Je vous dis un mot de notre programme clinique d'intervention pour faire le pont avec celui de la prévention de la violence par la voie de l'enseignement de la philosophie pour enfants et ses communautés de recherches. A notre association La Traversée, ce volet préventif de notre mission est arrivé dans le sillage de notre volet curatif. Autant le vocable "préventif" peut être ambitieux, autant celui de "curatif" peut être présomptueux. Manifestement, dans les deux cas, nous refusons l'impuissance et la passivité.
Brièvement, j'entends faire une présentation descriptive du programme d'intervention psychothérapique, vous donner quelques jalons de ses assises théoriques et enfin faire quelques liens entre les deux programmes.
La Traversée offre des services de psychothérapie aux femmes et enfants victimes de violence sexuelle (viol, inceste). Nous privilégions une approche inspirée par la théorie psychanalytique, c'est-à-dire centrée sur la parole et la vérité subjective individuelle. Nous souhaitons élargir cette offre aux hommes, mais pour l'instant nos contraintes financières ne nous le permettent pas. Un nombre significatif de femmes consultent suite à des agressions survenues il y a vingt ou trente ans (parfois davantage). Considérant que notre clientèle enfance compte 25% de jeunes garçons, pourquoi n'en serait-il pas de même pour les hommes?
De façon descriptive, nous constatons que les personnes victimes d'agression sexuelle vivent souvent des répercussions psychiques pouvant mettre en danger leur santé mentale et physique. Elles peuvent éprouver une détérioration de leur qualité de vie et affecter celle de leur entourage. Les enfants agressés sexuellement ressentent souvent une détresse susceptible d'engendrer des difficultés sur le plan comportemental, affectif et relationnel. Les personnes ayant vécu une agression à caractère sexuel se trouvent souvent aux prises avec une difficulté marquée à faire confiance aux autres et à se faire confiance. Elles éprouvent des sentiments plus ou moins intenses de peur, de culpabilité, de honte, de colère, ainsi qu'une difficulté à poser des limites. Ces personnes ont également du mal à se définir autrement que dans la souffrance, la vulnérabilité et la dépendance. Par conséquent, elles se retrouvent très souvent enfermées dans le cercle infernal et répétitif de la violence morale et physique.
Malgré la morbidité de ces répercussions psychiques réelles et répandues de l'agression sexuelle, il faut voir au-delà de ces signes et symptômes si apparents. Ces phénomènes manifestes et récurrents chez les gens qui nous consultent demeurent une manifestation symptomatique au-delà de laquelle nous devons aller pour permettre à la personne de se retrouver comme sujet. L'expérience subjective de chacun est unique. Nous sommes en quête de sens plus que de solutions concrètes à telle ou telle difficulté adaptative actuelle.
Qui est capable de me dire ce qu'est un alcoolique? Pourtant, nous connaissons tous des gens qui boivent. Nous avons tous une idée des répercussions familiales et sociales désastreuses d'une telle addiction, voire même en sommes témoins. On retrouve de ces gens (aussi souffrants) dans toutes les sphères de la société, du plus riche au plus pauvre, du plus limité au plus brillant, du plus créatif au plus dépourvu, et encore... Toutefois, de dire qu'un tel ou une telle boit trop ne nous dit à peu près rien de cette personne et de son rapport à son symptôme.
Il en va de même d'une personne victime d'agression sexuelle. Le mot "victime" n'en dit que très peu du sujet dont l'appareil à penser a été ''effracté'' par de l'impensable, du non représentable. D'ailleurs, à l'instar de l'alcoolique, on compte de ces "victimes" dans toutes les sphères de la société, du plus riche au plus pauvre, du plus limité au plus brillant, du plus créatif au plus dépourvu...
Implicitement donc, nous concevons que la réponse humaine à la douleur psychique est adaptative et relationnelle, que, du normal au pathologique, il n'y a qu'un pas, continu et universel. Nul n'est exempt de souffrances et de violences éprouvées. D'aucuns leur ont trouvé un sens, en tout ou en partie, d'autres non. Bien que d'intensité variable, l'effraction est inévitable et un "prix à payer" est inhérent au maintien du lien à l'autre. Une même effraction provoquera tout un éventail de réactions en fonction d'un grand nombre de contingences, selon l'individu qui en est l'objet. Il n'y a aucun lien facile de cause à effet.
Notre programme clinique découle de notre conception du développement de la psyché de l' infans, cet être sans parole. Pour faire bref et faire image en même temps, permettez-moi de me référer à Winnicott, pédiatre avant d'être psychanalyste. Je le cite :
Il n'y a pas d'échange entre la mère et l'enfant. Psychologiquement, l'enfant prend au sein ce qui est une partie de lui-même et la mère donne du lait à un enfant qui est une partie d'elle-même. En psychologie, l'idée d'un échange réciproque est basée sur une illusion du psychologue. (Winnicott, D., Jeu et réalité, Paris, 1972, p. 22) [Et bientôt, des deux protagonistes aussi dirais-je!].
Je précise que cette illusion du psychologue, partagée par la dyade mère/enfant, est nécessaire et anticipatrice d'un devenir qui exige de la mère d'être représentante de la réalité de l'autre, que ce soit là le fondement de son lien à l'enfant, ce qui permettra justement à l'enfant de faire sienne l'expérience d'exister. On voit que la violence est déjà là inscrite dans la structure du lien à l'autre. Par sa fonction ''contenante'', la mère accepte d'être temporairement "l'objet d'usage" de l'enfant, en tolérant d'être d'abord créée/trouvée puis détruite/trouvée, sans en prendre ombrage. Cette capacité de sollicitude de la mère pourra enfin trouver écho chez l'enfant qui intègre à l'expérience de lui-même ce qui advient de l'autre qui résiste (au sens de survivre) à l'usage qu'en fait sa pulsion. Manifestement, la qualité de la présence de la mère est très variable, tout comme l'est la capacité de l'enfant d'assimiler et transformer son expérience. Tout n'est pas donné et uniforme mais s'inscrit sur un continuum.
En psychothérapie, le psychologue tentera d'offrir cette même sollicitude dans son écoute en acceptant à son tour d'être "l'objet d'usage" de la personne qui lui parle d'un impensable. Il s'offrira comme dépositaire d'une expérience à assimiler et transformer pour qu'à son tour la personne qui parle puisse intégrer cette expérience d'elle-même.
Nous posons d'entrée de jeu que la personne qui consulte est aussi celle qui sait ce qui est important pour elle. Ironiquement, la question est souvent posée au psychologue en début de traitement : "Est-ce que je peux parler d'autre chose?" (que de l'agression!) Nous avons postulé, au préalable, que la sélection des faits qui seront rapportés en thérapie découle essentiellement de constructions après-coup, de souvenirs-écrans. Malgré le poids traumatique de certains de ces faits, nous considérons prévalent pour le devenir du sujet, le sens donné par celui-ci et son entourage, y compris le désir inconscient des personnes en cause. À travers la perception actuelle que la personne narre de sa propre histoire et des personnes significatives qui y figurent, nous pouvons entrevoir un mode prévalent de relation aux autres. Ce à quoi il ne sera possible d'avoir accès qu'exempt d'à priori et dans l'attention portée à la relation transféro/contre-transférentielle. Notre écoute n'aspire pas à transformer le passé, mais sa signification présente.
Autant le silence et le secret ont été les complices essentiels de l'agresseur, autant écouter et croire en la vérité de la personne qui parle en psychothérapie sont moteurs de toute re-subjectivation éventuelle. Une agression dénoncée entraîne plus souvent qu'autrement, déni, rationalisation, projection, intimidation, etc. chez l'agresseur, ce qui vient répéter et consolider l'effraction, pire encore, semer le doute sur la réalité de l'éprouvé de la personne qui en fut l'objet. C'est à cela plus qu'à ses manifestations que nous devons nous attaquer.
Nous pouvons donc faire le constat que, d'une part, notre paradigme éducatif dans l'enseignement de la philosophie pourrait se traduire comme une pédagogie de la question. Maurice Blanchot ne disait-il pas : "La réponse est le malheur de la question". D'autre part, notre paradigme thérapeutique, bien qu'analytique plutôt que pédagogique, a une même visée d'ouvrir à la subjectivité plutôt qu'offrir quelque prescription que ce soit, tant diagnostique que thérapeutique. Nous n'avons pas de réponse à donner, elle surgira de l'élaboration de la question qui souvent prendra éventuellement la forme de : "Pourquoi moi?".
Comme il a été théorisé pour la communauté de recherches en philosophie, la parole suspend la violence physique, introduit une distance symbolique et la temporalité. Pour qu'elle ne soit pas violente, la parole a besoin d'un cadre régulateur, un dispositif organisé, cadré et cadrant, qui tient lieu de contenant psychique pour les mouvements pulsionnels de l'enfant. N'est-ce pas là la transposition du cadre thérapeutique et sa fonction ''contenante'' au cadre de la communauté de recherche ? Au fond, n'est-ce pas la transposition de cette fonction naturellement ''contenante'' de la mère, dite "fonction alpha" par Bion?
Autant la philosophie nous apprend que, par la rencontre de points de vue différents et la confrontation d'arguments, l'enfant fait l'expérience de sa pensée et de celle de l'autre, autant nous croyons que nous sommes tous dotés d'un appareil à penser les pensées (si morbides soient-elles) et que cet appareil peut avoir été submergé par une effraction (différemment impensable, c'est selon), comme une agression sexuelle par exemple. Il s'agit donc de soutenir, voire de remettre en mouvement cet appareil à penser, en se centrant sur la personne comme sujet et non comme victime. L'apparemment inénarrable se transforme, en présence d'un autre qui écoute, en une représentation psychique d'une réalité jusqu'alors ignorée. Comme Freud l'a vite compris, il faut d'abord se souvenir pour oublier ce qui continue d'agir et nous faire agir à notre insu.
Je suis bien conscient que je tire un peu les choses de chaque côté. Si la relation fantasmatique est tout aussi présente dans un programme que dans l'autre, autant elle est ignorée dans le programme philosophie, autant elle est le moteur même du programme psychothérapique. Mais, la valorisation de la parole, l'importance d'un cadre, la primauté de la représentation sur la chose, etc., sont des passerelles en amont et en aval d'une même violence sans mot.
Pour conclure, je nous ramène au congrès de lancement de notre programme d'enseignement de la philosophie pour enfants en 2005. Gilles Vigneault nous avait proposé cette formule toute simple, mais tellement éloquente : "La violence est un manque de vocabulaire". Autant notre programme de prévention de la violence veut donner l'expérience à l'enfant de sa pensée et de celle de l'autre, autant notre programme de psychothérapie psychanalytique veut donner au sujet, enfant comme adulte, l'occasion de trouver une représentation psychique, de mettre des mots sur un éprouvé souffrant et ''désubjectivant''.