toujours ce que l'on dit, et si l'on ne se confronte pas toujours de soi-même au monde, peut-être peut-on alors y être amené par quelqu'un d'autre, animateur ou "maître". Mais cela soulève une question de fond : la pensée n'est-elle pas en elle-même trop raide, cruelle, abrupte, et donc rebutante pour un grand nombre de personnes ? Et en soignant les conditions psychologiques de la discussion (en créant un climat affectif propice à l'expression de chacun), ne risque-t-on pas d'atténuer le tranchant de la philosophie au point d'en perdre l'essence même ? Il va de soi qu'une discussion unique dans un cadre singulier ne peut pas nous conduire à trancher cette question, enjeu déterminant de la pratique de la discussion philosophique élargie au grand public.
Nous avons insisté ici sur la dimension affective de la pensée, sur les conditions émotionnelles de l'expression devant un groupe et de la réflexion proprement dite. Les deux dimensions sur lesquelles nous avons travaillé, la dimension orale et la dimension collective de la DVDP, contribuent à lier davantage l'activité philosophique aux affects. Peut-être est-ce là le potentiel démocratique de cette pratique : miser sur le fait que c'est dans le plaisir pris à discuter avec les autres de questions de sens, profondes, viscérales, qu'une conversion à la philosophie est rendue possible et en quelque sorte "démocratisée". Qu'un accès se ménage, qui soit comme une acclimatation à l'exercice de la pensée. Un des enjeux politiques majeurs de cette prise en compte des affects dans la discussion philosophique résiderait alors dans le refus de toute pseudo-naturalité du désir de philosophie - qui ne concerne en réalité souvent qu'une poignée de profils typés - et dans le projet de penser les conditions d'émergence de ce désir chez un maximum d'individus.
(1) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit, 2005, p.76-81 ; p. 138-139 ; p. 189-206.
Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, Paris, Editions de Minuit, 2003, p. 176-177 ; p. 190-191.
(2) Sébastien Charbonnier, Deleuze pédagogue. La fonction transcendantale de l'apprentissage et du problème, Paris, L'Harmattan, 2009.