Revue

Bilan de 20 années de nomadisme

Nous continuons, en guise de témoignage, l'histoire d'un collègue de philosophie, en douze épisodes. Voilà la conclusion de son itinéraire.
Le récit de vie professionnelle est aujourd'hui considéré, par les sciences humaines, comme producteur de savoir, en tant que matériau d'analyse, et même, selon Mireille Ciffali, dans une perspective clinique, comme un "espace théorique d'analyse". Cela rejoint l'approche plus philosophique de P. Ricoeur, selon laquelle il prend le sens de l'unité narrative d'une identité professionnelle, plan de vie d'une unité narrative plus globale. Instructif pour ceux qui s'intéressent à la culture de la professionnalité philosophique professorale...
Comme tout témoignage, il n'engage que son auteur.

20 ans plus tard, j'ai le sentiment, à l'instar des Compagnons du tour de France, d'avoir, moi aussi, fait la grande boucle, le "trimard" comme disent ces nomades du monde ouvrier. J'ai arpenté La Somme, L'Oise, La Seine Saint Denis, mis du sud dans ma route et trimardé sur les routes du Tarn et Garonne, bifurqué à l'ouest et tracé mon sillage en Charente Maritime, puis la Haute Garonne. J'ai ensuite un peu triché dans mon tour de France et suis descendu très au sud en atterrissant en Afrique du Sud. De retour, plein nord, je suis arrivé dans les Hautes Pyrénées, longé les montagnes et sillonné de long en large l'Ariège avec une arrivée dans ma bonne ville de Toulouse.

Comme un compagnon menuisier, j'ai appris au gré de mes rencontres, peaufiné le métier, découvert des tours de main. Je me suis frotté à bien des gens, mes pairs, mes élèves. Mon oreille s'est faite aux différents accents : le picard, le charentais, l'ariégeois, le banlieusard...

Je crois avoir enseigné dans tous les types d'établissements susceptibles d'employer un professeur de philosophie : Ecole Normale, lycée de banlieue sensible, de province, d'excellence, de centre-ville, technique, classique et même certains plus improbables : autogéré, de l'étranger, professionnel (j'y ai fait de la formation professionnelle pour chômeurs à l'époque où je terminais mes études). Certains étaient petits, la plupart étaient fort grands et quelques-uns étaient immenses !

A l'arrivée, j'ai connu 12 établissements et presque autant de ministres (10) en seulement 20 années. Du coup, je me suis aperçu que les ministres de l'Education nationale se sont succédés au même rythme que celui de mes changements d'établissement. Il me semble cependant que ce qui fut un bénéfice pour moi, en m'apprenant le métier, fut plutôt préjudiciable au système et empêcha les ministres d'apprendre le leur !

Ceux qui ont déjà travaillé dans le monde de l'entreprise disent qu'une durée de trois ans est nécessaire pour construire quelque chose de durable, quel que soit le poste que l'on occupe. Une année pour apprendre, une année pour mettre en place, une année pour évaluer. La construction d'un système éducatif serait-elle plus "court-termiste" que celle d'une stratégie d'entreprise ?

Deux ans de moyenne (certains sont passés comme des comètes, d'autres, comme Bayrou, sont restés plus de 4 ans), est-ce bien sérieux pour repenser un système qui est passé de 15% de bacheliers d'une classe d'âge en 1967, à 63% en 2007 ?

Cet accroissement que l'on appellera "démocratisation", si on le juge positif, ou bien "massification", si l'on pense que ce fut une erreur, a, quoi qu'il en soit, profondément modifié un système que l'on ne multiplie pas par quatre sans conséquences...

J'ai donc sillonné les routes et trimardé sur les chemins de l'Education Nationale au rythme du ministre ! Que m'en reste-t-il ?

D'abord, des dizaines et des dizaines de visages d'élèves conservés dans ma mémoire et la certitude d'en avoir aidé la plupart à grandir. Pas de chef d'oeuvre à montrer comme les compagnons ayant fini leur boucle, juste la conviction d'avoir oeuvré pendant 20 ans, avec le bonheur de se savoir utile.

Alors, bien sûr, lorsque je vois un jeune collègue prendre le métier à l'envers, je me dis que c'est trop bête, que se cantonner à instruire en refusant d'éduquer, c'est bien souvent s'empêcher de faire l'un en s'interdisant de faire l'autre ; que faire plus que ce pour quoi on est payé, c'est souvent l'unique façon de pouvoir faire ce pour quoi on est payé ; qu'en investissant 1, les élèves lui rendront 10, avec la possibilité en prime de faire de son métier un plaisir durable ; que subordonner son rythme au programme, c'est prendre le risque de le terminer chaque année, tout seul (ou avec une poignée), alors que c'est le programme qu'il faut subordonner au rythme qui est toujours donné par le maximum supportable par la classe.

Oh, bien sûr, j'entends déjà les accusateurs dénoncer le prof qui en prend à son aise en ne terminant pas le programme, handicapant ainsi ses élèves. Mais, c'est à la portée de n'importe qui de boucler le programme ! Il suffit de placer le coup d'accélérateur final qui laissera les trois quarts de la classe sur le bord du chemin, ou de distribuer quelques polycopiés de dernière minute pour avoir la conscience tranquille d'"en avoir parlé". Ces petites tricheries sont connues.

Certes, ce que je viens de dire est plus facile lorsqu'on enseigne la philosophie. En effet, cette dernière a quelques spécificités qui facilitent un traitement humain du programme (pour ne pas avoir un traitement programmatique de l'humain).

Tout d'abord, le programme de philosophie n'est pas linéaire. Contrairement aux mathématiques où l'on ne réussira pas à enseigner les équations du deuxième degré avant celles du premier, on peut tout à fait, en philosophie, réfléchir d'abord sur la liberté et ensuite sur la vérité, ou l'inverse. Il n'y a pas de chronologie imposée. La liberté de l'enseignant est donc plus grande. Reste que cela ne change pas fondamentalement le propos, puisqu'on peut tout à fait prendre un programme dans l'ordre imposé par la matière et le faire au rythme maximal supportable par la classe (l'hypocrisie consistant à considérer qu'il est le même dans toutes les classes).

Que vaut-il mieux ? Un programme terminé par tous, mais compris par une minorité, ou bien un programme terminé par personne, mais ce qui a été fait, compris par tous ?

Tant que nous n'aurons pas des outils de remédiation individuelle (type le 15+3 d'Allègre), nous serons condamnés à l'hypocrisie qui consiste à considérer la classe comme quelque chose d'homogène. Bien sûr, les enseignants savent qu'il n'en est rien. Mais alors, comment décider quel est le bon rythme ? Celui de la tête de classe, du maillon le plus faible, ou bien celui d'un hypothétique élève moyen ? Mais cette moyenne est-elle variable d'une classe à l'autre, ou bien est-elle nationale, comme les programmes ?

Il y a des réponses à toutes ces questions qui envoient les profs dans le mur. Il y a déjà quelques années que j'ai choisi celles qui m'ont fait prendre du plaisir à enseigner. Là encore, j'entends les cris d'offrais des intégristes du programme : "facile de se faire plaisir sur le dos des gamins !".

Reste que 20 années de métier et, surtout, des dizaines de collègues de philosophie (c'est l'avantage qu'il y a à "trimarder") m'ont permis, en discutant avec eux, de vérifier que mon traitement du programme n'était pas plus scandaleux que la moyenne. Il m'est arrivé en fin d'année de faire une impasse, tout comme mes collègues qui avançaient à un rythme davantage programmatique que lycéen (exception faite de ceux qui balancent les 15 derniers jours une masse de polycopiés censés apaiser leur conscience). Bref, pas de différence de ce point de vue, si ce n'est le plaisir...

Comment cela est-il possible ? Hypothèse : on n'avance pas moins vite, lorsqu'on laisse le temps aux élèves. Mais comment l'expliquer ?

Hypothèse : il faut savoir perdre du temps au début pour pouvoir en gagner ensuite. C'est là qu'une autre spécificité de l'enseignement philosophique intervient : lorsque nous démarrons au mois de septembre, nous proposons aux élèves quelque chose de neuf qui n'avait pas d'antichambre l'année précédente (c'est la seule matière). Ajouter à cela que cette nouvelle matière est aussi une nouvelle façon de raisonner et vous comprendrez la nécessité de démarrer en prenant son temps, faute de quoi la moitié des élèves auront décroché au mois d'octobre. On peut démarrer le premier cours avec la Critique de la Raison Pure de Kant à la main sans vider la salle, mais dans de très rares établissements seulement, là où il ne s'agit que de faire réussir des élèves qui ont déjà... réussi !

Dernière spécificité : l'épreuve de philosophie du baccalauréat comporte trois sujets aux choix portant sur des parties différentes du programme. Une vraie et franche impasse y est donc moins grave que dans une matière où l'épreuve peut porter complètement sur un point du programme qui n'aurait pas été vu.

Mais les élèves seront handicapés par cette impasse qui va leur retirer un choix ! Exact ! Mais il est curieux que ceux qui font ce reproche ne se demandent pas si les élèves ne vont pas être handicapés par un programme bouclé à un rythme qui ne leur a pas permis de le comprendre !

Faut-il un bac différent pour la banlieue ? Certes, non ! Mais dans l'attente que le ministère donne aux enseignants les moyens de remédier aux différences, j'ai choisi de ne pas être écartelé par le respect que je dois au programme et celui que je dois à mes élèves. Il n'y a pas toujours opposition, fort heureusement, mais dans cette éventualité, j'ai toujours choisi mes élèves avant tout.

L'enseignement est une course de fond et l'on ne tient pas longtemps lorsque les conditions qui vous sont faites conduisent à la schizophrénie...

J'aurai aussi envie de dire aux jeunes collègues que si tout enseignant dit respecter ses élèves, il n'y a qu'une seule façon de le faire vraiment. Plutôt que de regretter, fantasmer, déplorer (au choix selon les cas) le niveau des élèves, il faut les accepter tels qu'ils sont, quel que soit le niveau avec lequel ils nous arrivent.

Respecter ses élèves en les vouvoyant, mais en leur faisant comprendre qu'ils ne sont pas ce qu'ils devraient être, est une forme de respect superficiel qui ne trompe personne et en tout cas pas les élèves.

Notre métier consiste à les prendre à un niveau n et à les emmener à n+1 (au minimum). S'il y a des reproches à faire, il faut les faire aux responsables et si l'on estime que l'objectif assigné par l'Etat de faire accéder 80% d'une classe d'âge au niveau baccalauréat (pas la même chose que bachelier, tout de même) est une erreur, alors les élèves n'y sont pour rien. Démarrer sa carrière d'enseignant en regrettant les élèves d'antan (qu'on n'a pas connu, mais dont le mythe se transmet de génération en génération d'enseignants), c'est se condamner à l'aigreur de celui qui pense que ses élèves ne le méritent pas. Ce qui est un peu vrai, vu qu'ils n'ont pas mérité ça !

"Le programme est un cadre utile, mais il n'est pas sacré", "un élève n'est pas comme un mur, ce n'est pas le niveau qui dit s'il est droit". Voilà deux choses que j'ai apprises sur le "trimard" et qui m'ont permis d'enseigner avec bonheur pendant 20 ans.

Quel regard sur le système, lui-même ?

Un regard sans complaisance, mais sans malveillance. Je n'oublie pas que, lorsque la poste a fermé, que l'hôpital a été délocalisé, que le commissariat de quartier a été supprimé et que les antennes sociales sont parties, le dernier fonctionnaire à rester, c'est l'enseignant. Pas de quartier sans école !

Je n'oublie pas que les enseignants sont des gens qui consacrent leur vie professionnelle à donner ce qu'ils pensent savoir, dans une société qui donne de moins en moins. Ce décalage est presque le lot de l'enseignant, car le politique lui passe souvent commande d'une société qui n'existe encore que dans l'esprit de l'homme d'Etat.

Nos aînés ont eu à promouvoir une société laïque qui n'était encore qu'un projet gouvernemental. Le décalage leur a valu bien de la sueur et de l'obstination. On nous a passé commande d'une société de bacheliers. A chaque époque sa tâche ! Notre spécificité, peut-être, est que nos aînés avaient à promouvoir des valeurs auxquelles la société ne croyait pas encore, tandis qu'il me semble que nous devons de plus en plus défendre des valeurs auxquelles la société ne croit plus !

"Ouvrir une école, c'est fermer une prison", disait Victor Hugo. Enseignant dans une société qui ferme des écoles et ouvre des prisons, le décalage m'est apparu d'autant plus terrible que Victor Hugo continue d'être au programme... Le temps est à l'économie, je l'ai dit. Cela coûte moins cher d'enfermer que de former. Ite misa est !

Du coup, les enseignants du secondaire qui devraient être formés aux établissements sensibles sur le modèle de ceux du primaire, vont être encouragés à la bivalence, c'est-à-dire à enseigner deux disciplines, alors qu'ils ne seront vraiment formés qu'à une seule ! L'actuelle réforme des programmes du primaire, celle du ministre Darcos (celui qui rêvait de réintroduire l'uniforme après un voyage en Grande Bretagne), vient de réussir le tour de force de faire l'alliance sacrée contre lui en étant dénoncé par deux anciens ministres de l'Education Nationale, un de droite, Luc Ferry, et un de gauche, Jack Lang ; motif : un programme qui, sous couvert de se concentrer sur les fondamentaux (métaphore rugbystique habituelle), est dénoncé comme un programme au rabais. Bref, on solde !

Mais je ne désespère pas qu'un ministre nous donne les moyens d'une école de l'égalité des chances. Aujourd'hui, le pourcentage d'enfants d'ouvriers dans les classes préparatoires est le même qu'il y a 44 ans, lorsque Bourdieu et Passeron le dénonçaient. Durant toutes ces années nous n'avons pas, sur ce point, progressé et l'école est encore celle des "héritiers". Certes, il y a plus d'enfants de milieu modeste obtenant le bac, mais c'est grâce à l'apparition des bacs professionnels. Le pourcentage d'enfants d'ouvriers en terminale S n'a, lui, pas beaucoup varié.

Je ne désespère pas, non plus, qu'un ministre de l'Education Nationale nous permette de rendre nos élèves réellement autonomes, car, à l'exception des lycées autogérés, je trouve notre système scolaire assez infantilisant.

Le test ? Que nos élèves de terminale soient capables de composer sans être surveillés (et sans tricher). Sinon, comment s'étonner que les citoyens qu'ils deviendront aient besoin d'être constamment surveillés ?

Je me suis souvent dis que si les parents savaient dans quel état se trouve l'Education Nationale, ils ne nous laisseraient pas le temps de descendre dans la rue. Ils y seraient avant nous ! Mais, malgré ces critiques, et bien que j'aie souvent eu le sentiment de dépenser de l'énergie à lutter contre un système censé m'aider dans ma tâche, je dirais l'essentiel à ces parents qui m'ont suivi jusque-là : j'ai bien aimé vos enfants...

Michel Sparagano - 2008

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