A) Enjeux pédagogiques
Je pratique une approche de la philosophie au travers d'oeuvres cinématographiques depuis que je suis enseignant, soit depuis une quinzaine d'année. Le temps consacré à cette activité n'a cessé d'augmenter en classe de terminale, car je n'étais pas satisfait de l'usage de l'oeuvre que je proposais : la majeure partie de l'oeuvre restait en friche, un potentiel de réflexion se trouvait repéré, et insuffisamment exploré. Alors que mon objectif était de ne pas envisager le film étudié comme un prétexte pour illustrer un problème ou une notion, je me retrouvais dans un hybride entre analyse et instrumentalisation. La logique d'analyse était déjà en place, mais je proposais un dispositif de type global, consistant à regarder le film pour y réfléchir par la suite.
En réintégrant un lycée ordinaire, je retrouvais des classes technologiques dont l'heure est segmenté en heures discrètes. Cette contrainte horaire m'a incité à innover, en segmentant le film autour de deux scènes, puis de leur discussion / problématisation. L'année suivante, j'ai généralisé ce dispositif en classe de seconde, tout en continuant à le tester en classe de terminale. Ainsi travaillons-nous un film de deux ou trois heures sur une durée de quatre mois en général, à raison d'une heure et demi par semaine.
L'expérimentation comporte différents aspects. Son premier motif et ressort de justification est l'expérimentation institutionnelle d'un cours ordinaire de philosophie, dans la durée, en classe de seconde. Ce plan se déploie lui-même dans diverses dimensions. Tout d'abord, il consiste à tâtonner pour savoir ce qu'il est possible, intéressant et pertinent d'envisager avec des élèves de seconde, sans anticiper aucunement le programme de la terminale. Ainsi, il s'agit pour l'institution (chef d'établissement, recteur, mais aussi les parents) de savoir si l'introduction de la philosophie en classe de seconde permet un choix plus éclairé d'orientation, notamment en filière littéraire, et non un choix par défaut, voire repoussoir. Le pari était que s'ils découvrent la philosophie, s'ils expérimentent cette manière de penser, la philosophie serait moins synonyme d'arbitraire dans les résultats et de "prise de tête" dans le contenu. Plus largement, la question était de savoir ce qui se passe lorsqu'on a affaire en terminale à des jeunes qui ont déjà pratiqué la philosophie, même à petite dose, dès l'entrée au lycée, et qui accessoirement auront fréquenté plusieurs enseignants de philosophie ?
La deuxième dimension est professionnelle : la question est plutôt, peut-on philosopher avec des élèves de seconde ? Qu'est-ce que philosopher en seconde, et comment le faire ? L'expérimentation consistant ici à confronter l'enseignant avec des élèves auxquels il n'est pas préparé, et les élèves, avec une discipline, un enseignement, une manière de faire auxquels rien au collège ne les avait habitués. Cela soulève accessoirement la question de la spécificité du lycée : si la philosophie participe d'un enseignement ordinaire ou normal du lycée, quelle part a-t-elle dans cet enseignement (si l'on s'extrait de l'idéologie du couronnement), et qu'est-ce qui le caractérise ? Cette question n'est absolument pas claire pour les élèves, et pas plus pour les enseignants ; elle est à construire, car personne n'a réellement, me semble-t-il, de vue d'ensemble sur les savoirs et compétences qui se cherchent, se développent et se produisent au lycée.
La troisième dimension de cette expérimentation se déploie sur le plan de l'évaluation et du rapport au savoir ; elle rejoint, ce faisant, l'idée d'une expérience alternative des élèves dans le système éducatif le plus traditionnel. Quelle déprise l'introduction du questionnement philosophique introduit-elle dans le rapport aux disciplines et aux savoirs ? Quelles lignes fait-elle bouger, quels habitus d'élèves ébranle-t-elle ? L'ambition fut de proposer une discipline qui interroge les positions constituées, et souvent réifiées, des enseignants et des élèves, en faisant le pari d'une discipline sans enjeu d'orientation, et sans note. Rejouer le rapport à l'apprentissage, pour ne plus l'inféoder aux bénéfices d'un calcul de maximisation des investissements scolaires, pour (re ?)découvrir le plaisir (le besoin ?) d'apprendre pour soi, sans rentabilité institutionnelle. Ainsi les commentaires figurant sur le bulletin s'interdisent de prendre position ou de risquer de peser sur cette orientation, décisive pour chaque jeune, de fin de seconde. De manière plus réflexive, il s'agit de qualifier le travail ou son absence sans s'autoriser à "régler ses comptes" avec les élèves, et donc de désamorcer le fait d'être juge et parti en permanence, et donc d'user de ces évaluations comme d'un régulateur des comportements plus que des apprentissages dans la dynamique de l'année. Mais cet aspect est relativement invisible pour les élèves, il relève davantage d'une éthique politique de l'enseignement, et de son expérimentation. Ce qui les surprend et les amène à s'interroger, c'est le refus de les noter. Quelle valeur l'enseignant attribue-t-il à leur travail ? Cela vaut-il la peine de travailler scolairement si l'on n'est pas noté ? D'une certaine manière, je scie la branche qui me soutient, en construisant un dispositif qui déplace leur rapport sédimenté (à l'arrivée au lycée) au fonctionnement de l'institution, et introduit de ce fait un jeu dont ils peuvent (et vont) tirer parti. Je desserre l'étau du contrôle pour leur remettre en main davantage de pouvoir sur leur parcours scolaire (même si cette dimension est marginale au lycée), en les invitant/contraignant à y réfléchir. Au-delà de la perspective d'exploration en vue de l'orientation, en quoi cette expérience qu'ils auront vécu les aura-t-elle incités à concevoir l'apprentissage autrement, à chercher à s'approprier ce qui se joue, à se former plutôt qu'à subir le système éducatif et à se protéger en faisant semblant ?
L'expérimentation se joue également à d'autres niveaux. Le questionnement philosophique autorise une ouverture des objets de réflexion que les autres disciplines explorent peu, compte tenu de leur conditionnement programmatique. Or cette exploration est l'occasion de déployer des expériences qui me semblent intéressantes et pertinentes dans l'éducation des jeunes, et que le lycée ne leur donne pas l'opportunité de construire, ou d'interroger. Le rapport aux oeuvres cinématographiques comme oeuvres de pensée m'apparaît particulièrement important, tant les oeuvres fictionnelles (films, séries, et leurs dérivés en termes de jeux) sont quotidiennement fréquentées et envisagées comme opposées à ce qui se joue à l'école, par trop souvent délaissées par elle, et ne faisant pas l'objet d'une élaboration spécifique. Aussi l'expérimentation est-elle conçue comme une éducation du regard, comme une expérience de l'approche analytique qu'ils n'envisageaient même pas possible, et surtout pas jubilatoire. L'enjeu est de faire partager l'expérience que le film peut devenir oeuvre de pensée, et non se cantonner au seul divertissement.
Du coup, le film ainsi travaillé comme pensée complexe peut offrir un univers métonymique, un concentré de réalité, dont nous partageons le regard. Ainsi, personne n'a de meilleure connaissance culturelle, historique ou scientifique du réel que les autres. Le réel dont nous parlons est celui de ce que nous avons visionné ensemble, et dont il s'agit de partager le sens et les problèmes. La frontière entre fiction et réalité est abolie par méthode, et l'on considère que l'histoire qui nous est racontée pourrait être réelle : de la fiction, on escompte apprendre, dégager quelque vérité, ou quelque réflexion valide dans la vie réelle.
De ce fait, en travaillant sur une fiction filmique, on introduit au questionnement philosophique en effaçant la frontière entre le concret et l'abstrait. Philosopher n'est plus une activité hautement abstraite, et de ce fait difficile et périlleuse, pour ceux qui s'y risquent, car on risque d'échouer : elle devient une manière de comprendre le réel, de le mettre en mots, et de s'y repérer dans la complexité. La philosophie, en soutenant le pari d'une fictionnalisation, devient une philosophie ordinaire, de l'ordinaire, et de ce fait accessible, tout en travaillant sur un média culturel d'usage courant chez les élèves, ce qui le rend transférable, si la démarche s'avère porteuse de sens, autrement dit s'ils se l'approprient.
Le pari est donc bien d'expérimenter une autre manière de faire cours et d'apprendre, dans une perspective qui mette en réflexion leur propre pratique de loisir culturel, en effaçant la frontière entre travail et divertissement, entre scolaire et personnel. Il s'agit aussi de leur montrer que l'école parle de choses de leur vie, et qu'ils peuvent y apprendre pour eux, voire même pour leur plaisir, ou leur richesse, aujourd'hui et maintenant, et non dans un avenir indéterminé. Toutefois, dans le même mouvement qui rapproche l'école de ce qu'ils sont et font, qui cherche à réduire leur résistance à l'académisme scolaire, s'engage un mouvement qui consiste à les emmener ailleurs que là où ils sont, à exiger d'eux d'autres formes de pensée que ce qu'ils savent déjà effectuer, pour qu'ils se forment, évitant ainsi la démagogie d'une flatterie sans exigence. L'approche sérieuse des oeuvres de fiction n'est abordée principalement qu'en lettres, et de manière relativement différente ; aussi est-ce une opportunité de découvrir comment l'on peut appréhender pour soi de telles oeuvres. Ce qui échappe au scolaire peut devenir objet de réflexion validé scolairement, et du coup peut-être le scolaire et le philosopher peuvent-ils devenir quelque chose qui m'aide à formuler mes questionnements, et qui me servent dans ma propre existence de jeune homme ou jeune femme, indépendamment des dividendes scolaires ou de distinction (au sens de Pierre Bourdieu) qu'on en peut escompter. En ce sens, cette expérimentation propose une alternative au sein de l'éducation nationale au fonctionnement dominant, donc ordinaire et traditionnel de l'institution, en cherchant à expérimenter, et vérifier que cela est possible. Expérimenter serait ici "enseigner autrement" en ce sens déterminé d'une alternative au "main stream" de l'Education Nationale.
Enfin, cette expérimentation aspire à engager une dynamique de réflexion collective, si rare dans la scolarité des élèves, construite pour distinguer et trier - selon les "mérites" de chacun, selon l'idéologie de l'égalité des chances - chacun dans sa trajectoire scolaire, en fermant ou ouvrant les filières sélectives ou d'élite. Aussi s'agit-il de déployer une expérience de la puissance de la pensée collective : l'on pense beaucoup mieux à plusieurs, et cette pensée s'enrichit de points de vue inenvisagés. Accessoirement, cette discipline d'une réflexion collective exige une qualité d'écoute véritable, et une réflexion qui à la fois suive la pensée de l'autre, et l'éprouve par des objections qui doivent rester un temps silencieuses, s'élaborer, et non suivre des trajets de simple association (ce qui est spontanément la tendance des élèves : cela me fait penser à ceci, M'sieur !).
B) Démarche proposée
L'expérimentation consiste à confronter les élèves à un film grand public qu'ils n'ont pas choisi, et à le leur soumettre de manière progressive, en ne regardant qu'une scène, ou deux, ou une séquence au maximum selon les films, puis à leur demander de raconter la scène, et enfin, quelles questions elle soulève. La démarche fait apparaître la structure narrative qui met en tension de sens (pourquoi les personnages font-ils ceci ou cela?), ou d'événements (d'action à venir, ou de situations problématiques). L'enjeu pédagogique est d'articuler la structure narrative du film, qui leur semble l'alpha et l'oméga de ce que l'on en peut dire, avec une analyse qui rend compte de certains aspects, interroge les configurations, les réactions, et dégage les possibles. La trame linéaire se trouve enrichie des potentialités de l'action délaissées, et donc les choix des personnages apparaissent pour ce qu'ils sont ; mais leur logique est également mise à jour pour articuler démarche explicative et démarche compréhensive. Les choix de mise en scène et de focalisation sont également relevés lorsqu'ils éclairent le sens de ce qui se joue. Ainsi, cette analyse n'est pas une analyse filmique, centrée sur la construction du film ou l'histoire de sa genèse. L'approche privilégiée, pour appauvrissante qu'elle puisse être, est une analyse de "contenu", centrée sur une approche narratologique.
Ma question est la suivante : qu'est-ce qui, au-delà du projet expérimental, s'est effectivement expériencié ? De quoi les élèves et leur(s) enseignant(s) ont-ils réellement fait expérience ?
Concrètement, la séance de cours peut porter, pendant une ou deux heures, sur deux à cinq minutes du film, sans que les élèves sachent ce qui advient ensuite. Les effets de tension et de suspens sont maximisés. Les effets du non-sens, du sens encore absent également. Cela diffère la trame générale de l'intrigue, en insistant de fait sur les détails et les dialogues, comme sur les personnages secondaires. L'oeuvre s'étire dans une temporalité improbable et insoupçonnée, laissant apparaître la pensée inconsciente à l'oeuvre implicitement lorsque nous regardons un film. Ainsi, cette approche hyper-analytique a-t-elle le mérite de rendre visible ce qui demeure inaperçu dans nos usages du cinéma, trop pris et pressés que nous sommes par l'histoire que l'on nous raconte et par laquelle on nous embarque et on nous manipule. Les effets narratifs n'en sont pas pour autant détruits, ils se trouvent au contraire maximisés, l'attention et la tension sont démultipliées par l'attente, l'observation des détails (notamment lorsque l'on revisionne une scène) et les formulations des dialogues viennent renforcer le sens. Au lieu de simplement fournir des informations nécessaires pour comprendre la suite des événements, le détail apparaît, et le travail de dialoguiste avec lui, jusque dans les non-dits. Ainsi, loin de détourner du film qui devrait être consommé plutôt qu'étudié, l'analyse procure un surcroît de plaisir, car on réfléchit et se sent davantage intelligent ensemble, par cet exercice, qui déploie concrètement la puissance de pensée, sans jugement aucun ni formatage scolaire ou évaluatif.
L'expérience majeure de cette approche, qui conjugue volontarisme expérimental et passivité vis-à-vis de ce qui se réalise, concerne la frontière philosophie-littérature. Cet enseignement a été nommé "Enseignement d'exploration de philo-littérature", car des enseignants de lettres et de philosophie y interviennent. Moi, résolument enseignant de philosophie, je laisse la littérature aux classes où exerçe ma collègue, annulant les effets d'annonce du titre dès la première séance. Or, à y réfléchir (au sens fort d'un retour réflexif sur ce qui s'est joué, et non sur ce que je pensais qu'il s'y jouerait), l'analyse qui devait introduire à un questionnement rationnel usant de la fiction filmique pour mieux lui tourner le dos, en la traitant sur le mode du "comme si", comme une réalité possible, s'est trouvée considérablement enrichie par l'effacement de la frontière pourtant si claire à mon esprit entre travail philosophant et approche littéraire. Tout d'abord, s'il est clair que la littérature produit des analyses, l'enjeu me semblait dans un premier temps de passer du récit à l'analyse, que j'érigeais en enjeu (transdisciplinaire) du lycée. Ce passage du récit à l'analyse me semblait un objectif pédagogique propre à rendre compte de la spécificité du philosopher, tout en accompagnant l'ensemble des transformations du rapport à l'apprendre entre le collège et le lycée (en lettres, en histoire et géographie, en biologie, en économie, etc.). Or, force est de constater que lors du visionnage d'une scène, les élèves n'ont absolument pas compris la même chose, et ont beaucoup de difficultés à s'accorder sur le sens de ce qui se passe, y compris sur les faits montrés. Le premier travail formatif est donc de mettre en commun ce que la scène montre, ce sur quoi elle informe, quelle est sa "réalité objective". Nous commençons donc par produire un récit commun, qui s'enrichira progressivement des détails nécessaires pour questionner, analyser, s'étonner et résister, penser ce que nous avons vu. La caractéristique première du récit, son caractère métonymique, à faire valoir une partie pour le tout par le biais d'ellipses narratives, devient l'un des premiers enjeux à travailler : qu'est-ce qui n'est que suggéré, qu'implicite ? Mais les élèves veulent également suivre leur appétit de compréhension et de projection : d'une part, ils demandent toujours pourquoi ce qui est montré "se passe", comme si l'enseignant possédait une compréhension supérieure de l'oeuvre cinématographique à celle des autres spectateurs, imaginant une forme de transcendance. D'autre part, ils veulent connaître la suite, pris par l'intrigue naissante ou se développant, ils sont happés par la "drame" qui se noue. C'est l'occasion de montrer d'un côté les ressorts de l'écriture littéraire propre au cinéma, de l'autre la spécificité du questionnement philosophique qui va se détourner des questions d'anticipation comme de compréhension simple de ce qui est montré, pour interroger les relations entre les idées, problèmes et enjeux qui son agencés dans ces faits. Cette première étape me semblait nécessaire, incontournable, pour partir de l'écriture qui sous-tend le film afin d'aller jusqu'à l'analyse. Elle ne remettait pas encore en cause la frontière littéraro-philosophique. Pas davantage que l'exercice auquel je les soumettais enfin de séquence introductive, consistant à leur demander de raconter un scénario de fin plausible, susceptible de convaincre des producteurs. L'exercice avait pour moi la vertu de les inviter à assumer leur désir de se projeter, d'anticiper la fin, en l'inventant. C'est à la lecture de travaux "sérieux" (ne se contentant pas de quelques lignes pour expédier le "devoir"), que je compris la portée d'un tel exercice : il avait une fonction de révélateur des imaginaires, et mon corrigé ne pouvant consister à dire quel scénario il fallait projeter, j'imaginais de recenser quelque chose comme les grammaires de leurs imaginaires, et de récapituler les schémas scénaristiques proposés, avec un décalage du récit vers des catégories de scénario (le drame psychologique, le mélodrame, la romance, le film d'action hollywoodien classique, le western avec son duel final, le film policier et son enquête, le happy end ou la tragédie, etc.), puis à faire la lecture des récits ayant fait un travail particulier d'écriture, de focalisation, ou de suspens, ou d'inflexion scénaristique. Chemin faisant, par les hasards de l'expérience qui se produisait sans l'avoir réellement préméditée, mais en l'accueillant et la développant, l'analyse se trouvait déplacée vers d'autres perspectives, proprement littéraires et esthétiques, sans que je m'en sois aperçu, et sans l'avoir préparé, ni a fortiori sans en être un "spécialiste".
A cette première exploration du côté littéraire s'ajoute une deuxième, plus indirecte, mais qui m'a d'autant plus surprise. Je pensais que nous traiterions rationnellement le film, en en dégageant les dimensions raisonnables des actions et comportements des personnages. Ce travail de rationalité se distinguait d'une sensibilité au film, en mettant d'une certaine manière à distance les affects qui gouvernent le visionnage cinématographique. Il s'agissait ainsi de sortir de la puissance des émotions manipulées par les faiseurs hollywoodiens, pour effectuer un pas de côté rationnel, et analyser ce ressort émotionnel, et permettre aux élèves d'entrer dans un regard critique. Parallèlement, l'enjeu était de traiter ce qui est montré comme une réalité possible vis-à-vis de laquelle nous nous positionnerions intellectuellement, en la questionnant, dans sa validité, sa caractéristique humaniste ou anthropologique. Or l'expérience déjoue ici encore ce qui était prévu par l'expérimentation : le travail sur le film amène à travailler sur la sensibilité et l'affectivité, notamment lorsqu'on creuse le travail sur les personnages, sur ce qu'ils sont au-delà de ce qu'ils disent ou font, dans les silences et les non-dits. C'est alors un travail de sensibilité à la situation, à ce que peuvent ressentir les personnages, aux malentendus et quiproquos qui peuvent construire les drames humains, les tragédies, les incompréhensions et les inimitiés qui pourraient être évitées. En s'y arrêtant, on devient sensible à la logique de chaque personnage, dont les conjugaisons mènent aux tragédies et au bord du chaos, mais que l'on peut à la fois chercher à comprendre et à expliquer. Le jeu entre ces deux perspectives, si important pour décoder la littérature, les films et les autres oeuvres fictionnelles, mais aussi les sciences humaines et leurs querelles, et la philosophie elle-même, peut être abordée dans la diversité des regards que les élèves portent sur les personnages, dans la mesure où ils se mettent à leur place ou pas, dans la mesure où ils les regardent de l'intérieur ou de l'extérieur, où ils leur accordent ou pas une liberté, une marge de manoeuvre etc. Cette sensibilité qui consiste à expérimenter la subjectivité de l'autre est l'un des bords de la frontière entre philosophie et littérature qui se trouve ici effacé. La sensibilité est celle de l'humain vivant, celle requise pour les oeuvres fictionnelles, et pourtant elle médiatise ici nos existences et nous permet de parler d'un monde commun, inexistant mais si réel. Cette expérience m'a donc permis de découvrir, par les résistances des élèves, par leurs questions qui m'ont toujours obligé d'expliciter davantage ma propre compréhension, et ce qu'elle relevait d'une sensibilité aux images, aux regards, aux échos à d'autres oeuvres et situations : regarder un film est oeuvre de sensibilité, et le sens ne saurait s'en départir. Ainsi, l'expérience de cinéphilosophie est une expérience qui met au travail la sensibilité dans une expérience partagée de mise en mots et parfois en écrits de ce qui est éprouvé, ressenti, perçu même indistinctement, pour le penser. Réflexion et sensibilité se tissent d'une manière indissociable, inanalysable, voilà ce que j'ai découvert auprès des élèves, que je n'aurais pas soupçonné.
Cette prise de conscience m'a donc amené à reconsidérer ce qui se jouait dans cette expérimentation, et notamment à vouloir explorer davantage la dimension créative de cette imaginaire que je laissais quelque peu en friche. L'alternance de jeux ou d'ateliers d'écriture, afin de développer la perspective créatrice si peu explorée au lycée me semble pouvoir compléter cette expérience de cinéphilosophie. Cela aurait également pour avantage de continuer de réconcilier l'écrit et la création dans un cadre scolaire, en les détachant d'une perspective évaluative. Il serait dans ce cadre possible d'introduire des contraintes du type de celles usités dans les ateliers d'écriture, pour "faire émerger la liberté de la contrainte", en leur demandant d'introduire deux nouveaux personnages dans la poursuite de l'intrigue, ou de donner un sens à cette histoire, sur le mode d'un conte (faire triompher le bien du mal, ou rendre leur distinction impossible ; ou encore condamner la peine de mort, ou le sort fait aux femmes, etc.) afin de les amener à concevoir comment des récits amènent à de telles conclusions sans les formuler explicitement, et si tout film contient ou enveloppe une telle "morale". Ainsi, une telle exploration d'un espace philo-littéraire pourrait se poursuivre en donnant lieu à de nouvelles expérimentations, de nouvelles possibilités de penser et de sentir que l'école réserve à l'éducation personnelle ou privée en général, mais que rien n'interdit a priori. Elle constitue à mon sens autant de perspectives d'augmenter chez les élèves la puissance de penser leur rapport à la culture.
Mais l'expérience ne s'arrête pas à ce qu'en pense l'enseignant qui se livre à l'expérimentation. Elle exige que les élèves la constituent également en expérience, et qu'ils prennent le temps de l'élaborer à l'écrit, en acceptant de jouer le jeu. Or leur écrit est riche d'enseignement. Il montre que les compétences d'analyse n'ont pas été acquises, et que rares sont ceux qui commencent, d'une manière ou d'une autre, à les mettre en oeuvre. L'expérience est de ce point de vue très peu concluante. Les traces de cours sont très peu utilisées, et quasiment jamais apprises, notamment sur l'histoire du genre et la position du film vis-à-vis de ce genre. Le cours donne même souvent lieu à des contresens, ce qui montre que le lien au film n'a pas été assimilé, ou que l'explication manquait d'à-propos ou de clarté. Le questionnement, qui peut constituer la compétence proprement philosophique, est peu saisi et déployé, mais il s'enclenche pour certains. Environ une moitié des copies donnent lieu à une réflexion, ou bien à propos de certains personnages ou de situations (comme le statut de la femme), ou bien concernant le cours lui-même et ce qui s'y est joué pour les élèves. Certains attestent donc d'un nouveau regard sur les films et le cinéma qui, sans toujours les passionner, les a surpris et qu'ils jugent vraiment intéressant. Certains vont jusqu'à dire que l'exploration les a transformés, autrement dit les a formés (et en un sens pervertis), puisqu'ils ne peuvent plus regarder un film sans se questionner sur l'intrigue, sans s'interroger sur les personnages et leurs logiques, sans pratiquer un double travail de distanciation et de compréhension vis-à-vis de ce qui est montré.
Le rapport à l'évaluation et à la note reste très ambivalent et complexe à l'issue de cette expérimentation. Les élèves accueillent d'une part cet écrit avec "droit à l'erreur", ou "droit de ne pas savoir", avec soulagement, et même un brin de revendication. Mais cela leur pose problème en termes de statut : cet écrit est-il réellement sérieux, est-ce véritablement une évaluation ? Certains profitent de cette forme de liberté pour s'autoriser à ne pas jouer le jeu proposé, à ne pas s'y mettre réellement, voire à proposer des provocations en bonne et due forme, quitte à faire montre d'une réflexivité critique aiguë à l'égard des propositions de leur professeur (film mal choisi - trop vieux - , mauvaise animation de la classe, ce qu'on fait ce n'est pas de la philosophie, etc.). Il n'est sans doute pas très étonnant qu'un enseignement sans conséquence sur l'orientation décisive de fin de seconde n'influe que modérément sur le rapport aux notes et à l'évaluation des élèves, et plus largement sur leur rapport au savoir. Celui-ci s'inscrit dans un habitus construit par la pratique scolaire et leur réaction (appropriation, résistance, etc.), que l'arrivée au lycée ne permet pas de rejouer en partant de zéro, d'autant que l'institution et les collègues ont tendance à conforter cet habitus, en définissant les règles du jeu scolaire lycéen (avec quelques ruptures, mais surtout beaucoup de continuité avec le collège). Les conditions à mettre en place pour que se construise un nouveau rapport au savoir sont connues, du fait des établissements expérimentaux de l'Éducation nationale, les ESPI1 : créer une véritable culture d'établissement s'appuyant sur un faire équipe, autoriser la parole des élèves et travailler explicitement leur rapport au savoir dans une articulation des dimensions individuelle et collective. Ces conditions minimales ne sont pas réunies dans les enseignements d'explorations menés, du moins est-ce une ouverture sur un autre rapport possible au savoir et au scolaire, à l'apprendre en général, et j'ose espérer que c'est là le mieux que je puisse faire actuellement, et que ce n'est pas rien.
C) Une expérimentation du "philosopher autrement"
Il est difficile de juger un ensemble de pratiques alternatives ou innovantes, à partir du moment où elles sont devenues ordinaires. Le collectif de pairs joue cette fonction d'échantillon de référence permettant d'évaluer si l'on tente des modifications vis-à-vis d'une norme dominante (ou même marginale) des pratiques d'enseignement2. Les pairs semblent considérer cette pratique d'enseignement comme inédite, ou tout à fait novatrice. Elle le fut pour moi, et c'est bien ce qu'il s'agit de partager dans la perspective de notre rencontre, comme dans celle de formations pratiques à l'expérimentation dans notre enseignement.
Nul doute, en ce qui me concerne, que les pratiques et les perspectives proposées sortent de l'ordinaire collégien et lycéen des élèves qui le subissent / ou en bénéficient, et qu'il s'agit pour eux d'une véritable expérience d'apprendre autrement, parce qu'on leur propose de "scolariser" des objets non classiquement scolaires, d'explorer et de développer des compétences très marginales dans le contexte lycéen (en termes de pensée collective, de construction de savoirs, de légitimation d'une culture non savante notamment). Si enseigner la philosophie autrement consiste à se situer vis-à-vis de pratiques professionnelles de références, on peut gager que cette expérience est bien alternative au regard de ce que produit et encourage l'institution. Elle suppose de s'être autorisé à explorer un enseignement non scolaire de la philosophie, à chercher à encourager une pratique douée de sens pour les jeunes gens qui fréquentent le lycée sans souci du programme et des exigences du baccalauréat ? En bref, il s'agit d'expérimenter une autre forme d'ouverture à cette discipline et univers de pensée qu'est la philosophie, en déjouant et rejouant le rapport exclusif (et excluant) de sa forme et de ses normes scolaires en terminale. Il s'agit de répondre pratiquement à la question : comment permettre aux jeunes lycéens de philosopher, en s'affranchissant de la forme et du programme (donc de l'examen) de la classe terminale ? Cette réponse pratique ne propose ni un modèle ni un exemple, mais une invitation à s'autoriser à expérimenter avec soi-même et ses élèves d'autres modalités de rencontres et d'exercice du philosopher.
Car le discours sur la liberté pédagogique qui pourrait/devrait nous mener, en tant qu'enseignant de philosophie, à expérimenter année après année des cours nouveaux, cache bien souvent une routinisation des pratiques et des travaux proposés : puisque nous sommes libres, pourquoi changer ? Confrontés au phénomène de perte d'adhésion, puis d'adhérence de la plupart des élèves à ce que nous proposons en cours, nous devrions spontanément nous autoriser et nous obliger à enseigner autrement, afin que ce rapport au savoir et à la discipline s'améliore, mais ce n'est le plus souvent pas la voie choisie : on se contente de faire le dos rond devant cette érosion, en imputant la responsabilité à ces élèves, en espérant hypocritement que l'année prochaine, ils seront meilleurs, et peut-être nous aussi. Les effets de cette routinisation de l'enseignement me semblent très souvent sous-évalués par les collègues (elle est en partie explicable comme réaction de défense face au nombre d'élèves et à la charge des corrections de copies), et tout à fait dommageable pour les élèves. C'est en ce sens que l'expérimentation pratique et une perspective d'enseigner autrement la philosophie me semble aussi importantes à pratiquer, et à réfléchir collégialement entre collègues de philosophie.
Sans doute peut-on relever d'autres conclusions concernant cette expérience.
Cette pratique de l'étude cinéphilosophique en "hyper-analyse" ne s'est développée qu'à partir du moment où j'ai été confronté à des classes dans un format horaire très restreint. Comment faire avec un film avec deux ou trois heures ? Ces contraintes horaires m'ont amené à innover plutôt qu'à renoncer, et du coup m'ont obligé à travailler le rapport à la durée des élèves très différemment. Je ne suis pas certain que cette démarche eut été possible avec des jeunes entrant dans un processus de raccrochage scolaire, car l'impatience et l'urgence semblent régler leur existence, et la confiance nécessaire dans ce que propose l'enseignant eut été à construire. En un sens, la docilité des lycéens au regard des propositions scolaires rend possibles certaines innovations beaucoup plus aisément qu'avec des jeunes ayant expérimenté une rupture, qui sont beaucoup plus prompts à demander des comptes et aux enseignants de justifier leur démarche et ses conditions de possibilité. A contrario, les jeunes raccrocheurs sont souvent plus sensibles à l'argumentation des dispositifs innovants, au sens que l'enseignant donne à son activité, et notamment dans son souci de le faire "pour eux". Comme beaucoup de gens, ces raccrocheurs sont pris dans des ambivalences, entre désir de normalité et désir d'exception ou de distinction, car ils ont bien conscience de ne pas être comme les autres collégiens et lycéens, tout en ayant le souci qu'on ne leur refuse plus le droit d'être comme les autres.
Expérimenter "ne marche pas"! En expérimentant, on n'obtient pas les effets escomptés, certainement du fait que l'on n'agit pas dans un champ maîtrisé de forces et de contraintes matérielles, mais parce qu'on intervient au sein d'existences qui interagissent. En d'autres mots, l'expérience de l'enseignement nous oblige à considérer que l'action de l'enseignant se réalise en autrui, et que ce que l'on espère pouvoir produire comme effet dépend d'autrui. Les expérimentations surajoutent à cette incertitude une déprise vis-à-vis du fonctionnement traditionnel de l'institution, autorisant par là-même davantage de potentialités, mais également d'indétermination. En ce sens, l'expérimentation sociale et culturelle que constitue l'enseignement ne saurait être considérée suivant le modèle de l'expérimentation "scientifique".
Cette expérience constitue pour moi, je n'en ai pris conscience que très récemment, la première fois où je puis assumer et revendiquer "un cours dont je sois l'auteur". Ce lieu commun de la doxa des enseignants de philosophie prend ici un sens fort, puisqu'à ma connaissance, personne n'a expérimenté à cette échelle, ni de cette manière, cette analyse cinéphilosophique, qui devient une véritable étude du film, dans les limites de l'exercice (le sens y est premier, la forme n'y est mobilisée que pour l'éclairer). Tous mes autres cours sont des manières d'arranger ensemble des contenus pensés et réfléchis par d'autres et ailleurs. Mais sur les films, j'ai voulu procéder de moi-même, autrement depuis ma propre lecture et intelligence des films, considérant que toute limitée et insuffisante qu'elle soit à bien des égards, elle aurait, sinon la cohérence, du moins la consistance d'une "lecture" personnelle, et ne m'éloignerait pas, par des lectures savantes et des interprétations audacieuses, de l'appréhension des élèves ou individus auxquels je fais cours. C'était également le moyen de savoir pour moi, dans une expérience toujours plus détaillée et approfondie, si cette démarche résistait à cette confrontation à son public, et à ses propres exigences. De ce pont de vue, je n'ai pas été déçu, bien au contraire.
J'ai en effet découvert combien le cours dont je suis l'auteur, que je m'autorise, puisqu'il me grandit dans ce que je sais faire et partager, n'est pas "mon" cours, mais le résultat de cette intelligence collective que j'essaie, parfois bien seul, de susciter. Chaque analyse, les questions, incompréhensions, résistances, interprétations, erronées ou pas, les inventions également, m'amènent à en penser de nouveaux aspects, ou de nouvelles nuances, confirmant mon intuition primordiale de me jeter à l'eau pour faire avec eux, en s'autorisant la déprise. C'est cette autorisation de déprise qui permet au collectif de penser ensemble, avec un membre garant de la démarche, avec quelques longueurs d'avance mais sans vérité sur ce qui est étudié.
(1) Les ESPI sont les Etablissements Secondaires Publics Innovants, réunis en une Fédération des Etablissements Secondaires Innovants, la FESPI, créée en 2007, et reconnue par le Ministère de l'Éducation nationale. On peut se renseigner sur son site : www.fespi.org
(2) Mon sentiment est qu'il est très difficile de connaître les pratiques concrètes des enseignants de philosophie, ce qui est une raison pour penser que s'il s'agit d'un métier, il ne s'agit pas d'une profession, ni d'une professionnalité. L'approche réelle des pratiques d'enseignement de la philosophie s'effectue le plus souvent à partir de l'histoire des textes officiels et des exigences de l'examen, comme des populations bénéficiaires (et de leur sociologie le cas échéant). En l'absence de données consistantes sur les pratiques effectives des enseignants, on postule que les enseignants font la même chose, et sont guidés par les mêmes normes. Sans doute faudrait-il initier des recherches sur ces questions, qui débuteraient par des approches monographiques, puis réflexives, sur ce qui s'exerce et se pratique dans les classes de philosophie au lycée.