Dans notre article, nous définirons d'abord les concepts en jeu et la problématique de leur articulation (I), puis nous développerons notre thèse (II).
I) Approche des concepts
A) La pratique et le concept de DVDP
Nous entendons par "discussion à visée démocratique et philosophique" (que nous nommerons DVDP), un genre de discussion, distinct de la conversation spontanée, utilisée à l'école ou dans la cité, et qui a deux visées interdépendantes : une visée démocratique d'apprentissage du débat, et une visée philosophique de réflexivité sur une question de fond.
Une forme de discussion, c'est-à-dire d'échanges sociaux oraux entre une pluralité d'interlocuteurs sur un thème donné, ici le plus souvent une question (L'efficacité est-elle une valeur ?), une notion (qu'est-ce que le juste ?), le rapport entre deux notions (L'agréable et l'utile)... Ce n'est pas une conversation, laissée à la spontanéité des interlocuteurs, fonctionnant sur une pensée associative, car la discussion est conduite par un animateur, qui veille au traitement d'un thème précis, objet de travail d'un groupe, selon une méthode déterminée. Ce n'est pas un dialogue entre deux ou trois personnes, comme chez Platon, mais une discussion au sein d'un groupe plus ou moins nombreux. Ce n'est pas un entretien de groupe, où la parole passe en permanence par un conducteur de la séance, car, même s'il y a un animateur, il y a de fréquentes interactions entre les participants à la discussion.
C'est une discussion réglée démocratiquement par des fonctions (ex : Président de séance, Animateur, Synthétiseur...) et des règles (ex : intervention par ordre d'inscription, priorité à celui qui n'a pas encore parlé...). Et une discussion à visée philosophique, car l'animateur veille à la mise en oeuvre, au cours des échanges, d'un certain nombre de processus de pensée qui assurent l'exigence philosophique des propos tenus : (s')interroger, définir les notions utilisées, valider rationnellement ses affirmations... Une discussion, surtout à l'école, didactisée, parce qu'elle est normée et organisée par un ou plusieurs apprentissages (ex : apprendre à discuter démocratiquement, apprendre à penser par soi-même).
Elle prend place aujourd'hui dans ce que l'on appelle les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP)1, comme la consultation philosophique, le ciné philo ou la rando philo. Elle s'exerce dans différents types d'activité (ex : café philo, banquet philo, enseignement...), en différents lieux (cafés, restaurants, cinémas, médiathèques, maisons des jeunes, prisons, maisons de retraite, classes...) et avec des publics variés (enfants et adultes).
Elle a pris forme historiquement, même si l'on pense spontanément à une filiation avec les dialogues de Socrate dans les rues d'Athènes, ou à la tradition des cafés révolutionnaires au 18ième ou des cafés littéraires au 20ième : d'une part, au sein du mouvement très éclectique des cafés philos initié par Marc Sautet au Café des phares en 19922, d'autre part à l'école avec le mouvement de philosophie pour enfants lancé par Matthew Lipman aux Etats-Unis dans les années 19703, repris en France dans les années 1998 par Marc Bailleul (IUFM de Caen) et Emmanuelle Auriac (IUFM de Clermont-Ferrand)4. G. Auguet, didacticien du français, parle à ce propos dans sa thèse5, d'un "nouveau genre scolaire". Pour notre part nous la pratiquons depuis 1996 au café philo de Narbonne6, et depuis 2000 à l'école primaire. Nous avons tenté ces dernières années de théoriser ce que nous considérons, au niveau didactique, comme un "nouveau genre philosophique"7. Celui-ci tente d'articuler, événement plutôt rare dans l'histoire de la philosophie et dans celle des régimes politiques, philosophie et démocratie, dans une pratique sociale dans la cité, et une pratique scolaire dans l'école républicaine : objectif à la fois philosophique, car il s'agit d'apprendre à philosopher dans un cadre démocratique, et politique, car il s'agit d'apprendre à débattre démocratiquement avec de fortes exigences intellectuelles.
B) Les concepts de citoyenneté réflexive et d'espace public scolaire
La citoyenneté est un état de fait juridique (l'appartenance à un Etat, par naissance ou acquisition), dotant celui qui en jouit d'un certain nombre de droits (ex : voter) et de devoirs (ex : payer un impôt) ; l'exercice effectif de ces droits (ex : faire grève) ; et une vertu (l'esprit civique. Rousseau pense que la démocratie implique des citoyens vertueux).
La République française a fait historiquement du peuple un ensemble de citoyens libres et égaux en droit qui ont le droit et le devoir, directement ou par représentation, de participer à la détermination et au respect du Bien commun. Elle instaure un "espace public de discussion" pour en débattre. Dès lors, chaque citoyen doit disposer de l'information nécessaire pour y intervenir, et de capacités intellectuelles pour se forger un point de vue sur les questions en débat. Ceci implique d'être instruit en la matière, et éduqué pour assumer cette responsabilité.
C'est pourquoi l'on parle d'un "citoyen éclairé". L'école est dans la République l'institution habilitée à la formation d'un tel citoyen, notamment par l'aspect supposé émancipateur du savoir, qui permet de sortir de l'ignorance, de "l'état de minorité" comme dit Kant.
Or, on peut constater que la notion de citoyenneté est aujourd'hui en crise. Certains expliquent cette crise par la montée sociétale de l'individualisme, la "désinstitutionalisation" des institutions (F. Dubet), une liberté des modernes fondée sur l'individu plus que, comme dans l'Antiquité grecque ou romaine, sur l'appartenance à une Cité ; plus globalement par un relâchement du lien social, condition du lien politique, se traduisant par une mise en cause de l'autorité et des formes traditionnelles du respect, de la politesse. Le ressenti, largement partagé dans l'opinion publique, d'une montée des incivilités et des actes de violence sociale, urbaine et scolaire, même s'il est critiqué par nombre de chercheurs sur son objectivité, crée un sentiment d'insécurité politiquement exploité, provoquant le repli sur soi, mais aussi, par des processus de stigmatisation et d'exclusion, sur des identités communautaires moins larges que la Nation. On parle alors de crise du politique, et particulièrement de la démocratie (abstentionnisme, critique des élites, montée du populisme).
C'est dans un tel contexte que nous en appelons à la nécessité pour la République de former des "citoyens réflexifs". Nous entendons par citoyen réflexif un citoyen capable :
- de s'inscrire dans un débat démocratique sur des idées. Cela suppose d'abord de savoir et pouvoir prendre la parole en public afin de faire entendre son point de vue et d'enrichir ainsi le débat. Cela suppose aussi d'exprimer cette parole dans le cadre régulateur d'une éthique discussionnelle (J. Habermas) : respecter les procédures de tour de parole, considérer et non mépriser son interlocuteur y compris en cas de désaccord, savoir discuter sur des idées ou des propositions sans disqualifier les personnes ;
- d'articuler un propos répondant à certaines exigences intellectuelles, comme la compréhension voire l'élaboration de questions pertinentes (par exemple sur le bien commun, les relations du pouvoir et du bien, la justice d'une institution, ou sur le rapport d'une politique, d'une mesure, d'un comportement à des valeurs démocratiques ...) ; la précision des notions que le participant emploie dans le débat ; la qualité rationnelle des arguments qu'il utilise ou des objections qu'il propose... C'est sur ce point que se manifeste la réflexivité d'un sujet.
Mais une discussion suppose un espace de parole. Celui-ci n'est pas évident à l'école, où règne d'abord la parole du maître, "sujet supposé savoir" par la formation reçue, les connaissances et compétences acquises, et la délégation de transmission du savoir que lui délègue l'institution éducative. Le statut de la parole de l'élève doit alors être clarifié, afin d'éviter le monopole par les enseignants de la transmission magistrale, dès lors que les missions d'instruction et d'éducation comprennent par exemple : en français l'apprentissage de la langue, sa maîtrise orale, son genre débat, le débat interprétatif sur des textes, l'argumentation ; en sciences, l'apprentissage du débat scientifique ; et en ECJS "l'apprentissage du débat argumenté", principal objectif de cet enseignement... Ce statut repose juridiquement sur la Convention internationale de l'enfant, signée par la France, et sur certains textes français réglementaires (exemple sur les droits des élèves).
Nous avançons le concept "d'espace public scolaire de discussion" pour désigner tout espace, en classe, dans la vie scolaire ou les institutions (conseil de délégués de classes, conseil de classe, d'administration...), où les élèves peuvent exprimer de façon légitime un point de vue, à titre individuel ou collectif, et qui peut être discuté dans cette instance. On ne peut confondre cette notion avec celle d' "espace public de discussion", telle que formulée en philosophie politique par les théoriciens de la démocratie du 18e ou plus récemment (H. Harendt, J. Habermas), qui s'adresse à des citoyens juridiquement reconnus par leur âge, parce que les élèves, certes déjà majoritairement citoyens par la naissance, ne le sont pas encore pour la plupart par majorité civile. Mais l'école est là pour les y préparer, et c'est en ce sens qu'un espace scolaire de discussion est nécessaire pour les y aider.
Bien sur, la citoyenneté ne se réduit pas à cette dimension de l'insertion dans une discussion démocratique. Elle implique la participation à des actes civiques (le vote, le paiement de l'impôt sans tricherie, la défense du pays s'il y a lieu, la solidarité...), voire l'engagement dans des activités électives, associatives, plus largement militantes. Mais la capacité à débattre dans un collectif est essentielle pour ces activités, et le rôle de l'école est ici déterminant pour son apprentissage.
C) L'éducation à une citoyenneté réflexive dans un espace public scolaire
Un citoyen ne devient en effet "éclairé", et à fortiori "réflexif", qu'avec une formation adaptée. L'école républicaine tente d'y pourvoir par une instruction qui se veut émancipatrice, à travers l'apprentissage de l'esprit critique, par exemple de la preuve scientifique, de la rigueur philosophique, des démarches des sciences humaines comme l'histoire ou l'économie. Mais au-delà de la transmission de savoirs ou de l'appropriation de démarches rationnelles, c'est d'une véritable éducation citoyenne dont il s'agit. A travers trois piliers : la reconnaissance aux élèves d'un certain nombre de droits (d'expression, d'association...) ; mais aussi comme leur nom l'indique, d'enseignements spécifiques, comme l'éducation civique en collège ou l'Education Civique, Juridique et Sociale au lycée (ECJS), qui visent non seulement des savoirs sur les institutions démocratiques et leur fonctionnement, mais des attitudes inspirées par des valeurs démocratiques (ex : l'égalité du droit d'expression, l'émission d'un point de vue minoritaire...) ; et enfin des institutions comme les délégués élèves ou différents conseils (de la vie lycéenne etc.), qui permettent un apprentissage de la démocratie représentative.
On connait certes les limites de tous ces dispositifs : du point de vue des adultes, il y a des réticences à accorder aux élèves dans les établissements les droits effectifs qui leur sont juridiquement reconnus, ce qui fait douter certains de la réelle volonté démocratique des adultes qui les encadrent à leur encontre ; du point de vue des élèves, on constate pour beaucoup le peu d'implication dans ces démarches, reflétant l'individualisme ambiant ; la rotation importante dans les fonctions électives par manque de formation, déception ou essoufflement. Mais il y a aussi, dans les représentations et les pratiques, la tendance à faire du concept de citoyenneté un concept mou, rabattant sa dimension politique sur celle, plus sociale, de civilité, voire de politesse, visant davantage un vivre ensemble et une paix scolaire, que la participation à la vie de la cité, et d'abord de la cité scolaire. On assiste aussi à la rentrée 2011 à la dilution de ce concept de citoyenneté dans un cours de morale à l'école primaire à base de maximes mémorisées, qui ne donne guère dans son esprit la priorité à un développement de la réflexivité et de l'esprit critique...
C'est dans ce contexte sociétal de privatisation des esprits et de crise de l'espace public (H. Arendt), où se perd le goût du collectif, où la compétition l'emporte sur la coopération par esprit de concurrence et de performance, de culte du vainqueur, où l'efficacité technique et la rentabilité économique deviennent des valeurs guidant l'action, qu'il est politiquement urgent de repenser, de revitaliser l'éducation à la citoyenneté, avec toute la dimension d'une citoyenneté réflexive. C'est dans cette perspective que l'Unesco (voir notamment son ouvrage paru en 2007), prône le développement de la philosophie dans les systèmes éducatifs dès l'enfance et dans la cité, car elle peut développer l'esprit de dialogue, donc de paix, entre les individus et les peuples...
Une fois clarifiés les concepts inclus dans la question, celle-ci peut alors être plus clairement posée : la discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) peut-elle être une contribution significative à l'éducation d'une citoyenneté réflexive dans l'espace scolaire (et plus largement public, si l'on inclut la pratique des cafés philo) ? Peut-elle, c'est-à dire : d'une part est-ce souhaitable ? Nous avons déjà abordé ce point dans la partie précédente : c'est nécessaire, pour des raisons de philosophie politique (former des citoyens dans une République démocratique), et aussi de développement intellectuel et social des enfants (plus largement d'éducation populaire des adultes). Mais est-ce possible, et en quoi, par le type de pratique mise en oeuvre ?
Nous allons soutenir la thèse suivante : la DVDP nous semble une contribution significative à l'éducation à une citoyenneté réflexive, parce qu'elle articule à un apprentissage du débat démocratique des exigences intellectuelles de réflexivité qui assurent une qualité problématisante, conceptualisante et argumentative aux débats menés tant à l'école que dans la cité. Par à la fois sa liberté de parole et son dispositif très cadré, elle fournit à l'individu en quête de reconnaissance un statut d' "interlocuteur valable" (J. Lévine), tout en réglant sa parole par rapport aux autres dans un ordre juste, puisqu'y règne le droit de chacun de s'exprimer, y compris en minoritaire, mais sans jamais le faire au détriment de la parole d'autrui, respecté dans sa personne. C'est un dispositif adapté à la liberté des modernes, où l'individu prime sur le citoyen, mais où cette liberté enrichit le collectif, car l'on a besoin des autres pour penser, et dans un cadre qui assure la sécurité parce qu'y est reconnue la nécessité de la règle et la maîtrise des pulsions. On a là un exemple de "reconfiguration de l'autorité éducative", où l'autorité du dispositif instauré par le maître est reconnue, parce qu'elle n'asservit pas, ne domine pas mais libère, fait grandir. Parce qu'elle a substitué un réglage démocratique à un laisser faire sans cadre propice aux rapports de force, la DVDP constitue un mode d'"autorité démocratique", celle à laquelle on se soumet, on soumet nos pulsions, dans la mesure où elle reconnait nos droits, et fait honneur à notre dignité...
II) Développement de la thèse soutenue
A) L'apprentissage de la citoyenneté par la discussion démocratique
La démocratie est étroitement liée à la discussion, dès sa naissance en Grèce, avec la pratique des citoyens sur l'agora ; car celle-ci implique, pour favoriser la participation de tous aux affaires publiques, un droit d'expression de chacun et une pluralité d'opinions dans l'espace public. L'espace public est, par destination démocratique, un espace public de discussion. Cette exigence est réaffirmée avec l'idéologie des Lumières et les déclarations des droits de l'homme au 18ième, puis au 20ième. Pour entraîner les élèves à cette discussion, il faut donc instaurer un espace public de discussion scolaire.
La DVDP en classe est l'une de ses modalités. Son temps est variable selon l'âge des enfants, et tient compte de la capacité de concentration de la classe (par exemple de 10' en grande section de maternelle à une heure en CM2). Sa durée est annoncée dès le départ. Souvent, elle se pratique dans un autre lieu que la classe habituelle, pour symboliser un changement de fonctionnement. Des rites scandent habituellement ce moment, capital temps qui a un commencement et une fin, repères pour les élèves : ce peut être des gestes (par exemple allumer et éteindre une bougie dans le film en maternelle Ce n'est qu'un début) ; ou des paroles, par exemple le président prononce des "maîtres-mots" performatifs : "Je déclare la séance ouverte... ou close". L'usage du micro est très démocratique : il met les élèves à égalité de décibels, et économise du temps et de l'énergie (ne pas avoir à redire plus haut ce qui vient d'être dit trop bas). Les élèves sont en rond, structure spatiale de communication pour bien se voir en se parlant. On se lève parfois pour être bien vu quand on parle. Un bâton de parole, quand ce n'est pas le micro, est un marqueur visible de qui a le droit de parler, un élément de régulation de la parole dans le groupe.
S'inspirant de la pédagogie coopérative, la DVDP organise le cadre démocratique des échanges en répartissant le pouvoir d'animation entre plusieurs élèves (président de séance ou "chef de la parole", reformulateur, synthétiseur, observateur, responsable du micro, déménageur-aménageur de la salle...), avec un cahier des charges pour chaque rôle, et des règles de fonctionnement explicites, déclarées, écrites, expliquées. Sur la base au départ du volontariat, par étayage ensuite dans la fonction par l'enseignant, un élève est mandaté par l'enseignant pour tenir le rôle de président de séance. Celui-ci a pour rôle de répartir démocratiquement la parole entre les élèves, avec des règles plus ou moins complexes selon son âge, son expérience en la matière, sa personnalité plus ou moins affirmée. Pour éviter tout arbitraire personnel, aider l'élève à présider lorsque plusieurs élèves demandent la parole en même temps, et le protéger de toute revendication sur sa justice, il respecte et fait respecter certaines règles, qui ont pour objectif de mettre de l'ordre dans les échanges, et d'instaurer un ordre démocratique, un ordre juste : on ne prend pas la parole, ce qui serait un coup de force verbal, on la demande, maîtrisant sa pulsion, et elle vous est donnée ; un seul élève parle en même temps, pour éviter les chevauchements où l'on ne s'entend plus ; pour cela, la parole est donnée par ordre d'inscription dans le débat. Mais comme certains ont plus de difficulté à intervenir en public, et qu'il est souhaitable pour enrichir le débat que l'on entende le maximum de points de vue, il y a deux autres règles : on donne la priorité dans les interventions à l'élève qui ne s'est pas encore exprimé, ou moins exprimé que d'autres ; et au bout d'un moment le président tend la perche à ceux qui n'ont pas encore parlé. Il peut aussi demander à des élèves muets de lire ce qu'ils ont écrit pour les entendre, car il est plus facile de lire que de faire une intervention orale. Mais, dernière règle, on a le droit de se taire, il n'y a pas de forçage de la parole, ce qui la libère. Il peut aussi, en début ou en fin de séance, faire un tour de table, pour donner sa chance à chacun, avec toujours le joker de non participation.
Pour donner la parole, il inscrit au fur et à mesure les élèves qui demandent la parole, et barre celui auquel il la donne. Il sait par cette liste qui est intervenu ou non pour gérer les priorités ou les perches. C'est un "métier" à temps complet, car il faut regarder le groupe, remarquer l'ordre des mains qui se lèvent, les noter, et articuler plusieurs règles en tension (ex : ordre d'inscription de ceux qui lèvent la main, et priorité aux non intervenus jusque-là), gérer le temps, parfois l'ordre dans la classe... Un "président juste" est celui qui ne donne pas la parole surtout à ceux qui sont en face de lui, car il a appris à regarder un groupe, en balayant l'assemblée sans oublier les côtés ; celui qui ne donne préférentiellement la parole ni à ses amis ou ceux qui pensent comme lui, ni à des leaders qui pourraient lui en vouloir à la "récré", car il assure une égalité de traitement ; celui aussi qui pense aux moins-disants, par souci d'équité. Il assure égalité et équité dans le groupe, deux formes essentielles de la justice. Son autorité n'est pas ressentie comme écrasante, puisque l'on garde le droit de se taire si on est interpellé. Et il peut justifier à tout moment par le rappel des règles son attitude : exemple "Tu interviendras après untel, car tu es inscrit en second ; ou : ton camarade est prioritaire, il n'a pas encore parlé".
De plus, le président gère la forme du débat, mais n'intervient pas sur le fond, pour ne pas utiliser sa fonction qui lui donne un pouvoir pour favoriser ses interventions ou son point de vue. Ou alors il annonce clairement qu'il prend la parole parce qu'il s'est inscrit, distinguant ses deux rôles de président et d'intervenant. Il pourra dire s'il n'est pas intervenu son point de vue à la fin du débat. Il peut aussi gérer le temps du débat, prévenir du temps qu'il reste, donner à mi-séance ou à la fin (à décider au départ avec l'enseignant) la parole au synthétiseur. Parfois il s'occupe aussi de la discipline : quand un élève est déclaré trois fois "gêneur", il doit sortir du groupe et ne participe plus à cette séance.
Un président de séance assume ainsi une certaine autorité, que l'on peut qualifier d'"autorité démocratique" : celle de faire respecter par tous certaines règles, et cette fonction, qui à la fois autorise et exige cette autorité, aide les moins assurés. Il ne tient pas cette autorité de lui-même, ce qui autoriserait les rapports de force, mais c'est une fonction déléguée par le maître, qui partage ainsi une part de son autorité. Cette autorité est exercée selon des règles prédéfinies, ce qui évite à celui qui l'exerce tout arbitraire personnel, tout abus d'autorité. Et ces règles sont justes, parce qu'elles permettent la meilleure répartition possible de la parole en groupe, politiquement fondée sur le droit d'expression de chacun, y compris minoritaire, et l'expression d'une pluralité d'opinions. L'élève se responsabilise dans cette fonction, qui se distingue des autres quand il l'exerce, car elle est nécessaire au bon fonctionnement du groupe, et à un fonctionnement démocratique. C'est une compétence sociale que de savoir gérer démocratiquement les tours de parole dans un groupe, en veillant à la participation du maximum de personnes : une contribution significative à l'éducation à une citoyenneté active...
Par ailleurs, le cahier des charges des participants stipule : on peut écrire avant ou pendant le débat son point de vue ; on essaie de participer à la discussion parce que l'on a besoin pour y voir plus clair sur le sujet du point de vue de chacun ; on intervient pour exprimer son point de vue sur la question traitée, ou sur celui d'un camarade ; on écoute celui qui intervient, sans se moquer ni applaudir ; on maintient la discussion sur les idées émises, sans juger les personnes, pour maintenir un climat serein. Et pour que la discussion avance : on ne répète pas ce qui a déjà été dit ; et (responsabilité collective vis-à-vis du débat), on fait avancer la discussion, avec des éléments nouveaux. Là aussi, des apprentissages démocratiques sont à l'oeuvre : oser une parole publique, qui est un pouvoir, celui d'influencer autrui ; assumer le risque de s'exposer aux critiques en donnant son point de vue ; prendre la parole quand un pouvoir légitime nous la donne ; maîtriser sa pulsion d'intervention en différant dans le temps sa parole, afin que soit garanti un moment de parole pour chacun ; apporter sa pierre dans un débat pour nourrir sa consistance ; distinguer le contenu d'un propos de celui qui le porte, pour maintenir le débat sur des idées sans affrontement des personnes.
On pourrait craindre, surtout lorsqu'on débute cette pratique, qu'une discussion ne dégénère en conflits socioaffectifs, que le groupe-classe n'implose, que l'enseignant ne puisse plus le "tenir". Ce dispositif donne au contraire à une addition d'individus une forme, une gestalt organisée, robuste : il en fait de l'autorité, il fait autorité, car la complémentarité fonctionnelle des rôles accroit la cohésion collective, et le cadrage du groupe par des règles constitue un "contenant psychique des pulsions" (dixit un psychanalyste). Une étude statistique sur un important corpus montre qu'avec un tel dispositif, il y a un nombre significatif d'interventions, parce que son cadre très structuré rassure, fait repère pour les élèves.
Bien plus, la DVDP est considérée comme réductrice de violence. Elle calme le jeu des affects, donne plus de cohésion psychosociologique et de cohérence réflexive à la classe. Pourquoi ? Parce que l'on part des questions des élèves : du coup l'activité prend sens pour eux. Comme on n'attend pas de bonne réponse, il n'y a pas de jugement de valeur, ce qui autorise la parole en réduisant la crainte de se tromper, qui entame l'estime de soi. Poser soi-même sa question, c'est réduire sa peur d'apprendre, qui souvent affole certains élèves en difficulté. Les règles régulent la parole et médiatisent les échanges. L'ordre d'inscription diffère la parole spontanée, modère l'impulsion de l'affect, et donne le temps d'élaborer une pensée. Le maitre ne dit pas son point de vue, annulant toute alliance objective ou au contraire tout "rentre-dedans". Le désaccord se fait dans la paix civile, expérience très civilisatrice...
B) L'apprentissage de la réflexivité par la discussion philosophique
Le cahier des charges prévu pour une situation de réflexivité recoupe en partie le précédent, mais contient des exigences intellectuelles et éthiques, et pas seulement démocratiques. Le reformulateur, focalisé sur le fond des propos échangés, n'intervient pas dans le débat, pour être à part entière dans l'écoute (attitude d'attention) et la compréhension des autres (attitude de concentration cognitive). Il redit après une intervention, sur proposition de l'enseignant, ce qu'un camarade vient de formuler (exigence intellectuelle d'appréhension décentrée de la pensée d'un autre, et exigence éthique de fidélité à sa pensée). Il peut ainsi vérifier par les réactions de l'intervenant s'il a bien compris ses propos.
Même attitude chez le synthétiseur, qui à l'invitation du président de séance et à un moment convenu avec l'enseignant (par exemple en milieu et fin de débat), prend des notes (à partir du CE1), pour restituer ce qu'il a compris de ce qu'il a entendu. Cette fonction de mémoire collective du groupe ("Les paroles s'en vont, les écrits restent"), fonction démocratique classique d'un secrétaire de séance, est très responsabilisante : par l'effort cognitif pour comprendre qu'elle implique, qui ne supporte guère une écoute flottante ou en pointillé ; par la concentration sur un temps significatif qu'elle entraîne (on peut mettre deux synthétiseurs successifs pour alléger la charge des élèves) ; et par l'obligation de fidélité aux propos tenus.
Ces deux fonctions, par l'exigence interne de la tâche prescrite, institutionnalisent l'écoute (on ne peut reformuler que si l'on a écouté), développent la compréhension d'autrui (on ne peut reformuler que ce que l'on a compris de ce que l'on a entendu), la décentration de sa propre pensée (parler comme si l'on était l'autre, reformuler des idées y compris opposées aux siennes). Reformulateur et synthétiseur peuvent éventuellement dire ce qu'ils pensent à la fin, pour ne pas être trop frustrés de leur non intervention. La capacité de synthèse étant très complexe, on peut escompter chez des enfants dans un rapport à chaud un compte rendu chronologique d'apparition des idées, la mention des personnes n'étant pas nécessaire. Mais, plus proche de l'activité de synthèse, deux journalistes, aux mêmes fonctions que le synthétiseur, peuvent à froid confronter leurs notes, les ordonner, puis les saisir à l'ordinateur : le document complété par l'enseignant et corrigé des fautes d'orthographe peut ainsi être distribué aux élèves comme trace du débat...
Quant aux participants, leurs interventions doivent se placer à un niveau rationnel, avec une finalité problématisante, conceptualisante et argumentative : (se) poser des questions, interroger les notions et les affirmations, définir les termes employés, conceptualiser les notions de la question, ou celles convoquées pour penser le sujet, faire des distinctions conceptuelles, raisonner avec des inférences, réfléchir aux présupposés et conséquences, donner des arguments pour valider une thèse ou fonder une objection, prendre un exemple pour illustrer ou un contre-exemple pour invalider... Bien entendu le niveau de ces exigences dépend de l'âge des enfants.
Mais ce sont ces exigences qui donnent une finalité réflexive à une discussion démocratique. Car on peut démocratiquement exprimer et échanger des préjugés (tenir un discours doxologique), dans un vocabulaire approximatif, et s'en tenir à de simples opinions non argumentées. Or il ne suffit pas de parler pour penser : on peut rester dans la caverne, parler et ne rien dire, ou se contredire d'un point de vue logique. On peut vouloir persuader à la manière d'un sophiste, d'un avocat, d'un publicitaire : le discours peut alors être sophistique, voulant simplement faire partager son point de vue sans souci de vérité, par volonté d'emprise et d'efficacité. Ou à la manière d'un candidat en campagne (ce peut être alors un discours démagogique, pour simplement rallier des voix). En philosophie ce n'est pas le nombre qui l'emporte, comme en démocratie le vote majoritaire : on peut avoir raison seul contre tous, si l'on a le "meilleur argument" (J. Habermas), car c'est l'argument seul qui fait autorité, et le meilleur encore plus que les autres
Echanger des idées ne garantit en aucune façon la rigueur d'une discussion. C'est pourquoi une discussion à visée philosophique implique une rationalité des échanges, une recherche du sens, une préoccupation authentique devant la question posée, une visée de vérité. Il ne s'agit pas de se battre, de dé(battre), de (con-)vaincre des adversaires, mais de se placer sous l'autorité de la raison : essayer de penser, se convaincre d'abord soi-même ; dialoguer ensemble pour s'étayer mutuellement intellectuellement, rechercher des objections pour mieux fonder sa pensée, chercher ensemble entre amis (la philia grecque) par amour de la vérité (philo-sophia) : telles sont les finalités d'une "communauté de recherche philosophique (CRP)", selon l'expression de M. Lipman ; J. Dewey parlait à ce propos d'"enquête" ; nous aimons pour notre part caractériser le groupe classe dans un tel contexte d'"intellectuel collectif".
C) Articuler discussion à visée démocratique et discussion à visée philosophique
1) Avantages et limites de la discussion à visée démocratique
La discussion démocratique a d'incontestables mérites : elle suspend la violence physique en donnant un espace sécurisé à la parole humaine ; elle instaure une horizontalité qui permet d'assurer dans l'immanence une égalité de droit entre les hommes : celle de l'expression de chacun ; elle crée un espace et un temps public et commun ad hoc pour cet échange ; cet espace autorise et encourage l'expression de points de vue différents, voire divergents sur les questions abordées, rendant compte de la complexité des affaires humaines ; il permet notamment d'entendre la voix minoritaire, qui crée un écart avec la pensée moyenne, ouvrant la voie à une altérité qui dérange, introduit la contradiction, prépare souvent une alternance des points de vue au pouvoir ; il est réglé par des fonctions qui organisent la circulation de la parole (le président de séance), et la mémoire des échanges (le secrétaire de séance) ; il est régulé par des règles qui assurent une justice de répartition (ordre d'inscription, priorité aux moins-disants...). Si la démocratie se nourrit ainsi du débat démocratique, il faut alors y préparer les élèves comme futurs citoyens dans une République démocratique, le leur faire pratiquement expérimenter et analyser : pour qu'ils en comprennent le caractère individuellement formateur pour savoir se situer dans un groupe, y prendre sa place, toute sa place et rien que sa place, s'y insérer comme interlocuteur valable et alimenter la discussion collective. Pour qu'ils en saisissent aussi les tenants et les aboutissants politiques, ainsi que les dérives éventuelles. Pour qu'ils deviennent exigeants sur la qualité démocratique d'un débat comme idéal régulateur. A ces conditions, l'apprentissage du débat démocratique dans l'espace public scolaire éduque à la citoyenneté.
Mais les avantages du débat démocratique ont aussi leurs limites. Nous avons déjà pointé plus haut la tentation de la superficialité des échanges, de l'absence de rigueur conceptuelle et argumentative. Il y a de plus une inégalité de fait face à la prise de parole, à cause de l'hétérogénéité de personnalités plus ou moins imposantes, de la relation plus ou moins aisée à la langue de chacun, de la distinction culturelle (au sens de P. Bourdieu) par rapport au savoir, de la place différente dans les rapports sociaux, qui donne plus de poids de parole à certains etc. La discussion fut-elle démocratique n'abolit pas les rapports de force verbaux, qui donnent une allure polémique au débat (polémos en grec signifie la guerre), en fait un lieu stratégique et le transforme vite en combat contre celui qui devient (on le voit dans une élection) un adversaire désigné et médiatisé. Cette pratique sociale du débat-combat (il y a battre dans dé-battre) doit-elle être être didactisée à l'école ? Nous privilégions pour notre part dans ce lieu de formation une pratique de la discussion de type coopératif et non compétitif : celle du conseil hebdomadaire avec les élèves, celle du cadre de la discussion démocratique à visée philosophique.
2) Avantages et limites de la discussion à visée philosophique
C'est la visée philosophique de la discussion démocratique qui va lui donner une consistance intellectuelle. Il y a plusieurs façons d'apprendre à philosopher : en écoutant celui que l'on considère comme un maître à penser, en lisant des philosophes comme exemples de pensée, en s'entraînant par l'écriture à réfléchir soi-même sur des questions essentielles pour l'homme ; mais aussi en discutant avec l'autre selon certaines exigences garanties par un animateur. On peut en effet apprendre à philosopher par la discussion11. Thèse qui ne va pas de soi pour certains, considérant l'"insoutenable légèreté de l'oral", règne du débat d'opinion, l'impossibilité de philosopher sans les philosophes et l'histoire de la philosophie, la nécessité du face à face de la pensée devant la page blanche dans la solitude et la "patience du concept" (Hegel) etc. Et pourtant, des philosophes comme Socrate ont donné l'exemple de la réflexion au sein même de l'interaction verbale, et la disputatio du Moyen Âge qui voit se confronter oralement des thèses contradictoire en a fait un genre philosophique. La discussion à visée philosophique moderne a pourtant d'autres caractéristiques, notamment la pluralité des interlocuteurs (en classe ou au café philo), l'interlocution entre les participants eux-mêmes, et pas seulement par l'intermédiaire du maître, la présence d'un animateur qui donne du souffle (anima) à l'esprit (animus). Cette forme renouvelée de l'interaction réflexive a été certainement influencée par la pratique historique et sociale du débat démocratique.
Sylvain Connac a montré à ce propos dans sa thèse12 combien la pratique régulière de discussions de type démocratique, notamment le conseil coopératif proposé par C. Freinet, facilite la mise en place de discussions à visée philosophique dans les classes. Quand un élève a pris l'habitude - ce qui est le résultat d'un apprentissage - de participer à une discussion démocratique, de lever la main pour parler, d'attendre qu'on lui donne la parole au lieu de spontanément la prendre, de s'exprimer publiquement, de dire son point de vue, d'écouter celui des autres sans s'emporter ou en venir aux mains en cas de désaccord, quand il a appris à maîtriser tant soit peu ses pulsions ; quand un groupe est porteur d'un certain nombre de règles organisant les tours de parole, avec des fonctions pour les faire respecter, qui sont à la fois fonctionnelles et justes, d'une justice explicable et compréhensible (exemple : il est juste de donner la parole à quelqu'un qui n'a pas encore parlé) ; alors il est plus facile d'introduire dans un tel cadre des sujets de fond, car on a déjà une base de communication et d'échange réglée, une éthique communicationnelle au sein d'une culture de classe13.
À l'animateur d'introduire alors des exigences supplémentaires, d'ordre intellectuel. Ce qui sera beaucoup plus laborieux dans une classe où l'on ne discutait jamais, où il n'y pas de pratique intériorisée d'un échange organisé entre élèves dans un cadre sécure, et où les représentations du débat sont celles qu'ils connaissent par les médias, celle souvent d'un affrontement de personnes, et pas d'une confrontation sereine d'idées...
D'où l'idée que pour instaurer une discussion à visée philosophique en classe, il est souhaitable de mettre en place un cadre démocratique. Dans les différentes sensibilités qui se sont développées en France sur l'organisation d'ateliers philo, toutes ne sont pas sur cette ligne : par exemple l'Agsas (et son chef de file, le regretté J. Lévine) n'organisent pas des discussions en classe, mais plutôt des tours de table où chaque enfant qui le souhaite exprime sa vision du monde sur un thème (ex : grandir), plus que d'ailleurs sur une question. L'Institut de Pratiques Philosophiques, autour d'Oscar Brenifier, a une pratique où la référence est plutôt Socrate, qui interroge de façon serrée ses interlocuteurs, et où toute la communication passe par l'animateur, sans favoriser l'interaction directe entre participants, ce que nous appelons un "entretien philosophique de groupe", plutôt qu'une discussion. Par contre M. Lipman et ceux qui se réclament de lui organisent par leur communauté de recherche de véritables discussions entre enfants sous la conduite de l'enseignant, avec comme nous un double objectif d'éducation à la démocratie et de réflexivité, par l'entraînement au "critical thinking", la pensée critique. Pour notre part, inspiré par les pédagogies coopératives et plus particulièrement la pédagogie institutionnelle13, nous instaurons un dispositif en lui-même démocratique dans son fonctionnement, et pas seulement par ses objectifs, avec des fonctions différenciées et des règles.
Il y a cependant des limites démocratiques au fonctionnement que nous proposons. Contrairement à ce qui se passe dans le conseil coopératif de C. Freinet, où l'enseignant lève la main comme les autres élèves pour prendre la parole, ce n'est pas le cas dans la DVDP. Non parce que l'enseignant est dans une classe pour les élèves du primaire "le chef", mais parce qu'au sein des différente fonctions exercées dans le dispositif, si le président de séance assure sur la forme la gestion démocratique de la parole, l'enseignant est chargé, sur le fond, de garantir la philosophicité de la réflexion. Pour ce faire, il doit pouvoir saisir toute opportunité philosophique, tout kairos qui se présente : une question posée par un élève à un autre ou à lui-même, une définition notionnelle qui pointe son nez, une carte conceptuelle de la notion centrale qui se dessine, une distinction conceptuelle qui émerge, le surgissement d'une thèse ou d'une objection, d'un argument. Et il assure la présence de la réflexivité par le questionnement sur une notion ou une distinction, par l'exigence d'une définition, d'un argument devant une affirmation ou une objection non rationnellement fondée. De même il travaille à la progression de la pensée collective en lançant, en recentrant ou en recadrant les échanges sur la question précise posée comme objet de travail, en faisant des reformulations ou des mini synthèses, en pointant toute idée nouvelle, en relevant le déplacement éventuel de la question, ou l'ouverture d'une autre piste, en mettant en relation les interventions par rapport au sujet et entre elles, en pointant les contradictions etc.
Conclusion : l'apprentissage d'une citoyenneté réflexive par la DVDP
La DVDP fait partie d'un mouvement plus vaste dans les systèmes éducatifs, qui fait de la discussion à la fois un objectif et un moyen d'apprentissage : la maîtrise de l'oral argumentatif dans son genre débat en français, le débat argumenté en éducation civique, la discussion sur les questions socialement vives en sciences économiques et sociales, le débat scientifique où l'on confronte les hypothèses et les démarches etc. Parce que la discussion devient de plus en plus une pratique recommandée à l'école par les didacticiens des disciplines ou les pédagogues (exemple du "conseil" en pédagogie institutionnelle), parce qu'elle est de plus en plus convoquée dans ce que les sociologues de la famille appellent l'éducation libérale, désormais majoritaire dans la société actuelle, la "discussion en éducation et formation" est devenue aujourd'hui un objet de recherche14.
Dans cette nouvelle configuration, la DVDP présente des spécificités. Elle procède largement de l'innovation, assez peu encore utilisée et légitimée, voire critiquée, par le corps philosophique, toujours très empreint de magistralité et de recours aux auteurs. Elle s'est de ce fait développée dans des lieux non traditionnels de l'influence philosophique, le café philo dans la cité, les ateliers philo avec les enfants ou les adultes dans la cité ou à l'école, et particulièrement l'école primaire, où la philosophie n'est pas au programme. Elle a toute sa place dans la formation de l'homme à la réflexivité, et du citoyen par son éducation à une citoyenneté réflexive.
La démocratie grecque avait déjà désacralisé dans la pratique de la discussion entre hommes libres sur l'agora l'autorité d'un Dieu, d'un chef, ou de la force physique. Car ce sont des autorités qui s'imposent précisément sans discussion, par la transcendance divine d'une vérité absolue, donc indiscutable, ou par un rapport de forces favorable, et donc indiscuté. Dans la discussion démocratique au contraire, où un "vide du pouvoir" (l'expression est de C. Lefort) a été créé au centre du cercle (pressenti par le cercle des guerriers chez Homère, qui ont symboliquement déposé leurs armes et où chacun peut parler, mais un seul à la fois, en avançant d'un pas), seule la parole humaine fait autorité, et doit trouver en elle-même la force de ses arguments dans l'espace public de son expression.
Mais la démocratie, si elle adoucit la force physique du contact dominant, par l'usage d'une parole distanciée, n'abolit pas tout rapport de force, car la prise de parole est l'exercice d'un pouvoir d'influence sur autrui et sur les groupes, à cause du caractère originairement argumentatif du langage, comme l'a montré F. Jacques : d'où le déploiement toujours possible d'une sophistique, rapport de force verbal pour domestiquer. Seule la philosophie, qui pourtant s'exprime par le verbe, ne soumet pas, car chacun s'y soumet volontairement et librement au pouvoir de la raison, de ses règles de cohérence, de son désir de vérité. Elle vient donc parachever la citoyenneté de la discussion démocratique, en lui donnant une dimension réflexive, qui la fait échapper aux dérives de la doxologie, de la sophistique et de la démagogie. La discussion démocratique éduque à la citoyenneté ; la discussion à visée philosophique éduque à la réflexivité du penser par soi-même, le philosopher ; la discussion à visée démocratique et philosophique éduque à une citoyenneté réflexive. Elle a donc une portée politique, elle s'inscrit dans une philosophie politique.
Cette pratique nous semble en phase avec à la fois l'épistémologie contemporaine et l'état actuel de la philosophie, qui font de la discussion intersubjective un lieu d'épreuve de la vérité. Si la science reste terriblement ambitieuse, dominatrice et souvent ravageuse dans ses applications techniques, l'épistémologie du 20ième siècle l'a rendue très modeste sur ses prétentions à une totale consistance logique (on ne peut démontrer un postulat), à une démarche infaillible (c'est la falsifiabilité qui fait selon Popper la scientificité d'une théorie), à une connaissance du fond du réel, qui apparait toujours plus complexe, pour ne pas dire opaque et "voilé" (B. d'Espagnat). C'est bien la discussion scientifique entre experts d'un domaine précis, dans les communications des colloques ou les comités de lecture des publications, qui établit la "vérité" d'une théorie, qui, bien qu'administrant pour l'instant la preuve, reste provisoirement vraie, donc relative. De même, rares sont les philosophes aujourd'hui qui, après les tournants kantien au 18ième et linguistique au 20ième, soutiennent encore la possibilité de construction de grands systèmes philosophiques d'intelligibilité du monde, ou d'une métaphysique de type ontologique, où la vérité est absolue, intangible, et la chose en soi connaissable... Habermas peut en conclure, ce qui nous semble pertinent à la fois pour la science, la philosophie et la démocratie : "Une fois qu'a été détruit leur caractère indiscutable, les prétentions à la validité ne peuvent plus être stabilisées que par des discussions" (J. Habermas). D'où l'intérêt d'y entrainer les élèves, et d'y former les enseignants15...
(1) Pour une synthèse sur ces nouvelles pratiques philosophiques, voir : Tozzi M., Nouvelles pratiques à l'école et dans la cité, Chronique sociale, 2012.
(2) Sautet M., Un café pour Socrate, R. Laffont, 1995.
(3) Lipman M., A l'école de la pensée (trad. N. Decostre), De Boeck, 1995. Thinking in education, Cambridge University Press, 2003.
(4) Pour un historique de l'émergence de la philosophie avec les enfants en France, voir Tozzi M., "L'émergence de pratiques à visée philosophique à l'école primaire et au collège : comment et pourquoi ?", Spirale n° 35, Université Lille 3, 2005. Sur la situation dans le monde, voir chapitre 1 de : La philosophie, une école de la liberté, Unesco, 2007.
(5) Auguet G., La discussion à visée philosophique au cycle 2 et 3 : un genre nouveau en voie d'institution ?, doctorat, Université Montpellier 3, 2003.
(6) Jalabert R., "Historique du café philo de Narbonne", Diotime n° 43, 2010.
Blog du café philo de Narbonne : http://cafephilo.unblog.fr/
(7) Sur la philosophie à l'école primaire, voir les ouvrages coordonnés par M. Tozzi :
- (coord.), L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire, Hachette-Crdp Montpellier, 2001.
- (coord.), La discussion philosophique à l'école primaire - Pratiques, formations, recherches, Crdp Montpellier, 2002.
- (coord.), Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches, Crdp Bretagne, 2002.
- (coord.), Les activités à philosophique en classe, l'émergence d'un genre ?, Crdp Bretagne, 2003.
- Débattre à partir des mythes à l'école et ailleurs, Chronique sociale, Lyon, 2006.
(8) Usclat P., Le problème du rôle du maître dans la discussion à visée philosophique : l'éclairage de Habermas, doctorat, Université de Montpellier 3, 2008.
(9) Agostini M., L'apprentissage du philosopher à l'école primaire - Analyse d'une expérience d'un atelier de CM2 sous l'éclairage de la pensée de Montaigne, doctorat, Université Aix-Marseille, 2010.
(10) Tozzi M., "Civiliser notre violence par la discussion à visée philosophique", Diotime n° 49, 2011.
(11) Tozzi M., "Place et valeur de la discussion dans les nouvelles pratiques à visée philosophique", in Apprendre à philosopher par la discussion - Pourquoi ? Comment ?, De Boeck, 2007. Et Tozzi M. (sld), Apprendre à philosopher par la discussion - Pourquoi ? Comment ?, De Boeck, 2007.
(12) Connac S., Discussion à visée philosophique et classes coopératives en zone d'éducation prioritaire, doctorat, Université Montpellier 3, 2004.
(13) Voir sur ce point Connac S., Apprendre avec les pédagogies coopératives - Démarches et outils pour l'école, ESF, 2009.
(14) Tozzi M., Etienne R. (sld), La discussion en éducation et en formation - Un nouveau champ de recherche, L'Harmattan, 2004.
(15) Sur la formation voir : Guirlinguer-Especier S., La discussion à visée philosophique à l'école primaire : quelle formation ?, doctorat, Université Montpellier 3,2006. Ou le dossier "Formation" publié dans Diotime n° 48, 2011.