I/ Ancrage : étudiante puis professeur de philosophie.
Me voici professeur de philosophie depuis bientôt vingt ans ! Etudiante en philosophie puis PROFESSEUR de philosophie je devrais me sentir bien à mon aise dans les hautes sphères de la pensée, je devrais y évoluer comme un poisson dans l'eau et pourtant...
Je suis saisie d'un certain malaise lorsque je me retrouve en compagnie de mes collègues, lorsque nous sommes appelés à être réunis par l'inspecteur pour une quelconque formation ou commission. Tout d'un coup redevenant petite fille, je me demande avec puérilité : suis-je bien apte à penser comme mes collègues semblent l'être ? Je les observe : celui-ci agrégé parle avec tant d'assurance, il en rajoute un peu, s'exprime haut et fort, pourfend, se scandalise, se réfère à des philosophes Deleuze, Simondon, Clastre comme à autant de saints tandis que celui là timide, n'ose prendre la parole, un peu comme moi, que rumine-t-il ? Que craint-il ?
Mes collègues philosophes éprouvent-ils eux aussi cette pression qui me met mal à l'aise et m'empêche de penser ?
Je devrais me sentir bien à mon aise dans les hautes sphères de la pensée, je devrais y évoluer comme un poisson dans l'eau et pourtant...
Lors d'un repas entre amis on m'interroge sur le métier que j'exerce, aux mots que je renvoie "professeur de philosophie" je sens comme un léger malaise. Je ravive sans le vouloir des souvenirs ambigus. Me voici investie de cette charge un peu inquiétante de penser plus loin que les autres, plus profondément que les autres et aussi de façon plus incompréhensible que les autres. Je n'ai pas encore ouvert la bouche que déjà j'impressionne, intimide ou ennuie. Cette charge et cette aura dont on me pare me paraissent aussitôt trop lourdes à porter pour la petite bonne femme que je suis.
Depuis cette journée de printemps 1987 où je fus saisie en écoutant Gilles Deleuze au Collège de philosophie parler, dans une conférence en hommage à François Chatelet, des pouvoirs de la raison comme source de politesse et de bonté, depuis cette journée de printemps 1987, la philosophie a été l'instrument de mon aliénation autant que de ma libération et en même temps l'instrument de l'aliénation et de la libération que j'ai pu exercer sur les autres.
Au delà de ma perspective particulière, liée à mon parcours personnel avec lequel je tente de prendre du recul mais dont je ne peux me départir complètement, je voudrais dans ces lignes interroger de façon plus générale la question de l'aliénation et de la libération par la philosophie.
Du côté de mon parcours et de mes expériences libératrices outre la lecture de philosophes classiques comme Spinoza, Nietzsche, Fourier, Sartre et d'autres encore, j'ajouterais la lecture du Maître ignorant de Rancière mais aussi la découverte décisive de la pratique philosophique grâce à la rencontre d'Oscar Brenifier et d'Isabelle Millon et enfin dernièrement, la salutaire lecture de Que peut la philosophie ?de Sébastien Charbonnier.
J'ai donc eu la chance d'avoir pu écouter Deleuze au collège de philosophie, j'avais à peine 20 ans. Je percevais dans ses paroles et dans tout son être une puissance de penser et d'exister communicative. En raisonnant devant nous, il nous hissait à sa hauteur et nous faisait partager cette jouissance de la pensée en action. A partir de cette expérience que je vécus alors comme une sorte de conversion, je décidai de me lancer dans des études de philosophie. Je projetais plus ou moins confusément dans la pratique de cette discipline des attentes variées : désir de reconnaissance par le prestige accordé à la pensée dans le milieu parisien où je baignais, curiosité intéressée (la philosophie ne donne-t-elle pas la clé de l'existence? Ne nous aide-t-elle pas à mieux vivre ?) et aussi quelque part, désir/plaisir de pensée et de vérité.
S'en suivirent alors de longues années d'études. Les cours et les concours que je passais avec plus ou moins de succès, l'univers très hiérarchisé que je découvrais entre les professeurs d'université, les maîtres de conférence, les professeurs agrégés, les professeurs certifiés furent autant d'étapes vers une aliénation, une inhibition de ma pensée dont je peine encore aujourd'hui à me remettre. Mais peut-être fallait-il que j'en passe par là pour mieux savoir où je souhaite me diriger aujourd'hui ?
II/ Mécanisme d'aliénation par l'enseignement de la philosophie
Pourquoi l'enseignement de la philosophie (tel que je l'ai subi en tant qu'étudiante et tel que je l'ai pratiqué en tant que professeur) n'est-il pas émancipateur ?
Cette question contient un présupposé qu'il convient d'abord de questionner : l'enseignement de la philosophie qui existe en France aujourd'hui ne serait généralement pas émancipateur. Si je m'appuie sur les quelques observations à partir de mon expérience de professeur, de la rencontre avec des collègues philosophes et en particulier de la correction des copies du bac, si je m'appuie également sur les analyses de Sébastien Charbonnier dans son dernier ouvrage, je peux affirmer que la philosophie telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui dans les établissements scolaires en France est davantage un outil d'aliénation qu'un outil de libération.
D'abord, constat élémentaire, cette discipline présentée dans les programmes comme la formation permettant au citoyen d'exercer son jugement éclairé reste l'apanage des lycées généraux et techniques. Comme si les élèves des lycées professionnels, représentant une partie importante de la population scolaire (1/3 des lycéens), n'étaient pas aptes à former eux aussi leur jugement éclairé, à "former leurs esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en oeuvre une conscience critique du monde contemporain." (programme en vigueur pour les élèves de terminale générale et technologique). Ce qui est destiné à fabriquer une élite et à distinguer les individus entre eux (comme c'est le cas de l'enseignement de la philosophie aujourd'hui en France) n'émancipe pas car cela fige les représentants du savoir et les aspirants à la pensée dans leur posture et produit de l'inhibition chez les autres. Or la philosophie n'a de sens que dans le cadre d'un exercice démocratique sans experts et sans élite où chacun se sent autorisé à penser et fait confiance autant à son intelligence qu'à celle de l'autre.
Ensuite, deuxième constat, l'enseignement de la philosophie est généralement dispensé de façon très magistrale ; au mieux, le cours est-il dialogué, afin de rendre l'enseignement plus vivant. Dans tous les cas la parole du maître s'impose devant un public parfois impressionnable et impressionné mais le plus généralement peu motivé et subissant la contrainte. Les élèves ne semblent pas marqués par le désir de philosopher, au mieux souhaitent-ils réussir leur copie pour récolter quelques points au baccalauréat. L'élève tente alors de mimer dans sa copie ce qu'il croit comprendre de la règle du jeu avec plus ou moins de succès selon que son parcours et son milieu social l'auront mis en mesure de décrypter les codes de l'exercice attendu de la dissertation. Il est alors à l'affût de recettes et de solutions comme en témoigne la prolifération des Anabacs et sites internet proposant des indications pour cet exercice mystérieux. En attendant il n'aura pas été question pour l'élève de former son jugement éclairé, de philosopher en tâtonnant, de mesurer sa pensée à celle des autres, de s'émanciper par l'expérience, d'augmenter sa puissance d'exister à travers l'exercice de sa réflexion.
Sébastien Charbonnier donne quelques éléments d'explication à ce navrant constat. La philosophie considérée comme le "couronnement" des études fut en France historiquement réservée à la formation d'une élite. Aujourd'hui alors qu'une plus large part de la population scolaire bénéficie de cet enseignement, les enseignants se trouvent confrontés à la masse. "Dans la seconde moitié du XXe siècle, la rencontre avec le réel a souvent déçu : il était plus confortable de pourfendre d'abstraites aliénations que de les affronter. La confrontation avec la masse des élèves a pu valoir sanction pour les professeurs qui apprenaient à leur corps défendant que leur attitude prêtait à rire". Mais loin de favoriser une remise en question de la méthode de l'enseignement de la philosophie cette confrontation au réel a plutôt conduit les professeurs à se draper dans le dénigrement de la médiocrité des élèves au risque de ne plus faire finalement cours que pour eux-mêmes.
L'enseignement de la philosophie tel qu'il est pratiqué aujourd'hui aboutit donc à une contradiction ou pire encore à un double bind inhibant pour l'exercice du jugement et de la pensée de chacun. Le double bind est un concept mis en avant par l'école américaine de Palo Alto, il désigne les contraintes contradictoires et paralysantes auxquelles nous sommes parfois soumis. Par exemple l'injonction : "sois spontané" ne peut être satisfaite car si j'obéis je ne suis pas spontané et si je n'obéis pas je ne le suis pas non plus. Dans tous les cas mon manque de spontanéité me sera reproché ce qui aura pour effet de m'inhiber un peu plus. Il en va de même avec l'injonction "pense par toi-même" proférée par les professeurs de philosophie lorsqu'ils font étudier à leurs élèves le célèbre texte de Kant "Qu'est-ce que les lumières?". Comment l'élève pourrait-il penser par lui-même? Soit il obéit au professeur et ne pense pas par lui-même soit il lui désobéit et ne pense pas par lui-même. Dans tous les cas son absence d'autonomie de pensée lui sera reprochée. Il est donc pour le moins paradoxal que le maître-professeur-tuteur fasse étudier aux élèves ce texte dans lequel Kant nous enjoint d'oser penser par nous même, de nous libérer des tuteurs qui exercent le pouvoir en pensant à notre place. N'est-il pas contradictoire et très déstabilisant de fabriquer des individus dociles, d'exercer une pression sur eux tout en leur faisant cours sur la liberté ? Officiellement, la philosophie est censée faire de nous des citoyens éclairés, elle serait comme le socle de notre démocratie mais dans la réalité les conditions de son enseignement détruisent l'autonomie de la pensée indispensable à l'exercice de la pensée démocratique.
III/ Qu'est-ce que la philosophie ?
Je propose l'hypothèse que la philosophie est une certaine façon de penser avec les autres qui implique une pratique. Cette façon de penser consiste à mettre au jour des problèmes, à proposer des hypothèses de réponse étayées par des arguments, à construire en les définissant des concepts pour soutenir ces arguments. Cette façon de penser n'est philosophique qu'à la condition de pouvoir être soumise à l'examen et la critique donc à l'altérité.
Dès l'Antiquité grecque la philosophie invente l' agôn c'est à dire la compétition obéissant à des règles. Pour que cette compétition ait lieu il faut que les compétiteurs se trouvent à égalité, c'est-à-dire que nul ne se targue d'un quelconque argument d'autorité ou de supériorité en vertu de ses connaissances ou de ses titres fussent-ils ceux de professeur de philosophie.
La comparaison de la philosophie avec un sport ou un jeu dans lequel s'affrontent des compétiteurs selon des règles peut être à certains égards éclairante. Pour philosopher il faut faire confiance en sa pensée ou son bon sens (dont Descartes dit qu'il est "la chose du monde la mieux partagée") de même que pour jouer les participants doivent faire confiance en leur force et en celle de leur adversaire sans quoi la partie ne peut avoir lieu.
Ensuite c'est par la confrontation avec les autres que le footballeur ou le joueur d'échec s'exercent et progressent mais chaque nouvelle partie est une remise en jeu de leurs capacités sans que jamais nul soit à l'abri de l'erreur et de l'inconséquence. De même la philosophie ne se conçoit qu'à travers une pratique sans cesse renouvelée sans que jamais personne, et cela quels que soient ses diplômes, puisse se prétendre à l'abri de l'erreur ou du préjugé. Tout juste peut-on supposer chez les pratiquants exercés certaines aptitudes comme pour le sportif de haut niveau mais ces suppositions ne présument en rien de ce qui se produira lors de la partie car tout se joue toujours sur le terrain. Ainsi comme le souligne Sébastien Charbonnier en se référant à Leibniz, celui qui pratique la philosophie tout comme le joueur ou le sportif trouve-t-il un plaisir dans une certaine inquiétude " disposition essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne consiste jamais en une parfaite possession qui les rendrait insensibles et comme stupides." Philosopher c'est prendre plaisir à découvrir des problèmes, en tâtonnant, en rectifiant, en s'essayant, ce que l'enseignement de la philosophie avec entre autres l'objectif du baccalauréat n'autorise pas.
Pour finir avec le commentaire de la définition de la philosophie que j'ai proposée, j'ajouterais que cette pratique procure un effet libérateur et émancipateur chez ceux qui s'y exercent. Chacun exerce sa réflexion à l'épreuve du groupe mesure ses capacités, prend conscience de ses incohérences, examine d'un point de vue nouveau et avec recul ses idées, ses évidences, prend conscience de ce qui le détermine et s'en libère en se mettant à l'épreuve par la pratique philosophique. Et cela dans un geste qui n'a pas de fin car comme l'écrit Sébastien Charbonnier "l'émancipation n'est pas un horizon, c'est un cheminement ; ce n'est pas un spectacle à contempler, c'est un geste à faire ; elle n'est pas là-bas, elle est ici."
IV/ Qu'est-ce qu'une pratique de la philosophie émancipatrice ?
"Mais comment mettre en place ce geste pour un maximum d'individus ?" questionne Sébastien Charbonnier à la suite du passage sur l'émancipation que je viens de citer. On peut regretter que finalement l'auteur de Que peut la philosophie ? s'en tienne à des considérations plutôt vagues et abstraites sur les moyens concrets qu'il est possible de mettre en oeuvre.
Il ne suffit pas d'avoir conscience et de dénoncer le caractère aliénant de l'enseignement de la philosophie en France aujourd'hui, encore faut-il proposer des solutions pratiques, inventer des dispositifs. Sans ces mises en place pratique on risque de tomber à nouveau dans l'effet du double bind ou contrainte contradictoire dénoncé plus haut. Il y a d'un côté l'aliénation de l'enseignement décryptée avec beaucoup d'acuité mais de l'autre une pratique effective dont on ne sait comment elle permet l'émancipation.
Il me semble donc particulièrement décisif que l'auteur de Que peut la philosophie ?qui enseigne la philosophie en lycée communique les dispositifs qu'il met en place dans le cadre de sa pratique.
Sébastien Charbonnier propose d' "être le plus nombreux possible à penser le plus possible" mais quelles sont les solutions qu'il envisage pour que cela soit effectif? Que fait-il avec ses élèves, avec ses collègues, avec ce peuple qui peut philosopher ?
Si Sébastien Charbonnier ne veut pas tomber dans l'inconséquence qu'il dénonce, il doit montrer qu'il ne s'agit pas seulement de dénoncer l'aliénation assis confortablement devant son ordinateur en écrivant des livres qu'on défendra devant un public averti mais qu'il faut encore se confronter à la réalité de ces "plus nombreux possible".
Quels sont par exemple les dispositifs que Sébastien Charbonnier se propose de mettre en oeuvre pour pratiquer la philosophie en lycée professionnel ?
J'ai moi-même tenté cette année l'expérience de pratique philosophique au lycée professionnel Toussaint Louverture de Pontarlier. Cette expérience fût très intéressante mais difficile pour des raisons multiples qui ne peuvent être analysées dans le cadre de cet article. Je souhaiterais la renouveler mais dans le cadre d'un travail d'équipe. Concrètement : comment encourager des jeunes à s'autoriser à penser alors qu'ils ont été repoussés par le système scolaire et qu'on a mis en cause leurs capacités de réflexion?
Pourquoi ensuite, Sébastien Charbonnier évacue-t-il aussi rapidement la question de la pratique philosophique telle qu'elle se développe hors de l'institution traditionnelle ?
Il existe des pratiques philosophiques nombreuses dans des classes de primaire et de collège, dans les médiathèques, dans les cafés philo.
J'invite ce jeune professeur à s'interroger sur ces pratiques, à les mettre lui-même à l'épreuve et à communiquer ses expériences.
Pour ma part le travail d'Oscar Brenifier et Isabelle Millon est une découverte décisive dans mon cheminement. La pratique philosophique à laquelle ils invitent est une expérience exigeante que je tente de réaliser avec les élèves de mes classes au lycée, en lycée professionnel mais aussi à travers des cafés philo, des ateliers en Espagne, en Russie (au moyen de Skype), du théâtre et des nombreuses expérimentations dont mon blog (http://surlefil.over-blog.net/) est en partie la trace.
On pourra également trouver des exemples de pratiques philosophiques sur le site de l'Institut de Pratiques Philosophiques (http://www.pratiques-philosophiques.com/) ainsi que des vidéos des ateliers d'Oscar Brenifier et Isabelle Millon.