Revue

Évolution de la discussion

Contribution à la table ronde (Unesco, nov. 2012)

Contribution à la table ronde (Unesco, nov. 2012)

La table ronde de Philoformation s'est faite autour de deux schémas de discussions : dans l'un, l'animateur est très présent et toutes les prises de parole convergent vers lui ; dans l'autre, il n'est plus du tout intervenant, même s'il semble encore présent physiquement. Très succinctement, la question de la table ronde était : "Est-ce que le passage de l'un à l'autre schéma (quel que soit le sens du passage), est un progrès ?".

1) Que faut-il pour qu'il y ait progression dans une discussion à visée philosophique ?

Questions préliminaires :

  • progresser : vers quoi ? Pourquoi ?
  • progression = progrès ? Pour qui ? Au regard de quoi ?

a) Si l'on veut dire que le mot "progression" signifie qu'il y a un progrès (c'est à dire un mieux) :

  • ce progrès concerne-t-il le fond (progresser serait alors par exemple avancer vers plus de précision conceptuelle, davantage de problématisation, des arguments plus pertinents) ;
  • concerne-t-il la forme (progresser dans la discussion serait aller par exemple vers plus d'échanges, une discussion plus "générale") ?

Dans l'absolu, peut-on considérer en philosophie qu'il y a "progrès", au sens où une pensée plus récente serait de meilleure qualité qu'une pensée antique ? Si ce n'est pas le cas, la façon dont l'évolution en philosophie se produit peut-elle nous guider (ou au moins être un élément de réflexion à partir duquel penser) pour comprendre en quel sens la discussion dans un groupe pourrait progresser ?

Question : ce que l'on cherche à faire grâce aux échanges (leur objectif) est-il identifié ? Cela nous permettrait d'avoir alors un point de repère pour mesurer le dispositif le meilleur (car dans l'absolu, je crois qu'aucun dispositif n'est jamais supérieur à un autre, ils ne répondent simplement pas aux mêmes finalités)... En ce cas, si les objectifs peuvent être multiples dans un échange, alors on pourrait imaginer que chacun des deux schémas proposés constitue en réalité une première étape possible vers un objectif, l'autre en étant une deuxième étape. On aurait (au moins) deux objectifs, et deux étapes interchangeables selon que l'on choisit l'un ou l'autre...

NB : dans un cas comme dans l'autre, et même si l'intervenant finalement ne participe plus aux échanges, si c'est de l'enseignant dont il s'agit, c'est toujours lui qui a choisi de ne pas le faire ; en ce sens il a toujours la maîtrise des échanges. La non-intervention est un choix pédagogique (un choix d'efficacité plus grande en fonction d'un objectif). Il s'agira alors de se demander si le choix retenu comme modalité d'organisation est bien cohérent avec l'objectif recherché. Ne laisser se développer que des échanges "libres" entre les élèves si l'objectif est à terme par exemple d'identifier un concept philosophique tel qu'il a été construit dans telle ou telle philosophie serait alors contre-productif...

b) Mais progression signifie-t-il progrès ?

Car progresser peut simplement signifie évoluer, changer ce qui signifierait simplement que l'on ne tourne pas en rond dans l'échange. Pour autant, que des éléments différents du sujet soit abordé, ou que plus de personnes participent à l'échange, ne signifie pas nécessairement que celui ci est de meilleure qualité : ils peuvent simplement répéter ce qui a déjà été dit (mais voir le problème que cela pose juste après), ou énoncer quelque chose de nouveau, mais sans aucun intérêt pour le sujet.

Par ailleurs, répéter ce qui a été dit, par exemple reposer une question, n'est pas forcément tourner en rond : philosopher, c'est souvent se reposer les mêmes questions, accepter de les réexaminer. L'histoire de la philosophie n'est pas forcément un lieu où l'on se pose toujours des questions nouvelles, mais aussi un lieu où les mêmes questions reviennent. Philosopher, c'est aussi se reposer ces questions, accepter de les réexaminer et parfois de suivre le chemin déjà suivi par un autre...

De ce point de vue là, les schémas oublient de nous dire quelque chose : qu'est-ce qui est dit dans l'interaction décrite ?

2) Les dispositifs structurés par la direction de l'animateur sont-ils supérieurs ?

Incontestablement, ils le sont dans certains cas. En disant cela, on n'a rien dit... Il faudrait d'abord examiner de quelle nature est la direction proposée...

Vouloir faire échanger s'inscrit souvent dans le cadre du socioconstructivisme. Mais le socioconstructivisme ne revient pas à considérer que faire échanger des personnes permet automatiquement, dans n'importe quelle conditions, qu'elles évoluent, construisent des connaissances, se structurent intellectuellement. Il s'appuie aussi sur une théorie de la médiation, c'est-dire, pour parler "pédago", qu'un médiateur permette aux apprenants à se situer dans une zone intellectuelle d'apprentissage (ZPD, ou "Zone Proximale de Développement", dit Vygotski). Or, le permettre, ce n'est pas faire n'importe quoi. Dans le Programme d'Enrichissement Instrumental (PEI) de Feuerstein, on décrit les douze critères de l'Expérience d'Apprentissage Médiatisée (EAM), à partir desquels peut s'analyser et se structurer une médiation pertinente (par exemple transcendance, signification, partage, ou encore conscience de la modifiabilité humaine).

Q : que fait (ou ne fait pas) l'animateur dans le schéma proposé ? Que dit-il ?

En général, ce n'est peut-être pas tant le nombre d'intervention de l'animateur qui, dans le cas d'une recherche pour favoriser le progrès de tous, va être important, mais plutôt le rapport entre son nombre d'intervention et leur efficacité, leur impact. On va rechercher un principe d'économie : si pour un même progrès, l'intervenant est intervenu dix fois alors qu'il aurait suffit de cinq, il en a fait deux fois trop. Mais s'il intervient douze fois alors que ce n'était pas possible d'en faire moins, alors il a eu raison, il est au maximum d'efficacité...

Par ailleurs, tout dépend aussi de ce qu'a fait l'animateur, et cela quel que soit le schéma possible : en effet, il me semble qu'il a toujours à indiquer (ou à faire identifier) quel est l'objectif des échanges d'une part, et d'autre part quelle est la nature de son rôle dans l'échange qui va avoir lieu, même si ce rôle consiste à ne pas en avoir. En effet, il pourra alors permettre à chacun de mieux saisir la nature du travail effectué, pour à la fin de l'échange permettre au groupe de reconstituer ce qui s'est fait, le mesurer à l'aune de l'objectif indiqué. Selon le moment de l'année, de la semaine, ou les objectifs visés, son rôle peut être plus ou moins important : on peut imaginer que les échanges n'aient pas toujours le même objectif, que des débats de nature différente apparaissent à un moment ou un autre. Le rôle de l'animateur est de permettre de saisir la diversité des entrées, de son rôle, l'éventuelle complémentarité des formes de débat. Sur cette question de la possibilité de formes de débats différents, à des moments différents, J. Lévine et moi-même en avions discuté et étions d'accord... Il ne me paraît pas donc pas souhaitable, si le débat a lieu dans une classe avec des visées pédagogiques, qu'un schéma sans aucune intervention de l'animateur (ne serait-ce que celle qui précise son absence de rôle), apparaisse (Voir plus bas le point 5).

3) Les dispositifs orientés vers l'interaction sont-ils supérieurs ?

À l'école, le débat peut permettre d'apprendre à débattre, par exemple dans le cadre d'une éducation à la démocratie. Dans ce cas, il est clair qu'un dispositif où finalement les participants débattent entre eux est supérieur. Mais on remarquera que souvent, cet apprentissage s'est appuyé non pas sur le simple fait de les laisser sans intervenir, mais sur des dispositifs structurés pour y parvenir. On pense par exemple au dispositif Tozzi/Connac/Delsol, qui assume pleinement cet objectif...

Mais à l'école, le débat est aussi un "moyen de". Échanger peut servir à faire émerger des problématiques, de premières constructions, à partir desquelles une transmission sera possible. Cela peut servir à créer les conditions d'une transmission efficace (voir sur ces éléments L'école pour apprendre, de J.-P. Astolfi).

S'agit-il d'apprendre, concernant la discipline philosophique à l'école ? Fondamentalement, je pense que, pour peu que l'apprentissage proposé ait du sens, une culture "intelligente" qui aide à lire le monde est à l'oeuvre dans ces pratiques. Et j'ai l'impression que ceux qui veulent en exclure les élèves sont souvent des intellectuels qui eux-mêmes maîtrisent cette culture... Pourquoi décider alors d'en exclure les autres ?

4) Avantages et inconvénients des deux schémas

C'est la vraie question : une structure centrée sur l'intervention va permettre le "contrôle" (mais pas au sens de la transmission d'un cours prévue à l'avance), par celui qui l'exerce, de ce qui est dit (si c'est bien fait, il faut donc réfléchir aux conditions de ce "bien faire"). En ce sens, ses interventions vont pouvoir permettre de structurer, d'organiser, de situer les échanges dans un niveau accessible aux élèves, mais au-delà où ils se situent spontanément ou dans l'échange entre eux (la ZPD).

Il est à préciser que ce n'est pas parce qu'une intervention de l'animateur est philosophiquement pertinente qu'elle est judicieuse. Elle peut en effet être claire dans la tête de l'animateur, sans pour autant être accessible à ceux qui débattent, qui peuvent par exemple être capable de répondre à une de ses questions sans mesurer (ou intégrer) en quoi elle fait évoluer le problème. Ou sans être capable de l'intégrer en étant placé dans un état d'instabilité émotionnelle qui bloque la possibilité d'intégration ou la perturbe (je ne vais pas développer ici, mais tous les travaux théoriques actuels nous montrent l'importante intrication entre raison et émotion dans la construction de l'intelligence...).

On peut en arriver à la situation d'un échange où à la fois ce qui s'est dit est très pertinent, philosophiquement fondé, d'un haut niveau d'exigence, sans pour autant que les participants du débat n'évoluent en réalité, comme s'ils étaient restés extérieurs à ce qui s'est vraiment dit... C'est clairement pour moi le risque posé par des méthodes très centrés sur l'intervenant en maîtrise du "fond" philosophique, sans passer par une réflexion sur une forme qui permettrait l'assimilation (ex. : méthode d'Oscar Brénifier, de Anne Lalanne et aussi cours dialogué...).

À l'inverse, l'échange entre participants peut être porteur de nombreuses dérives : en ne s'appuyant que sur les ressources propres du groupe (et même en postulant que le groupe puisse aller loin dans l'examen de certains problèmes), il n'y a pas de raison de penser qu'à priori il puisse se situer spontanément dans la ZPD (puisque la ZPD est précisément ce à quoi on ne peut accéder spontanément...). L'animateur est alors celui qui peut permettre de s'y situer, et qui tendra alors à favoriser dans le groupe la capacité à se passer de lui (On retrouve ici une perspective évoquée par Jean-François Chazerans, la "mort programmée de l'animateur). Mais la mort programmée ne signifie pas qu'elle le soit toujours, pour tous les sujets, et définitivement : l'animateur peut choisir de ne pas intervenir dans tel débat parce qu'il n'y aurait plus besoin concernant la dynamique de tel ou tel sujet, et de le faire concernant un autre. La question est en effet de savoir si la compétence à débattre peut être complètement détachée de la nature même du débat concerné

5) Moyen d'une progression

Pour une part, aider un groupe à se passer d'un animateur, c'est lui permettre, grâce aux échanges, de considérer ce que fait l'animateur qui intervient, pour faire de la dimension de ses interventions (leur nature, par exemple problématisante ; leur moyen, par exemple soulever un contre exemple), un élément des futurs échanges qu'ils pourraient avoir entre eux. C'est alors un travail de métacognition qui peut être envisagé, permettant de reconstituer non seulement ce qui est dit, mais d'analyser le sens des interventions, des réponses apportées, pour mesurer en quoi elles font avancer ou pas les échanges. Mais il s'agit là d'une "boite à outils" qui n'exonère pas d'une articulation au fond du problème abordé dans le débat. Par exemple, savoir qu'une des façons d'examiner consiste à envisager s'il n'y a pas un contre-exemple va pouvoir se mettre au service de l'examen par la raison d'une affirmation se voulant universelle sur la justice, en s'interrogeant réellement sur elle (et non comme s'il s'agissait d'un simple jeu consistant à "casser" l'interlocuteur pour le plaisir...).

Le moyen du passage d'une position à une autre, c'est donc la nécessité de prendre le temps avec un groupe d'envisager l'objectif, de réfléchir ensemble aux étapes pour l'atteindre, et à ce qui peut valider le trajet. On se rapproche là de l'échange tel qu'il est pratiqué dans ce que l'on appelle l'"entretien d'explicitation" de Pierre Vermersch. Celui-ci, qui concerne un individu, mais le principe est le même avec un groupe, permet de saisir ce qui est fait, comment c'est fait, ce qui est recherché, comment on pourrait faire pour y arriver, ce qui manifestera qu'on y est parvenu...

6) Le passage à la discussion entre participants est-il un progrès ?

J'ai expliqué auparavant pourquoi cette idée me semble discutable, et dépend d'objectifs qui serait eux-mêmes à examiner philosophiquement (comme l'idée de progrès).

On est là à mon avis plutôt dans le cadre d'une réflexion sur la compétence : une compétence n'est pas en soi bonne ou mauvaise, c'est plutôt la façon dont elle est utilisée de façon pertinente pour résoudre un problème dans un contexte qui va la faire juger pertinente ou non. Ce qui est par contre à valoriser, c'est le fait de pouvoir adapter des comportements à des exigences, à des contextes...

7) Quel est le coût du passage d'un schéma à l'autre ?

Le coût, c'est d'une part la maîtrise par l'animateur des différentes dimensions que je suggère, et d'éléments de philosophie qui permettront qu'ils aient un sens. Mais dans le même temps, c'est la capacité de savoir ne pas manifester à toute force cette maîtrise, en l'imposant aux autres de façon écrasante : "Si vous saviez comme c'est dur de ne rien faire dans une classe", disait Freinet lorsqu'on lui reprochait cette prétendue inaction de l'enseignant dans sa pédagogie, au profit de l'activité des élèves... C'est toute la difficulté : être toujours en train d'agir, c'est souvent empêcher les élèves de le faire, et c'est eux qui doivent travailler... Donc tout ce que je dis doit suivre un principe d'économie. Pour les élèves, le coût est élevé car leur effort porte non seulement sur le fond, mais sur le recul à acquérir dans l'exercice métacognitif. Cet effort doit se situer dans la zone du possible, un effort progressif, avec l'idée sous jacente que plus l'effort permet d'identifier des résultats, des progrès, plus on peut y recourir : on a là une forme de spirale, qui est pour moi l'objet même du travail scolaire, en particulier avec des élèves en difficulté, et en particulier avec la philosophie, que je pense devoir être au centre de la préoccupation scolaire...

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