Revue

Quelle place pour le mérite ? Éléments pour une déconstruction

Il n'est jamais totalement inutile, au début d'une intervention, de circonscrire son propos, afin d'éviter le plus possible les malentendus. Je ne me propose pas ici de dessiner l'école idéale ; je me propose, de manière bien plus limitée, de partir du fonctionnement actuel de l'école, de cerner l'un de ses principes justificateurs qu'est le mérite, et d'en interroger la légitimité. Partons donc de la fonction du mérite. Quelle est-elle ? Organiser du point de vue de la société la distinction, la répartition différenciée des honneurs et des places. La référence au mérite est indissociable d'une logique distributive, indissociable donc d'une société organisée, structurée par la différenciation sociale du travail.

Dans ce cadre, le mérite prétend cependant représenter le principe le plus juste de cette répartition. Il n'obéit donc pas seulement à une logique sociale, il relève aussi du registre de la valeur ; il prétend également assurer la juste récompense d'un effort et d'un travail. Le mérite tente bien d'articuler récompense extérieure, sociale et qualité intérieure, précisément mesurée par l'attribution d'une récompense.

Le mérite relève donc du registre de la récompense, laquelle ne manque pas de poser le problème de l'attribution juste : comment être sûr que l'on attribue le mérite de façon juste, que l'on ne récompense pas celui qui ne le mérite pas malgré les apparences ?

Mais le mérite ne peut se comprendre uniquement sur le mode de cette logique distributive ; il relève aussi d'une revendication, celle d'un sujet qui exige une reconnaissance. Il n'y a mérite que parce qu'un sujet réclame la reconnaissance du fruit de son travail. Là encore les prétentions du sujet sont problématiques : comment savoir si elles sont justifiées ?

Les prétentions du mérite sont donc exorbitantes. Elles prétendent attribuer de façon juste une récompense distinctive à un sujet qui prétend ne devoir rien qu'à lui-même. De plus ses effets sont également fort problématiques. Il s'appuie sur l'égalité, en même temps qu'il produit une série d'inégalités. Comment, alors, justifier la distribution inégalitaire du mérite alors même que le mérite repose sur une égalité de départ, sans laquelle il n'y a pas de mérite possible, mais consécration d'avantage acquis ?

Ce sont donc à la fois ces justifications et le fonctionnement même du mérite que je voudrais m'attacher à déconstruire. Montrer que le mérite est une illusion, à l'occasion même un leurre permettant aux héritiers de justifier de manière assez perverse leur réussite. Car le mérite repose sur une conception intenable du sujet, tout en produisant des effets contradictoires avec ses prétentions égalitaires. Tels seront les deux pôles de mon exposé, l'un renvoyant aux prétentions du sujet réclamant le mérite, l'autre au fonctionnement de l'institution attribuant le mérite.

I) Les prétentions du sujet réclamant le mérite

Il y a quelques années, France Inter avait demandé à ses auditeurs d'envoyer des récits de souvenir marquant de leur scolarité. Le nombre de réponse fut important, publié sous le titre Mémoires de maîtres, paroles d'élèves1, contenant à la fois des souvenirs positifs, mais aussi nombre de témoignages négatifs. Parmi ceux-ci revenait à plusieurs reprises l'histoire suivante : un(e) élève, plutôt en difficulté scolaire, se prend de passion pour un sujet de rédaction, dans lequel il ou elle s'investit énormément. La déception est à la mesure de cet investissement lorsque le maître rend les devoirs, refusant de noter ce qui ne peut être qu'une tricherie. En effet il est bien connu qu'un mauvais élève ne peut rien produire de bon ; cette rédaction est tout-à-fait intéressante, mais tu es mauvais élève, tu ne peux donc en être l'auteur. En plus d'être mauvais élève, tu es donc un tricheur. CQFD.

Au-delà de l'attitude de l'enseignant, retenons la réaction de l'élève, rapportée de manière très vivace souvent plusieurs décennies plus tard. Cette réaction relève du sentiment d'injustice. Tous le soulignent : ils méritaient bien sûr une bonne note, une remarque encourageante, une attention à la hauteur de leur travail.

L'un des pôles du mérite est incontestablement constitué par les revendications d'un sujet. S'il y a mérite, c'est qu'il y a un sujet pour le revendiquer. La force de cette demande, de cette revendication peut-elle toutefois se suffire à elle-même ? Suffit-elle à fonder la prétention implicite et induite à la transparence du sujet réclamant pour lui le mérite, au nom de la puissance de son effort et de la pureté de ses intentions ? Le mérite ambitionne de rendre manifeste, visible ce foyer, cette puissance d'agir que pense constituer l'individu, tout particulièrement l'élève à qui on refuse cette reconnaissance. Mais cette relation entre manifestation et reconnaissance publique, extérieure d'une part et foyer intérieur d'autre part est-elle fondée ?

C'est cette série d'évidences que je voudrais interroger à partir de références en apparence paradoxales. Ces références, qui vont conduire à problématiser le rôle du sujet en fragilisant le recours au mérite, sont chrétiennes. Je n'en ferai évidemment pas un usage dogmatique ; elles ne serviront qu'à établir, fut-ce de manière critique, le lien entre revendication du mérite et statut du sujet, à souligner la condition transcendantale que constitue l'illusion d'un sujet autonome pour toute revendication du mérite.

Pourquoi qualifier ces références d'apparemment paradoxales ? Parce qu'une application paresseuse du schéma nietzschéen pourrait nous laisser supposer une origine chrétienne à la logique du mérite, au moralisme auquel elle menace sans cesse de se réduire. Il n'en est rien. A l'inverse, les références à Luther et Pascal vont nous permettre de déconstruire le lien entre mérite et sujet en rendant problématique ce schème de manifestation visible d'un foyer intérieur méritoire.

Dans De la liberté du chrétien2, Luther se livre à une critique de l'articulation, caractéristique pour lui du catholicisme, entre les oeuvres et le salut3. S'appuyant sur Paul, il insiste au contraire sur l'idée selon laquelle le salut des hommes dépend uniquement de leur foi et de la grâce de Dieu, à la fois gratuite et nécessaire4. Le mérite ne joue donc aucun rôle ; les actions produites par l'homme dans le monde ici-bas ne peuvent être pensées comme des conditions du salut. Ce serait assimiler Dieu à un maître d'école, distribuant le salut au mérite, lui qui connaît et peut sonder les reins et les coeurs. Mais même sous cette condition, pouvoir être sûr des intentions intérieures au-delà des effets visibles toujours susceptibles de résulter de motivations étranges parasites, même dans ces conditions optimales donc, le mérite ne joue pas de rôle. Le sujet est trop inconsistant, trop faible pour pouvoir réclamer quoi que ce soit.

Dans des contextes théorique et religieux différents, on retrouve chez Pascal la même méfiance. On peut lire par exemple dans la Pensée 702, l'affirmation suivante : "Il y a tant de disproportion entre le mérite qu'il croit avoir et la bêtise, qu'on ne saurait croire qu'il se mécompte si fort"5. Pascal n'est évidemment pas protestant, c'est même dans le cadre apologétique d'une défense du catholicisme que constituent les Pensées que se trouve réaffirmée cette critique du mérite. Penser le mérite nécessite de pouvoir articuler l'intérieur et l'extérieur, de pouvoir s'assurer que les actes d'un homme renvoient bien à une motivation louable. Or l'assurance de cette communication est humainement impossible. Nous ne pouvons qu'en constater les effets, sans jamais pouvoir en inférer quoique que ce soit quant à la nature de leur origine. Les affaires humaines, la politique relèvent de cette logique des effets, qui jamais ne doit prétendre conclure de l'extérieur vers l'intérieur, des actions visibles aux motivations censées les causer. A cette faiblesse humaine ontologique s'ajoute par ailleurs la même insistance que celle de Luther sur la nécessité et la gratuité de la grâce de Dieu.

Cette très rapide enquête suffit à remettre en cause le schéma trop simple d'une origine chrétienne pour le moralisme toujours menaçant de l'attribution méritoire. Le mérite requiert une transparence du sujet et une substantialité que ni Luther ni Pascal n'accordent à l'homme. C'est cela que j'en retiendrai, au-delà des arguments théologiques : l'inconsistance, au moins relative, du sujet pour fonder une prétention au mérite. Cette inconsistance est, pour ces penseurs religieux, due à la faiblesse ontologique des créatures à la suite du péché originel ; nous lirons évidemment tout autrement cette inconsistance, en la référant au poids des circonstances, du milieu, en défaisant socialement le lien entre action et sujet individuel, en déconstruisant donc la prétention solipsistique, monadique du sujet, condition qui apparaît alors, à l'inverse, comme essentielle pour le mérite. Les actions du sujet ne sont pas assez les siennes de manière univoque pour que l'on puisse y fonder l'extériorisation que constitue le mérite. Dans ses Méditations pascaliennes6, P. Bourdieu critique la logique scolastique, toujours aveugle aux conditions. Le mérite relève de cette même logique scolastique : pour elle les choses sont simples, le sujet assuré d'être au fondement de ses actions et donc de son mérite. C'est cette transparence et cette évidence qu'il paraît difficile de reconnaître au sujet du mérite.

C'est en fait toute la tradition chrétienne dans son ensemble qui est équivoque à ce sujet, comme en témoigne l'ambiguïté du Nouveau Testament7. On trouve en effet dans le même Evangile, celui de Matthieu, deux paraboles au sens opposé. La première (Matthieu, 20, 1-14), la parabole des ouvriers envoyés à la vigne, en inversant l'ordre de rétribution (les premiers sont les derniers et inversement), ne récompense pas l'assiduité et l'effort manifeste ; Dieu semble délié de toute prise en compte des manifestations visibles du travail des uns et des autres. La seconde (Matthieu, 25, 14-30), la parabole des talents, illustre à l'inverse une autre conception en indexant la récompense sur le gain, le bénéfice procuré par les plus méritants, par ceux qui auront su faire fructifier le capital de départ. Au final, on ne sait pas s'il est possible ou souhaitable, dans cette tradition chrétienne, d'attribuer à l'individu une reconnaissance de son mérite.

Pourtant, dernière pièce au dossier, M. Weber, dans l'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, semble bien établir un lien entre justification du travail et enjeu religieux. A tel point que l'on retient souvent de cette oeuvre, en la simplifiant quelque peu, le caractère méritoire du travail ; pour les ascètes intramondains puritains, les oeuvres, le travail semblent bien jouer un rôle, sinon directement dans le salut, du moins dans le processus de certitude du salut, dans un retournement complexe par rapport aux positions calviniennes et luthériennes initiales. Comprendre une telle histoire nécessite de faire intervenir une autre notion, celle d'individu. Beaucoup des fidèles dont M. Weber lit les textes, se situent dans le cadre d'une théologie du contrat : Dieu a passé un contrat avec ses créatures, qui se trouvent dès lors individualisées, responsabilisées et potentiellement récompensables.

Retenons donc pour clore cette mise en perspective la référence problématique à l'individu. C'est bien plus, me semble-t-il, la reconnaissance de l'individu qui constitue une condition décisive pour penser la notion de mérite, qu'une hypothétique et fort problématique origine religieuse. Penser le mérite, lui accorder du poids et du sens conduit à entériner, à reconnaître l'individu comme sujet responsable de l'action, à reconnaître son intériorité comme foyer exclusif et décisif de ses effets. Et c'est bien cette relation entre foyer de sens et effet que les critiques religieuses du sujet nous auront permis de déconstruire.

II) Le fonctionnement de l'institution attribuant le mérite

Le mérite n'est toutefois pas problématique uniquement en raison du foyer monadique et transparent qu'il postule ; il l'est aussi en raison des effets qui sont les siens, qui viennent ruiner ce qui le fonde, l'explique et le constitue, à savoir l'égalité.

De ce point de vue de l'égalité, la Révolution française constitue un moment inaugural essentiel ; le mérite va pouvoir être reconnu dès lors que l'individu-sujet advient politiquement comme citoyen démocratique. L'article VI de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen pose le principe d'égalité pour préciser que "Tous les Citoyens étant égaux [aux yeux de la loi], sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents". La reconnaissance de l'égalité va de pair avec l'inégalité du mérite, ce mixte de talents et de travail.Avant d'en examiner leseffets problématiques, retenons toutefois le puissant vecteur d'égalisation progressiste qu'a pu constituer la revendication du mérite dans le contexte d'uns société holiste inégalitaire comme l'était la société d'Ancien Régime. Le mérite apparaît alors dans une opposition à la naissance, au poids accordé à la hiérarchie sociale présentée comme naturelle. Mais, au-delà de ce moment inaugural, les effets du mérite vont devenir problématiques.

Pourtant, dans un premier temps, le mérite passe pour ce qui permet précisément de discriminer légitimement des individus par ailleurs égaux en droit. La seule discrimination légitime est justement celle qui s'appuie sur l'effort, le mérite, sur donc ce qui est accessible à tous et non sur la famille, la naissance ou l'entregent. La référence au mérite requiert cette égalité de départ, sous peine sinon de disparaître derrière la perpétuation d'avantages acquis. Mérite et égalité semblent se conforter, le premier requérant la seconde, qui le légitime en retour. Il existe donc un mérite égalitaire et démocratique, celui qui attribue un gain (symbolique ou matériel) à celui qui, à partir d'une situation initiale égalitaire, produit par lui-même, à partir de ce qu'il est. La société démocratique ne semble pouvoir distinguer des individus que de cette manière, en reconnaissant au départ une égalité indispensable. On assiste alors à la consécration du principe individualiste contre l'inégalité imméritée de la société holiste de l'Ancien Régime. Terme à terme les notions s'opposent : individualisme/holisme, égalité/inégalité, mérite/naissance.

Tout va pourtant se gripper. Les liens harmonieux et circulaires que je viens de décrire, et sur lesquels repose le mérite, ne vont pas subsister au fonctionnement même du mérite.

D'abord parce que le mérite va créer de l'inégalité. Cet effet est évidemment inévitable : que serait un mérite qui n'offre aucune distinction ? Le mérite distingue, offre plus à celui qui produit de manière exemplaire, méritoire. Or cette logique de distinction devient problématique dès qu'elle produit des effets dans le temps. Une distinction instantanée pourrait être acceptable dès lors qu'elle ne produirait pas d'effet dans le temps. Mais tel n'est pas le cas. La difficulté se redouble de surcroît : les effets du mérite ne se mesurent pas uniquement à l'aune d'une temporalité individuelle, déjà problématique, elle se redouble d'une inégalité intergénérationnelle.

La première inégalité, immédiate et individuelle, est patente dans notre société. Je ne prendrai qu'un exemple, tiré d'un champ que beaucoup d'entre nous connaissent, celui de l'Education nationale régi par la logique des concours. La modalité de recrutement du concours repose bien sur la logique du mérite : puisqu'il faut bien recruter, et donc discriminer ceux qui seront retenus des autres, autant prendre en compte le mérite plutôt que la naissance ou le tirage au sort. Mais ce mérite, renvoyant au moment où les candidats passent les concours, autour de 25 ans, continue d'avoir des effets durant toute la carrière des enseignants. Comment alors justifier que, tout au long d'une carrière de plus de 40 ans, un agrégé doive assurer 15 heures de cours alors qu'un certifié en doit 18 ? Le mérite retiré d'un concours passé 25 ans ou plus auparavant paraît alors peu consistant. Soit dit en passant, on insiste beaucoup sur la société de la vitesse, caractéristique supposée de notre modernité ; il n'est pourtant pas sûr que cela suffise à décrire cette société. Le mérité, la concrétion du mérite installe à l'inverse une toute autre temporalité, laquelle pérennise l'instant, le fige et en arrive à le naturaliser.

La situation paraît encore plus injuste si l'on se situe dans une temporalité plus large encore. Car il se trouve que le mérite que je tire d'un travail, d'une composition à un moment donné aura des conséquences non seulement pour moi, tout au long de ma vie, mais aussi pour les générations à venir, au moins pour la suivante. La sociologie, en particulier les travaux de P. Bourdieu auxquels je me réfère ici globalement, mesure bien cet effet à moyen et long terme. La situation qui est la mienne, ma position dans le champ social, qui peut éventuellement résulter de mon mérite, se transmet à mes enfants. A ce moment, tout mérite disparaît ; la logique démocratique au nom de laquelle il avait été réclamé et institué disparaît derrière ses effets, derrière la logique de reproduction à laquelle le mérite et ses acquis fournissent une assise coupable et, au final, perverse, on y reviendra.

Le mérite crée donc de l'inégalité, non seulement dans l'instant, mais aussi sur le moyen et long terme, ruinant ainsi sa légitimité, qui a besoin d'une égalité sans cesse renouvelée pour pouvoir se justifier, alors même que le mérite cesse de pouvoir justifier des distinctions que l'éclat des productions individuelles permettait éventuellement, sur l'instant, de fonder.

Mais les liens entre mérite et égalité se trouvent également remis en cause d'une autre manière. J'ai déjà souligné le lien entre mérite et individu : le mérite n'a de sens qu'à mesurer ce qu'un individu fait lui-même, indépendamment de ses origines. Tels sont en tout cas la leçon révolutionnaire et l'enjeu démocratique historique du mérite. Le mérite suppose donc des individus dans une situation initiale égalitaire. En effet, il n'aurait plus de sens s'il ne faisait qu'entériner une inégalité de départ. Or tel n'est évidemment pas le cas ; il n'est guère besoin ici de renseigner cet état de fait caractéristique de notre société. Le mérite semble dès lors reposer sur une fiction totalement abstraite d'une égalité initiale réelle entre individus, qui seule pourrait justifier la discrimination à laquelle ouvre le mérite. Or, les individus, sujets éventuels de mérite, ne sont jamais dans une telle situation.

Dès lors la notion de mérite risque fort de n'être plus qu'un vernis moral, une justification pro domo des héritiers en place. Reconnaître de manière circonscrite un sens et des effets à une notion ne conduit pas nécessairement à postuler la pérennité de cette configuration. Au-delà du moment révolutionnaire, une fois conquis le principe d'égalité et entérinée la critique de toute forme juridique de privilège, le mérite cesse de représenter un vecteur de revendication égalitaire, pour être réduit au champ assez détestable du méritoire. Le mérite finit par ne plus être que l'indice du méritant, de celui qui a su faire face à l'adversité, qui a su ne pas se décourager. Le mérite finit par ne plus constituer que l'axe paradigmatique de la reconnaissance de l'individu méritant, cher aux dames patronnesses, reconnaissance aux effets toujours limités eu égard aux inégalités de départ que ni le courage ni l'abnégation ne suffisent à dépasser totalement. Il en irait donc de la notion de mérite comme de celle de tolérance, renvoyée dans la sphère privée à une signification morale de plus en plus superfétatoire quand le champ politique s'organise à partir de l'affirmation de l'égalité de tous devant la loi et face aux institutions.

III) L'équité plutôt que le mérite

Le mérite requiert donc de manière récurrente une situation d'égalité pour éventuellement justifier l'invocation du mérite comme critère d'attribution de distinction. Or cette situation n'existe pas. La critique de l'inégalité réelle a des conséquences connues, que je ne vais que rappeler. Dans la situation inégalitaire caractérisant notre société, la réussite des uns et l'échec des autres ne mesure que très imparfaitement leur mérite individuel respectif. Il convient alors d'opérer une révolution copernicienne : le sujet individuel n'est pas le seul et unique lieu à partir duquel il soit possible de comprendre réussite et échec. Car l'individu n'est pas un empire dans un empire, il n'est en grande partie que l'effet des situations et contextes dans lesquels il vit. Je ne justifie pas plus ici la caractéristique holiste de cette hypothèse de travail, qui ne saurait cependant totalement ignorer la dimension individuelle.

Si l'on accepte donc de raisonner dans ce cadre théorique, pour lequel l'individu n'est pas cet irréductible foyer de sens et de décision claire et transparente, si l'on accepte donc, factuellement, de voir dans l'individu l'ombre portée de ses origines, alors le mérite et l'égalité arithmétique doivent être repensés. Il convient ainsi de penser l'équité, cet effort de remédiation qui cherche à compenser les inégalités de départ pour penser, à terme, la construction abstraite et conventionnelle d'une égalité réelle. L'équité, la discrimination positive permettent seules de créer les conditions d'une égalité qui n'existent pas d'elles mêmes.

Un remord avant de continuer : je viens de présenter le principe d'équité dans une perspective méthodologique holiste, alors que l'on sait que J. Rawls8 ne le pense nullement dans ces termes, privilégiant à l'inverse une déduction et une justification libérales de cette rupture de l'égalité arithmétique. Il est vrai que ce présupposé libéral, individualiste l'entraîne alors dans les longs et, il faut bien l'avouer, souvent ennuyeux développements de la Théorie de la justice.

Je poursuis l'analyse des conséquences de l'équité, dépassement et disqualification du mérite. Le critère de l'équité, de l'égalité proportionnée permet de penser la différenciation. Tant la différenciation politique que celle que l'on peut mettre en place en classe.

La mise en place des ZEP au début des années 80 obéit à ce type de logique : donner plus à ceux qui en ont le plus besoin. Le mérite individuel ne peut plus régler seul le système scolaire. En amont, il faut prendre en compte la situation de départ, essayer de compenser les trop fortes inégalités initiales, sans quoi le mérite ne sera que l'arme d'une justification indue, repérage au mieux dans ce contexte inégalitaire des élèves méritants. N. Sarkozy affirmant lors des troubles urbains de 2007 qu'il n'y a pas de crise sociale dans les banlieues souligne à quel point, 30 ans après cette politique, la révolution copernicienne que je viens de rappeler n'est pas évidente pour tous : pas de crise sociale dans les banlieues donc, mais simplement une addition d'abandons individuels, une juxtaposition de volontés faibles, une absence de recherche du mérite individuel. Alors que tout, à commencer par la récurrence des problèmes, montre à l'inverse la globalité du problème et la pérennité d'inégalités profondes et quasiment structurelles auxquelles la logique d'équité tente de répondre, par exemple et entre autres par la mise en place des ZEP.

Mais l'équité peut également gouverner le travail au sein de la classe. Les dispositifs sont divers, des plus simples et anodins (se pencher sur le travail d'un élève en particulier, qui aura besoin à ce moment d'une aide spécifique), au plus complexes (groupe de besoin, éclatement de l'organisation en classe). La logique est la même : les élèves ne sont pas des individus interchangeables qu'il suffirait de mettre sur la ligne de départ pour ensuite enregistrer les performances et les mérites respectifs des uns et des autres. L'équité consiste à différencier attention, méthode, temps.

La messe semble être dite : la différenciation, les dispositifs encadrant les apprentissages montrent à l'envi l'insuffisance d'un mérite strictement conçu comme individuel, supposant l'égalité là où l'on constate la nécessité de la construire. Le mérite présuppose donc ce que l'école précisément cherche à construire.

Ce serait parfait, si l'on pouvait échapper à ce qui me paraît être un effet pervers problématique de la différenciation, de l'équité. J'en trouve une expression chez F. Dubet ; plus précisément dans l'analyse menée au chapitre 3 de L'école des chances9. Je rappelle le propos général du livre : le modèle de l'égalité des chances ne pourra être défendu qu'en articulant au principe méritocratique les égalités distributive, sociale et individuelle des chances. Seule cette addition permettra de faire exister réellement les conditions d'une réelle méritocratie.

Avant de m'interroger sur les effets de l'égalité sociale des chances, je voudrais souligner l'intérêt d'une remarque de F. Dubet. La logique du mérite a un effet très aigu quand elle fait supporter à l'individu la raison de son échec. Placer le mérite au fondement, mettre l'individu au centre de la réflexion contribue à faire en même temps peser sur lui toute la responsabilité de ses éventuels échecs. Or le mérite suppose et accompagne la distribution inégale des résultats, donc l'échec d'une partie des individus, produisant par là-même frustrations et autodépréciations.

C'est pour éviter cela que F. Dubet propose de réfléchir à l'égalité sociale des chances. La question initiale est alors la suivante : quel est le "sort réservé aux vaincus de la compétition ?"10. Poser cette question conduit inévitablement à réfléchir à une modification de la logique même de l'apprentissage, ou plutôt des programmes. Il ne faut plus que ceux-ci soient définis par l'aval (ce que ceux qui réussissent en feront), mais par l'acquisition d'une culture commune, dont on peut toutefois se demander si elle ne sera pas minimale. La préconisation est la suivante : "En fait il faut changer la norme de l'école obligatoire, non pour l'abaisser, mais pour lui faire jouer un autre rôle. Au lieu de la fixer par un programme que fort peu d'élèves accomplissent, il faut définir ce à quoi chacun a droit"11.

Cette proposition et la logique qui l'anime me semblent être le résultat d'un factualisme problématique. On connaît la méfiance, qui confine parfois à l'attaque agressive, de F. Dubet pour la philosophie et les philosophes, ceux qui sont dénoncés comme "intégristes de la méritocratie républicaine" dès le début de son livre12. Aux principes il préfère les faits, surtout lorsque ceux-ci soulignent l'écart par rapport aux principes. Le problème, c'est qu'il n'est pas sûr que l'on puisse toujours aussi facilement conclure des faits aux principes. Ce qu'oublie F. Dubet dans sa fougue critique, c'est que les principes peuvent également servir de boussole, voire de levier pour le changement et la transformation de la réalité.

L'attention portée à ceux qui échouent est on ne peut plus légitime ; et il est vrai que le système scolaire français ne peut décemment plus se suffire de la réussite, elle aussi pourtant indéniable, d'une petite minorité pour s'exonérer de toute interrogation systémique. Les analyses de R. Establet et C. Baudelot, dans L'élitisme républicain13, ont souligné la profonde hétérogénéité du système scolaire français, incapable de faire progresser un petit quart de ses élèves, condamnés dès les premières années de leur scolarisation à un échec annoncé. Mais il n'est pas sûr que le factualisme de F. Dubet soit la meilleure voie à suivre pour réformer ce système bloqué. Reprenons le raisonnement : il part de l'échec, il prend comme question initiale le sort réservé aux plus faibles. Comme on constate que le système ne leur réussit pas, que les programmes sont pour eux irréalistes, changeons les programmes, plutôt que de chercher des moyens de les leur rendre moins inatteignables, ou plutôt différencions les attentes que l'on peut avoir. Ce profond réalisme, salvateur quand il nous rappelle les défauts du système, produit une résignation qui confine à un nouvel essentialisme. Puisque les faibles ne réussissent pas, et pour éviter qu'ils ne le paient eux-mêmes de l'intériorisation de leur insuffisance, prévoyons une culture minimale pour eux. Je cite encore F. Dubet : "Peu importe que certains vivent dans des villas tant que la priorité collective est de faire en sorte que personne ne vive dans une masure et que le plus mal logé dispose de chaleur, de lumière, d'eau, d'électricité etc."14. Quand le réalisme le dispute au fatalisme et à l'abandon de toute dimension productrice pour l'école, de tout enjeu égalisateur. Mais l'horizon et le sens de l'école ne sauraient se limiter au seul constat de la réalité ; ils se mesurent avant tout à l'aune d'un projet instituant et d'une dynamique de transformation.

Pourquoi toutefois aller jusqu'à employer le terme d'essentialisme ? Il me semble qu'une telle logique d'action ne peut qu'entériner le constat selon lequel les mêmes exigences ne valent plus pour tous. Il est évident que l'idéalisme, entendons la position, que l'on espère opératoire, de principes, peut mener à la cécité face aux injustices concrètes, peut mener au déni de réalité. Mais il est aussi évident que le seul réalisme, entendons l'insistance principielle sur le constat de la réalité, peut lui aussi avoir des conséquences problématiques. En l'occurrence l'acceptation que tous les élèves ne sont pas appelés aux mêmes destinées ; l'acceptation que la différenciation ne concerne plus uniquement les moyens et les méthodes, mais aussi les exigences et les buts. Que reste-t-il alors de l'école républicaine ? Rien dès lors que l'on accepte d'enfermer les élèves dans leur conditionnement de départ au prétexte des difficultés à les en libérer.

IV) Que faire alors ?

Le mérite individuel semble disqualifié par la prise de conscience sociologique de l'impact de l'environnement familial, social, économique sur le cursus et la réussite des élèves. La méritocratie ne peut être dans ces conditions qu'un leurre, qu'une mystification. Il ne reste plus au mérite que le registre du méritoire et du méritant, reconnaissance apitoyée mais fataliste que le succès des uns vaudra toujours plus d'abnégation que celui des autres.

Mais peut-on pour autant accepter qu'il soit illusoire de proposer à tous d'atteindre les mêmes buts ? L'échec des uns doit-il commander la négociation des exigences communes ? Le dysfonctionnement du système commande-t-il inévitablement la réforme des principes qui le commandent ?

Il me semble qu'une telle position, partant de l'échec des uns, est tout aussi intenable que la cécité de ceux qui s'appuient sur la réussite des autres pour se satisfaire d'une situation par ailleurs fortement injuste. De part et d'autre s'affrontent deux réalismes, deux positions se réclamant de la réalité pour se justifier. On ne peut que remarquer les difficultés épistémologiques d'une telle position : comment définir et caractériser la réalité ? Y a-t-il une approche univoque, voire objective de cette réalité ? Rien n'est moins sûr ; cela rend d'autant plus problématiques les démarches du type de celle de F. Dubet.

A ce stade peut-être la notion de mérite pourra-t-elle toutefois encore, étonnamment, nous être utile. Evidemment il ne saurait s'agir du mérite individuel, aveugle et illusoire, que l'on a dénoncé précédemment. Il s'agit d'un mérite qui ne prend pas les élèves comme sujet du mérite, comme sujet méritant, mais comme objet. Les élèves, quelles que soient par ailleurs leurs origines, méritent tous les mêmes exigences. De ce point de vue, il ne saurait être question d'accepter la moindre négociation, sous peine d'être entraîné dans un acquiescement coupable à un nouvel essentialisme et à un différentialisme problématique au sein d'une République fondée sur la reconnaissance de l'égalité des citoyens.

Dès lors le mérite n'est plus l'affaire des élèves, c'est celle des adultes, des enseignants quand ils s'occupent des élèves. Illustrons cette nouvelle révolution copernicienne par la transformation d'un slogan. On connaît la formule publicitaire de l'Oréal, parfait résumé de l'époque, "Parce que je le vaux bien". Prétention individuelle, centrement sur l'ego, aveuglement quant aux poids du milieu. À cette illusion, préférons l'affirmation suivante : "Parce qu'ils le valent tous". Les élèves doivent être l'objet d'attentions égalisatrices. Le mérite alors ne mesure plus leur prétention individuelle mais le soin qu'on leur porte à tous.

Certes il s'agit bien là d'un fantasme, mais d'un fantasme qui règle l'action, d'un idéal même si l'on sait tous les jours combien il est difficile à mettre en oeuvre. Mais sans cette attention égalitaire, c'est le différentialisme qui guette, ce défaitisme qui accepte que la situation des élèves détermine concrètement et arbitrairement leur cursus, leur programme d'étude et donc in fine leur avenir. Posons donc, pour l'instant et jusqu'à preuve du contraire, que tous les élèves ont les mêmes capacités, et qu'il ne saurait être question de décider pour eux ce qu'ils sont capables d'atteindre. Cette affirmation dessine un horizon d'attente égal, en même temps qu'elle exige une attention également partagée.

Dans ces conditions, le mérite des élèves ne peut plus jouer de rôle fondateur ni essentiel. Il ne joue plus de rôle car l'affirmation égalitaire nous évite les impasses d'une distinction individuelle, dont on sait tout ce qu'elle doit à l'abandon de toute utopie éducative égalitaire.


(1) Paris, Librio, Collection Radio France, 2007.

(2) In Les grands écrits réformateurs, trad. M. Gravier, Garnier-Flammarion, Paris, 1992.

(3) "Toute ta vie et tes oeuvres ne sont rien aux yeux de Dieu", p. 208, op. cit.

(4) "C'est la foi seule, sans aucun concours des oeuvres, qui confère la justice, la liberté, la félicité,", p. 210, op. cit.

(5) Citée dans l'édition Lafuma.

(6) Paris, Le Seuil, 1997.

(7) Dans Qu'est-ce que le mérite ? (Paris, Bourin éditeur, 2009), Y. Michaud présente ces références, en poursuivant une critique de l'ambiguïté du mérite.

(8) Dans La théorie de la justice [1971], Paris, Le Seuil, 1997.

(9) Paris, Le Seuil, 2004.

(10) Ibid, p. 53.

(11) Ibid, p. 59.

(12) Ibid, p. 5.

(13) Paris, Le Seuil, 2007.

(14) Op. cit., p. 59.

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