Revue

Les pratiques à visée philosophique au coeur du projet scolaire d'égalité dans une démocratie républicaine

La conception de l'école n'est jamais indépendante du système politique dans lequel elle s'inscrit et des valeurs qu'il prétend incarner. Les pratiques à visée philosophique, d'autant qu'elles occuperaient une place centrale dans un nouveau modèle scolaire, correspondent à l'idée de construire, à terme, une démocratie républicaine comme projet politique du droit de chaque homme. Notre propos va consister à tenter d'en proposer des éléments de compréhension en s'appuyant - trop rapidement sans doute, sur les idées développées dans deux thèses successives :

  • La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ? (Thèse en Sciences de l'éducation, Strasbourg 2, 2000) ;
  • Vers la démocratie républicaine : un nouveau citoyen à éduquer ? Les activités à visée philosophique au coeur du projet scolaire (Thèse en Philosophie, Strasbourg 2, 2008).

Tout part d'une question : faudrait-il développer des pratiques à visée philosophique dans l'école ? Cette question, simple en apparence a, pour une part, guidé mes recherches. Elles font écho, à deux niveaux différents, au rapport entre égalité et mise en oeuvre d'activités à visée philosophique dans l'école.

Pour le comprendre, on va revenir brièvement sur le questionnement qui a d'abord guidé ces deux recherches, puis on tentera d'établir l'idéal politique d'une démocratie républicaine, avant de poser la place centrale que doivent occuper dans son école les pratiques à visée philosophique au nom d'une égalité dans le Droit, pour le Droit.

I) Pratiques à visée philosophique et égalité. Premier niveau de réflexion : la nécessité d'une pratique avec des élèves en grande difficulté scolaire

Je me suis intéressé à cette question d'abord pour des motifs tout à fait anecdotiques. Instituteur spécialisé, je mettais en place dans la classe un programme de remédiation cognitive (le programme d'Enrichissement Instrumental de R. Feuerstein), pour redynamiser l'apprentissage de mes élèves. Il impliquait le développement d'une réflexion sur des principes de généralisation concernant les modalités de l'apprentissage. Les élèves devaient essayer de tirer d'exercices spécifiques un principe d'action ou de réflexion, qui était ensuite la base d'un échange : légitimité ? Intérêt ? Applications possibles ? Limites ? Lors de ces échanges, ou plus généralement dans la classe, je me suis alors aperçu que leurs propos, au moment d'examiner la pertinence de ces principes, faisaient souvent écho aux problématiques développées dans les cours de philosophie que, par ailleurs, je suivais, dans un cursus par correspondance. Petit à petit, les deux perspectives se sont croisées dans mon esprit, au point de me conduire, une fois devenu professeur de philosophie en lycée, à me demander s'il ne serait pas possible de développer des pratiques d'enseignement philosophique spécifiques pour ce type d'élève... Que de telles pratiques ne soient pas plus courantes dans l'école me surprenait, dans la mesure où par ailleurs, on en faisait classiquement le couronnement des études, un passage important vers une citoyenneté éclairée, dans une école en charge de transmettre des connaissances au long du parcours scolaire, puis de les réinterroger, les problématiser, en mesurer la relativité. Tout cela dans le cadre d'une réflexion qui devait permettre aux seuls élèves de certaines classes terminales de saisir la complexité et l'universalité de grandes problématiques humaines.

C'était donc, d'abord, le souci d'égalité dans l'école qui guidait la réflexion : donner à ces élèves, à leur niveau de possibilité, l'accès à ces questionnements qui devraient leur permettre à eux aussi, comme pour les autres élèves, de s'inscrire dans les problématiques philosophiques posées par l'exercice d'une conscience raisonnée. Des questions qui devaient, pour eux aussi, se révéler fondamentales dans leur futur parcours d'homme et de citoyen. Notre État pouvait-il d'ailleurs leur demander, se référant à l'idéal démocratique des droits de l'homme, d'assumer les responsabilités inhérentes à une démocratie fondée en droit dans un État de droit, quand par ailleurs, il ne leur permettait pas de mesurer la complexité de ces droits ? Fallait-il alors les déclarer "hors citoyenneté", ou détenteur d'une citoyenneté de seconde zone, en reconnaissant qu'une citoyenneté pleine et entière ne leur était pas permise ? La recherche s'est construite en trois temps.

On a pu dans un premier temps montrer que la question d'un enseignement philosophique était légitime en droit, du strict point de vue des droits de l'homme : l'étude des déclarations des droits, de leurs limites (ne pas voir que l'éducation par la transmission des connaissances n'était pas suffisante par exemple, pour permettre de penser les questions éthiques que la connaissance pose), de leurs incohérences (posant des tensions qu'il s'agit à chacun d'identifier, d'examiner, problématiser), de leur complexité, de leur abstraction, a conduit à revendiquer, dans le prolongement des travaux de J. Derrida et des revendications du GREPH, un droit à la Philosophie. Un terme qui pour moi impliquait et la réflexion sur les processus du philosopher et sur la culture philosophique.

Dans un second temps, cela conduisait à une réflexion sur les modalités d'enseignement. Des modalités classiques, par le biais d'un cours, n'étaient pas adaptées pour ces élèves. Vouloir l'égalité des chances dans ce cas conduisait à s'intéresser à la question didactique. Le projet a donc consisté à montrer la légitimité d'une réflexion didactique centrée sur la démarche des élèves, dans le prolongement des travaux de M. Tozzi sur la question. Il s'agissait de différencier les modes de transmission pour viser l'égalité d'accès à la possibilité de réflexion.

Enfin, dans un troisième temps, on a montré comment il était possible de procéder au quotidien de la classe pour permettre cet enseignement : articulant psychologie cognitive et didactique du philosopher, des modes de travaux spécifiques ont été inventés, à base notamment de situations-problèmes. Elles étaient, pour certaines, une façon d'examiner les grandes questions posées par la vie en société : les questions d'égalité et de justice s'y posant de façon forte (voir par exemple la situation de la famille Gustard). L'égalité n'était donc plus seulement l'objectif de l'école, mais l'un des objets à y examiner, comme un des problèmes d'une citoyenneté éclairée.

À l'issue de cette première recherche, trois types d'éléments m'ont conduit à souhaiter reposer le problème :

1/ L 'impression d'une insuffisance dans l'étude réalisée : était-il légitime de limiter le fondement aux déclarations de droits existantes ? Ces déclarations de droits exprimaient-elles la réalité d'un Droit de l'Homme ? Pouvait-on par ailleurs s'exonérer de la réflexion politique auxquelles il conduisait : quel système politique pour le Droit ? Quelle école pour ce système politique, et quelle place pour les activités à visée philosophique dans cette école ?

2/ Corrélativement, le constat que les enseignants pratiquant ces activités en élargissaient l'impact notamment scolaire et humain. Loin de le cantonner à la simple pratique d'une nouvelle activité dans la classe, nombre d'entre eux affirmaient qu'elles changeaient leur rapport aux élèves, à l'école, leurs conceptions pédagogiques. Face à un tel impact, les conséquences d'une illégitimité semblaient accrues.

3/ L'idée que légitimer ces pratiques dans une institution universitaire devenait philosophiquement nécessaire, quand on les cantonnait souvent à une simple expérience pédagogique bien éloignée de la philosophie.

II) Du Droit à la démocratie républicaine : une légitimité fondamentale pour ces pratiques ?

Considérant non plus les droits de l'homme déjà constitués, mais le concept même de Droit, il s'agissait de voir s'il est légitime, partant, d'en déduire la nécessité de développer chez chacun la capacité d'examiner philosophiquement le monde.

Était-il seulement pertinent de parler de droits de l'homme, comme si finalement l'idée d'homme pouvait se poser d'emblée, de soi, sans discussion ? L'examen a d'abord consisté à en examiner la pertinence, une pertinence complexe, au regard des difficultés posées par chaque définition proposée. Pourtant, l'apparente diversité des hommes, la diversité des choix et système de valeurs qu'elle exprime, conduit d'une part à ne pas pouvoir, sans tomber dans le relativisme, en tirer une hiérarchie fondant la supériorité de l'un par rapport à l'autre. En ce sens, on se trouve là dans le constat d'une égalité de fait. Cette diversité semble par ailleurs disqualifier l'appel à une essence humaine strictement identique, laissant plutôt apparaître trois caractéristiques à la source du Droit, trois dimensions en tension dans l'humanité :

- La subsistance.Comme toute espèce animale, les hommes cherchent à survivre. Cette nécessité permet de considérer que leur droit d'exister fonde pour une part leur droit général. Une forme de prééminence de l'homme, par rapport aux autres espèces, du point de vue du droit, se comprend alors comme celle de l'être qui, seul, peut penser et organiser le droit des autres (et qui du coup est en charge de le penser).

- Le lien. Chaque homme se signale par la multiplicité de liens qui lui permettent de se constituer : liens physiologiques, familiaux, sexuels, cognitifs, psychologiques, sociaux, économiques, politiques. Ils permettent d'identifier chaque individu comme une sorte de "lien des liens", lien à chaque fois original entre ces liens par lesquels il se constitue. Avec quelques problèmes : un lien peut être sclérosant et enfermant ; les liens peuvent d'ailleurs être multiples et ne sont pas nécessairement harmonieux ou préconstitués. Il faut donc revendiquer comme une dimension du droit non seulement la possibilité d'avoir ces liens, mais également de les identifier par la capacité de "penser le lien", pour permettre à chacun de se constituer par le lien et vers le lien. Ceci appelle l'éducation de chacun et, au niveau de l'espèce, la construction de principes et d'un système politique (le politique comme lien) qui offre à chacun cette possibilité.

- Le choix. La diversité des hommes manifeste le fait que des choix sont potentiellement ouverts à chacun par l'exercice de sa raison et d'une conscience réfléchie. Mais comment choisir, que choisir ? Des choix différents sont possibles, hiérarchisés différemment selon chacun, sans qu'une hiérarchie s'impose à tous. Si le choix est possible, comment le permettre librement ? Permettre à chacun de réaliser cette capacité de choisir, par laquelle il se réalise, devient un élément de son droit à pouvoir être lui même.

Ces trois dimensions sont en tension : le souci de subsister peut conduire à annihiler tout choix, celui de choisir peut remettre en cause la subsistance, ou certains liens. Il faut alors se donner le moyen de construire le système politique qui le permettra à chacun. Mais également deux niveaux en tension, puisque le droit de l'individu se révèle pouvoir parfois s'opposer au droit de l'espèce ou d'un groupe.

Ce projet (ce qui est visé) politique, permettre à chaque adulte, par un lien spécifique qui lui donne la garantie de tous, de réaliser son Droit, se pose alors comme ce qui guide la relation que la société veut entretenir avec le futur adulte, l'enfant d'aujourd'hui. Un enfant incapable de subsister seul, de choisir, de développer des liens, et de penser la tension entre les trois dimensions.

Le permettre à chaque enfant devient un aspect central d'un projet politique qui veut permettre la réalisation du Droit. C'est en lui garantissant son Droit que, pour une part, le projet devient possible, c'en est une première étape. En ce sens, et dans un raccourci, on pourrait dire de ce projet politique, qui trouve sa nécessité synthétiquement dans le cas particulier de l'enfant, s'identifie alors au présent comme "projet du Droit de l'Enfant", un projet qui doit concerner chaque enfant.

Quelles sont les caractéristiques de ce projet politique ? Les tensions posées par les dimensions du droit ne permettent pas de penser qu'elles puissent se résoudre de façon définitive. Le projet politique décrit donc un espace de réflexion vide sur le fond, car toujours à identifier et repenser dans l'objectif du Droit : il s'agit de mesurer comment les droits peuvent rendre compte des trois dimensions, comment on résout provisoirement les tensions. Ce Droit doit être l'objet même du questionnement commun, ce qui va constituer la chose publique comme objet d'une réflexion collective. En bref, on peut donc considérer qu'il y a une chose publique en constitution par la reconnaissance du droit de chacun, d'où l'appellation de "démocratie" (reconnaissance de l'importance de chacun en charge de constituer le système du Droit). Une démocratie par ailleurs "républicaine" (la chose publique étant la recherche de l'équilibre provisoire des tensions posées par le Droit par une organisation politique qui cherche à définir cet intérêt commun).

Un système politique du Droit est un système centré autour d'une idéologie du Droit, c'est-à-dire un système où le Droit est cette dimension idéologique qui permet aux acteurs et aux différentes instances du système de fonctionner ensemble, à égalité de droits.

Le système politique du Droit vise alors à constituer les principes qui découlent du Droit, les droits, le système des lois qu'ils fondent, le système politique dans lequel ces lois s'exercent, et les possibilités d'action de tous les individus qui inscrivent leur action dans ce cadre. Mais comment le déterminer ? La Démocratie Républicaine se pose comme un système politique où le débat est constitutif de la décision politique pour identifier et exprimer le Droit. Les possibilités d'examen du système par le débat doivent être construites, en fréquence et en nature, en fonction du niveau de généralisation des éléments débattus, pour examiner notamment ce que le droit de l'enfant pourra signifier.

Il s'agit de permettre à chaque enfant de pouvoir participer à ce débat qui lui sera ouvert de droit. Une éducation qui ne peut être que scolaire, pour l'exonérer du poids des liens potentiellement sclérosant issus de ses milieux d'origine, en faire l'égal de tous les autres dans le débat. L'éducation pour l'y préparer se pensera en trois étapes :

  • La poursuite du projet d'éducation vers l'autonomie intellectuelle, par la transmission des connaissances, selon une forme qui permette de les réinterroger ;
  • l'émergence d'une éducation au complexe ;
  • la place donnée à l'idée du politique comme espace vide, mais à construire, du Droit.

III) Penser l'éducation : quelques éléments

Quelle éducation vouloir ? La réflexion politique permet de soulever des questions éducatives selon quatre perspectives :

  • Apprendre. S'il faut apprendre, suffit-il de transmettre les connaissances, notamment des droits (les droits de l'homme par exemple), pour permettre à chacun de penser un Droit en réflexion, et toujours à construire ? ;
  • Éduquer. Comment éduquer et rendre accessible à chacun la nature tensionnelle du Droit ? Comment lui permettre de bâtir un rapport critique aux principes par lesquels il va se traduire ?
  • Se construire. Comment permettre à chacun de se saisir comme "lien des liens" au nom duquel il pourra intervenir dans le débat, bâtir un idéal personnel, sans rejeter nécessairement les liens par lesquels s'est constituée son identité ?;
  • Interroger. L'interrogation radicale voulue par un système politique du Droit dans un espace politique pensé comme vide est-elle possible à l'issue d'une éducation structurée ?

Passer à une école de la Démocratie Républicaine conduit dans ce cadre à s'interroger sur trois points : les valeurs, le rapport à la société, la place de l'imaginaire.

- Se demander "quelles valeurs ?" revient à examiner ce qui se prétend telle, à l'aune de l'universalité, dans un système qui les admet comme relatives. La rationalité peut y prétendre, comme source d'échange entre les cultures et si elle s'inscrit dans la diversité des cultures. La volonté de permettre d'intégrer chacun, au nom du lien de l'espèce, y participera aussi, si elle n'est pas simplement assimilatrice et réductrice. Elle passera par la transmission d'outils intellectuels, l'identification de transversalités entre les cultures. L'adulte cherchera à permettre à l'élève de se placer au-delà de ce qu'il est lui-même, par l'application d'un principe d'éducabilité. Enfin, elle se centrera sur le respect dû à l'élève et, pour ce faire, se constituera comme espace laïc. Il s'agira de permettre à l'élève de se saisir comme porteur potentiel de choix. Au nom de ces valeurs, l'École appelle le développement d'une réflexion philosophique de l'élève, en son coeur même.

- Relativement à la société dans laquelle elle s'inscrit, l'École ne se posera comme reproductrice que dans la mesure où ce qu'il s'agit de reproduire, c'est la dynamique d'examen qui fait du changement possible dans l'effort vers le "mieux de droit" un objet désirable. Chacun y examinera ses cultures d'appartenance, en fera aussi une ressource à partir de laquelle penser des transversalités possibles entre elles. Là encore, se pose la nécessité de placer la philosophie au coeur du projet scolaire, comme ce qui permet cet examen distanciée et problématisée des cultures.

Du point de vue de l'imaginaire, enfin, l'École se pose comme lieu où doit se penser l'avenir, nécessitant l'apprentissage des outils et savoirs du passé. Elle devra permettre à chacun de construire une lecture critique qui passe par l'examen problématisé des catégories politique d'idéologie et d'utopie, et le développement nécessaire, par le biais de l'apprentissage des concepts, de l'esprit critique et autocritique. C'est de favoriser le développement d'un nouvel imaginaire dont il s'agit, un imaginaire plus conscient de soi, un idéal régulateur selon lequel le politique peut et doit s'ordonner concrètement selon le Droit. Au-delà, l'exercice de la créativité y sera voulu, comme source d'un possible projet politique. L'École, comme lieu de développement de l'imaginaire, appelle également le développement de la philosophie comme réflexion permettant de constituer l'utopie politique.

Ces trois éléments permettent d'identifier qu'une école se situera dans la perspective de l'École, de la Démocratie Républicaine et du Droit dès lors qu'elle placera la philosophie au coeur de son processus d'apprentissage.

La philosophie y joue le rôle d'une adresse faite intérieurement et extérieurement à l'École : intérieurement puisqu'elle questionne chaque discipline, interroge l'interdisciplinaire, la transversalité et finalement l'École en soi et ses pratiques ; pour permettre à chacun, quels que soient les liens intellectuels dans lesquels il peut être enfermé, de s'inscrire dans la dynamique d'apprentissage et dans le questionnement critique de ces liens.

Extérieurement en permettant à chacun de questionner la relation de l'École au politique, du politique au monde global. Finalement, l'école doit permettre l'identification par chacun de soi comme un être qui se construit en problématisant.

La visée philosophique, à chaque niveau de la scolarité, se situe à l'intersection entre ce que l'élève peut construire ou comprendre dans l'effort pour penser, et l'idéal régulateur d'un philosopher comme capacité de penser rationnellement la complexité des problèmes posés à chaque être humain par l'existence d'une conscience réfléchie. En ce sens, vouloir le Droit et la démocratie républicaine revient à souhaiter que chacun, à égalité avec les autres, puisse se situer dans cette visée philosophique que l'école doit avoir pour lui.

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