Revue

Présentation du dossier "A quoi ça sert de discuter ?" (Verbatim joint en fichier PDF)

I) En préambule

Déjà trois années que nous proposons des "regards croisés" dans le cadre des rencontres Unesco sur les nouvelles pratiques philosophiques1. L'idée même de croiser les regards sur des pratiques professionnelles provient de notre expérience de chercheur au sein du laboratoire du CREN (Centre de Recherche en Education de Nantes). Ce laboratoire de sciences de l'éducation de l'Université de Nantes a en effet développé, sous l'impulsion de Marguerite Altet notamment2, un axe de recherche singulier prônant une analyse plurielle de la pratique enseignante. Il s'agissait alors de concevoir un travail en équipe pluridisciplinaire portant sur un même corpus constitué de traces de l'activité d'enseignement-apprentissage mise en oeuvre dans des classes. Plus précisément, nous étudiions les conditions de développement de pratiques innovantes en nous appuyant sur des comparaisons expert-novice (Vannier, 2013). Chaque chercheur était invité à proposer une analyse du corpus avec ses propres outils théoriques, l'objectif de l'analyse plurielle étant alors de gagner en intelligibilité au regard de la complexité des processus d'enseignement-apprentissage.

Sous l'impulsion d'Isabelle Vinatier entre autres, l'orientation donnée aux travaux du CREN s'est enrichie d'une méthodologie issue du courant de la clinique de l'activité et fortement réinvestie dans le champ de la didactique professionnelle, à savoir la conduite d'entretiens d'auto-confrontation des acteurs aux traces de leur propre activité, et ce dans le but d'étayer la prise de conscience de ce qui fonde leurs actions en situation. L'auto-confrontation prend notamment la forme de co-explicitation, impliquant plus fortement encore praticien(s) et chercheur(s) dans une co-élaboration de sens (Vinatier, 2013). Dans ce cadre, le chercheur soumet au professionnel une analyse experte3 de l'activité du praticien en amont de l'entretien de co-explicitation. En proposant de nouvelles "lunettes" pour décrypter ce qui est mis oeuvre in situ, chercheur et praticien contribuent à la mise à jour des organisateurs d'une activité singulière qu'il s'agit de décrire et comprendre (Vergnaud, 1996; Pastré, 2011).

Le cadre de la didactique professionnelle nous fournit ainsi les outils théoriques et méthodologiques permettant de mieux comprendre de quoi est constituée l'activité professionnelle en vue d'améliorer la formation et de développer le pouvoir d'agir des acteurs. C'est cette double visée qu'il nous importe ici de mettre au service du développement de nouvelles pratiques philosophiques. Quels sont les éléments organisateurs de l'activité de l'animateur d'une discussion à visée philosophique ?

Document (format PDF) : Verbatim

II) Présentation du contenu du dossier

Pour sa troisième édition, les "regards croisés" se sont intéressés à une discussion à visée philosophique animée par Michel Tozzi, que nous pouvons qualifier d'expert en la matière, étant tour à tour concepteur, praticien et théoricien. La séance retenue, dont on trouvera le verbatim en annexe, se déroule dans le cadre d'une démonstration conduite à l'UNESCO, en novembre 2011, à l'occasion des XI rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques. Quatorze élèves de CM2 de l'école La Source à Meudon se sont déplacés à l'UNESCO à cette occasion et Michel Tozzi fait leur connaissance in situ. Le directeur de l'école, Yves Herbel, invité à présenter le contexte de son établissement (Voir plus bas), précise que ces élèves ont été choisis sur la base du volontariat et que l'effectif correspond à une moitié de classe conformément aux habitudes en vigueur dans l'école. En effet, c'est dans cette configuration que les élèves ont l'habitude de mener des DVP depuis leur plus jeune âge puisque la philosophie est présente à l'Ecole La source dès la maternelle et fait partie intégrante du projet d'école. La venue à l'UNESCO dans le cadre des rencontres NPP initiée en 2007, représente à ce titre un événement très attendu par les élèves en dernière année de primaire. D'autre part, il est important de souligner les choix pédagogiques de l'équipe enseignante de l'école qui a recours aux méthodes actives pour favoriser les apprentissages et l'exercice des responsabilités au sein des conseils de classe coopératifs. Enfin, Michel Tozzi a eu l'occasion de former les enseignants de cette école à la pratique de la DVP. Nous sommes ainsi à plusieurs titres dans un contexte particulièrement favorable - du point de vue institutionnel tout du moins - au développement de compétences philosophiques chez les enfants.

Michel Tozzi invite les élèves à discuter à partir de la question suivante "A quoi ça sert de discuter ?". La discussion dure une heure et a fait l'objet d'un enregistrement audio. Le verbatim (joint en annexe) a été produit par une collègue linguiste, Carole Calistri, chercheure en sciences du langage.

Différentes contributions alimentent ces regards croisés

Anne Herla, professeur de didactique de la morale à l'Université de Liège (Belgique) et Gaëlle Jeanmart, animatrice de l'association liégeoise PhiloCité, portent un regard de philosophe sur le verbatim en se référant à la critique deleuzienne de la discussion : qu'est-ce qui se passe concrètement dans cette discussion-là pour qu'on puisse considérer qu'elle est philosophique ? Quels sont ses moments philosophiques ? Quand n'est-ce pas philosophique, et pourquoi ?

Christine Pierrisnard et Marie-Paule Vannier convoquent quant à elles le point de vue de l'acteur à travers des entretiens de co-explicitation réalisés avec Michel Tozzi sur la base d'analyses a priori du verbatim de la séance soumise à l'étude. Il s'agit ici d'aider l'acteur à prendre conscience de son propre fonctionnement, en partie implicite dans l'action, en se confrontant aux traces de sa propre activité d'une part (auto-confrontation) et au discours du chercheur d'autre part (co-explicitation)

Christine Pierrisnard analyse l'activité de l'animateur du point de vue de sa dimension temporelle. Il s'agit de mieux connaître le modèle opératif que son expérience lui a permis de construire. Ce modèle repose sur des représentations temporelles indispensables pour tenir la double exigence démocratique et philosophique de la discussion, c'est-à-dire un empan temporel suffisamment large pour envisager les filiations et les ruptures entre les idées présentées, le kairos pour saisir les opportunités et respecter l'éthique, et la spiralité du cheminement pour encourager la réflexion et son expression.

Marie-Paule Vannier s'intéresse aux conduites d'étayage mises en oeuvre par l'animateur, Michel Tozzi, pour aider les élèves à philosopher. Elle s'appuie pour cela sur une modélisation posant trois fonctions nécessaires au transfert de responsabilité dans une situation d'apprentissage, à savoir l'enrôlement de tous les élèves dans l'activité attendue ; la co-élaboration de sens dans le décours temporel de la discussion ; et l'assurance, comprise ici comme maintien d'un climat de confiance propice à la poursuite d'une réflexion à la fois individuelle et collective.

Carole Calistri se demande pour sa part, dans son analyse du verbatim, comment parle-t-on pour apprendre à penser. Elle s'appuie pour répondre à cette question sur des outils empruntés aux sciences du langage, en travaillant par exemple la définition, la reformulation et d'autres procédés linguistiques et conceptuels utilisés : "des mots de la définition à la capacité de conceptualisation, il y a moins loin que de la coupe aux lèvres".

C'est Michel Tozzi qui aura le dernier mot pour réagir librement aux différents regards portés sur sa pratique. Que retient-il des différentes contributions ? Qu'apprend-il sur sa propre pratique qu'il ne savait déjà ? Qu'apporte in fine ce type de méthodologie d'analyse à la compréhension de l'activité d'animation d'une discussion à visée philosophique dans sa dimension générique, à des fins de transmission de l'expertise acquise ?

Le mot d'Yves Herbel, Directeur de l'Ecole La Source

Les élèves qui ont participé à cette DVP viennent d'une classe de CM2 de l'école Nouvelle La Source à Meudon. Notre établissement est une école privée laïque sous contrat d'association avec l'Etat, membre du mouvement de l'éducation nouvelle.

Depuis sa création en 1946, l'expression des enfants à travers les différentes instances et activités (les conseils de coopérative, le "quoi de neuf ?" les actualités, les exposés...) est l'un des piliers de notre pédagogie. Les élèves qui ont participé à cette discussion ont donc déjà une pratique de la prise de parole "organisée", c'est-à-dire une organisation spatio-temporelle, des fonctions spécifiques : secrétaire, président. Ces discussions s'inscrivent donc dans un dispositif et le complètent.

Prendre la parole au sein d'un groupe, écouter celui qui parle, attendre pour donner son avis sont des compétences travaillées régulièrement dès la maternelle.

Depuis maintenant 5 ans et après une formation avec Michel Tozzi, nous menons dans certaines classes des DVP. Il nous a semblé que la méthodologie proposée par Michel était complémentaire de notre pratique, tant dans son organisation que dans ses objectifs et que "nous nous y retrouvions !". Ces ateliers se font en 1/2 groupe (12 élèves), avec deux adultes. Les enseignants sont volontaires et je les accompagne dans cette démarche.


(1) Pour rappel, en 2011, nous nous étions intéressés à un extrait du film "Ce n'est qu'un début", plus précisément, une séance conduite en maternelle sur le thème de l'Amour, c'est quoi ? Voir Diotime, 53, en ligne, http://www.educ-revues.fr/diotime/
En 2012, nous avions choisi d'étudier une séance menée dans une CLIS TSL (Classe d'Inclusion Scolaire accueillant des enfants porteurs de Troubles Spécifiques du Langage). Le thème de la discussion était "Croire ou Savoir", thème à l'étude au sein du groupe de recherche collaborative Philéas. Voir Diotime, 56, en ligne, http://www.educ-revues.fr/diotime/

(2) Voir Altet, M., (2002). Une démarche de recherche sur la pratique enseignante: l'analyse plurielle. Revue Française de Pédagogie, 138, 85-96.

(3) Analyse "experte" au sens où elle est produite à l'aide d'un outillage théorique propre au chercheur.

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