Revue

Témoignage réflexif d'un chercheur et considérations épistémologiques (I)

Cette suite de trois articles est dédiée à tous les praticiens, formateurs et chercheurs concernés par le développement de nouvelles pratiques philosophiques à l'école et dans la cité. Elle a pour objectif d'éclairer historiquement l'élaboration récente d'une didactique de l'apprentissage du philosopher, et ses conditions épistémologiques de possibilité...

On trouvera dans ce premier article une approche empirique de mon itinéraire intellectuel de didacticien de la philosophie et de promoteur de nouvelles pratiques philosophiques à l'école et dans la cité.

Le prochain esquissera une reprise épistémologique de cet itinéraire pour élaborer une didactique de l'apprentissage du philosopher.

Et le dernier revisitera les principaux concepts empruntés aux disciplines contributoires à cette élaboration, en particulier ceux tirés des autres didactiques disciplinaires.

Dans Qu'est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari commencent leur ouvrage par cette phrase : "Peut-être ne peut-on se poser la question Qu'est-ce que la philosophie ?, que tard, quand vient la vieillesse". Et ils ajoutent : "... mais qu'est-ce que c'était, ce que j'ai fait toute ma vie ?".

Je me pose aujourd'hui le même type de question : "Mais qu'est-ce donc, la didactique de la philosophie ?, à laquelle j'ai consacré jusqu'ici les 25 dernières années de mon existence ?

Un chercheur n'aura jamais assez de recul, mais l'âge lui en donne un peu, et c'est de ce peu, qui n'est historiquement pas grand-chose sans être cependant rien, que je voudrais esquisser un discours réflexif. Avec l'intérêt et les limites de l'implication d'un chercheur engagé...

Approche empirique d'un itinéraire intellectuel

Toute recherche a une histoire, qui s'inscrit dans un pays, une époque, dans la vie personnelle et professionnelle du chercheur et de ses réseaux, et dans une configuration scientifique qui la rend possible et souhaitable. L'approcher empiriquement, c'est tenter de la décrire, notamment par son émergence dans une époque, sa périodisation dans le temps (différentes phases), les influences reçues, les principaux acquis, les inflexions sur le fond qui lui ont été données ; c'est aussi tenter d'en comprendre les tenants et aboutissants, expliquer son inscription dans des institutions, situations et statuts, relever les faits marquants et les rencontres déterminantes...

Le contexte, la période

Les conditions de possibilité de cet itinéraire sur une didactique de l'apprentissage du philosopher sont multiples. On pourrait ainsi décrire des cercles concentriques, des raisons les plus générales aux plus particulières. Je peux citer par exemple à grands traits :

  • au niveau global, la demande sociétale de philosophie dans la cité et à l'école, due en partie à la crise sociétale de sens appelée par le sentiment de solitude éprouvé par l'individu post-moderne, condamné à l'injonction d'inventer sa vie, dans un monde où posent problème à la fois un affaiblissement du lien social et un manque de consensus sur les valeurs pour orienter son existence individuelle et collective ; l'appel à la philosophie comme quête du sens et réflexion sur les valeurs devient alors prégnant ;
  • au niveau collectif, et en lien avec ce qui précède, la crise du (ou de la) politique, de l'espace public de discussion (H. Arendt), la montée des incivilités, qui ont projeté sur la scène éducative la nécessité d'une éducation à la civilité et à la citoyenneté, de l'apprentissage du débat comme condition d'une vie démocratique, préoccupations auxquelles tentent de répondre à leur manière des formes nouvelles de pratiques philosophiques (Ex : la discussion à visée philosophique en classe, le café philo...) ;
  • au niveau du système éducatif, la nécessité de l'émergence d'une didactique de la philosophie plus adaptée au développement d'un enseignement de masse auquel l'enseignement philosophique traditionnel de classe terminale n'était pas préparé, et n'a pas voulu institutionnellement s'adapter ; répondant à la demande des élèves de lycée professionnel d'avoir de la philosophie comme les autres classes terminales ; et surtout tenant compte du questionnement existentiel précoce des enfants sur le monde incertain dans lequel ils vivent.

Cette recherche, comme toute entreprise humaine, a une histoire. Sur ce point, il est difficile de savoir quand une recherche commence, car il faut définir ce que l'on entend par recherche et chercheur. La facilité (certains diront la rigueur..) est de considérer qu'une recherche commence avec le dépôt universitaire d'un projet de mémoire, généralement au niveau du master, puis - de façon plus approfondie - en thèse, parce que la démarche (problématique, méthodologie etc.) est garantie par un chercheur extérieur à la recherche, habilité par l'enseignement supérieur, et éprouvée par une communauté de chercheurs lors d'une soutenance. Tout commencerait donc avec mon DEA (aujourd'hui master 2) en 1988-89.

Mais l'expérience solitaire d'innovateur de terrain (professeur de philosophie dans un lycée technique de 1969 à 1995), et le travail collectif de recherche au sein d'un mouvement pédagogique depuis 1971 (le Crap-Cahiers pédagogiques), m'ont montré que le tâtonnement expérimental quand on rencontre des problèmes en classe, ou la recherche collective mutualisant et analysant des pratiques, vont au-delà de l'acquisition d'une expérience, et même d'une autoformation individuelle ou collective. La capacité réflexive sur des (ses) pratiques, l'ajustement de l'action à la résolution d'une difficulté même non encore théorisée, l'acuité du questionnement théorique pour comprendre ce qui se passe peuvent être là, même si l'élaboration plus fouillée d'une problématique ou la mise en place d'une méthodologie rigoureuse pour vérifier des hypothèses ou des intuitions ne sont pas toujours formalisées.

De ce point de vue, ce qui de fait a motivé ma recherche, et en explique l'origine, ce sont les difficultés que j'ai progressivement rencontrées dans mon enseignement de philosophie dans des classes technologiques lorsque dans les années 1980, les "nouveaux lycéens" (expression de F. Dubet pour désigner ceux qui n'entraient pas avant cette période au lycée), sont arrivés dans mon lycée technique. J'ai vécu alors, malgré mon goût pour les méthodes actives, le décalage entre les exigences d'un enseignement philosophique et des élèves moins attentifs à cette discipline, et plus généralement à leur scolarité. Le choix m'apparaissait ainsi : soit je pratiquais des cours où mon confort (certains diront avec souffrance des "techniques de survie") primai(en)t sur mes exigences intellectuelles disciplinaires, soit je changeais plus radicalement ma façon d'enseigner, ce que je fis.

C'est mon DEA, puis ma thèse, qui m'ont permis d'opérer un tournant. Influencé depuis le début de ma carrière par l'appartenance à un mouvement pédagogique issu de l'Ecole Nouvelle, prônant les méthodes actives, la discussion, la négociation, le travail en équipe des éducateurs, le travail en groupe des élèves etc., je continuais certes de creuser le sillon du renouveau pédagogique, car il me paraissait recalibrer et mettre en phase la relation maître-élèves dans le sens sociétal de ce que les sociologues de la jeunesse appellent une éducation libérale, soucieuse de la prise en compte de la personne derrière l'élève.

Mais de façon nouvelle, j'opérais ce que j'appellerai un tournant didactique, car j'allais progressivement revisiter ma pédagogie à la lumière de la spécificité de ma discipline, la philosophie, et pas seulement de ce qu'elle avait de commun avec d'autres (la situation d'enseignement, la gestion du groupe-classe, la relation maître-élèves, les alternatives au cours magistral par le travail en groupes etc.). La vague post-soixante-huitarde de la parole plus largement donnée à l'élève se redoublait alors d'un (re)centrage sur la discipline elle-même, et sur le "rapport au savoir" (B. Charlot). Je parlerai moins désormais de "pédagogie de la philosophie" que d'"apprentissage du philosopher". C'est le "philosopher" comme démarche intellectuelle à s'approprier qui devint central dans ma recherche, la question de base de l'enseignant de philosophie en lycée technique que j'étais étant : "comment, quand on est enseignant de philosophie, aider en classe les élèves à philosopher ?". On voit bien dans les cinq premiers chapitres de ma thèse la préoccupation didactique de ce travail : "Le problèmes des fondements d'une didactique de l'apprentissage du philosopher. L'approche par objectifs de l'apprentissage du philosopher. Les processus de pensée philosophique. L'émergence des représentations et leur traitement par le conflit sociocognitif. La démarche d'évaluation formative dans l'apprentissage du philosopher"...

Essai de périodisation de la recherche

Ma recherche fut donc au départ étroitement liée à mon enseignement en classe, où, tout en posant les bases théoriques d'une didactique de l'apprentissage du philosopher, j'allais expérimenter (peut-on parler de "recherche-action ?), des démarches, "protocoles", dispositifs, les analyser, et tenter de les formaliser.

Je peux périodiser en gros trois temps dans mon itinéraire au sein du système scolaire :

1) 1968-1988, la période de maturation. 1968, ma première année d'enseignement comme professeur de philosophie. Je suis très vite passionné après les événements de 68 par la pédagogie, et je cherche à développer des façons actives d'apprendre la philosophie. Professeur dans un lycée technique, je vois arriver dans les années 80 les "nouveaux lycéens". Il devient alors urgent de formaliser davantage le nécessaire aggiornamento pédagogique et didactique de la philosophie.

2) La décennie 1988-1998, la période de construction d'une didactique de l'apprentissage du philosopher en classe terminale, où je travaille à une didactisation sur mon terrain professionnel : c'est l'objet de mon DEA (1989), de ma thèse (1992), de ma HDR - Habilitation à Diriger des Recherches (1998).

3) La période de 1998 à aujourd'hui, période de la maturité, où à partir de la découverte de la philosophie avec les enfants de M. Lipman, mon poste à l'université Montpellier 3 m'a permis de mener des recherches sur ce chantier, et de diffuser cette innovation par de nombreuses formations et directions de masters et de thèses.

Entre temps, et parallèlement, je m'intéressais fortement à la philosophie dans la cité, depuis la création du premier Café philo par M. Sautet en 1992 : je créais avec des amis un café philo à Narbonne en 1996, qui a fêté ses 15 ans en 2011.

Puis à la suite de l'Université populaire de Caen initiée autour de M. Onfray en 2002, je lançais avec une équipe à Narbonne en 2003-2004 l'Université Populaire de Septimanie (UPS), dont j'assure le pôle philosophie (philosophie pour adultes et pour enfants), puis celle de Perpignan.

Les influences reçues

Pour comprendre l'origine et le sens de mes travaux en didactique de l'apprentissage du philosopher, il faut savoir que j'ai été pour la première fois professeur de philosophie en 1967-1968, année symbolique, puis nommé au lycée technique de Narbonne, où j'ai été en poste jusqu'en 1995.

Les influences reçues - très importantes pour comprendre les sources et inflexions de l'itinéraire d'un praticien-formateur-chercheur - m'apparaissent avec le recul très clairement :

  • une robuste formation philosophique à dominante rationaliste en khâgne (Lycée du Parc à Lyon avec Jean Lacroix) puis à l'université (Montpellier 3) ;
  • le choc de mai 68 dans sa version autogestionnaire, et la valeur donnée à la prise de parole ;
  • la pratique de 1967 à 1995 (avec quelques interruptions : service militaire ou détachement syndical), de la philosophie en classe terminale, avec toute ma carrière dans un lycée technique, qui m'amènera à penser et pratiquer la philosophie autrement, et à commencer une thèse sur la question ;
  • l'entrée au Crap- Cahiers pédagogiques en 1971 (je suis toujours au Comité de rédaction des Cahiers Pédagogiques), qui m'a doté d'une solide culture pédagogique, fort peu répandue dans la corporation philosophique ; mais aussi la rencontre avec le secteur philosophie du Gfen (notamment N. Grataloup), pour sa réflexion pédagogique sur l'enseignement philosophique depuis 1991 ; et enfin la collaboration au Conseil d'administration de l'Acireph (Association pour la Création d'Instituts de Recherche en Philosophie) depuis 1998, pour son constat lucide des chantiers nécessaires pour renouveler l'enseignement français de la philosophie en terminale ;
  • des responsabilités au Sgen, syndicat sensible à la dimension pédagogique du métier d'enseignant, et à la Cfdt, où mes fonctions de 1976 à 1993 en matière de formation syndicale et de formation permanente, m'ont amené à prendre en compte au plus près les besoins des personnes formées ;
  • ma thèse en 1992 sur la didactique de l'apprentissage du philosopher, et ma nomination en Sciences de l'Education en 1995, qui m'imprègneront de toutes les recherches scientifiques sur les différentes didactiques disciplinaires et sur l'apprentissage, pour enrichir de leur contribution la didactique de mon champ disciplinaire.
  • l'émergence en France du phénomène des cafés philo à partir de 1992, de la philosophie avec les enfants et les adolescents en 1996, et le développement de nouvelles pratiques philosophiques très différenciées à l'école (ex : maternelle, segpa, lycée professionnel etc.) et dans la cité (café philo, banquet philo, université populaire, ciné philo, théâtre philo, rando philo, consultation philosophique privée ou en entreprise etc.).
  • le réseau créé en 2001 autour de ces Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) à partir d'un colloque depuis annuel, et le soutien de l'Unesco dès 2005 à ce réseau, à ces pratiques, formations et recherches, organisation dont je suis devenu en 2007 expert en philosophie à l'école primaire, après le rapport qu'elle m'a demandé sur la question.
  • l'aspect international de ce réseau, qui m'a permis de confronter l'enseignement philosophique français avec d'autres paradigmes, en multipliant, notamment par des conférences et des formations, mes contacts avec les pays francophones.

Les rencontres humaines déterminantes pour la recherche

Dans ces influences, je voudrais faire place à certaines personnes. Une histoire intellectuelle, c'est en effet des rencontres : avec des auteurs, à travers leurs idées, leurs livres, leurs interventions dans des colloques etc. La rencontre de l'oeuvre de M. Lipman et de son équipe, précurseur dès les années 1970 en matière de philosophie avec les enfants a été pour moi de ce point de vue essentielle, ainsi que ceux qu'il a formés (Ma reconnaissance va à M. Sasseville, P. Lebuis ou M.-F. Daniel).

Je pense surtout aux rencontres vivantes, dont certaines sont déterminantes pour l'itinéraire d'un chercheur, son approfondissement, ses bifurcations : Jean Lacroix, mon professeur de Khâgne au lycée du Parc en 1966-1967, qui déterminera ma vocation philosophique. Yveline Fumat, que j'ai connue à l'association des professeurs de philosophie de Montpellier, rare philosophe universitaire (avec François Galichet à Strasbourg 2 et Sylvie Queval à Lille 3), à soutenir mes recherches de professeur de philosophie en lycée technique, qui coorganisa avec moi des actions de formation pour les professeurs de philosophie, et me recruta en sciences de l'éducation en 1995 à Montpellier 3. Philippe Meirieu, que je connus vers 1986 au Comité de rédaction des Cahiers pédagogiques, dont il était alors rédacteur en chef, qui sera mon directeur de thèse et présidera à mon habilitation à diriger des recherches : sa vigilance éthique, par rapport à la rationalisation didactique dont il se méfiait, sera pour moi un bordage salutaire.

Je pense aussi à Alain Delsol, professeur d'école chez lequel j'ai beaucoup observé et appris en CM1 puis maternelle (comme avec l'équipe de Sylvain Connac en cycle 3 puis classe unique). Ou à Oscar Brénifier, avec lequel j'ai lancé en 1999 la revue internationale de didactique de la philosophie Diotime.J'ai aussi beaucoup pu avancer avec certains thésards travaillant sur mon champ de recherche : par exemple Gérard Auguet, qui me montra que la discussion à visée philosophique était un nouveau "genre scolaire" en voie de constitution ; Sylvain Connac, qui m'assura qu'elle avait de la crédibilité en ZEP, l'ancra dans la pédagogie coopérative, et en fit une nouvelle "institution" de l'Education Nouvelle ; Sylvie Especier, qui enquêta sur les formations qui accompagnaient la philosophie avec les enfants ; Yvette Pilon, qui montra sa contribution à une éducation interculturelle ; Edwige Chirouter, qui posa les fondements d'une pratique appuyant la réflexion philosophique sur les albums de littérature de jeunesse ; Jean-Charles Pettier, qui lui donna une crédibilité avec les élèves en difficulté scolaire et une véritable signification politique fondée sur les droits de l'enfant ; Monique Desault, qui développa son intérêt dans la formation du jugement moral de l'enfant ; Jacques Le Montagner, qui actualisa mes travaux en classe terminale à partir des recherches scientifiques menées pendant vingt ans après ma thèse ; Marie Kerhom et Johanna Henrion, qui ont travaillé sur l'introduction de la philosophie en Lycée professionnel ; ou Romain Jalabert, qui m'a éclairé sur le rôle de la métis dans la discussion à visée philosophique. Ceux de même qui enrichiront l'analyse avec les sciences du langage, comme Emmanuelle Auriac dans sa HDR ; et ceux qui tenteront de lui donner un fondement philosophique, comme Pierre Usclat avec l'éthique discussionnelle de J. Habermas, Marie Agostini avec la tolérance de Montaigne, ou Nicolas Go avec une didactique de la complexité...

Je n'oublie pas non plus mes discussions avec la suisse Nathalie Frieden, ou les inspecteurs de morale belges Cathy Legros, Michèle Coppens ou Michel Desmedts. Ou la présidente du Crap Elisabeth Bussienne. Je suis aussi redevable au travail de Marianne Remacle sur les enfants hospitalisés, au pédopsychiatre Jean Ribalet ou au psychanalyste Jacques Lévine, qui ont montré comment l'atelier de philosophie apporte aux enfants souffrant de troubles psychiques une complémentarité par rapport à l'aide psychologique...

Et tous ceux qui, à partir de 2001, comme Alain Beretestsky, Jean-François Chazerans, Gilles Geneviève, Isabelle Millon ou Oscar Brenifier, firent équipe pour organiser les colloques annuels internationaux sur les NPP (Nouvelles Pratiques philosophiques), notamment depuis 2007 à l'Unesco au sein de l'association Philolab, fondée par Claire de Chessée et Jean-Pierre Bianchi. Ma recherche s'est nourrie des discussions avec les praticiens-innovateurs, les formateurs d'Iufm et les quelques chercheurs qui avaient investi ce chantier nouveau...

Le rôle des statuts et des institutions

Dans cet itinéraire, je pointerai le rôle des statuts et des institutions, dans leur spécificité et leur évolution. Professeur de philosophie nommé dès le départ de ma carrière en 1968 dans un lycée technique, avec une partie de mon service dans les séries technologiques, j'ai été percuté dans les années 1980 par l'arrivée des nouveaux lycéens. Celle-ci m'a amené, par l'évolution du public scolarisé, à modifier ma pratique pour adapter un enseignement philosophique historiquement conçu pour des élèves socialement sélectionnés à un "enseignement philosophique de masse". L'articulation de méthodes pédagogiques issues de l'Education nouvelle se combina alors avec une démarche plus didactique.

Cet aggiornamento était assez mal vu au départ par l'institution philosophique, qui considérait que l'intrusion du "pédagogisme", puis des sciences de l'éducation dans l'enseignement philosophique traditionnel, altérait d'une part la spécificité de la discipline, fondée sur l'autoréférence ("la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie") ; elle menaçait gravement d'autre part l'identité professionnelle du professeur de philosophie, ancrée dans une identité disciplinaire ("philosophe avant que d'être professeur"), où dans l'inconscient collectif du corps (un maître-à-penser qui fait charismatiquement une "leçon" à des disciples)...

C'est là où le jeu des institutions allait jouer un rôle : il était impossible de soutenir une thèse en didactique de la philosophie dans un département français de philosophie ; je me tournais donc vers les sciences de l'éducation, qui accueillaient les didactiques disciplinaires. Par ailleurs, formateur apprécié à la Mafpen, je fus soutenu par son chef, Jean-Michel Bonnard, pour organiser certaines formations d'enseignants de philosophie ; puis par la Dgesco du Ministère, qui encourageait alors l'innovation, lorsque j'organisais avec Y. Fumat des actions nationales (1989-91), ou un colloque national sur la philosophie avec les enfants dans le premier degré (Balaruc 2003), auquel fut présente l'Inspection de philosophie. J'ai travaillé aussi pendant une vingtaine d'années avec le service des publications du Crdp de Montpellier, avec son directeur de l'époque, Emile Gaspari, les équipes successives des publications, et quand je lançais en 1999 la revue Diotime, je pus compter sur le soutien précieux de Jean-Pierre Comert.

Mon recrutement en 1995 comme maître de conférences spécialiste en didactique de la philosophie me donna par la suite le statut universitaire pour diriger des thèses, organiser des séminaires, symposiums et colloques de recherche. Je fondais ainsi au sein du laboratoire dont je devins directeur, le Cerfee (Centre d'Etudes et de Recherche sur l'Education et la Formation), un pôle de recherche en didactique de l'apprentissage du philosopher avec les enfants.

Ce que l'on peut constater ici, à la suite de Bruno Latour, c'est à quel point la recherche est une pratique sociale soumise à des normes et des (en)jeux de pouvoir...

La construction progressive d'une didactique de l'apprentissage du philosopher

J'ai l'impression d'avoir ouvert successivement plusieurs chantiers, comme autant de briques avec lesquelles le maçon monte peu à peu son mur, comme autant d'emboitements qui s'élargissaient, se complétaient et s'approfondissaient : de la classe terminale à l'école primaire, des capacités philosophiques de base (problématiser, conceptualiser, argumenter) à des compétences complexes (lire et écrire, puis discuter philosophiquement), de l'école à la cité.

1) la DAP (je nommerai désormais ainsi la Didactique de l'Apprentissage du Philosopher) en classe terminaleen 1988. Alors professeur de philosophie au lycée technique de Narbonne, je pris l'initiative d'animer à Montpellier en 88-89, avec une vingtaine de professeurs de philosophie au sein de l'Association des professeurs de philosophie (APPEP), un séminaire qui a nourri le contenu de mon DEA. Il s'agissait de déterminer très empiriquement entre collègues, tous correcteurs au baccalauréat, les exigences attendues de nos élèves à l'examen, dans l'épreuve de dissertation philosophique. Naquit ainsi l'idée que nous poursuivions des objectifs communs, que nous tentions, et ce indépendamment de nos options philosophiques personnelles, de développer certains processus de pensée, trois essentiellement : la problématisation d'une question dans l'introduction, la conceptualisation de la ou des notions contenues dans la question, des distinctions conceptuelles nécessaires au traitement du sujet, et l'argumentation pour soutenir ou combattre les réponses envisageables à la question posée. Objectifs poursuivis et exigences intellectuelles que j'allais appeler des capacités ou compétences philosophiques. Le séminaire fut prolongé par deux Universités d'Eté sur cette question de la didactique de la philosophie, et une action du plan de formation des professeurs de philosophie, qui étayèrent ce qui devenait en 1992 ma thèse soutenue à Lyon 2 sous la direction de P. Meirieu : Contribution à une didactique de l'apprentissage du philosopher.

J'en vins ainsi à une définition didactique du philosopher : "Philosopher, c'est tenter d'articuler, sur des questions et des notions fondamentales pour la condition humaine, dans un rapport habité au sens et à la vérité, des processus de problématisation de questions et notions, de conceptualisation et de distinctions conceptuelles de notions, d'argumentation de thèses et d'objections".

Définition didactique, c'est-à-dire utile pour didactiser le philosopher en classe, en faire un objet d'apprentissage. Et non philosophique, car les définitions de la philosophie sont multiples, objet même problématique de la réflexion philosophique, et les enseignants du séminaire étaient d'orientations philosophiques très différentes... mais empiriquement d'accord sur les exigences intellectuelles à développer chez leurs élèves.

Il est instructif de noter que cette élaboration, travaillée par ailleurs dans ma pratique en classe, fut au départ empirique, pragmatique, collective, qu'elle prit pour point de départ l'évaluation à l'examen, qui posait en amont la question de ce qui était attendu, prenant de ce fait en considération ce que les élèves devaient faire, et plus seulement ce que l'enseignant devait dire. On amorçait ainsi le passage d'une logique d'enseignement (quel doit être le contenu philosophique du cours magistralement transmis), à une logique d'apprentissage (ce que les élèves doivent savoir faire dans leur devoir).

Je construisais alors un modèle didactique de la DAP, car il ne s'agissait pas seulement de définir didactiquement comme ci-dessus le philosopher, mais de déterminer les conditions et les méthodes de son apprentissage.

2) Je déterminais ainsi des capacités philosophiques de base (problématiser, conceptualiser, argumenter), et des compétences complexes : écrire, lire et discuter philosophiquement.

  • La dissertation demandait de mettre en oeuvre toutes ces capacités dans un texte écrit (c'est là que nous les avions au départ nommées dans mon séminaire), ce qui posait la question de l' écriture philosophique, qui m'apparaissait comme la combinaison de processus de pensée dans une tâche rédactionnelle. Faire une dissertation devenait apprendre à écrire philosophiquement. J'appris lors de lectures que la dissertation était une création scolaire française de la fin du 19ième siècle (Cf. A. Chervel). Et c'est vrai que, sauf à l'occasion de concours (Exemples les deux Discours de Rousseau ou la Dissertation de 1770de Kant), les philosophes n'avaient jamais écrits de dissertation (certains comme Socrate n'ont même rien écrit) ; et quand ils avaient écrit, c'était des dialogues, traités, méditations, entretiens, dictionnaires, discours, lettres, aphorismes, journaux, poèmes, pièces, romans etc. On pouvait donc écrire philosophiquement dans des genres très variés d'écriture. Voilà de quoi renouveler amplement la didactique de l'écriture philosophique ! J'expérimentais donc en formation, à la suite du Gfen, avec des professeurs de philosophie de l'académie de Nancy, ou en atelier avec des adultes ou des jeunes ces "formes diversifiées d'écriture", ou je maintenais les exigences philosophiques précédentes.
  • Une deuxième tâche fondamentale en classe terminale étant de lire des textes d'auteurs philosophiques, le travail didactique consistait à élaborer une définition de la lecture philosophique : qu'est-ce que et comment lire un texte philosophique, et le lire philosophiquement ; comment même lire philosophiquement un texte non affiché comme tel ?
    C'est le travail avec des didacticiens du français (notamment G. Molière), qui m'éclaira, par leur pratique et leur théorie de la lecture (qu'est-ce que lire, construire du sens ?), en particulier de la lecture méthodique, et m'amena à élaborer la notion de " lecture méthodique philosophique", qui engage la question d'une " interdidactique ".
    Je complèterai plus tard cet apport avec d'autres didacticiens du français (Y. Soulé, D. Bucheton, E Bussienne), à propos de la littérature de jeunesse avec les enfants et du débat interprétatif, et approfondirai alors ces notions de comprendre-interpréter un texte.
  • Quant à la discussion, elle était peu pratiquée en classe de philosophie, ne donnant lieu à aucune évaluation officielle (contrairement à l'écriture et la lecture philosophiques) ; l'"insoutenable légèreté" de l'oral de l'élève (seulement de "rattrapage" à l'examen), le cédait au sérieux du texte et de l'écrit, le seul oral philosophiquement justifié étant celui du cours magistral de l'enseignant (parfois copié dans un "exposé" d'élève). Je lançais donc un chantier didactique nouveau, peu considéré voire méprisé dans le tryptique traditionnel de l'enseignement philosophique (un cours, des oeuvres et des dissertations) : celui de la discussion philosophique en classe. Il s'annonça prometteur, car c'était ce "genre philosophique" qui allait être historiquement privilégié à l'école primaire et dans la cité (café philo).

3) Il y eut dans mon itinéraire après la classe terminale l'élargissement de la question de la DAP à l'école primaire et au collège à partir de 1998, après ma découverte de la méthode de "philosophie pour enfants" de M. Lipman.

Le problème était pour moi de savoir si mon élaboration d'une DAP en classe terminale pendant la décennie précédente était pertinente avec des élèves plus jeunes, si c'était possible, si c'était souhaitable, et comment procéder. Je testais dans des classes de collègues du premier degré ces exigences (notamment chez A. Delsol en CM1 puis grande section de maternelle ; puis chez S. Connac en cycle 3 puis multi-niveaux) : elles m'apparurent comme des objectifs effectivement possibles, à condition de les adapter et de les moduler en fonction des âges des enfants. La notion de "niveau d'exigence" des capacités visées s'affinait : on pouvait par exemple définir une notion en extension (le plus facile est de donner un exemple de son champ d'application : Valéry est mon ami), ou plus complexe en compréhension, par des attributs du concept (un ami est un camarade choisi à qui on confie des secrets) ; on pouvait argumenter par un exemple, mieux un contre-exemple, encore mieux un argument plus abstrait etc..

C'est là où il y eut croisement avec ma pratique du café philo, que j'avais commencé en 1996 : c'est mon dispositif de café philo (avec président de séance et animateur-reformulateur) qui fut repris et peaufiné par A. Delsol dans son CM1, en ajoutant un responsable du micro, des aménageurs-déménageurs de la salle pour la mettre en rond, un reformulateur, un synthétiseur, des observateurs ; puis allégé en grande section de maternelle, mais en ajoutant des dessinateurs. Le dispositif de la DVP (Discussion à Visée Philosophique) prenait forme, et devenait, sous l'influence de S. Connac dans sa classe coopérative, DVDP (Discussion à Visées Démocratique et Philosophique), par des règles démocratiques de prise de parole (on lève la main, le président inscrit, il donne la parole aux moins-disants, et tend la perche aux muets, qui gardent le droit de se taire...). On accédait là à une dimension politique de la didactisation, par la contribution de l'éducation à une "citoyenneté réflexive" dans un "espace public scolaire".

4) Je passais aussi à partir de 1996, date de lancement du café philo que j'anime toujours, de l'école à la cité, ce qui élargissait le champ de la didactique à un champ informel d'apprentissage, où celui-ci n'est pas explicitement visé par un système avec des participants captifs, un programme, des objectifs, des évaluations et un examen, mais un public adulte, volontaire, et des acquis "de surcroit".

  • Le café philo fut pour moi un libre terrain d'expérimentation, hors institution et sans contraintes autres que celles que je me donnais. Un domaine où l'on "s'autorise à" essayer, tâtonner, voir ce que cela donne, rectifier, stabiliser peu à peu une méthode, un dispositif, un style. C'est là où j'ai beaucoup appris en pratiquant puis théorisant la reformulation, son intérêt pour l'individu reformulé et pour l'avancée intellectuelle du groupe, son exigence éthique de fidélité, ses exigences intellectuelles d'attention à la parole d'autrui, de compréhension de sa vision du monde par empathie cognitive.
    Il y avait là une aventure collective, due à la coanimation en équipe des séances (président de séance, animateur, synthétiseur à chaud puis à froid) ; mais plus largement par l'insertion d'une activité locale dans un mouvement français persistant des cafés philo, qui se donnait des lieux et temps pour formuler des questions à la fois de fond (sens sociétal du phénomène, légitimité philosophique...) et de pratiques (animation, choix des sujets, introduction, dispositifs, règles). Ce qui m'amena à formaliser le "concept de café philo", avec ses trois composantes (philosophique, démocratique et conviviale), et ses dérives possibles (doxologique, sophistique, démagogique etc.)...
    Expérience d'autant plus heuristique que le dispositif créé en 1996 pour mon café philo s'avéra à ma grande surprise, avec A. Delsol, opérationnel en classe de Cm1.
  • L'Université populaire (UP) représenta une autre opportunité. M. Onfray, dans la continuité et le renouvellement d'une longue tradition européenne, avait fondé la sienne en 2002, dix ans après le premier café philo de M. Sautet. Cette tentative de mettre bénévolement à disposition du plus large public un savoir de qualité m'intéressait au plus haut point. En 2004, nous fondâmes avec A. Delsol et N. Cathala à Narbonne l'Université Populaire de Septimanie, dont j'étais responsable du pôle philosophie : on y trouvera conjugués philosophie pour adultes et pour enfants, conférences philosophiques, séminaires sur un auteur (Platon, Aristote), et atelier philo. Cette dernière formule, que j'ai progressivement rôdée, est passionnante, car elle mêle introduction consistante, discussion, écriture philosophique et lecture de son texte, régulation terminale : l'occasion d'expérimenter une formule philosophique hors institution mêlant un apport initial sur une notion ou un problème, l'oral du café philo, et l'intérêt de l'écriture personnelle.
    Grand témoin du Printemps des Universités populaires, qui se tient chaque année en juin dans une UP différente depuis 2006, j'ai pu contribuer à la discussion des problèmes soulevés. Exemples : sur la revendication ou non dans une UP de l'Education populaire et de l'Education nouvelle. Sur le paradoxe de la formule oxymorique Université d'un côté, Populaire de l'autre. Sur le sens de "populaire" : le plus grand nombre ou les plus démunis ? Sur le lien ou l'indépendance par rapport aux élus. Sur le sens politique des UP (mouvance des "alters", disait P. Corcuff). Sur la priorité aux savoirs académiques ou plutôt aux savoirs critiques ; mais qu'est-ce qu'un savoir critique ? Sur le sens d'une présence philosophique dans les UP ; de la philosophie avec les enfants ; des sciences sociales et des sciences "dures". Sur l'intérêt de diffuser des savoirs pratiques, d'expérience, et pas seulement théoriques. Sur la tension pédagogique ou la complémentarité entre transmission et co-construction de connaissances, conférence et atelier. Sur l'ancrage ou non dans le territoire etc.
  • L'atelier de lecture philosophique : L'étayage par les auteurs et les grands textes est essentiel pour qui veut nourrir ses pratiques d'un fond philosophique. C'est pourquoi je décidais de fonder, après l'expérience de sept ans de cartels lacaniens (groupe de lecture de cinq personnes autour d'une oeuvre de Freud ou Lacan), un groupe mensuel de lecture philosophique, qui a expérimenté différentes formules de travail sur La société du mépris (Honneth), Soi-même comme un autre (Ricoeur), Les figures de l'altérité (Baudrillard), Totalité et infini (Lévinas), des textes de philosophie politique (Gauchet, Rosanvallon, Arendt, Rawls, Julien...). La lecture plurielle sans hiérarchie, confrontant la compréhension puis la discussion sur le texte, est très éclairante pour approfondir chez chacun son appréhension du problème.
  • Les séminaires annuels de Revel fin juillet avaient pour ambition d'expérimenter en petit groupe de nouvelles pratiques philosophiques, et de commencer à les formaliser, chaque formule étant suivi d'une analyse de la séquence. Nous explorâmes ainsi plusieurs "genres" :
    • Le café philo avec plusieurs variantes à comparer ;
    • Le ciné philo, ou après le visionnement d'un film choisi pour sa possible exploitation philosophique, une discussion s'empare de la question philosophique qu'il soulève ;
    • la rando philo, déambulation dans la nature sur une question philosophique en alternant la marche seul, à deux, trois ou quatre, puis en regroupement plénier ;
    • L' atelier de lecture philosophique, avec discussion organisée sur l'interprétation des textes ;
    • La consultation philosophique, où une personne soumet un problème existentiel ou/et personnel à une autre qui s'entretient avec elle selon une conduite inspirée d'une démarche philosophique, et non thérapeutique ou de coaching ;
    • Le questionnement d'explicitation, qui s'inspire en philosophie dans la conduite d'un groupe de l'entretien d'explicitation de Pierre Vermesch ;
    • La disputatio, où deux ou trois groupes préparent puis confrontent leur argumentation sur des thèses différentes etc.

Les inflexions sur le fond données à la recherche

Je parlerai moins ici du déplacement par élargissement progressif des champs d'application de mes recherches (de la dissertation à des formes diversifiées d'écriture philosophique ; de l'écriture et la lecture à la discussion ; de la terminale à l'école primaire ; de l'école à la cité...), que des modifications de fond qui ont affecté ma représentation d'une didactique de l'apprentissage du philosopher. J'en relève deux :

1) Sur une conception moins rationaliste du modèle didactique

Je fus nourri dans mes études par la philosophie continentale, dans sa grande tradition historique rationaliste (Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Marx...). Je m'aperçus plus tard que c'est cette tradition qui avait façonné l'enseignement philosophique français, où la problématisation, la conceptualisation et l'argumentation jouent un rôle clef, véritable colonne vertébrale que l'on retrouve empiriquement dans les attentes du corps des philosophes vis-à-vis de la dissertation. Au fond, ma didactique de l'apprentissage du philosopher a au départ formalisé ces exigences d'une "didactique praticienne" (J.-L. Martinand) de correcteur au baccalauréat. Je cherchais comment mieux enseigner ce que le programme demande à un professeur de philosophie français pour bien préparer à l'examen.

Par la suite, j'affinerai ce paradigme, d'une part en diversifiant les modalités possibles d'écriture philosophique, la dissertation n'étant pas à elle seule le "patrimoine incontournable de l'enseignement philosophique" (A. Renaud), ou en diversifiant les supports de réflexion au-delà des seuls textes philosophiques (mythes, littérature etc.) ; d'autre part en donnant une place importante à la discussion, parent pauvre de l'enseignement philosophique traditionnel.

Le travail avec C. Raisky dans l'enseignement agricole me fut très profitable, car la philosophie était enseignée dans des BTA (Brevet de technicien agricole) au sein de modules interdisciplinaires (ex. : histoire-philosophie), et avec un système d'évaluation continue : j'introduisais une approche par compétences et des activités philosophiques diversifiées et décloisonnées.

Mais c'est la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents qui va complexifier mon orientation rationaliste. L'éveil de la pensée réflexive chez les enfants gagne en effet à s'enraciner dans le concret, le vécu, l'expérience personnelle, comme terreau et tremplin, et pas seulement obstacle, vers une généralisation et une abstraction progressives. Leur sensibilité, comme manière d'être au monde, va ouvrir, avec une reprise plus conceptuelle de cet affect, à une vision du monde élargie ; et leur imagination va nourrir la sécheresse du concept des connotations de la métaphore, que l'on pourra intellectuellement formaliser. D'où l'importance pour l'enracinement de la réflexivité du récit, présentation d'un quasi monde à expérimenter, comme le théorise P. Ricoeur, dotant le lecteur d'une expérience inédite sur laquelle exercer sa pensée, notamment éthique ; et l'intérêt dès lors de supports comme les contes, les mythes, les albums, pour susciter une réflexion ensuite plus organisée. On s'intéresse bien sûr à l'éveil de la raison dans cette propédeutique philosophique, mais celui-ci se greffe sur la totalité des dimensions de la personnalité de l'enfant, sans dichotomie entre le corps, le coeur et l'esprit.

C'est le travail avec les professeurs de morale belges (qui pensent que la raison n'a pas protégé au 20ième siècle de la barbarie) et l'expérience de l'enseignement de l'éthique des québécois, qui m'ont amené à dépasser une conception rationaliste trop cartésienne, opposant l'entendement aux sens et à l'imagination, l'esprit au corps, et à réintégrer dans ma tentative de didactisation de l'apprentissage du philosopher les philosophes de l'intuition, de l'imagination et de la métaphore, le support de la littérature et des mythes pour la réflexion, l'apport des travaux scientifiques de Damasio.

L'expérimentation d'un modèle didactique que j'avais construit pour les classes terminales en France à des élèves plus jeunes s'avérait à l'usage relativement pertinent, mais gagnait à intégrer ces éléments nouveaux.

2) Sur l'approche par compétences

Je noterai trois inflexions sur cette approche dans mon itinéraire :

  • Je suis passé d'abord d'une logique d'un enseignement de la philosophie à une logique d' apprentissage du philosopher, d'un enseignement magistrocentré (Que leur dire dans mon cours ?) à un intérêt pour la façon dont les élèves peuvent apprendre (Quelle situation d'apprentissage instaurer, que leur faire faire ?). Je rencontrais ici sur mon chemin pédagogique, dans la décennie 80-90, la "pédagogie par objectifs" (PPO), qui me semblait au départ pertinente dans sa façon de se demander ce que l'on attend d'un élève, quelles capacités l'on veut développer chez lui, et comment s'y prendre pour développer ces capacités. Cette décentration de l'enseignant de son discours vers l'esprit de l'élève qui apprend était une façon nouvelle et heuristique pour la pratique, face à certaines difficultés rencontrées par l'élève et par conséquence le maître.
  • Mais la PPO présentait dans sa pratique des dérives : objectifs pensés en fonction de l'évaluation et d'une évaluation sommative, multiplication et morcellement des objectifs perdant de vue les tâches globales plus complexes, apprendre à penser réduit à des savoir-faire et des opérations de faible niveau taxonomique et trop mécanicisées etc. Ma thèse de 1992 faisait ainsi quinze objections à la PPO, sans abandonner cependant la révolution copernicienne de la prise en compte centrale de l'apprenant dans une didactique disciplinaire. La notion de compétence, pensée dans une perspective cognitiviste, constructiviste et socioconstructiviste prenait le relai d'une approche anglosaxonne plus behavioriste. Mon modèle du philosopher était systémique, voulant rendre compte de la complexité du philosopher par "l'interdépendance des processus de pensée dans l'unité et le mouvement de la réflexion".
  • Cette notion de compétence allait progressivement s'approfondir dans ma pensée, et se reproblématiser : d'une part face à l'offensive philosophique contre la notion de compétence (visée utilitariste de rationalisation et d'efficacité issue de l'entreprise, forclusion éthique du sujet etc.) ; d'autre part avec les recherches scientifiques en sciences de l'éducation de la dernière décennie sur la question (compétence pensée davantage comme une mobilisation contextualisée de ressources internes et externes dans une situation inédite ; dépassement de l'opposition compétence-connaissance ; apparition de nouveaux concepts comme les "gestes professionnels" des enseignants ou les "gestes d'études" des élèves etc.). Voilà où j'en suis actuellement...

A suivre : dans le prochain article, j'esquisserai une "Approche épistémologique de cet itinéraire"...

N.B. : Pour un approfondissement des points soulevés dans cet article, consulter :

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