"Ce ne sont pas les choses qui troublent les êtres humains, mais les jugements relatifs aux choses" ( Manuel d'Épictète, II-2-V; dans Boissinot, Godon et Rivard, 1998).
Pour approfondir l'intérêt du "changement de point de vue" dans la formation de l'esprit philosophique, et prolonger notre dossier Philosoin du n° 57 de Diotime, nous publions un article en deux parties (n° 57 et 58 de Diotime), dans lequel cette affirmation de L. Wittgenstein est rappelée :
"Le philosophe traite une question comme on traite une maladie".
L'extrait qui précède est largement cité dans les écrits traitant de la technique du recadrage. Selon Épictète, philosophe stoïcien, il faut faire la distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous. Il précise en outre que si on doit savoir s'accommoder aux secondes, on doit toutefois exercer notre entière volonté face à ce qui dépend de nous. Or, pour Épictète, s'il est une chose qui nous appartient en propre, c'est précisément "l'usage de nos représentations" ( Manuel, II-2-VI), voire le sens que nous donnons aux choses ou aux événements. Sur ce point, Godin (2006) explique: "Épictète était esclave, Marc-Aurèle était empereur: cette situation objective ne dépendait pas d'eux. Mais la façon dont Épictète vivait sa servitude, la façon dont Marc Aurèle vivait sa charge d'empereur, cela dépendait d'eux." (p. 123) Face à une situation problématique, lorsqu'un changement s'avère nécessaire, il doit donc être "de ton ressort" (p. 118) et porter notamment sur le point de vue adopté à son sujet.
Maurice (2006) s'est intéressé à la parenté entre l'École de Palo Alto1 et la philosophie de Ludwig Wittgenstein. Il a recensé une vingtaine de références au philosophe dans les ouvrages de l'École, en particulier ceux de Paul Watzlawick, et leur analyse lui a permis de faire le constat d'une similitude dans la posture et dans la méthode adoptées face à un problème. Pour le philosophe, lorsqu'on s'embourbe dans une situation au point de n'y voir que du brouillard, c'est qu'on pose celle-ci d'une façon telle qu'on se piège soi-même, contribuant ce faisant à l'exacerber, voire même à la rendre insoluble. Il faut donc envisager différemment le problème et la notion de "changement d'aspect" qu'il introduit s'apparente sur plusieurs points à la technique du recadrage. Cette notion, qui est au coeur de ses travaux et de ses réflexions entre 1947 et 1949, s'arrime à la conception du langage qu'il présente dans ses Recherches philosophiques (1953), ouvrage qui a valu à Wittgenstein une importante notoriété2. Il est donc intéressant d'investiguer celle-ci en la situant dans le cadre philosophique qui la circonscrit, et ce, afin d'en dégager quelques idées susceptibles d'enrichir notre compréhension de la technique du recadrage.
Dans une première section, la définition de la technique du recadrage en thérapie systémique sera d'abord introduite. Le cadre théorique sur lequel cette technique prend appui sera ensuite présenté, de façon à situer celle-ci au sein de l'approche d'intervention développée à l'École de Palo Alto. Il en sera de même pour la seconde section consacrée à la notion de "changement d'aspect", laquelle sera contextualisée à même le cadre de la seconde philosophie3 de Ludwig Wittgenstein, notamment sa conception du langage. La mise en relation de la technique du recadrage et de la notion de changement d'aspect fera l'objet d'un second article qui sera publié dans le prochain numéro de Diotime.
I La technique du recadrage en intervention systémique
Janne et Dessoy (1999) notent que malgré le grand intérêt qu'on lui porte en intervention systémique, la technique du recadrage n'en demeure pas moins peu traitée dans les écrits spécialisés. Lorsque tel est le cas, le texte précurseur de Watzlawick, Weakland et Fish (1975) est largement cité, tout spécialement la définition du recadrage qui y est présentée. Alors que cette définition est généralement revue en fonction de l'intérêt que cette technique revêt pour la pratique de la thérapie, ses aspects théoriques sont par contre peu investigués. Précisons que le texte de Watzlawick, Weakland et Fish a le crédit d'avoir introduit la pratique du recadrage tout en la situant dans le cadre des concepts et aspects fondamentaux du modèle et de l'approche thérapeutique qui se sont développés à l'École de Palo Alto. Voici comment y est défini le recadrage:
"Recadrer signifie [...] modifier le contexte conceptuel et/ou émotionnel d'une situation, ou le point de vue selon lequel elle est vécue, en la plaçant dans un autre cadre, qui correspond aussi bien, ou même mieux, aux 'faits' de cette situation concrète, dont le sens, par conséquent, change complètement." (p. 116)
Plusieurs des écrits introduisant cette technique s'y réfèrent : un optimiste est une personne qui voit une bouteille à moitié pleine alors que le pessimiste voit cette même bouteille à moitié vide. Pourtant, il s'agit d'une même quantité de liquide. La différence entre ces constats réside dans l'adoption de points de vue différents d'une même réalité, soit un contenant rempli à 50% de sa capacité. Ni l'optimiste, ni le pessimiste ne peuvent donc prétendre détenir l'unique vérité. Il y a en effet différentes façons de concevoir une même chose, au sens de la signification qu'on lui confère. Sur ce point, Watzlawick (2000) distingue deux niveaux de réalité: celle de premier ordre qui réfère aux propriétés physiques des objets de notre perception, et celle de second ordre qui rend compte des significations qu'on attribue à ces objets. Or, selon lui, la plupart des problèmes humains concernent ce second niveau de réalité, en ce sens qu'une personne ne souffrirait pas de la réalité en tant que telle mais plutôt de la conception qu'elle s'en fait. Watzlawick (1980) explique: "[...] le sujet en proie à la dépression choisit de retenir du monde son côté misérable pour bâtir sa réalité du deuxième ordre..." (p. 50) Par ailleurs, les interprétations qu'une personne adopte ont une influence directe sur ses comportements, donc sur sa réalité concrète, celle de premier ordre. En effet, concernant nos réactions face à une situation problématique, Murphy et Duncan (1997) précisent: "Lorsque nous sommes embourbés dans un problème, nous privilégions une façon particulière de le voir et nous sommes limités aux tentatives de solution qui en découlent."4(p. 79)
Une manière particulière de concevoir ce qu'est un problème et la façon de le résoudre découlent de la distinction entre les deux niveaux de réalité. Concernant celle de premier ordre, on reconnait que les faits sont des faits. Cependant, en ce qui a trait au niveau des significations, la technique du recadrage prend précisément appui sur la variabilité de points de vue qu'il est possible d'adopter. Selon Watzlawick (2000), alors qu'il y a de multiples interprétations potentielles à une situation problématique, la personne tend à retenir celle qui lui paraît la plus raisonnable, sinon la seule possible, et qui, tel un piège, la maintient malencontreusement dans son problème. Si les difficultés d'une personne persistent en dépit de la bonne volonté dont elle fait preuve, c'est qu'elle s'acharne à appliquer une "recette qui consiste à faire 'plus de la même chose'" (Watzlawick, 1980; p. 125), ce qui lui semble le plus logique de faire dans les circonstances, compte tenu du point de vue qu'elle adopte. Se référant aux travaux de l'École de Palo Alto, Giribone (1988) précise que "chacun porte en lui une manière d'idéologie personnelle, un horizon qui limite la portée de sa vision des choses, ou plutôt l'éventail de ses visions possibles" (p. 122). La thérapie doit donc l'amener à rompre avec cette façon de voir unique, et ce en encourageant l'exploration d'interprétations alternatives. Watzlawick (2000) soutient en effet que "toute psychothérapie efficace consiste en un changement réussi [...] de la signification [...] qu'une personne attribue à un aspect spécifique de la réalité et qui [...] rend compte de sa douleur et de sa souffrance" (p. 146).
Lorsqu'une personne est empêtrée dans une situation difficile, c'est donc en raison de la façon dont elle conçoit celle-ci et, en corollaire, des solutions qu'elle met en oeuvre pour y remédier. Considérons la situation d'escalade suivante: en réaction aux punitions de plus en plus imposantes de son enseignant, un élève adopte des comportements qui vont de pire en pire. Plus l'enseignant punit, plus l'élève réagit. Plus celui-ci réagit, plus l'enseignant punit! Pour expliquer une telle situation, Watzlawick, Weakland et Fisch (1975) vont même jusqu'à affirmer que "le problème, c'est la solution" (p. 49), voire la persistance ou l'acharnement de chacun à agir 'encore et encore' d'une façon qui s'avère manifestement inopérante. Or, une différence de point de vue permet d'expliquer cette escalade. Alors que l'enseignant croit qu'il est tout à fait normal d'imposer son autorité, l'élève considère tout aussi justifiable d'aspirer à une relation éducative plus démocratique. La technique du recadrage pourrait permettre de dénouer cette impasse en élargissant le registre des significations de la personne qui désire un changement, soit l'enseignant ou l'élève, idéalement les deux, et en privilégiant un nouveau cadre à même d'entraîner des actions et réactions différentes et plus profitables!
Afin de saisir l'ampleur de ce qui est ciblé par la technique du recadrage, l'École de Palo Alto (Wittezaele et Garcia, 1992) a introduit deux types de changement. D'abord, il y a le changement 1 qui s'inscrit dans l'ordre du système dont il cherche à préserver la stabilité. Le changement s'avère certes possible mais dans la limite de l'homéostasie, cette tendance de tout organisme au maintien de son équilibre interne et de sa réaction à tout ce qui est susceptible de le menacer. La logique du bon sens y prévaut, une logique qui, par son étroite proximité du système problème, en devient en quelque sorte le complice. À ce sujet, Lovey et Nanchen (1994) présentent le processus par lequel une difficulté scolaire en vient à se muer en échec sous l'effet malheureux de la façon dont la situation est conçue et traitée. Ils précisent que l'évocation usuelle d'un problème hypothétique à la source d'une difficulté, tels un trouble, une pathologie ou un problème familial, fait en sorte que l'attention devient mobilisée par la quête d'informations qui s'inscrivent précisément dans "le registre de la pathologie" (p. 86). Dans la mesure où cette façon de voir se développe et parvient à s'imposer, notamment chez l'élève et ses parents, "l'échec scolaire acquiert sa dynamique propre et organise les relations entre les [...] acteurs concernés par le problème" (p. 80). C'est sous l'effet d'un tel processus que la réalité de second ordre, celle des significations, parvient à influer sur la réalité de premier ordre, celle des faits concrets et objectifs.
Pour sa part, le changement de type 2 est beaucoup plus imposant et vise une modification du système lui-même. À titre d'exemple, face à un élève qui dérange constamment le groupe en faisant des blagues, l'enseignant peut réagir en passant de la réprimande à la plainte aux parents, puis à l'expulsion de la classe et au renvoi chez le directeur. À première vue, il s'agit de mesures différentes, mais chacune respecte une même logique: L'élève dérange, il doit être puni et il finira par se calmer. Il s'agit donc de changements 1. Au contraire, en guise de changement 2, il serait possible pour l'enseignant de considérer la situation d'un oeil nouveau en interprétant par exemple les comportements de l'élève comme la manifestation de sa joie de vivre et de son aptitude à créer une bonne ambiance de travail. Il va sans dire que ce point de vue se démarque de celui communément adopté et il est à même de se traduire dans de toutes nouvelles interventions, bref dans une gestion différente des comportements de l'élève. Pour apprécier l'impact potentiel d'un tel changement, pensons aux réactions prévisibles de cet élève en réponse au contexte bien différent qui lui serait dorénavant offert. Wittezaele et Garcia (1992) précisent:
"[...] en modifiant la perception du problème, [la technique du recadrage] ouvre la voie à l'application de solutions nouvelles et originales, il entrouvre quelque peu les oeillères qui légitiment le recours aux tentatives de solutions inefficaces." (p. 287)
Alors que le changement 1 s'inscrit dans les limites de la logique du système, le changement 2 requiert une modification de perspective, un recadrage qui apparaît souvent, en raison de sa nouveauté, "comme 'bizarre', 'énigmatique', 'paradoxal'" (Marc et Picard, 2002; p. 101), "illogique ou inattendu" (Wittezaele et Garcia, 1992; p. 292) ou encore "sans rime ni raison, comme une discontinuité" (Watzlawick, Weakland et Fisch, 1975; p. 41). Or, si tel est le cas, c'est en raison de la démarcation du nouveau cadre avec celui qu'il semblait tout à fait logique d'adopter dans un système qui tend avant tout à sauvegarder son équilibre. Ceci explique d'ailleurs qu'un recadrage proposé à une personne en thérapie ne suscite pas toujours aisément son adhésion, aussi prometteur puisse-t-il être. Sur ce point, l'approche d'intervention développée à l'École de Palo Alto est dite stratégique en ce sens que la façon de présenter un cadre alternatif à leur client est méticuleusement planifiée de manière à en maximiser l'acceptation. Pour ce faire, à l'instar de l'hypnothérapeute Milton Erickson, les tenants de cette approche préconisent de "parler le langage du patient" (Wittezaele et Garcia, 1992; p. 212) et de tenir compte de la position qu'il adopte, c'est-à-dire de ses opinions, de ses valeurs, de ses croyances et de l'image qu'il a de lui-même. Contrairement aux approches classiques de la thérapie, le "recadrage implique que le thérapeute apprenne le langage du patient et non que ce dernier entre dans le schéma explicatif du thérapeute" (Wittezaele et Garcia, 1992; p. 287). Précisons que la technique du recadrage n'est pas aussi simple qu'elle peut le sembler de prime abord. Watzlawick (1991) affirme à ce sujet:
"Si toutefois celui qui souffre parvient - spontanément ou à l'aide d'une thérapie - à quitter le cadre de sa réalité, qui apparemment englobe tout, c'est grâce à un bond extraordinaire et difficile à décrire qui lui permet de sortir de ce cadre, à une opération consistant à se tirer soi-même vers le haut, qui n'a rien à envier au tour de force du baron de Münchhausen5." (p. 165)
L'École de Palo Alto adopte une perspective systémique. Les problèmes humains y sont conçus sous ce prisme et cela se reflète dans le modèle d'intervention qui en découle. La réalité de premier ordre et celle de second ordre se combinent donc dans un monde considéré comme totalité. Aussi, bien que le point de vue et les représentations adoptés par une personne puissent être déterminants de sa souffrance, le contexte factuel dans lequel celle-ci se présente, donc la réalité de premier ordre, y est aussi pris en considération. Dans la technique du recadrage, tant sa situation problématique 'réelle' que sa façon de la considérer font partie du décor. Bien que l'intervention gagne à respecter le langage et la position de la personne, l'École de Palo Alto préconise donc néanmoins que le questionnement d'un problème colle aux faits de la situation, aux différents aspects du milieu potentiellement reliés à ses difficultés. Pour ce faire, elle privilégie sans contredit la description à l'explication ou au diagnostic (Fisch et Schlanger, 2005). Sachant d'emblée que toute interprétation ne saurait être qu'hypothétique, le nouveau cadre recherché doit correspondre tout "aussi bien, ou même mieux, aux 'faits' de [la] situation concrète" (Watzlawick, Weakland & Fish, 1975; p. 116).
L'approche du groupe de Palo Alto se caractérise tout spécialement par son pragmatisme. Au questionnement usuel cherchant à clarifier ou à expliquer une situation problématique, souvent en scrutant ce qu'il y a 'en dessous' ou 'derrière' le problème, elle privilégie plutôt une investigation minutieuse de ce qui est manifeste, ici et maintenant. Une intention précise motive la démarche, soit la "résolution d'un problème circonscrit" (Weakland, Fisch, Watzlawick & Bodin, 1981; p. 356) qui, par un effet d'entraînement, est susceptible d'encourager d'autres changements bénéfiques, à une échelle étendue à l'image du monde. Une règle très simple prévaut : " Pour que quelque chose change, il faut changer quelque chose !". À cet effet, l'intervenant est encouragé à être actif et à "appliquer des méthodes d'influence appropriées et efficaces" (Weakland, Fisch, Watzlawick et Bodin, 1981; p. 382). La réalité étant considérée comme un système ou une totalité, deux cibles s'offrent alors à lui, l'une concernant la réalité de premier ordre et l'autre celle de second ordre. Pour la première, il peut prescrire directement un nouveau comportement à son client, cherchant à neutraliser celui qui lui pose un problème et, par voie de conséquence, à influer positivement sur son 'image du monde'. En ce qui concerne la seconde cible, il peut exercer son influence sur la façon de voir de son client en lui prescrivant un nouveau cadre, lequel est susceptible d'entraîner des comportements plus favorables. Dans une perspective systémique, que l'intervention porte sur la réalité de premier ou de second ordre, la mise en oeuvre d'un nouveau cadre a des conséquences étendues à l'ensemble du système.
II La notion de "changement d'aspect" chez Wittgenstein
Dans sa seconde philosophie, celle des Recherches philosophiques, Wittgenstein (1953) adopte une approche pragmatique du langage. Comme son père, qui était un homme d'affaire, s'il devait s'adonner à la philosophie, celle-ci devait avoir une influence concrète sur le monde. À cette fin, il en est venu à considérer les mots comme des outils §174 ou des instruments (§421 & §569) qui sont utilisés pour réaliser des opérations (§449) en fonction d'un but déterminé (§127 & §132). Face à un problème philosophique, lorsque piégé par une façon de voir qui conduit à une impasse, Wittgenstein propose de mettre à contribution la latitude et les potentialités qu'offre le langage. C'est en considérant celui-ci comme flexible et en tant qu'action que le philosophe affirme le pouvoir pratique des mots. Le langage serait à la fois ce qui nous égare et ce qui permet de nous délivrer de nos maux et, à ce sujet, il précise: "La philosophie est un combat contre l'ensorcellement de notre entendement par les ressources de notre langage." (§109)
Dans son Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein (1922) soutenait une conception picturale ou représentationnelle du langage. En tant qu'image ou reflet de la réalité, il permettait selon lui, par un travail de "clarification logique des pensées" (4.112), de rendre compte de la forme même du monde. Il a par la suite lui-même récusé cette thèse et, dès le début des années 30, désintéressé de la quête d'une essence du langage, il s'est plutôt tourné vers les contextes concrets et toujours singuliers dans lesquels celui-ci est utilisé et se développe. La remarque §43 de ses Recherches philosophiques illustre clairement le changement de cap qu'il a alors réalisé: "La signification d'un mot est son emploi dans le langage." Celle-ci ne saurait être neutre et représenter simplement la réalité, elle serait plutôt déterminée par l'utilisation concrète du langage dans un contexte donné. Sur ce point, Wittgenstein introduit les notions de 'jeu de langage' et de 'forme de vie', et il affirme:
"J'appellerai [...] 'jeu de langage' l'ensemble formé par le langage et les activités [ou formes de vie] avec lesquelles il est entrelacé." (§7)
Lorsqu'une personne dit quelque chose, ses propos ne peuvent donc être décodés uniquement par une analyse grammaticale ou une considération sémantique des mots qu'elle utilise, mais en prenant aussi en compte l'ensemble du contexte dans lequel elle s'exprime. Considéré ainsi, ce n'est donc pas la signification qui déterminerait l'usage, mais plutôt l'usage qui déterminerait la signification!
L'intérêt de Wittgenstein pour les phénomènes perceptifs de 'changement d'aspect' est déjà présent dans son Tractatus (1922). Il y mentionne en effet qu'une figure peut être perçue d'une façon ou d'une autre selon "que ses éléments sont [perçus] dans tel ou tel rapport" (5.5423). La flexibilité du langage selon la forme de vie qui lui confère son sens trouve ici son pendant dans sa façon de concevoir la perception en tant que phénomène en contexte. Wittgenstein s'est toutefois particulièrement intéressé à cette question entre 1947 et 1949, cherchant à comprendre ce qui se passe lorsqu'on perçoit une chose d'une façon, puis ensuite d'une autre, alors que l'objet perçu demeure quant à lui inchangé7. Comme pour le langage, la perception ne saurait être un simple reflet de la réalité, elle serait plutôt une activité dans laquelle interfère, en plus des faits objectifs, différents éléments contextuels et de personnalité, telles des pensées, des intentions, des inclinations, des émotions, des expériences antérieures... Genova (1995) résume la pensée de Wittgenstein à ce sujet: "Voir n'est pas une activité qu'on accomplit uniquement avec les yeux" (p. 77), "l'expérience est à demi visuelle et à demi pensée" (p. 76). Le "changement d'aspect", lorsqu'il survient, serait ainsi à l'intermédiaire du voir simple qui relève du sens de la vue, et du regarder ou de l'interpréter, donc de l'action.
Pour Wittgenstein, le but de la philosophie est de "Montrer à la mouche comment sortir du piège à mouches." (§ 309) Or, si la mouche est piégée, c'est précisément en raison de son incapacité à voir sa situation sous un angle différent, ainsi que des actions qu'elle répète encore et encore conformément à cette vue sans issue. L'éventail des solutions qui s'offrent à la mouche est d'autant plus restreint que le sont ses capacités de varier son point de vue, d'imaginer des alternatives, donc de voir quelque chose comme quelque chose d'autre! L'être humain est au contraire en mesure, par l'usage de sa pensée, de modifier sa façon de voir et de procéder à un changement d'aspect susceptible de l'amener à mettre en oeuvre des actions différentes lui permettant de se libérer d'un piège. Lorsqu'on parvient à voir une situation sous un angle nouveau, il s'agit donc davantage que d'un simple mouvement de perception sans conséquence. Bien que la situation demeure inchangée au moment de l'apparition du nouvel aspect, "notre attitude à [l'égard de la situation], la façon dont nous y réagissons et ce que nous sommes capables d'en faire" (Glock, 2003; p. 431) sont assurément porteurs du changement désiré. Genova (1995) précise: "En mettant de l'avant différentes façons de voir les choses et en appliquant adéquatement un point de vue, on crée le changement." (p. 6)
L'entreprise proposée par Wittgenstein peut sembler très simple: "Regarde-le de cette façon [...] et si cela ne t'apaise pas, regarde-le de cette autre façon." (Glock, 2003; p. 588) Très simple, mais ce n'est qu'en apparence! En effet, dans une forme de vie donnée, un jeu de langage spécifique est appris, avec ses normes et ses règles d'usage bien arrêtées, ce qui a pour conséquence de baliser nos pensées et nos façons de voir dans une direction donnée. Or, constitués de traditions, d'habitudes de pensée, de règles et de conventions, nos points de vue s'avèrent particulièrement difficiles à modifier. En s'engageant dans divers jeux de langage et formes de vie, et en participant aux statu quo qui y prévalent, on encourt effectivement le risque de devenir "aveugle à l'aspect" (Wittgenstein, 1953; II-xi). Dans sa remarque §115, Wittgenstein s'exprime de façon éloquente sur cette difficulté: "Une image nous tenait captifs. Et nous ne pouvions lui échapper, car elle se trouvait dans notre langage qui semblait nous la répéter inexorablement." Alors que les choses peuvent sembler naturelles et évidentes, le philosophe nous apprend qu'il s'agit toujours d'illusions résultant d'une imagerie parmi d'autres, bref de formes de vie particulières. Pas étonnant qu'il se soit affairé à soigner notre langage et, sur ce point, Heath (2002) y voit un point crucial de sa seconde philosophie, laquelle serait le remède permettant de nous libérer "de la pathologie à penser en termes non-optionnels." (p. 36) Alors que le langage se constitue de règles au fil de son usage, Wittgenstein nous rappelle que l'usage n'a pas de fin et que d'autres jeux de langage, de même que d'autres aspects à explorer, demeurent toujours possibles. Le changement serait inévitable en ce sens qu'il n'y a ni forme de vie ni jeu de langage fixe et déterminé une fois pour toute.
Selon Wittgenstein, "Les problèmes sont résolus non par l'apport d'une nouvelle expérience, mais par une mise en ordre de ce qui est connu depuis longtemps." (§109) Par ailleurs, dans sa remarque §129, il précise: "Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés du fait de leur simplicité et de leur banalité." Selon la méthode qu'il met de l'avant, il nous invite donc à explorer le familier sous un angle neuf et, ce faisant, à se donner accès aux possibilités jusqu'alors insoupçonnées qu'il recèle. Face à un problème qui persiste en dépit des efforts déployés pour s'en dégager, il faut donc accepter de porter un regard différent. Alors qu'on participe à des formes de vie et qu'on en adopte les jeux de langage, nos points de vue et notre façon de réfléchir à notre souffrance en sont déterminés. Formes de vie, pensée et logique étant étroitement reliées, Wittgenstein propose donc de mettre celles-ci en suspend et d'accepter de reconsidérer sous un angle neuf ce qui pose une difficulté. Pour ce faire, il privilégie sans réserve la description à l'explication: "Ne pense pas, regarde plutôt!" (§66) C'est en circulant en tous sens sur le terrain du problème et en s'abstenant de théoriser ou d'expliquer, donc de se piéger dans des arguments récurrents, qu'un nouveau point de vue sur la situation est susceptible d'émerger. Baz (2000) précise que pour apparaître, un nouvel aspect doit frapper et il doit donc être différent de notre façon habituelle de voir. Il en est de même pour Pastorini (2011) qui considère qu'un aspect ne s'inscrit pas dans une trame de pensée ou dans un cadre logique et qui insiste plutôt sur "ce qui jaillit à l'improviste sans la médiation d'un raisonnement interprétatif" (p. 3).
Pour qu'un aspect nous interpelle ou parvienne à nous saisir, il ne doit pas nous être totalement étranger. Il lui faut en quelque sorte être en résonnance avec nos expériences et notre image du monde. S'il doit s'inscrire dans l'ordre de la nouveauté, il doit aussi être en relation avec le déjà connu que, selon Wittgenstein, on ne remarque pas précisément "parce qu'on l'a toujours sous les yeux" (§129). Selon lui, si la perception d'un nouvel aspect qui nous frappe est à même de résoudre nos maux, c'est justement parce que nos problèmes résultent de notre aveuglement face à ce qui est en pleine vue. À titre d'exemple, le philosophe se réfère à Saint Augustin qui s'embourbait à tenter d'expliquer ce qu'est le temps alors que, bien en évidence dans ses activités quotidiennes, il faisait la démonstration d'une réelle maîtrise du temps (§89). Baz (2000) résume bien ce trait distinctif de l'aspect qui se situe au confluent de ce qui est à la fois familier et nouveau:
"[...] il s'agit de là où s'élargit notre expérience de l'ordinaire et du familier sans [...] qu'on lui tourne le dos; de là où on consolide nos liens avec le monde en les renouvelant; et de là où on va au-delà des routes établies et habituelles sans renoncer à l'intelligibilité." (p. 99)
L'aspect interpelle de la même façon qu'un poème, une pièce musicale ou une oeuvre d'art parvient parfois à nous toucher profondément. Il en est de même du langage qui charrie, au fil de son usage, des significations diverses qui saisissent nos pensées et nos perceptions. Les mots ont leur physionomie propre et ils transportent en eux comme "une certaine espèce d'arôme ou d'atmosphère" (Schulte, 1970; p. 188). Comportant une part d'impondérable, ils sont associés à d'autres mots, situations et expériences, et ils incorporent ces relations. Leur signification n'est donc pas univoque et, comme pour l'aspect, lorsqu'elle s'enkyste dans notre esprit, c'est suite à une prise en compte de données diverses, voire à leur interprétation! Sur ce point, Wittgenstein précise: "Nous l'interprétons donc, et nous la voyons comme nous l'interprétons." (II-xi, p. 275) Lorsqu'une image nous apparaît soudainement, il est donc difficile d'en expliquer la raison. On peut à tout le moins en faire le constat: Je voyais les choses ainsi et maintenant je les vois comme cela! Considérant que la représentation que l'on s'en fait est sujette à divers déterminants et qu'elle peut se refléter dans différents regards portés aux réalités, Verdi (2010) se demande si l'ambiguïté ne serait pas au coeur même de la représentation.
Dans sa remarque §255, Wittgenstein affirme: "Le philosophe traite une question comme on traite une maladie."Quelles sont alors les conditions qui permettent de passer d'un aspect à un autre plus profitable et curatif? D'abord, de façon à libérer un espace pour l'émergence du nouveau, il nous faut savoir mettre en suspens les images qui nous tiennent captifs, de même que les pensées et la logique qui les supportent. Selon Monk (2009), ça requiert aussi une culture et des expériences diversifiées qui, par analogie, permettent de mettre à profit une diversité d'images alternatives. Verdi (2010) souligne quant à lui l'importance d'être sceptique quant à nos perceptions et à l'image qu'on se fait des choses. Selon Pastorini (2010), l'apport de connaissances est en outre essentiel. Pour décoder une image ambigüe comme celle du lapin-canard, ne faut-il pas au préalable savoir ce que sont un lapin et un canard? Divers autres acquis s'avèrent aussi nécessaires, telle une capacité langagière permettant de profiter des diverses significations d'un même mot ou d'entrevoir d'autres mots au sens similaire (Mulhall, 2001), mais qui s'avèrent plus profitables. De plus, l'imagination permet de générer diverses analogies ou ressemblances à ce que l'on voit (Mulhall, 2001; Genova, 1995; Verdi, 2010). Certains insistent en outre sur l'apport de la volonté (Verdi, 2010) et de notre capacité de placer les choses en contexte (Glock, 2003; Pastorini, 2010; Verdi, 2010).
Si une image parvient à nous tenir captif, il en est de même d'un nouvel aspect qui, par l'imagerie qu'il permet de générer, interpelle la personne dans sa totalité. Afin de bien saisir l'ordre du changement dont il est question, Cline (2005) documente la similarité entre la notion de changement d'aspect chez Wittgenstein et l'expérience de la conversion religieuse telle que présentée par Saint-Augustin dans le livre 12 de son ouvrage Les confessions. C'est précisément en un tel sens que la thérapie wittgensteinienne prend pour cible la vision du monde, "la façon dont nous voyons les choses" (§122). Conformément à la pensée du philosophe, une telle conversion du regard est de l'ordre de l'image, de la couleur, de l'arôme, laquelle est du registre de l'impondérable. Dans sa remarque §527, il précise: "La compréhension d'une phrase du langage s'apparente beaucoup plus qu'on ne le croirait à celle d'un thème musical." Wittgenstein fait aussi allusion à une "nouvelle sensation" (§400), une "nouvelle façon de voir", une "nouvelle manière de peindre [ou] une nouvelle sorte de chant" (§401). La démarche qu'il propose se situe ainsi au-delà des mots. Cependant, si elle transite toujours par eux, c'est bien sous l'impact de leur physionomie qu'un changement d'aspect est susceptible d'émerger. Selon Benoist (2006), une fois réellement engagé dans un nouveau senti des choses, le retour en arrière devient cependant impossible. Selon lui, "il est essentiel au 'voir comme' que, lorsqu'il réussit, il s'efface comme 'voir comme'" (p. 245). De plus, en raison du lien étroit qui unit jeux de langage et formes de vie, Wittgenstein (1994) affirme: "Ce qui est incompréhensible, c'est que rien n'a changé, et que pourtant tout a changé." (§474)
"La remarque de Wittgenstein sur la philosophie - qu'elle laisse 'les choses telles qu'elles sont' - est souvent citée. Mais on voit moins souvent que, en cherchant à ne rien changer sauf notre façon de voir les choses, Wittgenstein s'efforçait de tout changer." (Monk, 2009; p. 521
La seconde partie de cet article, prévue dans le prochain numéro de Diotime, portera précisément sur la mise en relation de la technique du recadrage en intervention systémique et de la notion de 'changement d'aspect' chez Wittgenstein. Cette mise en relation est susceptible d'intéresser tant les thérapeutes qui font usage de la technique du recadrage que les philosophes qui pratiquent la consultance philosophique.Concernant l'approche d'intervention systémique conçue à l'École de Palo Alto en Californie, il est intéressant de savoir que Paul Watzlawick, l'un de ses principaux concepteurs, était détenteur d'un doctorat en langues modernes et philosophie (1949), et grandement influencé par Ludwig Wittgenstein.
(1) L'École de Palo Alto est à la fois un modèle théorique prenant appui sur l'étude des phénomènes de communication et une approche originale d'intervention. Les ouvrages de Wittezaele et Garcia (1992) et de Marc et Picard (2002) permettent de prendre connaissance de l'historique de cette École, ainsi que des travaux qui y ont été réalisés.
(2) Dans une enquête conduite en 2000 auprès de philosophes professionnels, cet ouvrage a été reconnu comme l'oeuvre philosophique la plus importante du vingtième siècle (Kanterian, 2007).
(3) On reconnaît généralement deux philosophies distinctes à Wittgenstein, celle du Tractatus logico-philosophicus (1922) et celle des Recherches philosophiques (1953).
(4) Dans cet article, toutes les citations en langue anglaise ont fait l'objet d'une traduction libre.
(5) Embourbé jusqu'au cou dans une mare avec son cheval, le baron de Münchhausen a tenté l'impossible. Il a serré fortement son cheval entre ses genoux et s'est tiré lui-même par les cheveux, parvenant ainsi à se dégager lui et sa monture de la mare.
(6) L'ouvrage Recherches philosophiques de Wittgenstein est divisé en plusieurs remarques identifiées par le caractère §. À moins d'une indication contraire, c'est précisément à cet ouvrage que les propos rapportés de ce philosophe se réfèrent.
(7) Dans ses Recherches philosophiques, Wittgenstein (II-xi) introduit et analyse entre autres une image ambigüe que l'on peut voir soit comme un lapin, soit comme un canard.