Colloque coorganisé, à l'occasion de la Journée Mondiale de la Philosophie 2011 à l'UNESCO, par le Collège International de Philosophie (CIPH/CIRTEP) et le Comité d'organisation des 11èmes Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques.
Du principe à la réalité, la distance est grande. François Dubet, il y a quelques années, le constatait : d'un côté, "tout semble a priori très simple : l'égalité méritocratique des chancesreste la figure cardinale de la justice scolaire. Elle désigne le modèle de justice permettant à chacun de concourir dans une même compétition sans que les inégalités de fortune et de naissance ne déterminent directement ses chances de succès et d'accès à des qualifications scolaires relativement rares" écrit-il dans L'école des chances. Qu'est-ce qu'une école juste ? (Seuil, 2004, p. 7). Mais d'un autre côté, poursuit F. Dubet, "jamais ce modèle n'a été totalement réalisé, loin s'en faut : aucun système scolaire n'est jamais parvenu à se protéger parfaitement des inégalités sociales. En France, les efforts engagés depuis plus de cinquante ans pour instaurer un égal accès aux études sont loin d'avoir engendré une égalité des chances réelle : l'accès aux études longues s'est élargi, les filles y ont beaucoup gagné, mais les différences de réussite entre catégories sociales restent presque aussi fortes qu'au temps où l'accès aux études était rigoureusement inégalitaire et où le tri se faisait en amont de l'école".
Face à ce constat, deux attitudes sont possibles.
I) Imaginer et expérimenter, les moyens pour réduire la distance entre le principe et la réalité.
C'est la voie que poursuivait F. Dubet dans son ouvrage ("ce livre ne remet pas en cause le principe de l'égalité des chances, mais propose de réfléchir différemment aux moyens de s'en approcher"). C'est également la perspective que notre colloque a adoptée, pour une part, en commençant par rappeler les principes et les textes fondateurs de l'égalité des chances dans une démocratie républicaine, et en montrant en quel sens une telle égalité entrait en résonnance avec l'exigence philosophique elle-même (depuis par exemple le GREPH et le droit à la philosophie pour tous, jusqu'à l'idée des programmes d'un cursus de philosophie à partir de la maternelle. Voir Jean-Charles Pettier, Les pratiques à visée philosophique au coeur du projet scolaire dans une démocratie républicaine).
De la maternelle à l'université, il est dès lors nécessaire de penser les conditions concrètes de mise en place d'une éducation à la liberté de penser. Il peut s'agir de concevoir pour les tout petits un dispositif d'échanges et de discussion qui se distingue de la conversation spontanée et ait pour ambition, notamment par la valorisation de l'oralité, la formation d'un citoyen réflexif (voir Michel Tozzi, La discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) : une contribution significative à l'éducation d'une citoyenneté réflexive). Mais comme il ne s'agit pas pour autant d'oublier les textes, sans lesquels il n'est peut-être pas possible d'accéder à la réflexion philosophique, il est possible également de s'appuyer sur la fiction littéraire, qui à la fois s'appuie sur le réel et en dévoile des dimensions insoupçonnées : un tel travail engage une certaine représentation de l'enfance - qui ne l'assimile plus à un état de fragile innocence, mais prend en compte son besoin de grands récits et d'interprétations complexes. La littérature permet toute une élaboration de l'enfant qui, usant du "paravent" du personnage, peut être conduit (notamment dans les Segpa) à renforcer sa propre "estime de soi" (Edwige Chirouter, Philosophie, littérature et rapport au savoir à l'école primaire et en segpa. Les pratiques à visée philosophique au service de l'égalité des chances ?). Contribuer à la réalisation de l'égalité des chances à l'école, ce peut être aussi, en décentrant le regard vers d'autres horizons (notamment le Japon), réaffirmer la condition sine qua non de ce principe : à savoir la gratuité de l'enseignement tout au long du cursus scolaire, jusqu'à l'Université. Ce qui implique donc de poser le problème de l'économie de la production et de la diffusion du savoir - et de contester par voie de conséquence le devenir entrepreneurial de l'université (Yuji Nishiyama, La gratuité de la philosophie à l'époque du capitalisme mondialisé).
II) L'autre attitude face au principe de l'égalité des chances consiste à en interroger le fondement - affectif notamment (à quel désir répond-il ?) - et finalement à le mettre en crise
"L'égalité des chances" : cette formule sonne en effet comme un slogan ; elle est pourtant bien sibylline et enveloppe au moins deux grandes difficultés.
A) Première difficulté : de quelle égalité s'agit-il ? S'agit-il d'une égalité de tous devant la formation, l'accès au savoir, l'acquisition de compétences - l'école, obligatoire et gratuite, étant l'institution censée pallier, ou du moins adoucir les inégalités sociales (et en premier lieu familiales) ? "L'égalité des chances" a pris aujourd'hui un sens fortement "individualiste" : celui non pas d'un travail institutionnel, opéré par l'école, de rectification des inégalités collectives, mais plutôt celui d'un espace où peut s'exprimer, de façon moins collaborative que compétitive, la valeur de chacun. Alors l'école : institution structurant le groupe pour donner à tous les mêmes chances de réussite sociale, ou espace de concurrence libre et non faussée où s'affirme la valeur des plus méritants ?
B) Seconde difficulté : elle tient justement à cette idée de mérite. En effet, lorsque l'on passe de l'idée d'"égalité" à celle d'"égalité des chances", on introduit une variable, celle du mérite individuel : à l'école d'instaurer l'égalité des chances ; aux élèves de savoir les saisir, ces chances, selon leur propre mérite. Comme si, au fond, l'égalité des chances anticipait sur la justification de l'inégalité des places, ou des positions sociales. Viser l'égalité des places, c'est tendre à modifier les structures sociales, en réduisant les inégalités de conditions de vie - les inégalités de revenus, notamment ; viser l'égalité des chances, c'est censément donner aux enfants des classes défavorisées les mêmes chances qu'aux autres. Mais de quelles chances parle-t-on ? Que recouvre ce concept flou ? Peut-on véritablement concevoir l'école comme l'institution qui donne les mêmes chances à tous, chances de se cultiver, chances de réussir socialement ?
Sous l'expression d'"égalité des chances à l'école", deux problèmes se posent donc : d'abord, "l'égalité des chances" est-elle une manière de tolérer des inégalités justes, et de valider l'idée que l'école ne peut produire, finalement, que des inégalités ? Ensuite, "l'égalité des chances" n'est-elle pas une manière de réintroduire la notion morale - douce aux oreilles des républicains comme des libéraux - de "mérite", dont il se pourrait bien qu'elle soit, de façon très inégalitaire, socialement déterminée ?
La question du mérite doit effectivement être interrogée, contextualisée et critiquée : elle ne trouve pas tant son origine dans un héritage chrétien (qui valorise davantage la grâce que le mérite) que dans un héritage révolutionnaire (qui conteste les prestiges de la naissance honorés par l'Ancien Régime) ; mais le mérite présuppose justement ce que l'école cherche à accomplir, et justifie parfois que l'on rogne sur les exigences mêmes de la scolarité - en renonçant à la logique de la transmission, la seule qui ne soit pas différentialiste et même défaitiste. Peut-être faudrait-il alors substituer à l'égalité des chances un autre principe : celui de l'éducabilité de tous, avec les mêmes exigences pour chacun (Nicolas Piqué, La méritocratie est-elle démocratique ?).
Du côté de l'enseignement de la philosophie, la question de l'égalité des chances se pose avec d'autant plus d'acuité que l'on peut légitimement se demander si la philosophie de l'égalité des chances n'est pas, justement, la philosophie des philosophes : chaque enseignant de philosophie ne fait-il pas au fond semblant de croire à l'égalité de tous devant l'accès à la philosophie ? La pratique de l'enseignement philosophique ne vient-elle pas accréditer l'idée d'un certain aristocratisme - seuls les meilleurs sauront saisir la chance qui leur est donnée d'une véritable rencontre, d'un véritable engagement philosophique ? L'enjeu est dès lors de savoir comment articuler une chance pour tous avec la singularité de la conversion philosophique (Rémy David, Difficile égalité des chances: l'enseignement de la philosophie entre aristocratisme républicain et démocratisation improbable).
Il faut dès lors, en dernière instance, travailler la contradiction au coeur de cette affirmation de l'égalité des chances, qui peut être entendue comme un approfondissement soit de la démocratisation, soit de la concurrence - et qui relève donc d'une double tendance, elle-même antagonique, c'est-à-dire d'une volonté qui veut ce qu'elle ne veut pas et ne veut pas ce qu'elle veut : la démocratie. Sous les ambivalences du recours à l'égalité des chances s'exprimerait donc un désir collectif d'inégalité et de pouvoir, qui pose l'école comme lieu d'une compétition avec ses gagnants et ses perdants. Faire véritablement la généalogie critique de l'égalité des chances à l'école, comprendre ce désir de compétition, d'égalitarisme et d'inégalitarisme dans le système scolaire exige donc l'élaboration d'une économie psychique collective (Jean-François Nordmann : L'"égalité des chances" : face souriante du désir collectif d'inégalité ?).