Revue

Quelques éléments d'analyse d'une séance en CLIS sur "Croire et savoir"

Regards croisés sur une séance de philosophie menée dans une CLIS (CLasse d'Inclusion Scolaire) : "Croire et Savoir"

Regards croisés sur une séance de philosophie menée dans une CLIS (CLasse d'Inclusion Scolaire) : "Croire et Savoir"

Cette séance est un challenge : relever le défi d'un atelier de philosophie dans une Clis.

Le sujet choisi est fondamental, parce qu'il donne lieu chez les élèves à de grandes confusions, en particulier chez ceux ayant une conception dogmatique de la religion, identifiée à un savoir absolu...

Je donne ci-dessous quelques éléments d'analyse concernant la pratique du maître, ses gestes professionnels, puis les gestes d'étude des élèves.

I) La boite à outils de l'enseignant

Ce sont les moyens utilisés par l'enseignant dans sa classe pour éveiller à la pensée réflexive des élèves en difficulté scolaire (Il y a une AVS dans la classe).

- Partir du concret pour ancrer une réflexion abstraite.

C'est fondamental pour des élèves de Clis. Le maître raconte une petite histoire tirée d'un goûter philo, amenant des exemples de superstition (passer sous une échelle, rencontrer un chat noir, toucher du bois) ; une autre traitant des coutumes ("Mange avec ta fourchette, pas avec tes mains"), encore une autre sur le "croire en quelqu'un" ("Je rencontre un ami qui me dit..."). Il prend dans la séance d'autres exemples : un fer à cheval, l'expression "croiser les doigts" ; il fait une rupture épistémologique par rapport aux préjugés avec l'exemple 2+2=4 et les expériences scientifiques faites en classe. Il rebondit sur les exemples des élèves : dame blanche, dame noire, Père Noël, Jésus et Dieu, expériences scientifiques, étude sur les gorilles...

Le problème, c'est de ne pas s'y enfermer, un exemple entraînant un autre exemple en écho sans décoller du concret. Il faut donc faire un tremplin des exemples pour l'analyse des notions. Mais comment passer de l'exemple à la définition ou à la distinction conceptuelle ? De l'exemple à l'argumentation plus abstraite ? Le contre-exemple peut être utile.

- Poser des questions. A la classe, pour activer la réflexion chez tous. Ou nominativement, pour qu'un élève aille plus loin.

- Faire des mini-entretiens avec certains élèves (K1 156, Justin 373, Dylan 533), pour qu'ils approfondissent leur pensée. Exemple : à "Croire en lui c'est-à-dire ?", Dylan répond en 557 : "Ben croire aux autres". La difficulté est ici de continuer l'entretien tout en évitant la dispersion des autres élèves. L'entretien doit être court et efficace !

- Maintenir tout au long le fil de l'objet de travail (creuser la distinction croire-savoir). Cela suppose ici une conduite forte, recentrant, recadrant. Avec les avantages d'une progression, la limite d'une moindre interaction entre élèves.

- Avoir une attitude d'accueil des apports des élèves, sans jugement, ce qui autorise leur parole, dans la confiance et la sécurité. Le maître ne demande pas de bonnes réponses. Mais beaucoup d'interventions d'élèves ne sont pas reprises, l'enseignant sélectionnant les éléments pertinents pour déterminer la distinction notionnelle.

- Adopter une attitude non dogmatique, ne prenant jamais explicitement parti : il dit quatre fois "je ne sais pas" (53,146, 292, 443). Mais c'est lui, non les élèves, qui introduit la précision essentielle : est savoir ce qui est vérifié, contrairement à la croyance. Il dit même à la fin : "ce que je voulais vous faire dire" (739). Il y a là une dialectique subtile entre une posture affichée (je ne sais pas), et le résultat auquel il veut parvenir : la différence entre croire et savoir, qu'il connait et attend des élèves...

- Demander des définitions ("une légende, c'est quoi ?" 156), ou proposer des choix (le Père Noël, il existe ou pas ?" ; en 608-610 : "Est-ce que ce sont des croyances qu'on fait en sciences ? ... Ou est-ce que c'est du savoir ?" ; en 620 : "Tu penses que les sciences c'est les deux ? C'est croire et savoir ?", ou en 625 : "c'est du savoir les sciences ou c'est... croire?" " c'est croire ou savoir ?").

- Combiner l'oral et l'écrit pour exprimer une pensée.Le tableau est utilisé pour coller des objets, ou écrire des éléments donnés par les élèves ou synthétisés par l'enseignant. Les élèves sont amenés à écrire sur la différence proposée sur une feuille, que certains liront (Dylan insiste, mais l'enseignant poursuit un moment son chemin).

- Faire des reformulations, en écholalie ou plus élaborées. Reprendre certains mots essentiels (ex : "habitués" 505, qui cerne l'habitude de la coutume). Transformer le "croire en lui" en "croire en soi"...

- Gérer l'ordre dans la classe, sans lequel les élèves et le maître ne s'entendraient plus, condition du déroulement profitable de l'échange, car les élèves s'interrompent souvent les uns les autres. Il y a de nombreux "chut", des rappels à l'ordre, surtout à la fin, car la séance est longue pour ces élèves. Ces rappels portent sur la discipline, jamais sur le fond (Il ne dit jamais tu as tort, ou c'est faux). Le maître demande parfois, quand il y a trop de dispersion, de lever la main pour parler. Mais ce n'est pas une règle systématique, et il n'y a pas de président de séance (Qu'est-ce que cela pourrait donner dans une Clis ?).

Par contre la séance s'achève sans véritable conclusion, sans noter la différence essentielle dégagée.

II) Les attitudes des élèves

A) Ils sont confrontés à de nombreuses difficultés face à la tâche complexe et coûteuse pour eux (mais qui peut devenir un plaisir avec l'habitude) de penser :

  • Réponses immédiates à une question du maître à la cantonade, spontanéité sans réflexion préalable. Réaction sur le coup à une intervention de camarade, très courte, affective, non élaborée.
  • Difficulté d'élaboration et d'expression de la pensée. Soit ils énoncent un mot, une expression, soit ils tentent laborieusement de faire une phrase, souvent inachevée (difficile d'attendre pour l'enseignant le temps toujours trop long pour que cela sorte...).
  • Dans le passage à l'écrit, appréhension de s'y mettre, retardement du passage à l'acte sur le choix, secondaire pour l'activité, de la couleur de la page ; ou blocage : ne rien pouvoir écrire ; ou se réfugier dans le dessin ; ou s'en tenir à une seule phrase courte.
  • Souvent manque d'attention, dispersion, excitation, surtout à la fin, la séance s'avérant trop longue pour beaucoup (la vidéo est ici plus éclairante que le texte, la parole y apparait foisonnante, difficile à réguler).
  • Les élèves ne (se) posent guère de questions, ne définissent pas et n'argumentent guère : en 91, à une demande de définition de la légende, Florian 2 répond par un exemple, la dame blanche. Tout le problème est de passer de l'exemple à la définition ou à la preuve plus abstraite.

Il faut dire que la distinction conceptuelle, déjà complexe en elle-même pour un adulte, l'est particulièrement pour eux, le passage des exemples au mot général et abstrait, qui renvoie à une notion à conceptualiser, étant périlleux.

Ils ont en fait une difficulté à distinguer une histoire légendée et une histoire réelle, le réel et l'imaginaire, l'apparence et le réel, la réalité et la vérité ; ce que l'on a vu à la télé fait preuve etc. L'intérêt de la réflexion est précisément de les aider à mettre de l'ordre dans ce mélange, à s'aider du langage pour distinguer et définir, à argumenter leurs réponses, à commencer à penser par eux-mêmes.

B) Ils s'essayent pourtant à la pensée, avec des tentatives intéressantes. Exemples :

Kevin 1 demande en 50-52 si c'est vrai qu'un chat noir porte malheur.

En 157, Kevin 2 répond à "Une légende, c'est quoi alors ?" : "Ben peut-être c'est faux. Peut-être c'est vrai", approche de la notion, première définition.

Et à "comment on peut savoir ?", Kevin 1 répond "Ben déjà il faut déjà aller voir", exprimant une exigence de preuve.

A "Comment on sait ?", Justin répond en 374 : " Ben parce que en fait... on... apprend", faisant la relation entre savoir et apprentissage.

A "C'est quoi la différence ? (entre croire et savoir), Justin répond en 398 : " Ben la croyance c'est pas vrai, non?", comprenant que la croyance pose la question de la vérité de ce qui est cru.

En 553, Dylan lit ce qu'il a écrit : "Croire et savoir la différence : savoir écrire les mots et croire en lui", pressentant la différence entre savoir faire quelque chose et croire en quelqu'un.

En 621-623, Hugo distingue : "croire la maîtresse... et savoir... la leçon".

A la proposition "Le père Noël c'est une... ?", Dylan répond en 634 : " Croyance ! C'est notre papa qui fait le père Noël", et Justin en 641 : "Le Père Noël, c'est une légende" ; on exemplifie ici la notion comprise, au lieu de partir de l'exemple sans abstraire et trancher.

En 670 s'exprime le sentiment d'un savoir partagé : un élève, s'adressant à Hugo, qui croit au père noël : "Tu vois, toi tu es que un et nous on est nous tous ...".

A la question : "c'était un vrai, c'était un Père Noël ?", Théophile en 719 répond (et Justin en 722) : "C'était un Père Noël faux", distingant ici réalité apparente et vérité.

Tout l'art de l'enseignant est ici de saisir l'opportunité (le kairos) de ces rares "moments philosophiques" (on questionne, on définit, on argumente), d'exploiter ces "perles" au fur et à mesure qu'elles se présentent, et de les acter dans une progression.

Conclusion

La séance montre donc chez ces enfants des potentialités réelles de réflexion, contrairement à nombre de préjugés qui jugeraient a priori l'opération vouée à l'échec. Le maître met donc en pratique le postulat d' "éducabilité philosophique" de jeunes enfants, y compris en Clis, qui rend possible de ce fait la réflexion chez les élèves (effet Pygmalion). Cela n'est rendu possible que par un étayage fort de l'enseignant.

Celui-ci en effet doit gérer à la fois, ce qui le met en surcharge cognitive :

- l'ordre, dans une classe peu nombreuse, mais avec des élèves en difficulté avec des processus langagiers et cognitifs. Cette gestion du groupe-classe en face à face lui prend beaucoup d'énergie, et exige de lui un travail personnel sur ses impatiences face à certains comportements perturbateurs. La répartition de la parole n'est pas simple, buissonnante ; il cherche à la faire tourner chez les élèves. Il utilise à cette fin les "chut", le rappel à l'ordre, et comme dispositif de régulation de la parole, l'injonction de lever la main, mais sans règle particulière, choisissant lui-même qui interviendra ;

- la dynamique sociocognitive du groupe, en s'appuyant sur de nombreux exemples, reformulant, garantissant le fil de la discussion, relançant en permanence la réflexion par des questions et certains apports. On pourrait se demander, dans la finesse du grain, s'il est possible d'avoir un système de parole plus régulé (un président de séance, des règles de circulation démocratique de la parole ?), et une exploitation plus systématique des trouvailles réflexives des élèves, centré sur les processus de pensée qui peuvent rendre l'échange philosophique (s'interroger, définir, distinguer, argumenter, objecter...).

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