Revue

Histoire de l'élaboration d'une démarche d'enseignement de la philosophie concernant la désobéissance civile

A) Au départ, une élaboration du secteur philo du Gfen

La démarche : "Désobéissance civile (DC) ; une mise à l'épreuve", a été initialement proposée lors d'un stage du Gfen (Groupe Français d'Education Nouvelle) en août 2012 ("Obéir, désobéir, créer du droit"), et comprenait alors quatre étapes de deux heures :

  • en matinée (9h-13h) : une étude de cas (démarche dite "des enveloppes"), contenant la description de quatorze cas, très divers, de désobéissance au sens large ; suivie d'une analyse polémique de cinq séquences du film Gandhi, de R. Attenborough.
  • l'après-midi, le travail consistait d'abord en une étude de textes philosophiques, à la fois individuelle et collective. Les textes proposés (Rawls, Arendt, Gandhi, Thoreau, Muller, Laugier/Ogien) visaient tous, selon des variations conceptuelles spécifiques, à construire une définition de la DC. Ce premier temps était suivi d'un "colloque des philosophes" (jeu de rôles oral, les participants "incarnant" les philosophes étudiés), autour de la question : "Comment définir la désobéissance civile ?".

L'analyse critique faite collectivement par l'ensemble des stagiaires en fin de journée a fait valoir que :

  • cette démarche était forte dans sa dynamique intellectuelle et pédagogique : induction / incarnation et discussion des enjeux / abstraction et apports théoriques / repensée personnelle de la réalité et positionnement personnel ;
  • l'après-midi était néanmoins beaucoup trop lourde en textes (il est vrai longs et difficiles). L'ambition de couvrir l'ensemble des auteurs ayant traité de la DC (dans le cadre républicain) est pédagogiquement ruineuse, et dilue la visée pédagogique initiale, la "mise à l'épreuve" réciproque des faits et des théories. Les partenaires ont jugé nécessaire que la démarche globale soit plus centrée sur son objet, épurée, et tendue vers un objectif cognitif mieux identifié.

B) Transposition en classe de décrocheurs

La démarche DC, originellement adressée aux enseignants, devait donc être remaniée avant d'être transposée dans les classes ? Comble de la difficulté, ce premier remaniement eut lieu lors "d'ateliers philo-culture" de 3 heures du micro-lycée "LNC" (Lycée de la Nouvelle Chance) de Cergy-Pontoise, en classe de 1ère (mélange de STG, L, ES), c'est-à-dire auprès de jeunes en situation de "décrochage scolaire", ne se connaissant pas, et porteurs pour certains de lourdes inhibitions quant au rapport à la lecture et à l'écriture. Après réflexion, il m'a semblé que le potentiel de la démarche DC en termes de dynamique de groupe était suffisant, qu'il fallait donc davantage se concentrer sur les exigences intellectuelles, proprement "philosophiques", compte tenu des remarques critiques faites lors du stage. Voici la proposition faite alors :

Atelier 1

Chacun reçoit, dans des enveloppes fermées, des descriptions (seize en tout) de cas de "désobéissance", très différents, mais toutefois numérotés de telle sorte qu'ils puissent soulever des rapprochements problématiques. Ainsi par exemple : les cas 7 et 8 traitent d'avortement ; l'un ("manifeste des 353 salopes") pour revendiquer une transgression en faveur de l'Ivg, l'autre ("interview de Nathalie. B., une militante pro-vie") pour défendre l'irruption dans les hôpitaux afin de bloquer les pratiques d'Ivg. Ou encore des cas de désobéissance violente (les pratiques de la Gauche prolétarienne dans les années 70, ou encore de Charlie Bauer) et des cas de refus obstiné d'obéir, pacifiques, voire immotivés (Bartelby, Rosa Parks, etc.). Ces cas, outre qu'ils permettent une première qualification, sont également une façon de faire connaître aux élèves des moments ou personnages forts de l'histoire des hommes (Ce que l'on appelle parfois bien sommairement la "culture").

Chacun doit alors répondre aux consignes suivantes :

  • a) "Vous nommerez, ou intitulerez ce cas, et proposerez en sous-titre une clé constituée de deux ou trois mots maximum" ;
  • b) Vous ferez une affiche de ce travail qui servira de support à une présentation orale de votre cas ;
  • c) (par binôme) Vous tenterez de dégager, par confrontation entre les cas, des couples conceptuels dont vous identifierez le rapport logique".

Au final, l'enseignant, guidé par les apports de ces travaux, schématise la conceptualisation au tableau (sous forme de "map mind", de cercles intégrés, ou d'une forme quelconque suffisamment claire pour être traduite oralement et par écrit). Possibilité est alors donnée de s'engager dans un nouveau et dernier travail : demander aux élèves de rédiger individuellement quelques lignes autour d'une question relative à la désobéissance.

Atelier 2

Ce deuxième atelier : "Etude des textes de J. Rawls", visait à travailler très précisément sur quelques lignes (2§ d'environ 10 lignes) d'une très grande densité philosophique, d'un style très abstrait mais évocateur, et dénué de toute coquetterie rhétorique, texte stimulant visant à définir la désobéissance civile (extraits du §55 de : Theory of justice, Essais/Seuil). Plutôt qu'une compilation exhaustive d'auteurs, il est préférable pour l'apprentissage de cibler sur un seul texte et d'en approfondir la construction. On mesure dans ce choix ce qui peut différencier un objectif de connaissances positives (délivrées par l'enseignant comme le résultat de ses recherches), ordonnées donc à la "vérité", et l'objectif pratique de formation des élèves à certaines dispositions mentales, lesquelles ne se soucient qu'obliquement de "vérité". L'essentiel étant avant tout que le support du travail, allié à la précision de la consigne, soit le plus fécond possible, pour mettre en activité et en familiarité une "compétence", si l'on tient absolument à ce mot, une posture, un geste intellectuel.

Les jeunes, solitairement et par groupes, soutenus de la présence -de préférence silencieuse- de l'entraîneur, ainsi que d'un questionnaire analytique ouvert, découvrent pour la première fois ce qu'est un texte philosophique exigeant, pénètrent sa construction et ce qui s'y devine de la pensée de son auteur, sa richesse en termes de conséquences pratiques. Ils, elles, découvrent comment un texte peut à la fois nous faire penser le monde et de nous y penser.

Le choix des documents, le cadre donné par la consigne, le rythme imposé du travail, l'anticipation de ce qui peut se jouer dans les groupes -des formes d'entente et de coopération, ou au contraire de rivalité, voire de conflit, qui doivent dans tous les cas encourager une décentration-, sont décisifs quant à la réussite de l'opération, c'est-à-dire quant au risque que les élèves s'autorisent à prendre en entrant dans une aventure nouvelle et engageante.

Atelier 3

Il s'agissait, fort des apports théoriques des ateliers précédents, de visionner des extraits de film ( Gandhi de R. Attenborough), de laisser s'engager une discussion par binôme d'environ 10 mn entre les extraits autour de la consigne suivante : "Vous montrerez la valeur et les limites éventuelles de la stratégie de "désobéissance civile" lancée par Gandhi". Plus précisément : l'un avait pour tâche une description de la séquence, pendant que l'autre préparait un commentaire critique sur la stratégie du Mahatma, avant que les deux ne s'engagent dans une discussion libre sur la question. Le dernier temps de la séquence est consacré à une mise en commun des échanges, séquence par séquence d'abord, puis généralement autour d'une formulation théorique à propos de la DC.

L'ensemble de ce travail fut à mes yeux plutôt réussi ; à la fois parce qu'il permit, par sa forme tantôt coopérative tantôt polémique, une première (re) socialisation scolaire, parce que les élèves se sont massivement prêtés à l'activité intellectuelle, et enfin parce que les objectifs, en terme de compétence et de connaissances, ont été, sinon atteints (quelle mesure pourrait-on imaginer pour en décider absolument ?), du moins abordés et approfondis. La difficulté sans doute fût de mettre les élèves en travail d'écriture ; en effet, tant que les travaux n'engagent que la parole, les consignes sont suivies et l'enthousiasme est intense, l'écrit ne représentant pas encore à leurs yeux un moment nécessaire, et bientôt joyeux, de l'élaboration intellectuelle solitaire.

Par ailleurs, la présence d'un collègue de math à l'un de ces ateliers, muni de son appareil photographique (Il était question de publier sur le site du lycée des photos d'élèves en activité), a permis une nouvelle modification de la démarche  ; nos échanges ont suggéré que les enveloppes du début pouvaient être davantage utilisées, par exemple par un retour réflexif en fin de parcours.

C) Transposition en classe de T.ES/S

Atelier 1 et 2 inchangés.

Pour l'atelier 3, j'ai remplacé la démarche "Gandhi" par un retour sur les cas initiaux. L'heure est désormais consacrée à la "mise à l'épreuve" proprement dite : les élèves, fort du travail fait sur J. Rawls à propos de la définition (ô combien fine dans ce texte) de la désobéissance civile, avaient pour consigne : "Par groupe de quatre, vous reprendrez chaque cas-enveloppe pour décider, en le justifiant explicitement, s'il doit être qualifié ou non de désobéissance civile, selon la définition qu'en propose J. Rawls".

Ce moment accomplit pleinement l'ensemble de la séquence pédagogique : des cas à l'abstraction, de l'abstraction à la réflexion ; le dernier moment est une descente : de la réflexion (rawlsienne) en l'occurrence, aux cas initiaux dans une perspective de reconnaissance/discrimination. On mesure ici l'importance de la qualification de "civile", et combien est nécessaire le moment de validation finale de la démarche par l'enseignant ("Qu'avons-nous cherché à faire, qu'avons-nous fait ?") : nous avons appris que la médiation du langage théorique permet de penser (identifier/distinguer) le réel, en qualifiant explicitement et réflexivement certains ensembles empiriques pour construire la réalité. Peuvent suivre alors un certain nombre "d'exercices" qui marqueront ce geste intellectuel, dont la répétition déploie la familiarité.

Remarque : l'atelier "Gandhi" n'est nullement invalidé. Il présente, aux dires des participants, de nombreux avantages (support sensible, gravité des questions, variations idéal-typiques de l'art cinématographique, discussion, divergence et conflit) ; il permet une pénétration "dramatique" dans les enjeux spécifiques de la DC, mais le temps imparti ne permet pas toujours d'épuiser les possibilités pédagogiques ; en classe de terminale en particulier, les soucis liés au bac obligent souvent à s'orienter plus vite vers le travail d'écriture proprement dit.

D) Retour de la démarche auprès des "alter-enseignants"

Cette aventure a donc déjà, on l'a vu, une longue histoire quand elle se présente aux journées "innovation" ; concoctée initialement par le groupe Gfen lors de réunions de stage de formation, d'évaluation collective et critique, transposée à plusieurs reprises dans diverses situations de classe, elle revient devant les enseignants professionnels de philosophie, réunis pour des journées intitulées par les organisateurs : "Enseigner la philosophie autrement ?". Et en effet, la démarche DC peut se percevoir comme un "autrement" de l'enseignement habituel : par le fait qu'elle accorde une place centrale au travail des élèves au détriment de l'omniprésence de la parole magistrale, interrogeant au passage par là le rapport de l'enseignement et de la maîtrise (J'ai pour ma part dans cet article préféré le terme "d'entraîneur" à celui de "maître") ; par le fait qu'elle substitue par conséquent à l'ambition universitaire de la leçon (de vérité), une formation exercée des catégories et des compétences intellectuelles de chacun ; par le fait encore qu'elle met un terme à l'illusion entretenue d'une pensée nécessairement solitaire, en mettant en scène les divers moments de coopération, de conflit, et de solitude enfin, que recèle l'acte de penser ; et enfin, l'essentiel peut-être, par le fait qu'il apparaît qu'une séquence pédagogique s'enrichit toujours de sa critique, qu'il n'existe aucune autre "recette" de cours que l'ouverture d'une proposition aux pairs, d'une élaboration partagée et infiniment (re) travaillée, d'une transposition variée.

C'est donc sous une forme légèrement transformée que la démarche DC s'est présentée aux collègues ; les deux heures trente disponibles pour la faire vivre obligeait encore à des coupures, et à cibler son coeur. Voilà donc la dernière version :

  • Atelier 1 - "Cas-enveloppes", inchangé.
  • Atelier 2 - Etude de texte (Rawls : 6§ extraits du §55 de TJ).
  • Innovation : groupes alternés analyse, synthèse.
  • Atelier 3 - "Mise à l'épreuve", inchangé.

Que signifie : "Groupes alternés analyse/synthèse" ? Il s'agit d'une interrogation : dans quelle mesure le travail analytique (ligne à ligne, mot à mot), qui n'est possible que pour de petits textes denses, se combine-t-il avec une lecture "synthétique" d'un texte plus long, composé d'une multitude de petits paragraphes denses ? Quel rapport entre lecture de détail et lecture de gros ?

Eclairage par l'organisation suivante. Consigne : "Vous avez tous un texte composé de 6§ (Extraits de J. Rawls §55, TJ), Vous composerez X groupes de 4 ; ces groupes se divisent en deux : les "analyses" (A) et les "synthèses" (S).

Premier temps (45mn)

a) Consigne pour le groupe "analyse" : "Vous étudierez, à l'aide du questionnaire linéaire joint, les §1 et 2 ; vous expliquerez enfin telle et telle phrase : "...".

b) Consignes pour le groupe "synthèse" : "Vous lirez le texte entier de Rawls, et tenterez de restituer l'idée essentielle et les étapes de l'argumentation".

Deuxième temps (45mn) :

Changement de groupe / groupe nouveau = deux membres de groupe A + 2 membres de groupe S.

Consigne : "Chaque groupe A/S s'interroge sur l'apport respectif du travail analytique et synthétique ; les S commenceront à livrer leur travail, et les A le critiquera".

A la fin du temps, démonstration était faite que les deux approches isolées sont, comme on s'en serait douté, en soi insuffisantes. Seule une interaction entre ces deux façons, non congruentes immédiatement, permet progressivement de focaliser une lecture philosophique cohérente et ouvre à l'explication. Chacun a donc pu mesurer à quel point il était vital de cultiver les deux talents et de ne pas se contenter d'une trop rassurante familiarité. Il s'agira par la suite de faire saisir à chaque élève ce qu'il doit singulièrement pratiquer pour surmonter ce qui est apparu au cours de la démarche comme un handicap ou une lacune.

J'ai voulu par la rédaction de cet article rester au plus près de la pratique professionnelle, éviter les grandes phrases sur l'innovation ou la conservation, sur ce peut signifier "nouveau", ou "autre", etc. Il se trouve que je me suis engagé depuis quelques années dans cette façon de penser et de faire, laquelle place au coeur du métier la mise en travail des élèves, non plus renvoyée "à la maison", mais installée dans la classe même, dans le souci de cultiver et de parfaire certains "gestes" théoriques, typiques de l'activité philosophique. Les scénarisations diverses, le "dispositif" n'a pas d'autre motif que de découper et valoriser une activité spécifique, d'entraîner au double sens du terme, afin qu'au final le retour réflexif puisse identifier l'objectif et le parcouru, afin encore que chacun puisse comprendre et apprécier pour lui-même le sens de la séance.

Il me semble aujourd'hui que cette démarche a atteint une forme convenable, même si elle doit toujours être interrogée et transposée dans des situations concrètes. J'espère avoir bien faire sentir au lecteur à quel point ce travail n'a été possible que parce que critiqué par des pairs, dans une ambiance conviviale et exigeante. Si j'ai remis en selle régulièrement la démarche, c'est parce que d'autres - dont les élèves aussi bien sûr- m'ont éclairé. C'est ainsi qu'il me semble que l'on pourrait envisager à l'avenir une partie de la formation au métier d'enseignant de philosophie : comme une activité d'auto-formation continue, espace d'élaboration collective de séquences de cours, lesquelles s'attachent avant tout à faire progresser pratiquement chez tous les élèves une rationalité universellement partagée.

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