Revue

Entrer en pensée critique à l'école élémentaire par la philosophie : les enjeux d'une institutionnalisation

Perspectives francophones croisées France-Québec

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Introduction

L'objectif principal de ce mémoire relève d'une perspective pragmatique : il s'agit d'évaluer s'il existe aujourd'hui des liens entre les pratiques de la Pédagogie Avec les Enfants (PAE) et l'école qui soient suffisamment puissants pour en justifier l'institutionnalisation. Parce que ces pratiques croisent les intérêts de l'école en de nombreux points et que leur impact sur l'enfant est multidimensionnel, il n'était pas envisageable de prétendre ici à une évaluation exhaustive de l'ensemble de ces liens - les identifier dans toutes leurs nuances constitue déjà en soi un objet de recherche.

Le choix a donc été fait de circonscrire cette évaluation à un seul item-clé : celui du développement de la pensée critique chez les enfants. Le scénario qui a finalement été retenu comme fil rouge de la recherche est celui d'une PAE entendue comme approche systémique de développement de la pensée critique à l'école, d'où le titre: Entrer en pensée critique à l'école élémentaire par la philosophie: les enjeux d'une institutionnalisation.

Pourquoi avoir choisi cet item? Parce-que penser de manière critique est une compétence fondamentale à acquérir pour les membres d'une société démocratique. On s'accorde aujourd'hui sur cette nécessité d'une intégration de la pensée critique à l'éducation. Pourtant, on constate d'importantes lacunes dans sa mise en oeuvre comme dans ses résultats. Plusieurs recommandations ont été émises, dont celle d'encourager la pensée critique dès l'école primaire. C'est ce que se propose de la Philosophie Avec les Enfants L'implication de la PAE dans les finalités de l'éducation ainsi que l'engouement dont elle fait l'objet la placent en position favorable pour mettre en oeuvre la formation à la pensée critique au sein des institutions éducatives. Cependant, elle n'existe explicitement dans aucun programme scolaire.

La question se pose alors des objections et des enjeux qui président à son éventuelle institutionnalisation : dans quelle mesure les caractéristiques de la PAE s'accordent-t-elles avec les exigences de l'institution scolaire? Autrement dit, la philosophie avec les enfants comme entrée en pensée critique possède-t-elle les caractéristiques nécessaires à son institutionnalisation ?C'est la question que traite ce mémoire en évaluant quatre caractéristiques majeures : la concordance avec les objectifs, valeurs et finalités de l'éducation, la légitimité scolaire, le(s) modèle(s) d'intégration possible(s), la portée réelle du dispositif.

La notion abstraite d'enjeux et la dimension prescriptive du terme institutionnalisation appellant une approche théorique du sujet d'étude, la méthodologie retenue a été celle de l'analyse interprétative de corpus documentaire. Il s'agit d'investiguer dans la littérature scientifique les énoncés théoriques et résultats d'études empiriques éclairant notre problématique à des fins évaluatives. Elle répond à un double enjeu de recherche : pragmatique d'abord, car elle cherche une solution au problème de formation à la pensée critique ; politique, ensuite car elle touche aux conceptions de l'éducation.

Les résultats decette analyse interprétative mènent à un positionnement à la fois favorable et nuancé par un certain nombre de conditions, de limites et d'inconnues.

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Sur la question de la concordance des objectifs, d'abord, il a été déterminé que deux des quatre mouvements de philosophie avec les enfants recensés par l'UNESCO, la Philosophie Pour Enfant (PPE) et la Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (DVDP) partagent avec l'institution scolaire à la fois une même finalité d'éveil d'une pensée critique à visée démocratique et un même moyen privilégié d'atteindre cet objectif : la discussion de groupe. Il est reconnu que les deux autres mouvements possèdent aussi des caractéristiques pertinentes pour l'éducation de l'enfant, mais leur traitement sort du cadre de cette étude. Aussi, ces conclusions ne tiennent que dans le cadre de la définition actuelle du concept de pensée critique ainsi que de cette priorité éducative mise sur sa dimension démocratique. Tout changement dans ce domaine impliquera leur remise en question. Remarquons ici que la PAE comme le milieu éducatif ou l'UNESCO postulent une dimension multiculturelle à la pensée critique qu'il conviendrait d'investiguer.

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Sur la délicate question de la légitimité scolaire de la philosophie avec les enfants, ensuite, il a été argumenté qu'un cadre conceptuel opérationnel en contexte scolaire existe, cadre supporté par les avancées les plus récentes de la recherche et les exigences du renouveau éducatif actuel en terme d'éducation intellectuelle. Ce cadre pose la philosophie comme une "action intellectuelle consciente" (Michaud, 2010, p.12) d'elle-même. Philosopher est alors conçu comme une pratique de l'esprit et il devient possible de dépasser les objections majeures à sa présence à l'école. Un consensus, impliquant ou non des modifications de ce cadre, sera donc fondamental pour une institutionnalisation réussie. Ajoutons que toute modification de ce cadre entraînera ici aussi une remise en question des résultats de cette recherche. Aussi, pour le philosophe, la question de l'instrumentalisation de la philosophie à des fins pédagogiques est connexe à celle de sa légitimité scolaire : la philosophie peut-elle être réduite à sa démarche intellectuelle ? L'une ne va pas sans l'autre et c'est un débat qui ne peut être négligé. Regarder ici du côté de la méthode socratique d'Oscar Brenifier enrichirait cette piste de réflexion.

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Sur la question de la forme scolaire, maintenant, il a été présenté une diversité de modèles d'intégration qui démontrent la flexibilité et l'ouverture de la PAE. La question se pose alors de savoir quand et comment cette flexibilité affecte la dimension philosophique de la PAE. Son approche holistique constitue une réponse pertinente au besoin récemment identifié d'approcher la pensée critique dans ses multiples dimensions. La polyvalence du professeur des écoles facilite en outre une pleine exploitation de cette ressource en donnant accès à une grande diversité de contextes, facilitant ultimement le transfert des habiletés et dispositions de pensée critique en jeu à chaque niveau d'enseignement. Est-il nécessaire de fixer quel modèle serait le plus propice à une institutionnalisation? Je ne le pense pas, dans la mesure où la richesse de la PAE se situe justement dans cette diversité, à l'image de celle d'une société véritablement démocratique. Toutefois, tout choix serait nécessairement porteur de conséquences. Allouer un espace et un temps pour une pratique décrochée de la PAE n'a pas le même impact qu'une "philosophisation" d'un curriculum en terme de valeurs affichées (définition des priorités éducatives...) ni de responsabilités politiques (redéfinition du curriculum, du rôle de l'enseignant...) ou d'implications pragmatiques (financières, dispositif de formation, supports...). Une étude comparative de ces différents modèles qui porterait sur leurs conditions de mise en oeuvre, leur efficacité en terme de développement de la pensée critique et leurs implications, est fortement recommandée avant de répondre à cette question du choix institutionnel.

4)

Sur la question de la portée pédagogique de la PAE, enfin, il a été déterminé que la PPE comme la DVPD en tant que dispositifs axés sur le développement de la pensée critique répondaient à la grande majorité de critères d'excellence dressés à partir du cadre conceptuel de ce travail. La question se pose néanmoins de l'exhaustivité de ces critères : s'ils sont justifiés par les résultats de recherches empiriques sur le rendement en pensée critique, ils n'ont pas pour autant fait l'objet de comparaison avec d'autres critères issus d'études portant sur les autres entrées en pensée critique que sont l'intervention cognitive et l'apprentissage basé sur le fonctionnement du cerveau, qui pourraient venir préciser, compléter ou questionner ces critères généraux. Une étude comparative de ces différentes entrées permettrait de nuancer ou de consolider ce point.

Conclusion

Le fait que l'efficacité de la PAE soit si dépendante de celui ou de celle qui la met en oeuvre constitue à la fois une force et une fragilité. C'est une force car elle appelle une grande expertise pédagogique : la nécessaire posture d'étayage de l'enseignant force la mise en oeuvre des principes d'apprentissage socioconstructivistes prônés par l'institution scolaire, ce qui la rend en soi formatrice pour le corps enseignant, au plus grand bénéfice de l'élève. C'est aussi une fragilité, car cette expertise nécessite une formation intellectuellement exigeante et financièrement coûteuse, dont les modalités concrètes restent à définir.

S'engager dans un tel processus nécessite en outre des évidences très solides que le jeu en vaut la chandelle, autrement dit que la PAE a un impact significatif sur le développement de la pensée critique des élèves. Si cet impact est aujourd'hui globalement avéré, tout comme celui sur les processus de pensée mis en oeuvre dans les domaines essentiels que sont la langue et les mathématiques, avec à la clef une amélioration du rendement scolaire, de nouvelles études sont néanmoins nécessaires pour mieux évaluer en particulier les attitudes et dispositions en jeu et pour mieux définir la nature et la portée à plus long terme de son impact. Ces recherches gagneraient en outre à provenir de domaines autres que la PAE.

À la lumière de ces résultats, une recommandation peut être faite en direction d'une évolution du statut d'innovation pédagogique de la PAE vers celui d'expérimentation institutionnelle (on pourrait ici regarder du côté de l'Australie par exemple). Ce nouveau statut constituerait l'étape intermédiaire vers une éventuelle institutionnalisation des pratiques de PAE. Il permettrait de soutenir, intensifier et diversifier les recherches sur les nombreux points qui restent encore à clarifier. Dans tous les cas, aucune incompatibilité structurelle n'a été relevée entre la PAE et l'institution scolaire, bien au contraire. Il s'agit maintenant de faire des choix éclairés et puis d'agir en conséquence.

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