Revue

Philosophie morale et évolution des moeurs : sommes-nous mûrs pour la liberté ?

Compte rendu des Journées d'étude de l'Acireph - 27 et 28 octobre 2012

Compte rendu des Journées d'étude de l'Acireph - 27 et 28 octobre 2012

On trouvera ci-dessous

  • Une présentation des journées.
  • Un résumé des trois conférences (F. Caballero sur la dépénalisation de la drogue, R. Ogien sur l'éthique minimaliste, R.-M. sur le genre et la sexualité), croisant les points de vue juridique, philosophique, sociologique ;
  • Le compte rendu des trois ateliers.

Introduction des Journées d'études (JE)

par Joel Dolbeault, président de l'Acireph

(...)

1) D'abord quelques mots sur le thème de ces Journées d'Etude : de quoi allons-nous parler ? Quel est le problème ?

Dans notre argumentaire, nous disons que le thème est le "libéralisme moral", mais cette expression mérite quelques explications. On peut aussi dire que le thème est "la liberté des moeurs", mais à nouveau il faudrait expliquer cette expression.

Avant de revenir sur ces expressions, je pense qu'on peut tenter de cerner le thème de ces JE en partant d'une formule de notre argumentaire, sous forme de question. La question que nous voulons nous poser serait la suivante : chacun a-t-il le droit de choisir ses propres fins et moyens, à condition de ne pas nuire à autrui ? Ou encore : est-il légitime que chacun puisse déterminer les buts de son existence, ainsi que les moyens d'atteindre ces buts, à condition de ne pas nuire à autrui ?

Cette question, me semble-t-il, peut donner lieu à un premier débat philosophique entre deux positions : la position qui répond affirmativement à la question, et la position qui répond négativement à la question, chacune de ces positions acceptant les termes de la question, c'est-à-dire sans discuter la notion de choix, ni celle de nuisance à autrui.

Ainsi, sans être un spécialiste de la question, je crois que, d'un côté on aurait notamment Stuart Mill, qui dans son ouvrage De la liberté, répond affirmativement à la question1. Mill est un auteur que cite Francis Caballero, par exemple dans l'ouvrage Drogues et droits de l'homme, et aussi un auteur auquel Ruwen Ogien se réfère beaucoup, par exemple dans L'éthique aujourd'hui.

Et d'un autre côté on aurait notamment Kant, qui défend l'idée que notre être raisonnable (cd ce qu'il appelle "la raison pratique" en nous) nous impose des fins à nous-mêmes, indépendamment de tout rapport à autrui. Kant parle alors de "devoirs envers soi-même", et donne comme exemples le devoir de conserver son existence (c.à.d. l'interdiction du suicide), ou encore le devoir de conserver nos facultés physiques et intellectuelles (donc l'interdiction de l'usage immodéré d'alcool ou d'autres drogues)2, etc.

Mais cette question peut au moins donner lieu à deux autres débats ou problèmes philosophiques :

  • d'une part, le problème de savoir à quelles conditions nous choisissons vraiment, ou encore à quelles conditions nous sommes libres de choisir, car dans la question posée, on mentionne le droit de choisir ses propres fins et moyens. En particulier, le problème est de savoir si la personne qui choisit est suffisamment éclairée. Il est aussi de savoir si elle est en état de choisir - je pense par exemple à l'état de dépendance éventuellement lié à une drogue -, ou encore si son choix n'est pas contraint par diverses pressions sociales - je pense par exemple à l'euthanasie, pour lequel certains craignent que le choix de mourir dans la dignité soit en fait l'acceptation de ne pas être un poids psychologique et économique pour la famille (voir par exemple Luc Ferry)3 ;
  • d'autre part, le problème de savoir si tel ou tel de nos comportements qui ne nuit pas à autrui en apparence, ne lui nuit pas en réalité, ou de manière indirecte. Je pense en particulier au problème du prosélytisme, qui est souvent soulevé s'agissant de la consommation des drogues. Je pense aussi au problème de savoir si certains de nos devoirs envers autrui, par exemple contribuer à la richesse de la société, aider les plus démunis, etc., ne nous obligent pas à certaines choses, par exemple à faire l'effort de préserver nos facultés physiques et intellectuelles.

Pour ces deux problèmes, on peut dire que les termes de la question que nous avons posée ne sont pas acceptés, ou pas complètement acceptés, dès lors que, dans le premier cas, la possibilité d'un choix véritable est discutée, et que, dans le deuxième cas, la possibilité d'agir sans nuire à autrui est discutée. Mais le fait est que certains sujets nous intéressent aujourd'hui, comme le comportement sexuel, les drogues, les jeux dangereux ou violents, l'euthanasie, la gestation pour autrui, etc. Et, dans le débat sur ces sujets, c'est bien ce que l'on observe : les termes de notre question de départ ne sont pas complètement acceptés.

Bref, si notre question est : chacun a-t-il le droit de choisir ses propres fins et moyens, à condition de ne pas nuire à autrui ? , il y a au moins trois problèmes : le problème de savoir si nous avons des devoirs moraux envers nous-mêmes, indépendamment de toute considération des autres ; le problème de savoir à quelles conditions nous choisissons vraiment ; enfin, celui de savoir si certains de nos comportements sont neutres à l'égard d'autrui. Je ne prétends pas que notre question de départ conduit seulement à ces trois problèmes. Il y en a probablement d'autres. Mais je pense qu'il y a au moins ces trois problèmes.

Je finis mon premier point par quelques mots sur l'expression de "libéralisme moral". Communément, en français, le terme "libéralisme" désigne une certaine doctrine économique. Mais, philosophiquement, le terme a sens plus général (qui englobe l'aspect économique) : il s'agit de la doctrine qui affirme que la liberté des individus est normativement basique, et que toute privation de liberté doit être justifiée. Et cela vaut notamment pour la morale (cf. la Stanford Encyclopedia of Philosophy, en ligne). Donc on peut dire que le thème de nos JE est bien le libéralisme moral. Même si Ruwen Ogien expliquera peut-être pourquoi il se distingue de ce qu'il appelle le "libéralisme moral".

Pour l'expression "liberté des moeurs", elle est aussi valable pour caractériser le thème de ces JE, mais il faudrait préciser qu'il s'agit d'une partie des moeurs seulement, celle qui est supposée ne pas nuire à autrui.

2) Maintenant, quelques mots sur le caractère contemporain de notre thème.

Le titre complet de ces Journées d'Etude est : "Enseigner la philosophie à partir de questions contemporaines. Philosophie morale et évolution des moeurs : sommes-nous mûrs pour la liberté ?". Cela, parce que nous pensons que la question du libéralisme moral, ou de la liberté des moeurs, est une question contemporaine.

Il se trouve que, ces derniers mois, certaines questions ont été posées dans les médias, certains débats ont été menés, qui concernent notre problème. Je pense en particulier à la question de la légalisation du cannabis, ou encore à celle du mariage pour tous (y compris pour les personnes du même sexe). En fait, il y a là une part de hasard : il se trouve que notre problème concerne certaines questions d'actualité, au sens médiatique du terme.

Mais, plus profondément, il semble que notre problème concerne des questions qui se posent dans les sociétés modernes depuis plusieurs dizaines d'années, par exemple la question de la légalisation des drogues en général, la question de l'acceptation et de la reconnaissance de l'homosexualité (En France, avant la question actuelle du mariage, il y a eu la question du Pacs), la question de la prostitution, la question de la liberté sexuelle en général, la question de l'euthanasie (qui réapparaît à intervalle constant dans les médias depuis longtemps déjà), de la gestation pour autrui, etc. Pour ces différentes questions, en effet, il semble que le problème est de savoir si un individu a légitimement le droit d'adopter tel ou tel comportement, si on montre que ce dernier ne nuit pas à autrui - seulement à soi-même, éventuellement.

Notons que ces questions sont politiques et morales : politiques, parce qu'il peut s'agir de réfléchir à interdire ou autoriser légalement telle ou telle pratique. Morales aussi, parce que ce n'est pas parce qu'une pratique est légale qu'elle ne subit pas un rejet social ; et le travail philosophique, avec les élèves en particulier, consiste aussi à réfléchir à ces rejets, éventuellement à démonter leurs raisons. Je pense par exemple à l'homosexualité, et à certains propos que les élèves peuvent tenir sur l'homosexualité.

Le fait que ces questions se posent depuis quelques dizaines d'années a sans doute une explication. Il peut s'agir d'une conséquence de ce que certains sociologues (notamment Durkheim) considèrent comme le développement de l'individualisme dans les sociétés modernes, "l'individualisme" désignant ici non pas l'attitude consistant à se désintéresser des autres, ou de la société, mais le fait de déterminer par soi-même ses croyances, ses préférences et ses actions. En réalité, il y a un débat parmi les sociologues sur le fait de savoir si les sociétés modernes sont plus individualistes que les sociétés traditionnelles, ou encore si elles sont de plus en plus individualistes (voir l'article "Individualisme" du Dictionnaire critique de la sociologie, de Boudon et Bourricaud)4. Je ne vais évidemment pas trancher ce débat. Mais peut-être que Rose-Marie Lagrave, qui est sociologue, abordera d'une certaine manière cette question.

Ayant pointé le fait que diverses questions contemporaines - le cannabis, le mariage pour tous, etc. - rencontrent notre question générale : chacun a-t-il le droit de choisir ses propres fins et moyens, à condition de ne pas nuire à autrui ? , je veux maintenant dire quelque chose sur l'intérêt d'aborder des questions contemporaines avec nos élèves.

Dans le Manifeste pour l'enseignement de la philosophie, produit par notre association en 1998, un passage résume la position de notre association sur l'intérêt d'aborder des questions contemporaines avec nos élèves :

"On dira que l'enseignement de la philosophie n'a pas à suivre les modes et doit se tenir à l'écart de l'actualité. Sans doute. Mais peut-on parler des rapports de l'âme et du corps dans les Méditations ou aborder le Contrat social sans jamais se demander ce que Descartes et Rousseau ont à nous dire aujourd'hui, par exemple au regard des questions soulevées par les penseurs cognitivistes ou contractualistes contemporains ? On ne peut entretenir une relation vivante avec les classiques que si on les lit en relation avec nos questions, qui sont pour une bonne part celles de la philosophie d'aujourd'hui. Les élèves lisent des journaux, des revues, regardent à la télévision des émissions scientifiques ou des débats d'idées ; et ils posent des questions. Le professeur de philosophie a sans doute à leur parler de Platon, mais Platon ne saurait suffire à leur curiosité ni leur donner tous les moyens de s'orienter dans la pensée d'aujourd'hui."5.

Il me semble que ce texte dit plusieurs choses importantes. D'abord, que pour la plus grande partie des élèves, le but final du cours de philosophie (en terminale) n'est pas de connaître les auteurs classiques, mais d'avoir des outils pour penser le monde contemporain, ce qui doit normalement conduire le professeur de philosophie à parler du monde contemporain dans son cours. Ensuite, que dans l'intérêt même de l'étude des auteurs classiques, il est pertinent de considérer certaines questions contemporaines, car cela peut justement se faire en lien à des textes classiques, ce qui montre aux élèves la force de ces textes. Dans le cas qui nous occupe, il y aurait notamment l'opposition entre Mill et Kant. Enfin, ce passage du Manifeste évoque aussi les penseurs contemporains, affirmant avec raison qu'il est intéressant de considérer ces penseurs, ce qui peut à nouveau se faire en rapport aux auteurs classiques. Dans le cas qui nous occupe, l'opposition entre Mill et Kant se retrouvant dans l'opposition entre des philosophes comme Ruwen Ogien (pour Mill) et Alain Renaut (pour Kant).

Dans le cadre actuel, un professeur de philosophie peut aborder dans son cours les divers sujets contemporains que j'ai mentionnés - le cannabis, le mariage pour tous, etc. Et il peut aussi faire lire en classe un texte de Ogien ou de Renaut. Cependant, il peut aussi ne rien faire de tout cela ; et de manière générale, il peut totalement ignorer les questions et les penseurs contemporains. C'est là un problème pour notre enseignement.

D'un autre côté, ça ne veut pas dire que la question d'intégrer du contemporain dans les programmes soit une question simple. Pour les sujets contemporains que j'ai mentionnés - le cannabis, le mariage pour tous, etc., il me semble qu'ils pourraient être mentionnés comme des pistes de réflexion possibles, en rapport à un problème plus général, justement celui de savoir si chaque individu a le droit de choisir ses propres fins et moyens, à condition de ne pas nuire à autrui. Ici, en admettant qu'on ait un programme de problèmes, et non de notions. Avec un programme de notions, l'articulation entre ces sujets et une notion me semble plus floue. Pour ce qui est des auteurs contemporains, il me semble plus difficile de les mentionner dans un programme, dès lors qu'il y aura sans doute un désaccord sur la valeur d'un tel ou d'un tel. On pourrait dire qu'il manque le jugement de l'histoire. Ici, je ne défends aucune position. Je veux juste soulever la question de savoir comment intégrer du contemporain dans les programmes.

3) Enfin, quelques mots sur la place du thème du libéralisme moral, ou de la liberté des moeurs, dans notre enseignement : a-t-il une place aujourd'hui ? Doit-il avoir une place ?

a) A-t-il une place aujourd'hui ?

Par rapport au programme, la réponse est oui, mais en fait non. Oui, car le programme actuel, constitué d'une liste importante de notions, permet de parler de tout problème philosophique, y compris du problème du libéralisme moral. Mais en fait non, car ce programme autorise aussi à ne pas du tout en parler. En fait, un tel programme n'en est pas un, dès lors qu'il repose essentiellement sur la liberté du professeur d'aborder tel problème philosophique ou tel autre - une liberté dont on peut se demander si elle ne nuit pas à autrui, en l'occurrence aux élèves qui passent une épreuve de philosophie à l'examen. Et vous connaissez la réponse. Maintenant, on peut aussi regarder les sujets donnés au Bac, et voir si certains sujets font référence au thème du libéralisme moral. C'est plus intéressant, car cela permet d'avoir une idée sur l'importance de ce thème dans l'esprit des professeurs de philosophie.

A cet égard, il semble que ce thème ne soit pas central dans la profession, mais qu'il soit quand même présent.

De 2004 à 2010 : 3/56 sujets de dissertation :

  • N'avons-nous de devoirs qu'envers autrui ? (TL, 2006).
  • Est-ce à la loi de décider de mon bonheur ? (STG, STI, 2008).
  • Doit-on tout attendre de l'Etat ? (TL, 2004). Ce dernier sujet peut se traiter d'un point de vue socio-économique, mais il conduit aussi à la question de savoir si l'Etat doit déterminer les fins de l'existence de chacun.

Avant 2004 : difficile de compter, car les sujets varient selon les académies, et donc il y a beaucoup plus de sujets. Mais, en utilisant des annales, on trouve une présence du même ordre :

  • La recherche du bonheur est-elle une affaire privée ? (TL, 1995).
  • Le bonheur est-il le but de la politique ? (TS, 1996).
  • La morale relève-t-elle de la compétence de l'Etat ? (TL (série A) 1993).
  • Qu'attend-on de l'Etat : qu'il assure notre bonheur ou qu'il garantisse notre liberté ? (TES (série B), 1994).

Sauf le sujet des TL en 2006, qui fait référence à la notion de devoir envers soi-même, le thème du libéralisme moral semble surtout lié à des questions sur le bonheur et l'Etat, dont l'archétype serait le sujet des TES de 1994.

b) Doit-il avoir une place ?

Savoir si le thème du libéralisme moral doit avoir une place dans notre enseignement, éventuellement une place plus grande qu'aujourd'hui, est une question délicate, car pour la philosophie en terminale, notre problème d'organisation de l'enseignement est justement d'accepter de ne pas traiter tous les problèmes. C.à.d. de choisir certains problèmes aux dépens d'autres.

Cependant, on peut simplement poser la question de savoir si l'intérêt pour le thème du libéralisme moral est conforme aux finalités du cours de philosophie en terminale. Et la réponse est, je crois, positive.

Le programme actuel dit que "L'enseignement de la philosophie en classes terminales a pour objectif de favoriser l'accès de chaque élève à l'exercice réfléchi du jugement, et de lui offrir une culture philosophique initiale". Plus loin, il ajoute que "cet enseignement vise dans l'ensemble de ses démarches à développer chez les élèves l'aptitude à l'analyse, le goût des notions exactes et le sens de la responsabilité intellectuelle. Il contribue ainsi à former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en oeuvre une conscience critique du monde contemporain" (programme des séries générales et technologiques). Dès lors que, dans la finalité de notre enseignement, il y a l'autonomie de l'esprit et la capacité critique face au monde contemporain, le thème du libéralisme moral entre de plein droit dans notre enseignement. C'est un premier élément de réponse.

Un deuxième élément me semble le suivant : s'intéresser au libéralisme moral, c'est poser la question de l'émancipation des individus, c'est-à-dire de leur autonomie. Mais c'est aussi poser la question du respect des autres, dès lors que ceux-ci ont un mode de vie différent. Par exemple la question du respect des différentes pratiques sexuelles. Autre exemple, la question du respect des différentes pratiques par rapport aux drogues (avec des cas inattendus comme celui du respect de ceux qui ne fument pas de cannabis dans un groupe où beaucoup fument du cannabis). Et je crois qu'il y a là un vrai enjeu éducatif, intéressant pour le cours de philosophie.

D'un point de vue plus politique, on peut se demander si l'institution peut accepter sans mal que le professeur de philosophie aborde des sujets comme la drogue, la prostitution, etc. D'autant que, pour certains de ces sujets, le professeur se demandera si une pratique illégale (en France) est légitime, par exemple la liberté de consommer du cannabis. Je ne prétends à aucune lumière sur la question. Et on pourra évidemment en débattre. Je remarque seulement que, d'un côté, on a des déclarations publiques dont le contenu semble moraliste, notamment celle de Vincent Peillon début septembre 2012, sur la nécessité d'enseigner la morale à l'école. Moraliste, au sens où Peillon semble dire que l'école doit intervenir sur la question du sens de l'existence, et de ce qui fait une vie heureuse ou bonne ; et développer l'enseignement de la morale laïque "du plus jeune âge au lycée". Il a de bonnes intentions, sans doute : "Je n'ai pas dit instruction civique, mais bien morale laïque", précise le ministre. "C'est plus large, cela comporte une construction du citoyen avec certes une connaissance des règles de la société, de droit, du fonctionnement de la démocratie, mais aussi toutes les questions que l'on se pose sur le sens de l'existence humaine, sur le rapport à soi, aux autres, à ce qui fait une vie heureuse ou une vie bonne".

Une déclaration vertement critiquée par Ruwen Ogien dans Libération du 4 septembre.

D'un autre côté, j'ai l'impression que, dans les établissements, les professionnels attendent avant tout que les élèves respectent les personnes qui les encadrent, et qu'ils se respectent entre eux - ce qui est simplement du bon sens, et en rien opposé dans l'esprit au libéralisme moral. J'ajoute que l'institution scolaire, me semble-t-il, reconnaît au professeur de philosophie le droit de poser certaines questions, y compris des questions plus ou moins tabous. D'autant que, chacun sait que, actuellement, nous le faisons essentiellement avec des élèves de terminale, c'est-à-dire avec des personnes qui sont adultes ou presque adultes juridiquement.

Cela ne veut pas dire que l'institution peut tout accepter. Mais je crois que là on parle essentiellement de la manière d'aborder tel ou tel sujet - la drogue, la prostitution, etc. -, et non le fait d'aborder tel ou tel sujet.. S'agissant de l'attitude des élèves, il y a la question de savoir s'ils peuvent être choqués par le fait d'aborder tel ou tel sujet.

Un mot sur le rapport entre libéralisme moral et relativisme, puisque nous évoquons ce rapport dans notre argumentaire. Je pense que le relativisme moral des élèves, du moins d'un nombre important d'élèves, correspond à l'idée suivante : les hommes ont des idées morales différentes en fonction de leur éducation, de leur culture, et personne n'a plus raison qu'un autre. Je pense qu'ils en déduisent l'idée que, dans un pays, il est bon de respecter la loi et la coutume du pays. c.à.d. il faut s'adapter (dès lors qu'on ne peut rien revendiquer d'absolu). Par conséquent, il me semble que ce relativisme entre en contradiction avec le libéralisme moral, qui défend justement comme principe absolu (non relatif) que chacun a le droit de choisir ses propres fins et moyens, à condition de ne pas nuire à autrui.

Dans l'argumentaire, nous remarquons que certains élèves peuvent paraître à la fois très relativistes et très dogmatiques dans leurs idées morales. Cela s'explique peut-être par le fait qu'ils pensent ouvertement que les idées morales ne reposent que sur l'éducation, la culture ; et que, en même temps, ils considèrent qu'ils n'ont pas du tout à questionner cette éducation, cette culture, puisqu'elle vaut autant que n'importe quelle autre.

Cela dit, loin de moi l'idée de prétendre bien comprendre la logique de nos élèves, s'il y en a une.

B) Droit de la drogue : le cas du cannabis

Par F. Caballero, avocat (site : www.legalizeit.com)

Quelques idées-clefs, exemplifiant un libéralisme moral, avec une proposition de révision de la législation actuelle concernant le cannabis.

D'après la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, "La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui" (art. 4) ou à la société (art. 5). Elle n'est pas absolue mais limitée. La question est de déterminer où sont les limites. Qu'en est-il concernant la question du cannabis ?

F. Caballero pense qu'il faut raisonner produit par produit. Le cannabis n'est pas une substance qui défonce du premier coup et porte atteinte à l'ordre public ! Il milite pour une légalisation contrôlée de l'usage du cannabis, ce qui ne s'oppose pas à un usage modéré et non abusif de cette substance. Il défend une philosophie morale libérale inspirée de Stuart Mill (du moment que l'on ne nuit pas à autrui !), et de la modération, non de la prohibition/répression. La bonne distinction est usage modéré permis/usage abusif prohibé. Le système actuel profite aux trafiquants, induit une délinquance de rue (le cannabis est de plus en plus cher), et ne défend pas la santé publique (produits frelatés).

Si l'on définit généralement la drogue comme une substance qui agit sur le système nerveux, provoque individuellement une dépendance et collectivement des problèmes sanitaires et sociaux, la notion de stupéfiant du code pénal elle n'est pas définie, autrement que par "substance inscrite sur la liste des stupéfiants" ; car si l'on avait dit "provoque une toxicomanie", il aurait fallu mettre sur la liste le tabac et l'alcool !

La distinction entre drogues licites et illicites semble donc peu fondée à l'intervenant. Et les sanctions disproportionnées : un planteur risque 20 ans de réclusion, et un consommateur de hasch, qui est assimilé à un détenteur, à 10 ans. D'où une tendance à la correctionnalisation, sinon les tribunaux ne désempliraient pas !

Avec la proposition de légalisation contrôlée, F. C. veut réconcilier la liberté de consommer dès lors que l'on ne nuit pas à autrui ou à la société, avec la nécessaire protection d'autrui et de la société. La mesure irait selon lui dans le sens de l'intérêt général : 20 à 30 000 emplois créés, 2 milliards d'euros pour l'Etat en taxes, 800 millions économisés par la police et la justice, recentrées vers d'autres missions, coups durs porté à l'économie parallèle. Une Française du cannabis contrôlerait la production (non frelatée) et la vente (d'où la taxe, pour financer les soins dus aux abus sans coûter à la société), et donnerait des conseils pour un usage non abusif (ex. : le mélange tabac-cannabis est cancérigène).

L'usage que propose F. C. est réglementé : tout majeur peut consommer du cannabis. Mais pour des raisons de santé et d'ordre public, il est interdit aux mineurs (sans pénalisation) ; dans les lieux publics (comme le tabac) ; et aux conducteurs (mais le seuil est actuellement déraisonnablement trop haut). Un stage de formation aux frais de l'usager serait prévu en cas de consommation abusive.

C) Quelques principes pour une éthique minimaliste

Par Ruwen Ogien, philosophe

Quelques idées-clefs

R. Ogien défend la thèse d'une éthique minimaliste, que l'on peut résumer dans la formule : "Ne pas nuire à autrui ! Rien de plus", dont son oeuvre tend à argumenter la thèse, analyser la proposition, examiner ses implications et conséquences. Elle fait du consentement mutuel des personnes le seul critère de la légitimité morale (et soutient par exemple la thèse qu'un inceste entre adultes consentants, s'il peut être socialement choquant, n'est pas immoral)...

Il distingue deux pôles dans la philosophie morale :

  • maximaliste, qui détermine des devoirs moraux positifs envers soi-même, autrui et des entités abstraites (ex : Dieu, la patrie) ;
  • minimaliste, pour laquelle il n'y a qu'un devoir, négatif : "Ne pas nuire à autrui".

Pour que l'éthique soit universelle, valable pour tous, il faut renoncer à poser comme moralement pertinente des questions telles que : qu'est-ce qu'une vie bonne, réussie, qu'est-ce le bonheur ?, et appauvrir l'éthique si on veut l'universaliser.

Pourquoi ? Parce qu'il y a pas consensus sur les réponses, pluralisme de fait, impossibilité d'accord. Même quand on indexe le Bien sur le Juste (comme le fait J. Rawls), il n'y a pas accord sur le Juste (égalité, équité mérite ?). Et le Juste relève de la politique, non de la morale ; il faut distinguer les questions morales des questions de justice sociale. Des critères formels d'une vie réussie (ex. : être cohérente, planifiée, rationnelle, sans regret) pourrait s'appliquer aux nazis, et si l'on inclut la surprise, l'aventure, aux maffieux...

Ogien en conclut que les conceptions du Bien sont moralement indifférentes, dans la mesure où elles concernent le rapport de soi à soi. Or il n'y a pas symétrie, contrairement aux maximalistes classiques (ex : Aristote, Kant, les utilitaristes - sauf Stuart Mill) entre le rapport à soi et le rapport à autrui, qui seul a une dimension morale : le suicide n'est pas pour soi l'équivalent du meurtre pour autrui.

Comment repousser ce patrimoine de sagesse, qui implique de viser la perfection, de potentialiser son excellence ? Faut-il s'appuyer sur l'asymétrie vue par le sens commun (ex. : la masturbation ne fait de mal à personne). Mais on soupçonnera qu'un tort supposé que l'on se fait à soi porte toujours tort à quelqu'un (ex. : un suicide prive un fils d'un père). On dira alors que l'on ne fait pas de tort à soi si l'on consent (ex. : à mourir). On répliquera que tout consentement n'annule pas le tort (on citera le duel, la prostitution). Un argument plus fort de la non symétrie est l'incohérence logique. Si je fais une promesse à quelqu'un, je ne peux m'en libérer moralement, mais si c'est l'autre qui m'en libère il n'y a aucun tort causé. Mais quand je ne tiens pas une promesse que je me suis faite, il y a contradiction interne entre le créancier qui libère, et le débiteur qui est tenu. Hobbes avait bien vu que l'on ne peut être l'obligé de soi-même. Et Kant s'en sortait en disant que la contradiction n'était qu'apparente. Le devoir envers soi n'est donc pas conceptuellement clair. Se mentir à soi reste confus, parce que l'on sait la vérité. Sartre cherchait à s'en sortir avec la "mauvaise foi". On dira qu'il y a des droits auxquels on ne peut renoncer, inaliénables (ex. : en se faisant esclave). Mais porter plainte contre soi a-t-il un sens ? La culpabilité a une dimension morale dans son rapport à autrui ; pas la honte, qui est un rapport à soi (même si elle a un impact narcissique ou social).

Conclusion : si la morale a un sens, c'est seulement dans le rapport à autrui. Doit-on ajouter du positif au devoir négatif : ne pas nuire à autrui ? Non, sinon il y a un risque de paternalisme : on veut faire le Bien d'autrui sans lui demander son avis. Il faut s'en tenir au résidu critique et négatif, le seul qui tienne.

Mais l'éthique minimaliste soulève des questions : qu'entendre par nuire ? (Est-ce que je nuis à une équipe de foot quand je la bas ?). Et qui est autrui : quelqu'un ou un groupe d'hommes (mais un coma profond est-il encore une personne ?) ? Ou les animaux, la terre ?

Ce qu'il faut exclure de la morale, c'est "le crime sans victime" : les "offenses" à des entités abstraites (Dieu, la nation) ; le crime sans dommage à un tiers (ex. : les relations consentantes). Il faut débarrasser la morale du religieux qui pénalise le suicide, l'homosexualité, la zoophilie, la prostitution consentie, etc.

Dans ce "libéralisme moral", le problème du consentement devient alors central. Il faut se méfier des disqualifications du consentement (ex. : l'idée qu'un proxénète traîne derrière toute prostituée, ou l'idée que la prostituée se dégrade elle-même, même si elle est d'accord ; l'idée qu'on ne demanderait pas l'euthanasie si on était en bonne santé). Mais il faut distinguer deux questions : celle de savoir s'il y a consentement, et celle de savoir ce que vaut le consentement. En réalité, ceux qui s'opposent à la prostitution, à l'euthanasie, etc. sont opposés à la valeur du consentement : quand ils défendent leur position, il y a un glissement permanent entre le débat sur les conditions du consentement et celui sur la valeur du consentement (Au fond, ils n'admettent pas qu'une personne consente à ce qu'ils rejettent eux, voire à ce qui leur fait horreur). Le consentement est important face au paternalisme médical (droit du patient). Supposons que l'on supprime le consentement en médecine, pourrait-on accepter cela ? Il faut donc cesser "l'acharnement herméneutique" sur le consentement, même si ce dernier est toujours soupçonné d'être "non éclairé" ou "extorqué".

D) Controverses contemporaines sur le genre et la sexualité : approche sociologique

Par Rose-Marie Lagrave, sociologue

La sociologie n'aborde pas la philosophie morale comme les philosophes. La notion d'évolution lui semble téléologique (il peut y avoir des régressions), et celle de moeurs normativement occidentalo-centrée. La "bonne question" serait plutôt : "Etant donné les recompositions contemporaines de la philosophie morale, comment appréhender la complexité et la fluidité de la métamorphose des comportements ?". La question est historicisée : "Quelles sont les conditions de production, les effets de structure, les héritages, les usages sociaux de la philosophie morale ?". "Quels atouts et ressources donnent le plus de chance aux individus pour desserrer leurs contraintes (ex. : celles des assignations religieuses, sociales, sexuelles), en luttant pour leur émancipation individuelle et collective ?". Il s'agit de ressaisir ce que l'on sait déjà en une critique systématique de l'ordre social, de "rendre la réalité inacceptable" (Boltansky).

Qu'apporte la sociologie aux questions de genre et de sexualité ? Une posture consubstantiellement critique.

1) Les conditions sociales et politiques d'émergence d'un féminisme académique.

Il y a un lien historique entre féminisme et sciences sociales. Dans les années 70 (deuxième vague du féminisme avec le MLF), le "féminisme académique" (celui de la recherche) va se frayer difficilement une voie.

La naissance de "l'histoire des femmes" :

  • Mai 68 a ouvert la brèche. Le féminisme est la mauvaise conscience du gauchisme, pointant que le jouir sans entrave arrange les militants sans toucher aux structures machistes. Il va se construire en partie contre 68, contre l'ordre militant, fut-il révolutionnaire.
  • L'accès des filles à l'enseignement supérieur permet aux féministes historiquement très scolarisées de préparer des thèses. Il faudra lutter alors contre le MLF, pour lequel la recherche, monopolisée par des hommes, est une trahison ; les femmes qui en font se vendent à l'université, adoptent une pensée androcentrique, et font le jeu de l'institution.
  • D'un autre côté, les chercheuses furent entravées dans leur carrière en tant que femmes, les séminaires sur l'histoire des femmes furent marginalisés. C'est parce que Michèle Perrot était déjà crédible en histoire du mouvement ouvrier qu'elle put se reconvertir de façon militante, mais avec les armes de l'académisme, en historienne des femmes, et inaugurer les recherches sur "les femmes dans ...", commençant à peupler les blancs de l'histoire, donnant de la visibilité à des groupes méprisés et ignorés. En 82-83, c'est parce que M. Godelier avait travaillé sur la domination masculine qu'il put organiser le colloque "Femmes, féminisme et recherche". A eu lieu une critique du monopole masculin sur la recherche (peu de femmes de rang A).
  • La circulation des idées, la traduction d'ouvrages américains a accéléré le mouvement, car la recherche française avait beaucoup de retard... La figure de S. De Beauvoir a cristallisé les positions dans le champ intellectuel.
  • Le féminisme académique naissant s'est nourri organiquement des luttes des femmes.

2) L'émergence du concept de "genre".

De la notion biologique de sexe, induisant une vision naturaliste, substantialiste et essentialiste de la femme, on a distingué celle de genre, construction socio-historiquement construite, élément structurellement constitutif des rapports sociaux de pouvoir. F. Héritier a montré la "valeur différentielle des sexes", qui affirme, à travers l'interdit de l'inceste, l'organisation du mariage et la répartition des tâches, qu'une femme ne vaut jamais un homme, même dans les sociétés matrilinéaires, qui ne sont jamais matriarcales. On est socialisé dans un genre, mais on peut, même si c'est difficile, le défaire, le refaire (surtout avec l'aide de luttes collectives)... Avoir un sexe de femme est différent d'être une femme. Il faudrait à terme ne pas être assigné à une orientation sexuelle, ce qui attesterait du déclin de l'hétéronormativité.

Il fallut déconstruire bien des concepts, car la science elle-même pense dans des schèmes masculins dominants, exerçant une violence symbolique sur la recherche, qui se fait dans le langage du pouvoir. Aucune science n'est neutre, surtout pas la génétique. Le concept d'habitus de Bourdieu, qui prend surtout pour objet d'étude des hommes, n'est lui-même pas assez "genré"... Ainsi il y a deux genres, masculin et féminin, dont la relation est prise dans un rapport inégalitaire, engendrant des "injustices croisées" (ouvrière, femme et immigrée). Cette grille de lecture genrée permet de retravailler des corpus empiriques. Le sujet pensant est lui-même genré, les sciences sociales (comme la psychanalyse, l'anthropologie etc.) sont prises dans ces enjeux sociaux et politiques, et n'échappent pas à la normativité.

Le féminisme académique donne lui-même lieu en son sein à des "controverses" (ex. : universalisme/différentialisme, articulation sexe/genre ; prise de positions contradictoires sur la prostitution, la pornographie, la procréation assistée, l'homosexualité, la parité, la parentalité etc.). La sociologie étudie les conditions de production et la structure du champ de ces controverses, comment elles ont un "air de famille", des "adversaires complices" (Bourdieu), comment elles agrègent des personnes, camps, medias, groupes politiques, religieux etc.

3) Un concept convoqué dans ces controverses est celui de consentement

Quels sont les usages sociaux de ce concept, qui fait appel à la liberté comme à un argument d'autorité, surtout quand il apparait comme "éclairé" ?

R.-M. L. développe l'idée que le consentement des femmes à leur domination est "extorqué". Les femmes sont prises dans leurs corps et leurs schèmes de pensée dans un ordre masculin, qu'elles tendent à perpétuer comme "ordre des choses", fatalisant leur destin. La violence symbolique ne fonctionne précisément qu'en méconnaissance de cause des agents concernés !

Chacun adhère spontanément à cet ordre incorporé des genres. Il faut penser ce qui limite la conscientisation de cet état de fait, ce qui contrecarre le refus de la domination : exemple, la charge physique liée aux enfants, qui est aussi une charge mentale pour la pensée ("Les armes des faibles sont de faibles armes pour la pensée"). Cette anesthésie de la conscience et du corps fatigué font qu' "elles cèdent, elles ne consentent pas". Si le dominant dit que le dominé consent, il le dit depuis sa posture de dominant, qui n'est pas analogue à celle du dominé. La domination n'est pas consentie mais déniée par le dominé, car il est insupportable de se vivre dominé. Pour consentir, il faudrait être un sujet libre, ce qui n'est pas le cas du dominé. Le consentement apparent est donc extorqué. Par contre, les luttes collectives sont déclencheuses de conscientisation de l'assignation.

Pour comprendre une situation, il faut donc toujours se placer du point de vue du plus dominé, geste théorique qui fonde la posture critique du féminisme.

Exemple du harcèlement sexuel : il s'agit d'une expérience féminine spécifique, qui exige de se placer au point de vue de la femme harcelée.

Exemple du voile dans la culture musulmane : le voile est une histoire d'homme qui constitue la femme en objet sexuel. C'est son regard qui est à éduquer, l'essentialisant en sujet désirant, qui sexualise toute relation. Cela dit, il y a un féminisme religieux, les féminismes sont culturellement pluriels, et l'occident ne doit pas imposer sa vision du féminisme (la féministe musulmane française la plus connue est voilée...).

En sociologie, pour "faire science", il vaut mieux parler d'économie que de philosophie morale, pour articuler les conditions matérielles qui sont minorantes pour la pensée des dominés. Il faut être à l'écoute des dominés, de leurs affects, de leurs expériences, de leurs processus de subjectivation, et comprendre comment ils se débrouillent avec leur domination, surtout dans les luttes sociales.

La dernière après-midi fut réservée au compte rendu de l'entrevue de l'Acireph avec un conseiller du Ministre de l'Education Nationale, où furent exposées les positions de l'association sur l'enseignement de la philosophie. Puis à un compte rendu de la première séance du groupe de travail sur les épreuves de philosophie dans les séries technologiques, suivie d'un débat de réflexion sur les propositions innovantes de l'Acireph.

Les ateliers

Atelier 1 - Un cours de philosophie sur la question de la légalisation du cannabis (Animation Joël Dolbeault)

Il s'agit d'un cours donné à des Terminales Littéraires.

1) Les objectifs du cours

En rapport avec le cours sur la justice et le droit (fait avant), il s'agit de travailler la distinction légal/légitime sur un exemple précis, pour voir comment on peut défendre l'idée qu'un comportement est légitime, alors qu'il est illégal. Ainsi, un des arguments employés par F. Caballero pour la légalisation du cannabis renvoie aux articles 4 et 5 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (1789) : "La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". "La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société". Cela dit, avec la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948), c'est moins évident.

En rapport avec le même cours, il s'agit de montrer que la question de légaliser tel ou tel comportement peut être complexe, c.a.d. présenter plusieurs aspects. Ici, un aspect moral, mais aussi un aspect sanitaire et un aspect économique et social. Avec pour chaque aspect, du pour et du contre. Il s'agit donc de sensibiliser les élèves à la complexité d'une question politique.

En rapport avec le cours sur la politique (fait peu après), il s'agit de réfléchir à la place de l'opinion publique dans une démocratie - une opinion nettement contre la légalisation du cannabis en France, si l'on en croit les sondages.

Enfin, j'exploiterai aussi ce cours pour la question de la liberté, versus le paternalisme (plus tard dans l'année).

2) La mise en oeuvre

Je demande aux élèves de constituer des groupes de trois ou quatre. Je leur distribue une série de documents :

  • Sur les effets et risques liés à la consommation de cannabis (source : la MILDT).
  • Une synthèse sur les différents aspects du problème (source : le site Internautes.com).
  • Un extrait du Droit de la drogue + un extrait de Drogues et droits de l'homme en France,de F. Caballero (qui défend la légalisation contrôlée du cannabis).
  • Un article de L'Express qui présentent les sondages faits sur le cannabis en France.

Le travail à réaliser est un tableau d'argumentation (avec les pour et les contre) sur les quatre aspects de la question : moral (la question des droits fondamentaux), sanitaire, économique et social, politique (la question de l'opinion publique). Les élèves doivent aussi écrire une conclusion argumentée qui répond à la question de savoir s'il faut légaliser ou non le cannabis, et éventuellement dans quelles conditions.

Je passe à plusieurs reprises dans l'ensemble des groupes pour m'assurer de l'avancée du travail, éventuellement pour aider certains groupes.

En tout, je consacre deux séances : 1h30 + 2h. A la fin, je ramasse une copie pour chaque groupe, c.à.d. neuf copies en tout, que je note.

3) Le résultat

Les élèves n'ont pas du tout été surpris ni choqués par ce travail. Et ils n'ont pas passé leur temps à se marrer. Ils ont fait ça sérieusement.

J'ai corrigé, c'est plutôt bon : ils ont repéré l'ensemble des arguments pour/contre. 2 groupes concluent pour la légalisation, en invoquant notamment la liberté individuelle et l'aspect économique. 2 groupes concluent contre, en invoquant surtout des arguments sanitaires. 5 groupes concluent plutôt contre, mais en invoquant un argument purement politique : d'un point de vue démocratique, il n'est pas légitime de changer la loi si la majorité des français sont contre la légalisation.

Cependant, mon impression est que la complexité de la question les a un peu troublés : je crois qu'ils ont eu du mal à conclure. Je pense que je ferai ressortir cela en rendant leurs copies, pour qu'ils prennent conscience que penser suppose aussi du temps. Le temps de la classe n'est pas forcément celui de la pensée confrontée au réel.

Atelier 2 - La question du consentement (Animation Jean-Marc Pigny)

L'objet de l'atelier était de présenter un moment particulier d'un cours fait en Terminale S sur "pouvoir et consentement", moment consacrée à présenter l'idée du consentement comme critère du légitime et ses difficultés. Les "questions" de l'euthanasie et de la prostitution ont été utilisées pour montrer :

  • ce que signifie fonder la légitimité sur le consentement ;
  • quelle conception du légitime est par là même rejetée ;
  • à quelle difficulté cela expose, difficulté mise en avant par ceux qui refusent de fonder la légitimité sur le consentement (dans quelle mesure avons-nous le pouvoir de consentir?).

Un aspect essentiel du travail avec les élèves était de leur faire comprendre que les mêmes raisonnements sont à l'oeuvre que l'on parle de prostitution ou d'euthanasie (ou de signes religieux...), le présupposé étant que le rôle du cours de philosophie n'est pas d'édifier les élèves (pour ou contre la prostitution, l'euthanasie...) mais d'exhiber les présupposés de chaque position et de comprendre la nécessité d'être cohérent (on ne peut pas admettre la valeur du consentement dans un domaine pour le refuser dans un autre : peut-on vraiment justifier l'interdiction de la prostitution... sans justifier l'interdiction du divorce (par consentement) ?

L'introduction, après avoir opposé les notions de pouvoir et de consentement, a envisagé le consentement au pouvoir comme critère de légitimité du pouvoir (et donc plus généralement le consentement comme critère du légitime) avant de questionner le pouvoir de consentir.

Pour introduire auprès des élèves l'idée du consentement comme critère du légitime (ce qui est l'occasion de mettre en place le repère légal/légitime), je suis parti de l'opposition consenti/contraint, permettant de caractériser le vol ou le viol comme illégitime car non consenti. Mais l'essentiel du travail s'est fait à partir des extraits de deux textes : l'avis du comité national d'éthique n° 63 sur l'euthanasie, et l'article "Prostitution" du Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale rédigé par M.Iacub et repris dans Le crime était presque sexuel.

Pour le partisan de l'euthanasie, celle-ci est "une mort consentie", et doit donc être rapprochée du suicide et opposée au meurtre ; de telle sorte que les raisons de condamner le meurtre interdisent de condamner l'euthanasie : si on ne doit pas contraindre à mourir celui qui veut vivre, on ne doit pas contraindre à vivre celui qui veut mourir : ce qui rend l'acte d'ôter la vie illégitime c'est seulement son caractère contraint (= non consenti).

Ceci s'oppose au point de vue des adversaires de l'euthanasie pour lesquels il n'y a pas de différence entre le meurtre et l'euthanasie (pas un mot sur le consentement dans cette conception). Aussi bien l'idée d'un respect "à tout prix" de la vie implique-t-il qu'il est absolument illégitime d'ôter la vie, alors que pour le partisan de l'euthanasie la légitimité de l'acte d'ôter la vie est relative au consentement (ceci est l'occasion de mettre en place le repère absolu/relatif).

L'article "Prostitution" de M. Iacub permet de montrer que le même critère du légitime se retrouve dans des questions tout à fait différentes portant sur la sexualité, de telle sorte qu'on peut aussi y opposer ceux pour qui il y a de l'absolument illégitime (la morale "traditionnelle" -religieuse?- qui condamne les relations sexuelles hors mariage, l'homosexualité, la pornographie, le sadomasochisme...) et ceux pour qui il n'y a que du relativement légitime : une pratique sexuelle est légitime si elle est librement consenti. L'extrait de M. Iacub a permis aussi de réintégrer la question de la nuisance à autrui (en l'occurrence au tiers) et donc la définition de la liberté de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Mais cette conception du légitime présuppose le pouvoir (la capacité) de consentir, pouvoir qui fait précisément difficulté.

Déjà la référence au suicide (à sa dépénalisation) à propos de l'euthanasie, permet d'illustrer cette difficulté : si le suicide n'est plus condamnable, c'est qu'il est aujourd'hui considéré non comme un comportement immoral mais comme un comportement pathologique ; la tentative de suicide est considéré comme un symptôme de dépression, de telle sorte que nous considérons qu'il faut tout faire pour sauver l'auteur d'une telle tentative : nous ne reconnaissons pas un droit de se suicider impliquant la possibilité de faire punir celui qui empêcherait l'exercice de ce droit ! C'est que nous considérons que la tentative de suicide n'exprime pas le choix véritable d'un sujet, mais montre que la maladie (la dépression) le prive de sa capacité de choisir. La façon dont la société se comporte à l'égard de celui qui fait une tentative de suicide montre que nous considérons que nous n'avons pas toujours la capacité de consentir.

A partir de là, il est possible d'étendre cette analyse, de contester le pouvoir de consentir, d'abord évidemment aux mineurs (ce pourquoi à propos de la sexualité, on emploie l'expression "entre adultes consentants"), mais aussi à ceux qui sont juridiquement majeurs, de telle sorte que l'existence du pouvoir de consentir soit considérée comme problématique.

La notion de surprise à propos du viol renvoie à des situations où la victime est considérée comme étant dans "l'incapacité de consentir".

Les "adversaires" de la prostitution considèrent que le choix de se prostituer (comme celui de se suicider!) manifesterait un état pathologique, donc une incapacité à consentir ; de telle sorte qu'il faudrait traiter la prostituée en mineure et la protéger contre elle-même.

De la même façon, les adversaires de l'euthanasie mettent en avant l'idée que la demande de mourir, plus qu'un choix véritable du sujet, est l'effet de la souffrance éprouvée, des pressions de l'entourage.

Un exemple juridique cité par M. Iacub et P. Maniglier dans L'Antimanuel d'éducation sexuelle permet d'aller plus loin dans la "généralisation", puisque les juges ont considéré que le sentiment amoureux éprouvée par la jeune fille la rendant "psychologiquement vulnérable" privait de valeur son consentement éventuel à la relation sexuelle, autrement dit la privait du pouvoir de consentir. A partir de là, on peut s'interroger sur la réalité du pouvoir de consentir dans la mesure où on peut toujours considérer que nos affects nous privent du pouvoir de consentir. Ainsi l'argument des juges de Pennsylvanie permet de contester la capacité des individus à consentir à leur propre mariage !

L'objet de ce travail effectué avec les élèves était seulement introductif, visait à problématiser la question du consentement comme critère du légitime, et la question du pouvoir de consentir. Ces analyses préparatoires facilitent la lecture de textes philosophiques "classique" où l'on peut retrouver la question du consentement7.

Atelier 3 - Peut-on parler du film "Baise-moi" en cours de philosophie ? (Animation Lila Echard)

L'idée de travailler sur le film Baise-moi est venue d'une discussion avec une de mes anciennes élèves. Je l'avais évoqué pour le décrédibiliser, elle l'avait défendu par principe. Ce film est une adaptation du livre de Virginie Despentes Baise-moi sorti en 1994. Dès 1995, il est question d'adapter ce livre à l'écran ; ce projet sera mené à bien par Virginie Despentes et Coralie Trinh-Thi en 2000, année de sa sortie en salle.

Peut-on parler du film Baise-moi en cours de philosophie ? Ce titre prend la forme d'un sujet de dissertation de philosophie et a souvent interpellé celui à qui j'en parlais, mais l'intérêt est bien d'interroger les conditions de possibilité d'un échange argumenté sur la pornographie, la prostitution, les critères d'une oeuvre cinématographique autrement dit d'une oeuvre d'art, mais aussi la violence, la violence à l'image, le droit encadrant la diffusion des films en salle, et surtout l'image de la femme et l'émancipation des femmes. Voilà, pour l'essentiel, ce qui m'intéressait en tant que professeur de philosophie. L'atelier a retracé, dans un premier temps, le parcours juridique du film, puis nous avons visionné douze séquences courtes du film. A partir de là, nous pouvions discuter les arguments pour et contre et présenter un panorama de l'évolution récente du cinéma porno.

1) Le parcours juridique du film

Ce qui est intéressant avec ce film, c'est qu'il a fait apparaître un vide juridique. En effet, jusqu'à la sortie en salle de Baise-moi, il n'existait pas d'interdiction aux moins de 18 ans pour un film sortant en salle, à part s'il était classé X, c'est-à-dire s'il était classé comme un film pornographique ou d'incitation à la violence. La loi encadrant l'attribution des visas d'exploitation en salle remontait à 1975 et ne prévoyait que quatre catégories : interdit aux moins de 12 ans, interdit aux moins de 16 ans, tout public ou classé X. L'alternative à ces quatre catégories était l'interdiction totale. Ainsi, le 22 juin 2000, le film Baise-moi se voit attribuer un visa d'exploitation en salle "interdit aux moins de 16 ans", avec un avertissement au public sur l'affiche. Dès le 23 juin, avant même sa sortie en salle (le 28 juin), l'association Promouvoir dépose une requête à la section contentieux du Conseil d'Etat du fait de l'absence d'interdiction aux moins de 18 ans, ce qui conduit à l'annulation du visa d'exploitation par le Conseil d'Etat et à sa requalification en X le 30 juin. Pendant une année, on travaillera à combler le vide juridique ; cela conduira à la création d'une cinquième catégorie "interdit aux moins de 18 ans", par décret le 12 juillet 2001. Le film Baise-moi ressortira dans les salles non spécialisées, autrement dit dans les salles de cinéma normales, le 1er août 2001, avec un nouveau visa d'exploitation "interdit aux moins de 18 ans".

2) Baise-moi : le premier film post-porn français

Notons que l'apparition de nouvelles formes cinématographiques comme le film Baise-moi a conduit à l'apparition d'un nouveau genre de film que l'on nomme "post-pornographique" ou "cinéma post-porn". C'est ainsi donc que l'on nomme ces films d'auteur qui intègrent des séquences pornographiques, c'est-à-dire des séquences de sexe non simulées, mais qui ne sont pas exactement des films pornographiques. Le cinéma post-porn vient bousculer les catégories habituelles de ce qui est pornographique ou bien cinématographique - distinction qui laissent entendre que le porno ne serait pas du cinéma, mais la représentation de la réalité. Non. Le post-porn, ce "discours en retour" (Foucault), venu des marges et des minoritaires du porno traditionnel, en tant qu'il bouscule les codes du porno dominant, nous montre précisément que ce dernier n'est qu'une mise en scène naturalisée de ce que serait la vérité du sexe.

A l'origine, le propos de Virginie Despentes était de parler du sexe, oui, mais surtout du viol. C'est le début du film, puis le film dérape, les filles dérapent. La violence dont il est question dans le film Baise-moi est pour une fois celle de femmes. Ce film est donc une proposition de retournement de situation qui vient défaire l'idée que le sexe et la violence sont l'affaire des hommes, et que les femmes sont des éternelles victimes. Et cela mérite sans soute de pouvoir être évoqué en classe.

3) Supports pédagogiques

Les séquences visionnées lors de l'atelier ont eu pour objectif de montrer l'esthétique cinématographique choisie par les réalisatrices. On y voit des femmes avant et après un viol, puis des femmes discutant de ce qu'elles font (vol, meurtres) et jouant de certains stéréotypes masculins (voiture, alcool, sexe). Aucune de ces séquences n'a été choisie pour montrer ce qu'il y a de polémique dans ce film, à savoir la violence et la pornographie. Mais il n'en reste pas moins qu'il serait, au regard de la loi, interdit d'en visionner une en classe, puisque ce film est à présent interdit aux moins de 18 ans. Donc, si ce film était abordé en classe, il convient de dire que cela ne pourrait être que sous la forme d'une discussion argumentée. Des textes par exemple pourraient permettre de mener à bien cette discussion. Les arguments contre se trouvent par exemple dans La pornographie ou l'épuisement du désir de Michela Marzano (p. 222 à 228, consacrées à la critique de ce film) ; les arguments pour se retrouveraient sous la plume de Virginie Despentes elle-même dans King Kong théorie, où elle reparle de son film, ou encore dans Queer Zones I. Politiques des identités sexuelles et des savoirs de Marie-Hélène Bourcier.

4) Retours de l'atelier

Les réactions ont été diverses : de la volonté de laisser la sexualité dans le domaine de l'intimité et donc de ne pas en parler en classe, à la suggestion à l'instar de certains départements universitaires américains de projeter puis d'analyser de telles séquences en cours, en passant par l'étonnement de pouvoir parler d'un film par définition interdit au public à qui l'on s'adresse. A la première remarque, ont répondu d'autres participant(e)s que depuis mai 1968, "le personnel est politique". La remarque a également été faite du risque de brûler les étapes en évoquant une oeuvre qui s'inscrit dans un courant post-féministe alors même que les élèves ne disposent pas nécessairement d'une culture sur le mouvement féministe. Ainsi, surgit l'importance de bien replacer le film dans son contexte et dans l'histoire du féminisme.


(1) Mill, De la liberté (1859), Folio, 1990.

(2) Kant, Métaphysique des moeurs (1797), GF, 1994, p.274-282.

(3) Luc Ferry et Axel Kahn, Faut-il légaliser l'euthanasie ?Odile Jacob, 2010.

(4) Boudon, Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 1982, article "Individualisme".

(5) Manifeste pour l'enseignement de la philosophie, huitième chantier, p.16.

(6) On retrouvera cette référence aux pressions de l'entourage chez les opposants au port du foulard "islamique", qui ont besoin de montrer que cela ne peut être le choix de la femme, que cela ne peut être légitimé par son consentement.

(7) Je pense en particulier au chapitre 4 du livre I du Contrat social, où pour critiquer le contrat d'esclavage, Rousseau évoque l'idée que "la folie ne fait pas droit", autrement dit que celui qui consent à l'esclavage montre qu'il est privé du pouvoir de consentir.

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