Introduction
Je situerai mon intervention du côté des pratiques, de l'expérimentation pédagogique et du point de vue d'un professeur de philosophie devenue chercheur en sciences de l'éducation. Dans ma thèse (À quoi pense la littérature de jeunesse ?, dirigée par M. Tozzi), j'avais voulu montré en quoi la lecture de récits (albums, contes, mythes, fables) pouvait permettre à des élèves de cycle 3 (ce2, cm1, cm2) d'amorcer un apprentissage du philosopher. Il s'agissait d'élucider les conditions de possibilité d'un enseignement précoce de la philosophie. Je travaille actuellement plus particulièrement au sein du Cren (Université de Nantes) sur les effets de ces pratiques à la fois sur le rapport au savoir et l'estime de soi des élèves (notamment les plus en difficultés comme en Segpa). Comment la pratique de moments de réflexion philosophique peut permettre de donner plus de sens à l'expérience scolaire (problématique qui se rattache donc à la question de "l'égalité des chances") ?
Ainsi, la question de la démocratisation, de l'accès à tous, et en particulier aux élèves qui dans le système actuel n'ont pas le droit à cet enseignement (élèves destinés à l'enseignement professionnel et à l'enseignement spécialisé), est au coeur de mes recherches. Peut-on faire le pari de "l'éducabilité philosophique" de tous les élèves, à quelles conditions, avec quels supports, selon quelles modalités, quelles formations ? Telles sont les questions saillantes de mon travail.
Pour tenter de répondre, sur la relation entre philosophie (avec les enfants), littérature (de jeunesse) et rapport au savoir, je présenterai dans un premier temps les conditions de possibilité d'un enseignement précoce de la philosophie à partir de la lecture ; puis dans un second temps j'exposerai ce que j'appelle les effets de ces pratiques sur l'estime de soi et le rapport au savoir des élèves (de Segpa).
I) Philosophie avec les enfants et littérature de jeunesse
Mon hypothèse sur les conditions de possibilité d'un apprentissage précoce de la philosophie était la suivante : on ne peut apprendre à philosopher sans textes, sans médiations culturelles, qui permettent la problématisation et la mise à distance de la notion travaillée. Les textes classiques de philosophie étant trop ardus pour des élèves du primaire, c'est grâce à la littérature que l'on peut peut-être leur permettre d'avancer dans cet apprentissage rigoureux.
Ce rapprochement est d'autant plus possible que, parallèlement au développement de la philosophie avec les enfants, la littérature dite "de jeunesse" semble, depuis une vingtaine d'années, avoir pris de plus en plus en compte les interrogations métaphysiques des enfants.
Depuis les années 60, la société occidentale contemporaine, grâce aux apports de la psychologie et de la psychanalyse, a reconnu aux jeunes enfants de plein droit le statut de " sujet pensant ", qui a besoin d'être guidé dans son cheminement existentiel et intellectuel. La littérature dite "de jeunesse" est toujours un symptôme de la façon dont une époque se représente le monde de l'enfance. Quand une société considère l'enfant comme un petit être ignorant, dénué de raison, ou comme une petite chose innocente qu'il faut protéger du monde et des préoccupations des adultes (et c'est cette vision de l'enfance qui a prévalu en occident jusqu'à une époque très récente), on ne peut effectivement que lui offrir des récits très édulcorés, mièvres ou moralisateurs, sans aucune profondeur et subtilité littéraire ou philosophique.
Or, le développement et la vulgarisation de la psychologie et de la psychanalyse depuis les années 60 - en définissant l'enfant comme un "sujet-pensant", porteur d'angoisses et d'interrogations existentielles - a permis à la fin du XXe siècle le développement d'une nouvelle littérature ambitieuse, qui aborde des sujets graves et profonds.
En 1976, par le succès de la Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim a convaincu beaucoup d'éducateurs que les enfants ont des préoccupations existentielles intenses et surtout que, même très jeunes, ils sont capables d'interpréter inconsciemment le message latent des contes pour dépasser leurs angoisses inconscientes et répondre à leurs questionnements métaphysiques profonds. Les enfants sont capables de lire autre chose que Martine ou Tchoupi ! Ils ont besoin de grands récits pour se construire et sont capables d'interprétations complexes. C'est cette leçon qui a été retenue du succès de Bettelheim, et qui va permettre le développement d'une véritable littérature de qualité à destination des plus jeunes.
Tout a depuis concouru pour permettre à ce genre, longtemps méprisé et considéré comme de la paralittérature, de gagner ses lettres de noblesse éditoriales, universitaires, institutionnelles : nouveau statut de l'enfant, développement de la recherche, ouverture de bibliothèques et de librairies spécialisées, succès des grands salons (comme celui de Montreuil), succès des ventes, intérêt de la critique, inscription officielle dans les programmes scolaires.
Aujourd'hui, des auteurs comme M. Sendack, T. Ungerer, C. Ponti, ou A. Browne offrent à leur jeune lecteur des récits ambitieux et subtils qui abordent, sans aucune moralisation ou mièvrerie, des questions métaphysiques universelles. Et, en plus de la publication de ces albums (souvent magnifiques aussi sur le plan graphique), ou des nombreuses adaptations de mythes, contes, allégories ou fables (cf. adaptations des mythes platoniciens - Ricoeur avait lui-même animé une séance de philosophie dans la classe de son arrière-petite-fille à partir de la lecture de l'allégorie de la caverne), on voit apparaître depuis quelques années sur le marché de l'édition jeunesse toute une série de "petits manuels de philosophie pour enfants" (nouveau genre éditorial), dont les plus connus sont certainement les Goûters philo édités par Milan. Chez Gallimard, la philosophe M. Revault d'Allonnes dirige la collection "Chouette penser !", tandis que Bayard édite les "Petites conférences pour enfants" ; voir aussi les "Petits Platons" etc.
Ainsi, tous les éducateurs qui souhaitent guider les enfants dans le difficile chemin de la pensée et de la connaissance de soi ont aujourd'hui à leur disposition un continent magnifique de riches histoires.
De plus, accompagnant et favorisant cette profusion d'ouvrages qui abordent avec intelligence de grandes questions philosophiques, les programmes de Littérature à l'école primaire depuis 2002 insistent sur cette dimension anthropologique et métaphysique des oeuvres et incitent à des débats dits "réflexifs".
"Dès l'école maternelle, l'enfant peut réfléchir sur les enjeux de ce qu'on lui lit lorsque le texte résiste à une interprétation immédiate, a fortiori au cycle 3. L'interprétation prend, le plus souvent, la forme d'un débat très libre dans lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques, moraux, philosophiques qui sont au coeur d'une ou plusieurs oeuvre(s)." (Une culture littéraire à l'école, MEN, Éduscol, mars 2008. p. 2).
Dans ma thèse, j'ai donc voulu analyser la conjonction possible de ces deux phénomènes : développement de pratiques philosophiques à l'école primaire et d'une littérature philosophique de jeunesse.
Pour le cadre théorique, je me suis appuyée essentiellement sur les théories de P. Ricoeur et J. Bruner, qui définissent la littérature, le récit, comme "expérience de pensée".
Il s'agissait donc de penser l'alliance profonde de l'enfance, de la littérature et de la philosophie (transposer ce que dit Ricoeur sur la littérature en général au continent de la littérature de jeunesse)
Parce que l'enfancefonctionneintimement selon les modalités de la pensée magique, elle est l'âge d'or de cette capacité proprement humaine à s'immerger corps et âme dans l'univers fictionnel. Ce consentement euphorique à la fiction (Jouve, 1993, p.87), parce qu'il est constitutif de notre condition humaine, ne s'évanouit jamais complètement. Nous le retrouvons, presque intact, à chaque fois que nous (re)faisons l'expérience initiatique de la rencontre littéraire, à chaque fois que nous sommes pris dans et par un récit. A chaque lecture intense, c'est l'enfant en nous qui se réveille. Comme l'écrit magnifiquement Vincent Jouve, "la lecture est d'abord une revanche de l'enfance" (1996, p.86).
Mais la fiction littéraire n'est pas seulement de l'ordre de l'imaginaire (une "évasion") : elle dispose d'une fonction référentielle qui nous renvoie à notre expérience du réel et qui peut même nous dévoiler des dimensions insoupçonnées de la réalité. Comme l'a souligné P. Ricoeur, tout comme le discours philosophique, plus conceptuel, argumentatif et rationnel, le récit nous permet d'interroger le réel et de le penser (Ricoeur, 1975). Parce qu'il représente la possibilité démultipliée d'expériences exemplaires et signifiantes sur la ou les vérité(s) du monde, il constitueun espace autonome de pensée. La littérature constitue à ce titre une expérience authentique, singulière et universelle à la fois, par laquelle les lecteurs vont pouvoir appréhender le réel. Elle est ainsi comme un immense laboratoire où les hommes peuvent modeler, dessiner, redessiner à l'infini les situations, les dilemmes, les problèmes qui les travaillent. Dégagée des contraintes du réel empirique, des lois de la physique, et même des lois de la morale, la fiction me permet de vivre par procuration ce que le réel, seul, ne me permettra jamais de vivre. Je peux commettre un crime et expérimenter par procuration les tourments du remords, je peux devenir invisible (tel Gygès) et expérimenter les limites du Bien et du Mal (si j'étais à la place de Gygès...). Ainsi "Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l'imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal" écrit ainsi P. Ricoeur dans Soi-même comme un autre (1990, p. 94).
Et pour l'enfant, dont la capacité d'abstraction est en cours d'élaboration, les histoires jouent un rôle de médiation nécessaire qui donne forme à des problématiques éthiques ou existentielles. Elles permettent pour lui aussi d'expérimenter des mondes possibles. Le récit instaure les problématiques dans une "bonne distance" (Chirouter, 2008) par rapport à l'expérience quotidienne et facilite par là le développement d'une pensée plus conceptuelle.
Il n'y a pas de véritable oeuvre littéraire qui ne soit aussi une pensée sur le monde et l'existence. Ainsi dès l'école primaire, le travail sur cette dimension fondamentale des oeuvres peut amorcer, dans le même temps, un apprentissage de la pensée philosophique. Il y a bien une conjonction nécessaire entre les deux disciplines. Ainsi, pour éviter l'approche techniciste, l'enseignement de la littérature doit retrouver la raison d'être même des récits : pourquoi y a-t-il de la littérature ? Parce que les hommes ont besoin de dire le monde et de le penser. Pourquoi avons-nous besoin de nous raconter des histoires (Bruner, 2002) ? Pour donner forme et sens aux mystères du monde, à son inquiétante étrangeté. La littérature a la même raison d'être que la philosophie : dire, configurer, comprendre, éclairer.
C'est ce qu'énonce clairement T. Todorov dans son plaidoyer pour un enseignement de la littérature qui met en avant le sens et les finalités heuristiques des oeuvres : "La connaissance de la littérature n'est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l'accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd'hui l'enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon ("cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification"), risque, lui, de nous conduire dans une impasse - sans parler de ce qu'il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature" (2007, p. 25).
Et la complémentarité des deux approches est réciproque. Il ne doit donc pas y avoir de hiérarchie ou de rapports de subordination entre ces deux disciplines. Si l'enseignement de la littérature nécessite cette approche philosophique, l'enseignement de la philosophie nécessite aussi ce recours à la sensibilité et à la bonne distance du texte littéraire pour redonner de l'âme et de la vivacité à son discours. La philosophie a aussi comme finalité ultime de bouleverser le sujet et de l'aider à vivre. Dans ce cadre, l'approche philosophique se nourrit du texte littéraire, le respecte profondément en préservant son irréductibilité et la pluralité de ses significations, mais pour ensuite prendre ses distances et se situer finalement sur le terrain abstrait des concepts. Elle vise à dépasser les particularités des expériences singulières et les ambiguïtés du langage pour tendre vers un certain rapport à la vérité, à l'objectivité et l'universalité.
Le coeur donc de mon analyse, dans ma thèse, fut de montrer comment, au cycle 3 de l'école élémentaire, l'appel fait à la littérarité d'une oeuvre de littérature de jeunesse permet aux élèves de commencer à penser philosophiquement une notion, comment le débat sur l'implicite du texte permet d'amorcer et de construire une réflexion de type philosophique.
Pour la méthodologie, il s'agissait essentiellement d'une recherche-action puisque je suis intervenue trois années de suite avec les mêmes élèves tout au long de leur cycle 3, à raison de 10 séances par an : toutes les séances ont été filmées, retranscrites, et c'est essentiellement à partir de ce corpus de trois années consécutives avec les mêmes élèves que j'ai tiré les conclusions principales et les résultats (j'ai choisis 8 séances).
Quelles conclusions ?
Les références littéraires aident à maintenir les exigences de pensée. La littérature facilite la rigueur philosophique des échanges
Pour les exigences intellectuelles, je me suis basée sur le cadre conceptuel de M. Tozzi : problématiser, argumenter, conceptualiser, accompagné de l'investissement personnel dans la discussion comme nécessité intérieure.
Parce qu'elle a une valeur d'exemplarité, la littérature aide à l'argumentation et à la problématisation. Les enfants n'ont aucune difficulté avec cette valeur d'exemplarité de la littérature. Et s'ils saisissent pleinement la force de cette fonction référentielle c'est sûrement parce que, comme l'affirme Vincent Jouve, il existe une corrélation intime et profonde entre le monde de l'enfance et les mondes de la fiction et l'imaginaire.
Ainsi les élèves peuvent s'appuyer sur des références littéraires pour argumenter. Dans la classe de l'école G. Philippe du Mans par exemple, Florian, va s'aider de la figure de Peter Pan pour réfuter l'idée que "c'est toujours bien de grandir" :
Y en aussi qui veulent pas grandir. Parce que... Comme Peter Pan, il veut pas grandir. Y en a qui veulent pas grandir parce qu'ils disent qu'on prend trop de responsabilités quand on est grand.
Cette représentation universelle de la peur de grandir lui permet de contre argumenter dans la discussion. Elle a valeur d'objection. Le caractère imaginaire de l'exemple ne donne pas moins de valeur à l'idée énoncée. La référence à cette figure emblématique, qui incarne un désir constitutif de la condition humaine universelle, a valeur de vérité. Les réflexions de P. Ricoeur ou de J. Bruner sur la littérature comme expérience de vérité trouvent un écho remarquable dans la façon dont les élèves s'appuient sur les références littéraires pour étayer leur réflexion avec justesse et cohérence (Le personnage servant de "paravent").
Je n'affirme pas que la pratique de la philosophie avec les enfants n'est possible et légitime qu'en prenant appui sur des supports littéraires - il existe d'autres dispositifs qui partent essentiellement de l'expérience personnelle des élèves, de l'actualité ou d'autres supports culturels - mais la littérature, par sa nature réflexive et son caractère universel, facilite avec sensibilité et beauté, l'apprentissage de la pensée critique. Elle donne sens aux problématiques tout en permettant la rigueur de penser.
Cette recherche se situait clairement dans le champ précis de la didactique de la philosophie. Or depuis la soutenance (2008), j'ai élargi mes recherches comme je vais le développer tout de suite.
II) Effets des pratiques philosophiques sur le rapport au savoir et l'estime de soi des élèves les plus en difficulté
En travaillant effectivement avec des enseignants spécialisés et en intervenant moi-même dans des classes de Segpa, de Clis, d'Ulis, il m'a paru important d'interroger quels pouvaient être les effets de ces ateliers de philosophie sur le rapport au savoir des élèves et leur estime de soi.
Sur le rapport au savoir, P. Ricoeur écrivait que "Préparer les gens à entrer dans cet univers problématique me paraît la tâche de l'éducateur moderne". Effectivement de nombreux philosophes et sociologues pointent la tension particulièrement saillante aujourd'hui entre les valeurs de l'institution scolaire qui reste fondée malgré tout sur l'idéal émancipateur des Lumières et une société en crise où la transmission de la culture ne va plus de soi. Il s'agirait d'élucider avec précision en quoi et à quelles conditions cette pratique de moments de réflexion philosophique, en permettant aux élèves d'engager une réflexion méta sur le sens des disciplines enseignées (Pourquoi apprendre l'histoire? ; qu'est-ce qu'une vérité scientifique ?, A quoi sert l'Art ?), peut répondre à l'injonction de redonner de la "saveur au savoir" (Astolfi, Meirieu), et engager les élèves dans cette appréhension nécessaire de la complexité dont nous parle P. Ricoeur mais aussi notamment Michel Meyer, Denis Simard ou Bernard Stiegler.
A) Un exemple en philosophie et arts visuels.
Je fais ici état d'un travail mené en Segpa avec l'équipe ASH de l'IUFM des Pays de la Loire. Nos premiers constats montrent qu'en réfléchissant (toujours à partir de récits ou de mythes) sur la définition d'une oeuvre d'Art, les élèves semblent avoir mieux saisi le sens de ce que l'enseignante de la classe exige d'eux lors des séances d'arts visuels. Lors des débats, les élèves ont pu mettre en lumière que ce qui compte dans la production artistique, c'est moins le résultat technique parfait de la belle reproduction à l'identique de la réalité, que la démarche personnelle qui vise à donner du monde une représentation singulière. L'enseignante de la classe témoignait que les élèves avaient réinvesti ces réflexions lors des séances d'Arts Visuels, et que certains lui paraissaient comme décomplexés par rapport aux attentes dans cette discipline. C'est un axe de recherche qui demanderait à être creusé rigoureusement par la mise en place de séances régulières sur plusieurs classes, par l'analyse de ce corpus de séances, et par des entretiens avec les enseignants spécialisés de ces classes, et les élèves eux-mêmes pour analyser si et à quelles conditions ce réinvestissement de sens est effectif.
B) Autre exemple : philosophie et mathématiques et sciences
C'est un travail en collaboration avec l'équipe de Marie France Daniel de l'Université de Montréal. Je vais publier un article avec Yvan Malabry (formateur en mathématiques) dans le N° 13 de la revue Recherches en Education (consacré à l'enseignement de la philosophie et aux nouvelles pratiques philosophique) : "Nul n'entre ici s'il n'est géomètre". Mathématiques, sciences et philosophie à l'école élémentaire : instaurer un nouveau rapport au savoir grâce à des discussions à visée philosophique sur des questions d'épistémologie".
Il s'agit ici d'analyser des expérimentations pédagogiques qui visent à développer une approche herméneutique, problématisante et réflexive de tous les savoirs avec tous les élèves, en leur donnant une dynamique du sens et du désir (je me situe là dans la lignée d'une "sociologie du sujet" définie par B. Charlot et dans l'éthique d'une Anthropologie des savoirs scolaires défendue par J. Levine et M. Develay). Il me semble ainsi que ces pratiques pédagogiques alliant lecture interprétative et réflexive de récits sur des questions philosophiques universelles sont une voie pour atteindre cette émancipation par la problématisation (je me réfère au texte d'une communication de Michel Fabre à la Sophied : "Entre intégrisme et relativisme. La problématisation comme émancipation").
C) Effets sur l'Estime de soi
La sérénité psychique est l'une des conditions nécessaires pour apprendre authentiquement et s'approprier les savoirs scolaires. Apprendre, ce n'est pas seulement mettre en jeu son intelligence rationnelle et sa mémoire. Ce processus mobilise toute l'organisation du sujet et participe d'une alchimie affective complexe. S. Boimare a montré dans L'enfant et la peur d'apprendre que les grands récits (les mythes, les contes, les romans de Jules Verne) permettaient à des élèves en rupture scolaire de retrouver une certaine paix intérieure, et par ricochet de l'intérêt pour les savoirs scolaires. Nous faisons ici le pari qu'une lecture spécifiquement philosophique de ces textes peut aider les élèves à être plus disponibles affectivement pour les acquisitions scolaires générales.
On observe, dans les séances menées dans toutes les classes - mais c'est particulièrement visible dans les classes de Segpa ou de Clis, où l'effet de loupe est encore plus saisissant, que les élèves se servent de ce que j'ai appelé le "paravent" du personnage pour s'engager authentiquement dans la réflexion philosophique : je ne parle pas de moi à la première personne, car je n'oserais jamais m'abandonner si intimement devant mes camarades de classe - et les professeurs ! - sur des sujets si intimes et profonds, mais je me "sers" du personnage de l'histoire - Robinson, Cyrano, Peter Pan, etc. - pour penser et m'approprier authentiquement et publiquement ces grandes questions métaphysiques universelles, la solitude, l'amour, la peur de grandir, la tragédie de la condition humaine.
Dans une séance sur l'amour dans une classe de 4ème Segpa du collège Kennedy d'Allonnes (Sarthe), à partir d'une adaptation de Cyrano de Bergerac, un des élèves passe de façon indifférente (et sans s'en rendre compte, à la manière d'un lapsus) du personnage (ici Cyrano) à la première personne du singulier :
"Cyrano il a pas raison d'écrire à la place de Christian... Il est fou ! Il aime Roxanne et il aide Christian. C'est nul. Je la laisse pas à un autre. Il est nul de faire ça.".
La médiation culturelle l'aide ainsi dans cette prise de parole publique sur des sujets profonds. Et cet espace de parole permet de gagner en estime de soi car l'élève est reconnu dans et par l'institution scolaire comme un "sujet pensant", digne, rattaché à la condition humaine, capable de prendre la parole et de penser ces questions. Il est un "interlocuteur valable".
"Je ne savais pas que j'avais tout ça dans la tête", témoigne un autre élève de cette classe.
Lors d'un entretien, un des professeurs des écoles témoigne également que ses élèves se "vantent" dans la cour du collège de "faire de la philo" (discipline réservée aux lycées généraux et technologiques - mais pas professionnels - et à la seule classe terminale), et se sentent ainsi valorisés par la mise en place de ces pratiques ambitieuses. Le professeur nous disait aussi que ses élèves avaient commandé au CDI du collège des adaptations de classiques (comme Don Quichotte, Robinson Crusoé). L'ambition littéraire des récits choisis (tant sur leur fond que sur leur forme) participe pleinement à l'apport des pratiques philosophiques et à leurs effets. Les inviter à travailler sur de beaux ouvrages graphiquement, intelligents et subtils, c'est contribuer à restaurer un narcissisme que leur histoire familiale et l'échec scolaire a déjà bien écorché.
Conclusion
Il s'agit bien ici d'un pari, d'un pari pédagogique. Sans éluder bien évidemment les causes sociales, politiques, économiques, qui sont les facteurs clefs pour comprendre la reproduction encore massive des inégalités au sein de l'école, nous nous situons du côté des acteurs de terrain qui sont embarqués dans l'institution scolaire. Nous faisons le pari (ou plus scientifiquement l'hypothèse), que les pratiques à visée philosophique à l'école sont une voie possible pour répondre à l'exigence de démocratisation du savoir, de la culture et de la pensée crique.
Puisque, comme le souligne P. Meirieu, c'est souvent à la marge du système scolaire (ici enseigner la philosophie en Segpa et en Cliss) que se repense la pédagogie, c'est peut-être avec les élèves pour qui l'accès à la classe de Terminale, et donc à l'enseignement de la philosophie, est actuellement interdit, que peut à la fois se réinventer une pratique de la philosophie innovante, et nous donner aussi des clefs pour comprendre le sens de l'école aujourd'hui, et donner aux élèves des outils de compréhension du monde et de leur expérience scolaire.