Revue

Philosopher autrement

A) D'où je parle

L'écriture de ce texte est issue d'une rencontre à Paris, fin mai 2013, avec quelques collègues de philosophie des établissements innovants (Espi) et d'ailleurs, aux trajectoires et horizons divers (enseignants, chercheurs honoraires ou en activité, membres du GFEN, membres de l'Acireph, curieux...). Je n'avais pas été sollicité, mais l'indisponibilité d'une collègue m'a amené à la remplacer "au pied levé", sans préparation ni note, dans un récit de pratique expérienciée. C'est cette occasion qui m'a amené à prendre au sérieux la question "Qu'est-ce qu'enseigner la philosophie autrement ?". De quelle alternative et de quelle altération pouvais-je me revendiquer, et vis-à-vis de quelle tradition ou norme se distinguer ?

Mon point de départ consiste à préciser "d'où je parle", autrement dit quelle expérience m'a amené à me poser ce type de question, que mes collègues les plus proches ne se posent pas ? De quelle expérience je m'autorise pour prétendre pratiquer l'enseignement de la philosophie "autrement" ? Mon lieu est celui d'un praticien réflexif, qui a une solide expérience dans un établissement innovant, puisque j'ai enseigné au Clept de 2000 à 2010. Le Collège Lycée Elitaire Pour Tous est un établissement alternatif de l'Education Nationale, qui raccroche des jeunes en rupture scolaire. Les enseignants y redéfinissent leur service, prenant en charge l'ensemble de l'établissement, questionnant leurs pratiques au cours d'un travail d'équipe régulier pouvant aller jusqu'à la recherche-action, et se traduisant également par des actions de formation de l'équipe enseignante. Disciplinairement, l'enseignement de la philosophie y est pratiqué depuis la fin du collège jusqu'à la terminale, à raison d'une heure à une heure trente hebdomadaire.

En ce sens, il a fallu se demander quelle progressivité, quels "programmes", quels objets expérimenter ? Par ailleurs, la construction interdisciplinaire ou transdisciplinaire étant grandement encouragée au Clept, l'enseignement de philosophie y a pris toute sa place de discipline carrefour, en travaillant en philo-histoire, philo-lettres, philo-histoire des sciences, philo-biologie, en pôle sciences humaines, en philosopher en anglais1. Cette expérience fut résolument expérimentale, exploratoire, de manières de faire de la philosophie ordinaire, sans recherche d'érudition ni recherche d'examen. Y furent expérimentées notamment des formes d'évaluation non notées, et une forme d'exigence intellectuelle en dehors de toute compétition, pour que chacun se sente autorisé à réfléchir et à apprécier le temps du questionnement sans l'angoisse (et donc le diktat) de la réponse. Dans la forme, ce ne furent pas des dispositifs toujours très innovants dans la manière de faire cours, et les manières de produire les conditions d'une mise au travail effective des élèves restèrent relativement pauvres (peu diversifiées, et leur exploration relativement peu poussée), mais le souci fut tout de même de créer les conditions d'une réelle réflexion collective, qui problématise et conceptualise les représentations, les questions des élèves, en cherchant à les inscrire dans une élaboration poursuivie.

En 2010, j'ai choisi d'essaimer questionnement et pratiques en Languedoc-Roussillon, cherchant à créer un Clept dans l'Académie de Montpellier. Ce projet prenant un retard certain pour des raisons politiques, j'ai profité de ma réinscription dans un établissement traditionnel pour monter des projets innovants, étouffant très rapidement dans le cadre très normalisé de la terminale : il fallait que j'expérimente, que je me déplace, que je cherche à faire bouger des lignes, car je vivais le lycée comme un système extrêmement formel et violent. J'ai donc proposé au Proviseur un projet de Cinéphilosophie en seconde, qui fut accepté, et inscrit dans le cadre des Enseignements d'exploration ; puis, dans le cadre de l'appel à projet ministériel de février 2012, un projet interdisciplinaire en première (qui se réalisa en trois collaborations : philo-maths ; philo-EPS ; philo-biologie). Ainsi, en 2011-2012, et 2012-2013, chaque élève de seconde (à l'exception d'une classe spécialisée en sport, sur 13, puis 12 classes de seconde) a pu "bénéficier" pendant un semestre (18 semaines) d'une heure trente de philosophie-lettres, lui permettant d'éclairer davantage son choix d'orientation en fin de seconde.

J'ai détaillé mon expérience dans Diotime n° 59.

Il me semble difficile de se positionner comme innovateur, ou alternatif, ou même comme expérimentateur pédagogiquement, sans expliciter pourquoi il faudrait chercher à philosopher "autrement". Ce positionnement fonctionne pour moi comme une évidence, mais il ne semble pas partagé par d'autres collègues. Aussi a-t-il fallu que je comprenne pourquoi cela ne s'imposait pas à eux comme cela s'imposait à moi.

B) Pourquoi chercher à philosopher "autrement" ?

La trajectoire que je viens de rappeler montre le souci d'une recherche centrée sur l'expérimentation de pratiques, au point qu'essayer quelque chose de nouveau est devenu une manière de fonctionner, une façon de faire, ou un habitus. En ce sens, je cherche à enseigner la philosophe autrement vis-à-vis de mes propres pratiques, à ne pas rester au même lieu, ce que l'on nomme souvent par le vocable "se renouveler". Mais enseigne-t-on la philosophie autrement parce qu'on se lasse de répéter les mêmes cours, ou d'emprunter les mêmes textes avec les élèves ? Loin s'en faut. L'altération ne saurait se dissoudre dans la variation et l'évolution personnelle. Si l'on enseigne autrement, c'est que le modèle ou le cadre de l'enseignement de la philosophie ne convient pas, qu'il rend impossible, ou extrêmement difficile, l'accomplissement de ce qu'il exige, et met finalement l'enseignant et ses élèves en difficulté ou en échec. Ce qu'il me semble nécessaire d'interroger dans notre enseignement, c'est son formalisme, alors même que ses enseignants adhèrent à leur discipline et sont convaincus de ce qu'ils en proposent. Les épreuves de l'examen, qui conditionnent une bonne part de nos pratiques, puisqu'elles en déterminent le télos, sont par leur académisme totalement inatteignables pour les élèves, et fonctionnent comme des obstacles insurmontables. Enseigner autrement, cela passe par s'autoriser à proposer d'autres approches de la philosophie que celles qui ont structuré notre expérience d'étudiant, pour chercher à partager une expérience de pensée, une rencontre avec la philosophie qui montre qu'elle aspire à penser le réel.

Philosopher autrement, c'est également s'émanciper du programme, pour réfléchir à ce qu'il serait important ou intéressant de questionner, de penser ensemble, ou de permettre aux élèves de construire.

Ensuite, c'est s'affranchir du mode de relation que l'institution instaure avec ses bénéficiaires, qui fait de l'orientation et de la sélection le centre de son fonctionnement, au lycée tout au moins. Philosopher ne devrait pas constituer un instrument de compétition entre individus pour atteindre les meilleures places (scolaires ou supérieures), et encore moins un instrument de relégation sociale. Philosopher est une puissance de penser, un pouvoir sur soi et sur le monde à développer, alors que mon expérience de l'enseignement est plutôt qu'il l'endort ou l'atrophie, ou bien que pratiquement, il produit une dissociation entre la pensée que les lycéens pratiquent et s'approprient, et la pensée scolairement exigée, dans laquelle ils font entrer la philosophie. Enseigner autrement devient ici chercher à construire un autre rapport au savoir que celui que l'institution produit, rapport qui passe par l'autorisation de s'approprier la discipline ou sa démarche, qui encourage sa pratique alors même que ses effets ne se font pas (encore ?) sentir.

Ce rapport au savoir me semble particulièrement biaisé par le mode d'évaluation que l'institution scolaire génère : quel sens cela a-t-il de noter une réflexion, d'autant que la note fonctionne le plus souvent comme obstacle à une réflexion sur les remarques d'ordre qualitatif qui sont rédigées, comme obstacle à une mise en perspective de ce travail pour identifier où il s'agit de s'améliorer, ce qui n'est pas su ou sur quelles compétences travailler. La dimension formative des exercices échappe radicalement puisque seules les notes seront retenues pour valider l'acquisition et le parcours, et au final orienter l'individu vers son avenir. Enseigner autrement devient ici s'autoriser à un enseignement qui renonce à la note, et cherche à promouvoir une évaluation qui produise un rapport au savoir alternatif dans l'expérience scolaire des lycéens, au service de leur formation et de leurs apprentissages, et qui participe de leur réflexion : une évaluation pour moi (étudiant) et non pour les autres (l'enseignant, l'institution, les parents, la compétition). Il s'agit de sortir du modèle de certification, même continue (qui est d'autant plus tyrannique), pour construire une évaluation sur un modèle de formation d'adulte, d'une formation réflexive.

Enseigner la philosophie autrement, car les élèves sont sans cesse renvoyés à eux-mêmes, en ce sens que l'école produit une culture de la performance individuelle, et délaisse la production d'une pensée collective, comme si celle-ci étaient l'apanage du monde professionnel. N'est-il pas de notre responsabilité d'entraîner les élèves à pratiquer et expérimenter la puissance d'un "penser ensemble" ?

Au final, cette recherche d'alternative et d'altération, d'innovation et d'expérimentation ne constitue pas une quête d'originalité ou de différence, elle est le moyen pour réaliser notre mission d'enseignant, pour avancer vers une véritable rencontre des élèves avec la philosophie. Il s'agit ni plus ni moins que de chercher à produire les conditions pour que les jeunes qui nous sont confiés fassent ce qu'ils doivent faire dans nos cours, à savoir goûter et pratiquer un peu de philosophie. De telle sorte qu'enseigner la philosophie autrement ne me paraît pas un luxe d'enseignant oisif, mais une nécessité pour faire notre métier, une exigence de notre profession.

C) Pistes pour des formations ?

La question de la formation me semble actuellement dans le secondaire assez complexe. Elle se complique d'autant plus qu'on cherche à former disciplinairement des enseignants de philosophie. Aujourd'hui, la formation continue des enseignants est organisée par les IPR et concerne très peu, voire quasiment jamais, les pratiques enseignantes et les besoins en formation des enseignants. Ce sont des apports de contenu sur telle ou telle notion, ou tel ou tel auteur, le plus souvent dispensés par des enseignants-chercheurs de l'université, ou des professeurs de classe préparatoire aux grandes écoles, dont les conditions d'exercice et les publics ne permettent pas de partager les enjeux et les difficultés des enseignants du secondaire. En ce sens, les formations disciplinaires sont le plus souvent des occasions de tourner le dos aux pratiques de classe pour revenir à (régresser vers ?) des conférences d'universitaires qui s'adressent au philosophe qui est en eux, leur permette de redevenir étudiant agrégatif, de rejoindre le temps d'une journée ou deux, le monde de la philosophie qu'ils ont choisi d'embrasser en se formant à cette discipline. Pour le dire en un mot : la formation continue des enseignants de philosophie éloigne du métier d'enseignant, au lieu de permettre de construire les compétences nécessaires aux conditions d'exercice, d'en permettre la professionnalisation. Car le paysage de la formation se positionne sur cette professionnalisation/professionnalité, dont les enseignants de philosophie semblent tout ignorer, fort de leur excellence/arrogance théorique. Or la capacité à problématiser et théoriser ne dispense pas d'une réflexion armée et construite sur ses propres pratiques. Les pratiques ne se construisent, ni ne se modifient par réflexion théorique, mais par des impasses qui se problématisent et se décentrent, induisant de nouvelles perspectives de dispositifs, de postures et de positions respectives, de contenus éventuellement, de manières de faire. Or tout se passe comme si, chez ces spécialistes de l'interrogation et de la réflexion que sont les philosophes, cela constituait l'un des impensés majeurs, une forme de tabou, un refoulement ou une dénégation. Si nous sommes des professionnels de l'enseignement, comment nous formons-nous, comment prenons-nous en main le développement de nos compétences et de nos pratiques ?

La question constitue une forme d'aporie du métier, qui du coup, ne se professionnalise pas. Elle se renforce encore lorsqu'on envisage des formations à l'expérimentation ou à l'innovation dans l'enseignement philosophique, ou à se former pour "enseigner autrement". La philosophie est l'une des figures institutionnelles de la tradition (éduquer c'est faire entrer les petits d'homme dans un monde déjà vieux, disait Arendt), et du coup pourquoi faudrait-il innover, ou expérimenter ? Les enjeux sont nombreux, comme on a pu le voir ci-dessus, mais il faut d'une part partager un certain diagnostic critique de l'état de l'enseignement de la philosophie en France aujourd'hui, afin de s'autoriser à explorer d'autres perspectives pratiques, questionner ce qu'apprennent réellement les élèves en cours de philosophie, sans se payer de mots ni de discours idéologiques, ce qui implique également d'interroger le sens de ce que nous enseignons, et ses finalités.

Innover et expérimenter des formations dans le champ de l'enseignement de la philosophie, ce sera donc non seulement interroger et travailler les pratiques d'enseignement, mais en travailler la forme, en dépassant le stage de deux ou trois jours comme dispositif incapable de mettre au travail les pratiques, et en évitant les ornières du récit de pratique (démesurément descriptif, nécessairement hagiographique et exemplaire) comme les dispositifs techniques, cantonnés au faire et faire-faire, pour prendre la mesure réflexive d'une professionnalisation des pratiques. Il faudra inventer des modalités collaboratives, peut-être inspirées de la recherche-action, au long cours, dans lesquelles le travail de réflexion et d'élaboration théorique s'effectue en partant des pratiques et pour y revenir.

Il n'en reste pas moins qu'une formation à l'innovation et à l'expérimentation apparaît de prime abord comme paradoxale pour des enseignants surtout soucieux d'être plus efficaces dans leurs pratiques, car enseigner autrement suppose un cheminement critique de certaines positions et certaines pratiques, dans leurs effets réels (et non seulement décrétés) comme dans leurs finalités concrètes. On n'innove pas "pour rien", ou "gratuitement", mais parce que notre action est inutile, inefficace, contreproductive, vaine, voire absurde. Enseigner la philosophie autrement suppose cette prise de conscience, et cette volonté de changement. Cela suppose donc d'avoir mené une réflexion préalable qui ait fait vaciller des certitudes, et permis de prendre des résolutions, ne serait-ce que celle d'essayer autre chose, ou de tester "pour voir" (comme au poker, sans miser davantage). Faut-il inclure cette réflexion au point de départ de la formation, faut-il y amener les personnes en formation (au risque d'une forme de malhonnêteté intellectuelle dans l'énoncé de la formation), ou faut-il la supposer déjà accomplie, et réduire ce type de formation aux convaincus (aux initiés, selon la tradition élitiste de la philosophie) ? On comprend que l'institution rechigne, et que les collègues hésitent, se demandant ce qui pourrait les attendre si on se risquait, si l'on s'autorisait à se co-former sur ces questions...


(1) L'article "Introduire au questionnement philosophique. L'approche alternative et élitaire de l'enseignement de la philosophie au Clept", paru dans Diotime n°45 présente cette expérience d'une dizaine d'années.

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