Dans cet article surtitré "Psychologie des profondeurs et philosophie au miroir", Alice Venditti défend l'hypothèse, à l'image de la philosophie antique adaptée à la société contemporaine, d'une philosophie (autobiographie philosophique) comme discipline de la psychologie des profondeurs, permettant la déconstruction de l'autonomie narcissique de l'âme soumise à l'inconscient. La philosophie aurait à traiter avec l'irréductibilité de l'herméneutique du symbole à la logique ("la symbologique").
Les Grecs, même s'ils ont désigné la souffrance par différentes métaphores - le corps (pour Socrate et Platon), la démesure (pour Aristote), ce qui n'est pas naturel (pour les cyniques) - avaient bien compris qu'être philosophe signifie, tout d'abord, être conscient que la sagesse (sophia) est requise par cet état d'angoisse malheureuse où l'homme vit nécessairement déchiré par la crainte, l'insatisfaction et la douleur. Épicure, par exemple, déclarait : "Vain est le discours du philosophe par lequel l'homme n'est guéri d'aucune passion, car de même que la médecine n'est d'aucun secours si elle ne guérit pas les maladies du corps, de même aussi la philosophie si elle ne chasse pas la passion de l'âme."1. D'où, la gestation symbolique et dramatique de la philosophie comme médecine de l'âme : il s'agit pour elle de délivrer l'homme des craintes vaines, des douleurs psychiques et des faux désirs que rien ne comble. D'ailleurs, dans la Lettre à son disciple Pythoclès, Épicure écrivait : "ce qu'il nous faut désormais pour la vie, ce ne sont pas des théories sans raison et des opinions vaines, mais c'est vivre sans trouble"2. La philosophie est alors cet art de vivre (ars vivendi), cette science suprême qui vise le salut : elle possède une fonction fébrifuge, antalgique et, comme le dira Lucrèce, elle est comparable à une purge du coeur (organe dans lequel les épicuriens localisent le principe des émotions et des fonctions intellectuelles).
Dans quelle mesure peut-on proposer et pratiquer aujourd'hui une philosophie dans sa fonction proprement thérapeutique ? Premièrement, il s'agit pour nous d'apercevoir que la philosophie antique s'est évidemment adressée à la dimension "saine" de l'individu : il suffit ici de rappeler le célèbre impératif du "souci de soi-même", expression qui traduit une notion grecque très complexe, mais aussi très répandue, celle d'epimeleia heautou, que les Latins traduisaient par "cura sui". Or, c'est la vie dans sa "normalité" qu'il faut soigner : le temps du bonheur ayant toujours déjà sonné, il nous faut une éthique d'extrême urgence qui soutienne la vie encore irréfléchie et dépouillée d'un sens susceptible de la rendre digne d'être vécue, tel un événement qu'on désire célébrer. Secondairement, il faut remarquer que chaque difficulté de la vie, à partir de cette expérience d'origine - qu'on pourrait indiquer par le mot heideggérien de Geworfenheit3 - et que tout changement identitaire - naissance, adolescence, rapports entre les sexes, travail, vieillesse, maladie, mort - vient raviver, aboutit aujourd'hui à un sentiment de désorientation ou d'incapacité à affronter la transformation. On sait en effet que d'une part les réponses données par les vieux systèmes culturels - la famille, la culture et la religion - caractéristiques d'une culture patriarcale désormais en crise, perdent de plus en plus leur efficacité. Et d'autre part, plus devient impétueuse l'idéologie collective caractéristique de cette époque de la technique et des relations sociales automatisées par les dynamiques d'accumulation économique, plus encore on s'enfonce dans une impuissance anxieuse.
Comment la philosophie peut contribuer à penser à la fois la crise du sens et les postures responsables pour y faire face, soit individuellement soit collectivement ? Autrement dit, quelle pédagogie pour cette médecine de l'âme ? La fréquentation de ces interrogations nous conduira à renouveler la vocation proprement thérapeutique de la philosophie et à méditer une articulation possible entre les activités de soin et les pratiques philosophiques4. Plus précisément, avec un cursus autobiographique de mon expérience de praticienne et d'analyste-philosophe en formation, j'esquisserai le début d'une nouvelle pratique philosophique proposée par Philo, l'École Supérieure de Pratiques Philosophiques de Milan5. Cette pratique, l'analyse biographique à orientation philosophique, nous montre qu'en théorie, comme en pratique, il s'agit d'un soin adressé à la personnalité entière. Autrement dit, la philosophie, en tant qu'écoute de la demande de raison et de bien-être de notre époque, doit se faire chasseuse d'un sens capable de bâtir un savoir de l'âme, au-delà de toute egolâtrie et idolâtrie. Un savoir qui scelle une alliance profonde entre un "moi" et ce système de relations qui comprenne, tout d'abord l'avant et l'après de l'existence actuelle (la continuité biographique), ensuite les rapports entre l'individu, son corps, la société et le cosmos (Kòsmos), enfin la liaison avec le mystère de la vie.
Dans un premier moment, je dévoilerai que le soin du sens - comme soin radical de soi, de l'autre et de la totalité qui les accueille - peut trouver un espace conceptuel et pratique dans la manière de proposer de nouveau, pour notre temps, la tension vers un style de vie philosophique. En suivant les traces de cette acception de "vie philosophique", on découvrira que la première tradition à laquelle on est obligé de se confronter est celle de la philosophie gréco-romaine, au moins comme Michel Foucault et Pierre Hadot nous la présentent6. Ces deux philosophes, en dépit des divergences théoriques qui les scindent, ont souvent observé que toute réflexion sur le rôle de la philosophie antique doit partir du fait qu'elle est une manière de vivre. Hadot explicite ainsi cette posture : "la philosophie ne consiste pas dans l'enseignement d'une théorie abstraite, encore moins dans une exégèse de textes, mais dans un art de vivre (...) La philosophie apparaîtra donc, en premier lieu, comme une thérapeutique des passions (...) Chaque école a sa méthode thérapeutique propre, mais toutes lient cette thérapeutique à une transformation profonde de la manière de voir et d'être de l'individu."7.
On voit donc que l'art de l'existence - la techne tou biou sous ses différentes formes - s'y trouve dominé par le principe qu'il faut "s'occuper de son âme" (psukhês epimelêteon, Alcibiade, 132c). Or, comme nous le dit Foucault, ce principe, largement répandu dans la culture grecque, est conçu comme une opération médicale : "therapeuein heauton voudra dire à la fois : se soigner, être à soi-même son propre serviteur, et se rendre à soi-même un culte."8. D'autre part, le souci de soi (epimeleia heautou) est le fondement qui justifie aussi l'impératif du "connais-toi toi-même" (gnôthi seauton, Platon, Alcibiade, 124b), dont le moment essentiel n'est pas l'objectivation de soi dans un discours vrai (autrement dit, la connaissance de soi-même), mais la subjectivation d'un discours vrai dans un mode d'être ou d'agir de l'individu (autrement dit, la transformation du logos en êthos). Et cela marque le caractère "éthopoétique" de la sagesse : le propos d'un art de vivre n'était donc pas une formule générique, mais un engagement quotidien, fait de postures et d'exercices (meletai) du corps et de l'âme. On retrouve ainsi tous les exercices de la philosophie antique : le dialogue et le silence de l'écoute, les lectures et l'écriture, la méditation de la mort et du présent, l'étude et la contemplation de la nature, l'examen de conscience, etc. M. Foucault en parle comme de "techniques de soi" qui réalisent une conversion (metanoia), un processus long et continu qui ambitionne une auto-subjectivation. Dans ce cadre, le maître-philosophe ne transmet plus un savoir, mais il devient un opérateur dans la formation de l'individu. Foucault affirme ainsi : "Philodème montre bien que dans l'école épicurienne, il fallait de toute nécessité que chacun ait un hêgemôn, un guide, un directeur qui assurait sa direction individuelle (...). Et cette direction impliquait une certaine qualité, une certaine, à dire vrai, "manière de dire", je dirai une certaine "éthique de la parole". Il s'agit ici pour Foucault du franc parler, de la parrhêsia : "une qualité, ou plutôt une technique que l'on utilise dans le rapport entre le médecin et le malade, entre le maître et le disciple : c'est cette liberté de jeu, si vous voulez, qui fait que dans le champ des connaissances vraies, on va pouvoir utiliser celle qui est pertinente pour la transformation, la modification, l'amélioration du sujet"9.
P. Hadot, de son côté, rappelle que l'essence de la transformation propre aux "exercices spirituels"10 de l'Antiquité ne se situe pas seulement dans une culture de soi, mais dans la réalisation de trois transcendances de l'ego conçu comme épicentre : la transcendance dans la recherche de la vérité (qui réalise la paix et la liberté de l'âme, l'autarkeia et l'ataraxia) ; la transcendance vers l'autre (qui conduit à la conscience de l'appartenance au Tout de l'humanité, la philia) ; la transcendance vers le cosmos (qui conduit au sentiment du monde et à la grandeur d'âme, megalopsuchia).
Qui sait d'ailleurs si ce n'est pas dans ce sillage que se situe à son tour Jung, proposant lui aussi une 'nouvelle' manière d'entendre la philosophie11. Il avouait en effet ne pas pouvoir "dissimuler que nous, les psychothérapeutes, devrions être en fait des philosophes ou des médecins philosophes ou bien plus, que nous le sommes déjà, sans vouloir l'admettre car une différence trop grande divise ce qu'on fait par rapport à ce qui, à l'université, est enseigné comme philosophie"12.
Le terme "philosophie" est donc utilisé avec deux acceptions différentes : dans le premier sens, dont il s'écarte, Jung évoque la philosophie qu'on enseigne à l'école et qui, depuis la Scolastique, est une simple fonction-pensée décrochée des préoccupations et du sens de la vie ; dans le second sens, propre aux origines mêmes de la philosophie, Jung conçoit une manière de vivre, une réflexion explicite sur sa propre vision du monde. Cela indique que, au contraire de la majorité des écoles de psychothérapie et de psychanalyse, Jung croit qu'il faut concevoir une alliance profonde entre la profession et la vie, entre la santé et l'éthique. La philosophie est pratiquée non pas comme une profession particulière, mais comme une aptitude à penser sa propre activité professionnelle par rapport à sa propre expérience vécue et généralement humaine. L'orientation philosophique de la vie, ou une vision du monde qui soit à la fois bâtie et vérifiée biographiquement, représente alors la condition fondamentale et la vocation fondatrice de la pratique psychanalytique. Elle est le facteur thérapeutique principal dans l'opus analytique. Le devenir de la personnalité symbolise ainsi la formation la plus complexe et la plus juste pour le thérapeute. Bref, la méthode de l'analyse est l'analyste même, au-delà de toute appartenance d'école ou de discipline. Il est important de remarquer qu'ici Jung, en proposant un soin qui engage le thérapeute même, aperçoit aussi une catégorie de "patients suffisamment sains". Déjà en 1929, dans Les buts de la psychothérapie, il commence à suspecter que derrière plusieurs souffrances psychiques il n'y a pas de vraies pathologies mais que, pour au moins un tiers de ses patients, le manque d'une direction, d'un sens de la vie, produit une souffrance existentielle qui s'exprime dans une symptomatologie qui n'est pas déterminable cliniquement. Il ne s'agit pas d'interroger la psukhê telle une monade abstraite, mais de prendre en charge sa vision du monde et ses relations sociales, bref de donner un peu de monde à cette âme. Avec une intuition aiguë de notre ambiance historico-culturelle, Jung affirme que la névrose est la souffrance d'une âme qui a perdu son sens, son orientation dans le monde, et que cela représente aussi la névrose commune à notre époque. Dès lors, l'analyse s'ouvre à l'éthique, et l'éthique de Jung est celle du " deviens ce que tu es" de Nietzsche. Bref, le facteur thérapeutique fondamental est la recherche d'un sens. Un sens qui est bâti dans l'espace d'une rencontre, d'une relation dialogique qui vise la "formation-individuation" du sujet.
On peut affirmer que le terrain commun sur lequel croiser les deux disciplines, la philosophie et l'enseignement jungien, nous est donné par la conception de la philosophie antique comme manière de vivre : la manière d'entendre la voix de l'âme et du corps qui crie, le soin qui pourrait délivrer l'homme tout en l'éduquant, les rapports entre savoir et formation du sujet, le rôle du philosophe-directeur des âmes, la nécessité d'une formation du philosophe comme pratique quotidienne de différents exercices ou pratiques philosophiques. Néanmoins, restaurer ces voies de sagesse antiques nécessite un renouvellement cohérent avec notre histoire concrète et avec les besoins propres à notre époque. C'est pourquoi on peut, d'une part, récupérer les divers exercices de la philosophie antique tout en les séparant des éléments cosmologiques, mythiques ou dogmatiques qui les accompagnent ; d'autre part, on peut les développer en les ajustant grâce à la psychologie des profondeurs. En particulier, une "contamination féconde"13 entre philosophie et enseignement jungien devient non seulement possible, à raison des différences qu'on veut déterminer, mais se montre surtout nécessaire : il s'agit en effet de dépasser les limites que chacune d'entre elles ne peut pas effacer sans le secours de l'autre. On remarque que toutes les pratiques antiques seront ainsi modifiées et renouvelées par ce dialogue, mais il s'agira ici d'esquisser une genèse, schématique, et encore partielle, d'une nouvelle pratique : l'analyse biographique à orientation philosophique.
Il s'agit pour la philosophie de se faire disciple du vaste champ de la psychologie des profondeurs. L'enseignement de Jung peut surtout apporter trois grandes contributions à une philosophie renouvelée et capable d'accompagner l'âme dans sa recherche du sens. Tout d'abord, on peut s'inspirer d'elle pour changer notre posture, plutôt que notre méthode, dans l'écoute et le soin des passions humaines. Si toute la philosophie antique, de Platon jusqu'à Épicure, a tenté de "dompter" ou de maitriser le cheval des passions (Platon, Phèdre), pour Jung il faut, au contraire, assumer une attitude plus délicate et plus confiante à son égard. Dans les Problèmes de psychothérapie moderne (1929), il ne s'agit plus d'extirper le pathos - comme s'il était une maladie ou un vice - et de ne pas l'ignorer non plus, mais de l'écouter afin d'en tirer une méthode d'auto-éducation et de transformation. Or, l'analyse philosophique va poser le bios - même dans son affectivité et sa corporéité - comme origine de tout discours. Cette nouvelle pratique, même si elle vise la transcendance du "moi", suit ainsi la méthode biographique : l'interrogation de l'expérience subjective et l'immersion dans un récit de vie, réel et incarné.
Ensuite, un autre apport de la psychanalyse a été la déconstruction de l'autonomie narcissique de la conscience - sur laquelle se fonde le bimillénaire mensonge de la tradition philosophique occidentale - en montrant sa dépendance par rapport à l'inconscient14. Il s'agit pour l'analyse biographique à orientation philosophique de porter une attention particulière aux dynamiques de compensation entre le conscient et l'inconscient. Et par "inconscient" on entend ce que Jung entendait : il n'est pas seulement le reste du passé mais exprime, plutôt, un projet d'existence, un futur possible. On passe ici de l'ordre de l'explication (Erklärung), ou de l'interprétation, présidés par les catégories de la raison et de la cause, à l'ordre du sens (Sinn), administré par la catégorie de la fin. Le vrai refoulé de notre civilité n'est donc pas l'ordre pulsionnel, mais la transcendance égotique, conçue comme la possibilité d'un sens ultérieur.
Enfin, de la psychanalyse jungienne on peut apprendre l'amour pour l'herméneutique du symbole, du geste et de l'image - qu'elle soit élaborée ou confuse. Jung conclut par l'irréductibilité du langage humain à la seule forme de la pensée conceptuelle et logique : la rêverie, la pensée onirique, la fantaisie active, le mythe, la fable, le jeu, l'expression figurative ou corporelle, ne recouvrent pas seulement la fonction d'élaboration des pensées latentes ou de censure, mais représentent l'expression adéquate, parfois la seule possible, propre à une autre forme authentique de la pensée, celle symbolique et figurale15. La proposition qui vient de l'orientation philosophique est donc un chemin vers la symbologique16 qui, caractérisant cette pratique comme un récit biographique où la logique croise le symbolique, permet d'accéder à l'expression et à la formation d'une personnalité plus harmonique et plénière. Or, la ratio n'est pas oubliée ou soumise, mais elle retrouve sa fonction originelle de mesure.
On essaie maintenant d'éclaircir la spécificité du proprement philosophique. On localisera ainsi les éléments qui nous permettent de qualifier l'analyse philosophique par rapport à toute autre analyse seulement psychologique. Tout d'abord, il est évident que notre proposition de pratique se différencie, d'une part, de la consultation philosophique, lorsque celle-ci nie toute volonté thérapeutique, ou se réfère à l'exercice borné à la seule explication rationnelle, en marge de la réalité - parfois problématique - de la vie de l'individu17. D'autre part, la philosophie se différencie de toute psychologie, car elle ne s'adresse pas non plus aux psychopathologies, au contraire, elle critique aussi la tendance, propre à notre culture thérapeutique, à diagnostiquer les malaises typiques de notre époque selon le lexique psychopathologique, en absence d'un diagnostic épidémiologique du désordre psychoculturel de notre civilité. Pour la philosophie, à la différence des psychothérapies, aucune technique ne peut soulager le mal tant qu'elle n'a pas trouvé une voie éthique sur laquelle fonder ses évaluations. La philosophie n'est donc pas à proprement parler thérapie, mais elle est soin, orientation de sens, dont la spécificité est représentée par les trois transcendances qu'on a déjà nommées et qui vont caractériser ainsi la formation de l'analyste philosophe :
- Transcendance vers la vérité car lorsqu'on fait de la philosophie, on cherche et on fournit les raisons de cet événement fondamental qui est notre être au monde. Cette réflexion détermine une conduite qui s'engage avec la vérité dans l'effort de conférer un sens à la vie. On vise donc la transformation, le passage du logos à l'êthos. Cela signifie que par 'philosophie', on ne peut pas entendre une simple prestation professionnelle qui ne mette pas en jeu la vie. Il s'agit, au contraire, de s'exercer à la vie : "Prendre son vol chaque jour. (...) Chaque jour un "exercice spirituel" (G. Friedmann, La Puissance et la sagesse, 1970, p. 359) ;
- Transcendance vers l'autre : si on réduisait la question de la vérité à la modestie de la subjectivité, on tomberait dans la prison de l'épidémie sociale, qui est celle du narcissisme18. Il faut reconnaitre que la réalisation du sujet lui-même est toujours inscrite dans une relation, elle représente la marque d'une rencontre : elle est écriture accomplie à quatre mains, expression et reconnaissance, confiance mais aussi respect d'une différence irréductible. Le soin de soi devient soin du nous, dans une communauté philosophique éclectique ;
- Enfin, transcendance vers le monde. Il s'agit d'avoir toujours un regard porté sur la dimension historique et sociale de la psychê. Selon une perspective holistico-systémique, on part inévitablement de la biographie de l'individu, tout en tissant des liens avec la scène socioculturelle qui contient à la fois l'individu et la relation analytique. Dans ce cadre, on doit comprendre la spécificité thérapeutique : car c'est la fragmentation psychique qui produit les fractures plus ou moins graves de la névrose et de la psychose. L'être humain est une unité complexe, qui risque toujours de se scinder. L'analyse philosophique vise à relier les diverses parties de l'homme : la méthode biographique fait donc allusion à la vie dans sa totalité (éducation, culture d'appartenance, relations sociales, etc.) et la réélabore dans un récit unitaire, comme forme consciente de la vie d'un sujet contemplé dans sa totalité et sa complexité. D'ailleurs, cette narration ne part pas seulement de la vie, elle y fait aussi retour : dans la vie elle cherche la vérification de sa crédibilité. C'est seulement dans une proposition de monde que les hommes peuvent localiser leur propre voie. Comme nous le suggère Castoriadis, la psychê n'a pas besoin de lait, mais de sens culturel.
Pour conclure, nous avons vu qu'il y a un intérêt fondamental à sonder les conditions d'émergence d'une nouvelle pratique de soin de l'homme, en tant qu'entité en quête de sa totalité. Néanmoins, comme nous l'indique Edouard Glissant, l'équilibre entre soin de soi et pratique adressée à l'autre est périlleux. Ce qui compte en effet est la construction de notre identité, mais encore plus, sa relation à tout le possible, en tant que risque et sublime à la fois, du proprement humain. Il s'agit pour le praticien de s'initier à une compétence professionnelle - une recherche interdisciplinaire dans une constante remise en cause des méthodes et des théories d'analyse -, mais aussi de valoriser toujours la disposition vocationnelle de sa propre vie pour la philosophie, concrétisée par l'engagement quotidien dans les pratiques philosophiques.
(1) Cf., Us., 221, dans Épicure, Lettres. Notes et commentaires de J. Salem, Paris, Nathan, 2002, p. 110.
(2) Cf., Ibidem , p. 64.
(3) Mot heideggérien ( Sein und Zeit, 1927), qui exprime le sentiment de l'être-jeté ( Geworfenheit), du Dasein, comme condition originelle de se sentir au monde privé de tout fondement, jeté à exister sans un pourquoi.
(4) Sur ce thème voir Romano Màdera, Nietzsche e Jung, in A. Carotenuto (a cura di), Trattato di psicologia analitica, Utet, Torino, 1992. Du même auteur voir aussi : Carl Gustav Jung. Biografia e teoria, Mondadori, Milano, 1998 ; C. G. Jung come precursore di una filosofia per l'anima in R. Màdera (a cura di), Il senso di psiche, Rivista di psicologia analitica, nuova serie 76/2007 n. 24 ; La carta del senso, Psicologia del profondo e vita filosofica, R. Cortina, Milano, 2012. Voir aussi : A. Ehrenberg, La fatigue d'être soi. Dépression et société. Paris, Odile Jacob, 2000. Galimberti, La casa di psiche, dalla psicoanalisi alla pratica filosofica, Feltrinelli, Milano, 2005.
(5) Voir : http://www.scuolaphilo.it/
(6) Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, éd. revue et augmentée, Albin Michel, 2002. Du même auteur voir aussi Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995 ; La Philosophie comme manière de vivre, entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001.
Michel Foucault, L'Herméneutique du sujet, cours du collège de France (1981, 1982), Paris, Gallimard-Seuil, 2001. Du même auteur voir aussi L'Écriture de soi, in Dits et écrits 1954-1988, éd par D. Defert & F. Ewald, 2001, 2 vol.
(7) Cf., Hadot, Exercices spirituels, Op. Cit., p. 22-24.
(8) Cf., Foucault, L'Herméneutique, op. Cit., p. 95.
(9) Idem, p. 132. et p. 232.
(10) Cf., Hadot, Exercices spirituels, op. cit. : "Le mot "spirituel" permet bien de faire entendre que ces exercices sont l'oeuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l'individu", p. 21.
(11) Je fais ici référence à Romano Màdera, C. G. Jung come precursore di una filosofia per l'anima in R. Màdera (a cura di), Il senso di psiche, Rivista di psicologia analitica, nuova serie 76/2007 n. 24. Cet article sera bientôt publié en français.
(12) Cf., C.G. Jung, GW 16. Praxis der Psychotherapie. "Psychotherapie und Weltanschauung", Solothurn und Düsseldorf, Walter Verlag, 1995, p. 89.
(13) M. Diana, Contaminazioni Necessarie, La cura dell'anima tra religioni, psicoterapia, counselling filosofici, Vitali, Bergamo, 2008.
(14) Il n'est pas nécessaire de penser à l'inconscient comme un substantif, comme une entité psychique objective, mais on peut penser à l'inconscient comme adjectif : pensées, émotions, sentiments, dont on n'a pas conscience, mais qui agissent en nous, au-dehors et au-delà du contrôle du "moi".
(15) Cf., Jung, "Les deux formes de la pensée", deuxième chapitre de Symboles de transformation (1912, 1959) ; voir aussi Ferenczi, Winnicott, Bion et Matte Blanco.
(16) Néologisme de Romano Màdera, in La carta del senso, Psicologia del profondo e vita filosofica, Milano, 2012.
(17) Ici on ne veut pas affirmer que l'analyse biographique est la manière de pratiquer la philosophie, mais qu'elle est une manière particulière de la pratiquer. On ne veut pas non plus critiquer la démarche seulement rationnelle propre aux diverses consultations philosophiques : on n'affirme pas que toutes les pratiques doivent ou peuvent être conçues comme soin de l'âme. Ici, on essaie d'élargir le champ de la philosophie, sans prétendre se substituer aux disciplines philosophiques qui sont déjà enseignées ou pratiquées dans les lycées ou à l'université. Il s'agit de compléter ces démarches qui structurent la pensée critique, de renvoyer toujours à elles pour pouvoir ultérieurement proposer une autre manière de pratiquer la philosophie, non plus adressée aux enfants, mais aux adultes et aux philosophes mêmes.
(18) C. Lasch, La culture du narcissisme : La vie américaine à un âge de déclin des espérances, 1979.