Le point de vue que je vais présenter maintenant est une focale un peu particulière, puisque c'est celle qui se développe dans le travail en cours à Philosoin. Je rappelle que cette approche entend effectuer une attention conjointe au philosopher et au prendre soin de soi et des autres (la dimension thérapique du philosopher).
Il m'a semblé nécessaire de travailler non pas sur le verbatim de l'atelier philo sur l'amour, mais sur le support vidéo, afin de pouvoir analyser le langage non verbal (notamment le langage des affects), mis en mouvement dans l'atelier. Dernière remarque, s'est posé un problème méthodologique, car la vidéo qui m'a été transmise, grâce à Cilvy Aupin que je remercie, est un peu différente du verbatim. Les références que je vous donnerai dans ce qui suit, seront celles des séquences de la vidéo, qui va illustrer, en parallèle, mon propos.
Dans cette présentation, je vais donc essayer de mettre en relief un certain nombre d'effets de soin de soi et des autres, que l'on peut repérer du fait du dispositif de cet atelier philo.
Retenons tout d'abord que pour les enfants, ce que met l'animatrice de l'atelier Pascaline, à disposition, est un certain nombre d'activités : "parler, penser, réfléchir et apprendre à se poser des questions"( -0-2'15). Elles sont spatialisées par un cercle, où chacun (animatrice incluse) est à égale distance du centre, et symbolisées par une bougie, allumée (2'30).
Autre élément mis à disposition par l'animatrice, sa bienveillance, sa capacité à aider certains enfants en difficulté de pouvoir dire leur propre pensée (Inès -3'33-4'07 et le "vas-y ma puce" 12,48-13'07), sa capacité à développer leurs capacités d'empathie cognitive. Pascaline les aide à penser les pensées des autres ("on garde bien en tête (ce qu'ont dit Azouaou et Kyria), parce qu'on va réfléchir certainement sur ce qui vient d'être dit" (2'36-3'06).
Autre point que je voudrais souligner : elle aide les enfants à bien repérer les changements de points de vue. Cet aspect est essentiel, et illustre ce qu'Alain Berthoz a développé en ouverture du colloque sur les NPP à l'Unesco (nov. 2011) : " De la possibilité de changer de point de vue pour développer l'esprit critique et comme facteur de tolérance et de paix ". Il nous a éclairé sur les processus de dépassement d'une vision égocentrée permettant, afin d'aller vers la pensée et l'émotion de l'autre (vision hétérocentrée et allocentrée), et d'expérimenter la pluralité des points de vue. Ici, dans cet atelier, Pascaline reformule très bien ces éléments importants :
- le subtil point de vue égocentré de Kyria, qui illustre, par un exemple, une différence essentielle (entre to love et to like) ; "je ne suis pas amoureuse d'Abigaelle, j'aime Abigaelle) (1'40), et l'exploration de l'homosexualité ;
- les rotations mentales hétérocentrés de la même Kyria, qui pense que "c'est Azouaou qui ne veut pas pardonner Chana, parce que Chana, elle aussi, elle veut pas pardonner Azouaou, mais c'est parce qu'elle n'a pas le temps de pardonner à Azouaou" (310) ;
- l'"invention" de Yanis (le "code"). Pascaline s'en saisit, dans le brouhaha d'un débat portant sur ce qu'il est possible et pas possible d'aimer, elle entend un point de vue allocentré, celui de Yanis, qui parle du "code" de l'amour, qui permettrait de saisir un ensemble de relations amoureuses possibles et pas possibles.
Dans cet extrait vidéo, nous pouvons voir se déployer les rotations mentales de Kyria (OF09), et de Azouaou (OM20). Leurs capacités empathiques cognitives et émotionnelles vont être mises à l'épreuve par Chana. Elle va en effet nous montrer que ses capacités empathiques sont réduites, mais nous pouvons faire l'hypothèse qu'elle est en sympathie, en contagion émotionnelle, avec Azouaou. Elle est contre, tout contre lui! Comme dit la chanson : "si tu m'crois pas hé, tu vas voir ta gueule à la récré!" (Alain Souchon). La dispute va se poser sur un conflit de croyance, sur la thèse développée par Azouaou, à partir de son point de vue égocentrée, "quand on est vieux, on ne s'aime plus" (13'48-14-10). Chana coupe court, apporte un point de vue différent, "on peut se disputer et s'aimer", et va mettre sa thèse en application! Elle coupe court, sans jamais argumenter, le cheminement d'Azouaou, ce qui va entraîner des pulsions agressives, et de la contagion groupale. Elle va devenir le centre du débat, qui devient de la dispute. .
- Kyria apportera alors une autre thèse, celle du pardon, qui fait que l'on peut s'aimer à nouveau... après une dispute, thèse reprise par Inès (16'28) et finalement par Azouaou (17'10).
- 3 thèses, 3 points de vue. Cette "pluralité interprétative", avec ses affects de tension agressive liée au fait que personne ne peut avoir la raison, ou raison sur les autres points de vue, pourra se maintenir. L'ensemble des rotations mentales et émotionnelles vont amener Azouaou à penser différemment le point de vue de Chana et... comme je l'ai déjà souligné, pouvoir changer de point de vue. Chana elle n'a pas bougé cognitivement, mais émotionnellement, elle va retrouver Azouaou à la récré!
- A la récréation (18'10), sur la vidéo, nous pouvons voir que ces trois points de vue seront remis en scène, et que les 3 thèses vont être vérifiées sur un mode de jeux. Azouaou et Chana étant au centre du jeu de la dispute, on les voit faire comme si, pour finir par conclure... que l'on peut se disputer et s'aimer!
Ce qui me semble intéressant de souligner, ce sont les changements de points de vue tout au cours de cet atelier, avec les affects que cela entraîne et la fragilité du point de vue allocentré.
C'est peut être sur ce point que Philosoin attirerait l'attention de Pascaline, qu'elle soutienne cette posture allocentrée du processus de penser! Nous pouvons suggérer cela, d'autant que ces enfants font preuve d'une grande maturité. Ils n'ont que 4 ans. Je rappelle que Jean Piaget avait pu démontrer, et notamment avec l'expérience des "trois montagnes", que c'est vers sept ans que l'enfant est capable d'imaginer des points de vue différenciés, qu'il acquiert la capacité à manipuler les points de vue spatiaux, ce qui permet de sortir du fanatisme. Puisque nous faisons ici des regards croisés, à Philosoin, je vous rapporte que lors de la table ronde avec Alain Berthoz, nous avons souligné l'importance de cette notion de "période critique", celle où l'enfant apprend le changement de point de vue. C'est l'âge où un enfant peut admettre le fait que le monde ne peut pas être vu selon une pensée unique, que l'on peut manipuler l'espace, et que l'on peut prendre en compte les pensées et les émotions d'autrui. Cela développe la capacité d'empathie, cette capacité à la fois d'être soi-même et de se mettre à la place d'autrui, de voir le monde du point de vue d'autrui.
Un avant dernier point pour finir. Si cette attention au développement de différents points de vue ouvrant sur une pluralité interprétative vous semble intéressante, elle appelle chez l'animateur de l'atelier une économie de questions aux enfants (qui appellent des réponses), pour se centrer sur l'interrogation, qui pousse à prendre des hauteurs ou des profondeurs de champ différentes et à élargir sa pensée. Disons le autrement : si les questions poussent le jeu de quelques instruments, l'interrogation pousse à jouer et être à l'écoute de l'orchestration de l'ensemble de la symphonie.
Je voudrais remercier Pascaline pour son bel accompagnement des enfants, car ils mettent vraiment, ensemble, la main à la pâte du philosopher et du soin ; et Cilvy Aupin pour ce beau travail d'écriture cinématographique de pensées en mouvement...
Réaction de M. Tozzi
On a ici le point de vue d'un pédopsychiatre qui travaille sur le soin et l'articulation entre DVP et thérapie. Son originalité est de travailler sur la vidéo, où l'on voit le corps et l'on entend la voix, ce qui permet, beaucoup plus que l'écrit (où le corps et la voix, qui est encore du corps, sont absents) d'analyser les affects, la sensibilité, et pas seulement les productions langagières ou cognitives, ou avec une approche purement rationnelle, voire rationaliste (comme chez M. Tozzi). Préoccupation particulièrement pertinente pour de jeunes enfants (quatre ans), où l'émotion est à vif (on discute d'amour!), et qui, au niveau théorique, rejoint la position de Spinoza, selon laquelle on pense avec son corps, parce que l'on ne peut distinguer radicalement comme Descartes la pensée de l'émotion (voir les travaux d'A. Damasio). C'est pourquoi l'empathie dont on parle ici est à la fois émotionnelle et cognitive.
L'aspect cognitif n'est pas pour autant négligé, à travers la référence théorique à A. Berthoz, et la manipulation des concepts de points de vue (ego ou allocentrés), de changement de point de vue, de rotation mentale, de pluralité interprétative. Il y a là une clef importante au niveau des analyses, si l'on pense que philosopher implique comme dit Kant un élargissement de la pensée, c'est-à-dire une évolution de son point de vue. D'où l'intérêt d'analyser les postures de changement de points de vue chez les élèves, et la façon dont l'animatrice accompagne sans forçage cette possibilité.