Nous continuons, en guise de témoignage, l'histoire d'un collègue de philosophie, en douze épisodes. Le récit de vie professionnelle est aujourd'hui considéré, par les sciences humaines, comme producteur de savoir, en tant que matériau d'analyse, et même, selon Mireille Ciffali, dans une perspective clinique, comme un "espace théorique d'analyse". Cela rejoint l'approche plus philosophique de P. Ricoeur, selon laquelle il prend le sens de l'unité narrative d'une identité professionnelle, plan de vie d'une unité narrative plus globale. Instructif pour ceux qui s'intéressent à la culture de la professionnalité philosophique professorale...
Comme tout témoignage, il n'engage que son auteur.
Ayant rompu mon contrat de travail à l'étranger (avec l'A.E.F.E.), je reviens dans mon académie d'origine1. Ma femme a eu la chance de retrouver un travail sur Toulouse et nous nous réinstallons dans la ville rôôôse. Je savoure le plaisir simple de marcher tranquillement dans la rue, les mains dans les poches. Serein !
Pour ma rentrée 2001, le ministère m'a gâté : je suis nommé "Titulaire sur zone de remplacement" (Il n'y a plus de "titulaire académique"), à 160 kilomètres de mon domicile, à Tarbes ! Le statut des remplaçants a encore évolué pendant mon absence de la métropole. A présent, le remplaçant (titulaire) ne peut plus être assuré de rester dans un même établissement toute l'année. Le ministère a fusionné les deux précédents statuts (T.A et T.R) en un seul : le T.Z.R. On est affecté, maintenant sur une zone et, en philosophie, la zone couvre tout un département ! Le nomadisme se renforce avec la recherche de flexibilité...
J'ai, néanmoins, un lycée de rattachement (en attente d'être appelé pour remplacer) à Tarbes : le lycée Marie Curie, un des plus gros de toute l'Académie (près de 3000 élèves et une cours de récréation de 7 hectares de laquelle on voit toute la chaîne des Pyrénées par beau temps !).
J'habite Toulouse, bien sûr, mais pour le ministère, je l'ai déjà dit, je suis censé habiter là où je travaille (tant pis pour ma femme et mes gosses). De sorte que, ayant fait le choix de continuer à habiter avec ma famille, mes frais de déplacements seront à ma charge.
Cette année 2001/2002, j'ai donc eu deux métiers : professeurs de philosophie et... routier ! Pour économiser le bonhomme (ainsi que la voiture), je ferai le choix de dormir une nuit par semaine à Tarbes. J'essayerai pas mal d'hôtels bon marché et même le lycée hôtelier, de loin le meilleur rapport qualité/prix. Malheureusement ce dernier arrêtera assez vite de louer ses quelques chambres par manque d'effectif, cette année-là. Je négocierai pied à pied avec l'intendant du lycée la possibilité d'utiliser une minuscule chambre de surveillant dans l'internat (2m x 3). J'y dormirai une nuit dans mon sac de couchage (je n'ai pas eu le droit aux draps), mais la literie, le bruit et l'atmosphère d'internat me feront rendre la clé le lendemain matin à un intendant ravi.
Finalement, je trouverai une chambre d'hôtes dans une petite propriété en périphérie de Tarbes, chez un couple de sexagénaires charmants. Mamie de Castelbajac (la tante du célèbre couturier) s'occupera de moi comme seules les grands-mères savent le faire, cuisinant une cuisine à l'ancienne propre à requinquer le nomade de l'Education Nationale que j'étais. Un soir par semaine, je découvrirai le charme un peu suranné, mais délicieux, de la vie de l'aristocratie provinciale. Ces soirées furent d'une douceur reposante dans une année qui allait se révéler épuisante. Que mes hôtes, à qui je souhaite de vivre encore de longues et paisibles années, en soient remerciés ici. Ils auront contribué, avec leur gentillesse, à enrichir mon "tour de France" professoral.
A.Z.F, le 11 septembre et le reste...
Je n'ai pas eu à attendre longtemps pour enseigner. Avant même de proposer au proviseur de mon lycée de rattachement des cours de soutien, de l'initiation à la philo en première etc., je serai désigné, parmi les cinq T.Z.R de philosophie en Hautes Pyrénées (excessif pour ce département, mes collègues n'auront d'ailleurs pas grand monde à remplacer durant l'année), pour remplacer à l'année au lycée Marie Curie.
Ce dernier étant un lycée à dominante technologique, j'aurai, de ce fait, 8 classes dont 7 techniques (moins il y a d'heures d'enseignement dans telle ou telle matière, plus il faut de classes pour arriver aux 18 heures qui constituent le service normal d'un enseignant). Soit près de 260 élèves !!! On se rappellera que j'en avais 21 l'année précédente, pour le même salaire !
J'ai immédiatement la certitude que je vais faire de l' "abattage". Pour la première fois depuis que j'enseigne, je ne saurai pas le nom de tous mes élèves à la fin de l'année. Habituellement, un professeur de philosophie a 4 ou 5 classes. Cela dépend du nombre de terminales générales qu'on lui confie et du volume horaire de sa matière dans ces classes. Là, je subis une espèce de bizutage et l'on m'a vraiment chargé la barque.
Pour mon malheur, mon regard est devenu assez exercé pour que je sache précisément quels élèves je suis en train de louper. Je me souviens d'un grand chevelu. Sa participation en cours montrait que son intérêt pour la philosophie n'était pas feint. Il prenait tout cela au sérieux et ses remarques, ainsi que ses questions, attestaient qu'il venait de découvrir quelque chose qui ressemblait à une fenêtre. C'était le genre d'élève à jouer les prolongations en fin de cours. Je faisais ce que je pouvais, mais mes 8 classes et mes 320 kilomètres (d'autoroute) par jour nous laissaient peu de temps. En outre, comme beaucoup d'élèves du technique, il avait un rapport difficile avec l'écrit. Bref, malgré ses efforts et son investissement en cours, il se prenait des "cartons" à l'écrit.
C'est d'ailleurs en pensant à ce genre d'élève que je me suis demandé si on ne ferait pas mieux de faire passer l'épreuve de philosophie à l'oral dans les classes techniques. Malheureusement, je sais que cette bonne idée qui permettrait de revaloriser la philosophie dans les classes techniques (si l'on veut évaluer la capacité à philosopher d'un élève, il faut se méfier des capacités connexes qui font écran et le lourd passif des élèves de technique quant à la maîtrise du français en est une) pose un problème de coût. Une épreuve orale est toujours plus longue et plus chère à organiser qu'une épreuve écrite.
Mauvaise note après mauvaise note, je voyais mon élève se désespérer et, ce, malgré les "bricolages" que je tentais. Un soir, il est resté une fois de plus après le cours et, sa copie à la main, ce grand gaillard d'une vingtaine d'année s'est effondré en larmes. Je sais bien que cela paraîtra surréaliste à beaucoup, compte tenu des rapports difficiles entre les élèves de technique et la philosophie, mais la scène n'était que trop vraie.
Il n'est pas facile d'intéresser des élèves qui savent ce que pèse l'épreuve de philosophie dans leur baccalauréat : pas grand-chose (coefficient 2, le même que le sport). Mais là, j'en avais un et je savais que je ne pourrai pas faire ce qu'il fallait. Oh, j'ai tenté quelques bricoles et autres conseils méthodologiques, mais je savais qu'avec près de 260 élèves, je ne pourrai pas l'aider comme il le fallait et, surtout, comme je savais le faire. C'était d'autant plus frustrant que je l'avais déjà fait ailleurs et que cela avait marché.
J'avais construit dans mon lycée expérimental oléronnais une espèce de référentiel assez précis qui me permettait de détailler ce qu'il fallait faire pour réaliser une bonne dissertation. Je m'étais servi des travaux de Michel Tozzi, chercheur en didactique de la philosophie et professeur à l'université de Montpellier qui avait isolé trois compétences requises à la dissertation de philosophie : savoir problématiser, conceptualiser et argumenter.
Le référentiel que j'avais eu le temps de me construire dans mon lycée autogéré distinguait pour chaque compétence, quatre niveaux de maîtrise, niveau que je détaillais et formulais sous la forme "être capable de...". Ainsi, chacun de mes élèves, à qui je rendais son devoir, avait, classiquement, une note qui lui permettait de se situer par rapport à l'objectif Bac, mais aussi une estimation de son niveau (1, 2, 3 ou 4) pour chaque compétence. Les remarques que je faisais dans la marge des copies de mes élèves étaient "stabilobossées" d'une couleur selon un code qui permettait à l'élève de savoir quelle était la compétence incriminée par ma remarque. Des astérisques dans la marge signalaient , en outre, que tel ou tel passage pouvait être réécrit en tenant compte des remarques précédées de l'astérisque. De sorte que mes élèves pouvaient s'ils le souhaitaient me fournir un deuxième jet que je comparais au premier et si l'élève avait réussi sa réécriture en s'appuyant sur mes remarques, je montais la note (évaluation formative).
J'avais peaufiné tout cela en Afrique du sud grâce à la faiblesse de mes effectifs. Voilà, c'est cela que j'aurai dû faire avec mon grand gaillard chevelu, mais, comme je l'ai dit, cette année-là j'étais aussi routier et j'avais 260 élèves. Je ne pouvais donc pas leur donner la possibilité de réécrire des devoirs que j'avais déjà bien du mal à corriger dans des délais pas trop scandaleux.
C'est terrible de se voir louper des élèves (bien sûr, il y en avait d'autres) et rejeter la responsabilité sur ceux qui m'avaient mis dans ces conditions d'échec ne m'aidait en rien !!! L'année fut donc une vraie rupture avec la précédente. Des évènements extérieurs allaient d'ailleurs la rendre un peu plus difficile.
On se souviendra sans peine des attentats du World Trade Center, le 11 septembre de cette année-là. Ce fut le choc que l'on sait, mais il eut à Toulouse un poids particulier, si l'on se rappelle que 10 jours plus tard, la ville rôôôse devenait rouge.
Le 21 septembre, donc, je suis chez moi, dans ma chambre. Les enfants sont à l'école, ma femme au travail. Je bouquine tranquillement lorsque, tout à coup, j'entends un bruit sourd comme venant de ma cave. L'espace d'un instant, je me demande ce qui a pu tomber d'aussi lourd. Je me lève et je n'ai pas fait trois mètres que toute la maison tremble au moment où toutes les vitres de la maison explosent dans un bruit qui, alors, n'est pas référencé dans ma mémoire. Ce qui se passe est d'abord un bruit d'une force inconnue. Cela est dû au fait qu'au même moment, toutes les vitres de la ville ont explosé, mais ça, je ne le sais pas encore.
Je descends de l'étage. La porte s'est ouverte, la serrure est partie avec ses quatre vis, comme dans une bande dessinée. Sauf que là, c'est pour de vrai. Je viens de prendre l'effet de "blast", l'usine AZF vient d'exploser (nous n'en sommes qu'à 2 kilomètres à peine), mais, ça aussi, je ne le sais pas encore.
Je sors dans la rue et là, c'est une vision apocalyptique : des monceaux de verres jonchent le sol, plus un carreau au fenêtres. Je cherche à comprendre. Tout le monde se regarde. On ne sait rien. On ne comprend rien. Je fais 20 mètres dans ma rue et arrive à la hauteur d'un local qui sert de permanence au parti des verts. La grande vitre a été soufflée. J'avoue que l'espace d'un court instant j'ai pensé que quelqu'un avait plastiqué le local des écologistes ! Mais ça ne tenait pas debout. Il est vrai que nous ne tenions pas tous debout.
Reste que très vite le spectre d'un attentat terroriste s'est mis à planer (nous étions 10 jours après le 11 septembre). Mes beaux-parents sont arrivés assez vite. Ils faisaient leurs courses dans le centre-ville lorsque ça a explosé. C'est quand ils sont arrivés, que j'ai su que l'explosion avait touché toute la ville et ce sont eux qui m'ont appris qu'une usine avait explosé (l'attentat restait plausible malgré tout). J'ai alors compris comme des centaines de milliers de toulousains que si toute la ville avait été touchée, les écoles aussi !!!
Je suis allé récupérer mon aînée au collège pendant que mon beau père s'occupait de la plus jeune qui était, moins loin, à l'école élémentaire du quartier. C'est une scène étonnante que de voir converger des adultes vers un lieu, puis elle devient inquiétante lorsque l'on s'aperçoit que tous convergent vers le même lieu. Enfin, on est glacé quand on comprend que tous ces gens sont des parents qui, comme vous, vont chercher leurs gosses. J'ai commencé par accélérer le pas et j'étais en train de courir sans que j'ai su à quel moment j'avais démarré. Sans doute qu'insensiblement nous pressions le pas de voir les autres marcher plus vite et que le départ des uns a donné le signal de la course des autres.
Toujours est-il que lorsque j'ai vu la première mère de famille marcher avec son gosse en sens inverse en le serrant et en lui tenant un mouchoir sur un coin de la tête, la glace m'a pris comme si tout mon sang avait déjà atteint le collège. J'ai couru comme si ma vie en dépendait, ce qui après tout était bien le cas.
Je suis arrivé dans la cour du collège, ai récupéré ma fille en larmes, mais pas blessée. Je saurai plus tard qu'elle a eu beaucoup de chance. Au moment de l'explosion, la professeur de français de ma fille passait entre elle et la fenêtre qui a volé en éclats. Elle fut sévèrement blessée au visage, comme des milliers de toulousains qui savent ce qu'ils doivent aux responsables de ce drame.
J'ai donc emmené ma fille en donnant son nom à une malheureuse C.P.E qui, seule au milieu de la cour, notait tous les noms sur un pauvre cahier. Je dois dire que c'était un bazar indescriptible. Des enseignants avaient été blessés et évacués devant leurs élèves qui mettraient pas mal de temps à s'en remettre.
Autant le dire tout de suite, rien n'a fonctionné (les sirènes de la protection civile avaient toutes été soufflées). Les procédures d'évacuation, auxquelles les enseignants se livrent tous les ans comme à un rituel pesant et sans conviction, n'avaient pas préparé les établissements scolaires à ce genre de catastrophe. En tout cas, je ne me souviens pas m'être jamais entraîné à l'éventualité qu'un escalier soit rendu impraticable par une explosion (ce qui se produisit au collège de ma fille). Jamais nous n'avons simulé l'évacuation d'une classe avec l'enseignant blessé et jamais il n'a fallu faire passer un message précis et clair à 1500 élèves réunis dans la cour. Sinon nous nous serions aperçus que la voix d'un proviseur a beau être celle de l'autorité, elle ne porte pas plus loin que les premiers rangs ! Tous les lycées n'avaient pas de mégaphone et de toute façon, l'appareil ne permet pas de communiquer avec des centaines d'élèves.
Or, il y avait une consigne à faire passer. L'inspection académique avait demandé à tous les chefs d'établissement de confiner tous les élèves qui restaient dans les locaux, dès que l'on sut, via la préfecture, qu'en plus de tout, il y avait un nuage "possiblement" toxique qui se baladait. Comment avertir 1500 élèves dans une cour avec un mégaphone (si l'on en a un) et comment les confiner lorsqu'il ne reste plus une seule vitre dans toute la ville ?
Ma plus jeune fille qui était en CM2 n'avait rien. Elle me raconta par la suite que le plafond d'une classe s'était fendu jetant les petits CP dans une peur panique. Les grands de CM2 avaient alors pris les petits avec eux et, en tentant de les réconforter, en oublièrent leur propre peur.
Inutile de dire que des milliers de petits toulousains furent traumatisés. D'ailleurs nous eûmes des bataillons de psychologues scolaires qui arrivèrent de tout l'hexagone pour aider leurs collègues de Midi Pyrénées qui n'y suffisaient pas. Je n'ai pas vécu la guerre, mais l'espace d'une journée j'ai ressenti quelque chose qui devait approcher ce qu'avaient éprouvé nos aînés.
Bien sûr, on a beaucoup parlé des 29 morts, mais il y eut des milliers de blessés (coupures de verre plus ou moins graves) et quelques vies mutilées et brisées. Pendant des jours et des jours, on pouvait croiser des gens avec des pansements sur le visage et pendant des semaines, le moindre pot d'échappement pétaradant faisait sursauter toute une ville !
Nous étions rentrés d'Afrique du sud pour goûter à une vie plus calme et à peine avions-nous posé nos valises que notre ville était soufflée ! Il fallut réparer, bricoler, trouver du verre (j'allai chercher le mien jusque dans le Gers) et puis, surtout, rassurer des enfants qui étaient d'autant plus inquiets que les adultes ne pouvaient pas encore leur expliquer pourquoi cette usine avait sauté. D'autant plus que l'explication terroriste subsista longtemps, entretenue qu'elle était par des gens qui s'en servaient comme d'un contre-feux à leurs propres responsabilités.
Bref, cette année que nous avions souhaitée paisible commençait dans la douleur. Depuis, je trouve nos exercices rituels d'évacuation beaucoup plus sérieux. Mais j'ai toujours pensé que nous avions encore des progrès à faire. J'ai, par exemple, toujours été étonné que les élèves ou les personnels détenteurs du brevet de secourisme ne soient pas référencés par les lycées où j'ai exercé par la suite, afin de mieux être utilisés dans une situation du genre de celle d'AZF.
Première expérience de barman et de la section Sciences médico-sociales
Parmi toutes mes classes de technique, j'en eus une, nouvelle pour moi. Il m'était échu une terminale S.M.S. La section "sciences médico-sociales" est composée, en général, uniquement de filles voulant devenir, pour la plupart, infirmières. Elles ont donc un projet professionnel et cela se sent. L'ambiance est sérieuse, mais j'ai parfois l'impression d'être une espèce de rustaud bruyant lâché dans un pensionnat de jeunes filles fragiles comme du cristal...
C'est le genre de classe que les collègues fatigués s'arrachent. On y entend une mouche voler. Je dois dire que la philosophie que ces élèves découvrent leur apparaît, de prime abord, un peu abstraite ; elles qui sont plutôt préoccupées par la prise en charge des corps souffrants. Mais, mon travail consiste justement à leur faire dépasser ce premier réflexe qui les saisit à la lecture du programme de philosophie (une succession de neuf notions, sans plus de précisions).
Je ne m'en sortirai pas trop mal, mes années d'école normale m'ayant entraîné à pratiquer l'aller-retour entre la théorie et la pratique. Philosopher sur la technique (au programme) peut paraître un peu artificiel et pour tout dire, inutile, mais lorsque la différence (à faire) entre la science et la technique recouvre celle entre le médecin et l'infirmière, la réflexion théorique a immédiatement des implications pratiques. La critique de la technique, littéraire chez Barjavel, philosophique chez Heidegger, et qui permet au professeur de philosophie de poser la question : "Tout ce qui est possible est-il souhaitable ?", devient moins abstraite lorsqu'on l'illustre avec de futures infirmières ou sages-femmes par une réflexion sur la pertinence de ces techniques qui permettent à une femme ménopausée d'être enceinte !
Finalement, ma classe de SMS sera mon havre et ma détente dans cette année surchargée par le nombre de classes et les kilomètres.
Reste que ces trajets me permettront de nouer contact avec un de mes élèves d'une terminale commerciale. Souvent absent et en même temps intéressé par la réflexion philosophique, il avait ce profil classique de l'élève séduit par la nouveauté de la matière, les perspectives qu'elle ouvre et qui, en même temps, n'investit pas le temps et les efforts nécessaires pour transformer cette première séduction en quelque chose de durable.
Je savais, pour l'avoir déjà trop souvent constaté, que de non travail en absences répétées, viendrait le moment où l'élève intéressé, mais fainéant, se lasserait et décrocherait définitivement. Je m'étais donc appuyé sur ses remarques pertinentes à l'oral pour établir le contact et lui demander les raisons de ses absences à mon cours.
Il me répondit qu'il était absent à tous les cours et pas seulement aux miens et qu'il séchait d'ailleurs les miens un peu moins que les autres. Cela se voulait un compliment et il attendait que je l'en remercie. Ce ne fut pas le cas et comme j'insistai, il m'expliqua qu'il avait une vie "sociale" très chargée !!!
Il était guitariste dans un groupe semi pro (encore un) et cela commençait à ne pas trop mal marcher (renseignements pris auprès d'autres élèves, le groupe avait une réputation, disons régionale). Las, le groupe était toulousain, sa petite copine aussi et donc il avait du mal à retrouver le chemin du lycée ; les horaires des trains n'étant pas callé sur sa "vie sociale".
Je lui fis alors la proposition de le véhiculer, puisque, de toute façon, je faisais le trajet presque tous les matins. Je rendais d'ailleurs le même service à une jeune collègue de chimie, Annabelle, toulousaine elle aussi.
Je passai donc pas mal de temps avec Sylvain (c'était le nom de mon élève) et nos trajets me permirent d'apprivoiser cet oiseau musical. Père absent, mère dépressive, la musique était ce qui lui permettait de tenir debout. Il était objectivement un très bon guitariste et, lorsqu'il me demanda conseil, je me gardai bien de lui dire d'arrêter la musique, tout en sachant que cela rendait sa scolarité plus chaotique. Mais notre arrangement lui permettait de venir plus souvent en cours et je le convainquis de ne pas lâcher le lycée. Je flirtais, une fois de plus, avec une ligne que je connaissais bien, celle qui sépare ce pour quoi on me payait et ce pour quoi je n'étais pas payé, mais était cependant nécessaire pour pouvoir faire ce pour quoi j'étais payé !
A quoi me servait-il d'être compétent pour enseigner la philosophie à Sylvain si je ne pouvais pas faire en sorte qu'il assiste à mes cours ?
Il y a assisté, mais la musique a emporté ses chances de succès au baccalauréat. J'espère qu'il a fait quelque chose de ses talents de guitariste. Il y avait le projet d'une école prestigieuse dans laquelle il mettait ses espoirs. J'espère qu'elle ne l'a pas déçu.
Dans le cours de l'année, je recevrai un coup de téléphone de Sylvain m'annonçant le décès d'un de ses camarades de classe et donc, un de mes élèves. Un accident de voiture fauchera Sébastien qui, je crois, n'avais pas 20 ans...
A la tristesse absolue d'enterrer un de mes élèves s'ajoutera celle de constater que je serai le seul adulte de ce lycée présent à la cérémonie. S'il fallait une preuve que les établissements doivent conserver une taille humaine (difficile qu'un élève parmi 3000 ne soit pas anonyme), en voici une ! Je mettrai un petit mot sur un triste gros livre et, plus tard, la maman me remerciera d'avoir su voir que son fils avait de l'humour. Quand je me le rappelle, ça n'était pas bien difficile...
Cette année fut aussi celle de mes débuts en tant que barman. J'avais sympathisé avec un collègue qui enseignait le commerce, Jean-Jacques. Il était partisan de la pédagogie active et considérait que former ses élèves à la théorie du commerce était utile, mais que leur faire faire du commerce était indispensable. Je crois que s'il avait été instituteur, il aurait pratiqué la pédagogie Freinet et ses gamins auraient pratiqué avant de théoriser.
Reste que ses manières rabelaisiennes et son look à la Barbe rouge auraient peut-être inquiété les mômes. Ce qui se produisit d'ailleurs le jour où il déboula dans ma classe de SMS, pendant une de mes pauses. Mes futures infirmières le regardèrent me claquer une bise avec surprise, laquelle se mua en stupéfaction lorsqu'elles l'entendirent lancer avec sa voix de stentor "Y a d'la caille, ici !". Ce qui pouvait signifier "mais il n'y a que des filles dans cette classe !". Jean-Jacques avait déboulé le ventre en avant, les pouces coincée dans ses bretelles et sans façon me donnait du "ma poule" devant mes cristallines élèves, médusées par l'olibrius.
Il était le genre de prof que les proviseurs commencent par apprécier au regard des projets qui jaillissent de son cerveau et dynamisent le lycée. Vient ensuite un moment de doute où le proviseur se demande si le bonhomme est canalisable. Je suis arrivé au lycée dans le troisième stade, celui où le proviseur ne se le demande plus et sait qu'il a hérité d'une boule d'énergie ingérable.
Jean-Jacques avait carrément annexé une partie des sous-sol du lycée pour y abriter ses projets, réunir ses élèves qui y croyaient, entreposer sa logistique. Il avait aussi monté une cafétéria. Une vraie, pas dans les sous-sols ni planquée dans un coin obscur. Non, une spacieuse, moderne, avec percolateur, bar, fours à micro-ondes, tables, chaises, poste de télévision etc. L'existence de la chose était plus ou moins légale.
Je crois que Jean-Jacques l'avait démarrée comme un projet au service de sa pédagogie active. Les élèves de B.T.S. commerce géraient la chose selon les règles commerciales (achats, gestion des stocks, définition des prix, bilans comptables...).
Une équipe d'élèves tenaient la "cafet". La chose avait si bien marché qu'elle avait pris de l'importance, était devenu pérenne et était reconduite d'une année sur l'autre. De sorte que le proviseur s'est retrouvé avec un débit de boisson (pas d'alcool), capable d'assurer un service de restauration légère, sans qu'il n'ait jamais donné la moindre autorisation (c'était, au départ, un outil pédagogique et chaque enseignant est libre quant au choix de ses outils. A l'arrivée, c'était, d'ailleurs, toujours un outil pédagogique qui permit à des dizaines de gamins de savoir vraiment ce qu'était le commerce auquel ils se destinaient) !!!
Tout me destinait à filer un coup de main à ce genre de projet : le bonhomme rare autant que dévoué à ses élèves, les choix pédagogiques et aussi, je dois bien l'avouer, un certain manque d'égard pour les circuits institutionnels. Si bien que lorsque la "cafet", en bute aux tracasseries administratives, chercha du monde pour tenir le bar à des heures où les élèves volontaires manquaient, je m'inscrivis dans des créneaux horaires désertés et commençai ma carrière de barman.
J'avais vendu, on s'en souviendra, des fruits et légumes. Je pouvais servir des cafés sans penser déchoir de mon statut d'enseignant. Cela surpris un peu mes collègues et les élèves, mais cela ne dura pas. Il eut été dommage que ce véritable poumon du lycée cessa de fonctionner ne serait-ce que quelques heures et puis, il était important de montrer à l'administration que Jean-Jacques n'était pas seul...
Une anecdote montrera à quel point cette "cafet" jouait un rôle plus éducatif qu'on aurait pu le croire.
Un jour que nous prenions notre café avec quelques collègues, l'un d'entre nous, trouvant que le dessin animé japonais que diffusait le poste de la "cafet" était trop nul et trop bruyant, coupa d'autorité le poste en disant que cet abrutissement avait assez duré. A ce moment-là un élève de B.T.S, responsable de la "cafet", se leva et tranquillement, sans une once d'insolence, se planta devant le collègue en lui disant que ce lieu était géré par les élèves et que s'il voulait, il pouvait baisser le son, mais pas couper la télé !
J'ai retrouvé, l'espace d'un instant, ce fameux regard que j'avais observé en discutant avec un élève du lycée autogéré de Paris : franc, droit, sûr de lui sans arrogance. C'était une belle réussite que d'avoir permis à ces gamins de savoir défendre leurs droits avec calme et confiance. A n'en pas douter, ils deviendraient des citoyens qu'on ne manipulerait pas avec facilité.
Quand on saura que le collègue s'étant vu signifier qu'il n'était pas le directeur des programmes télévisés n'était autre que mon Jean-Jacques, on comprendra la valeur de ce qu'il avait réalisé. Quand on sème de l'autonomie, on ne récolte pas autre chose... Je crois qu'il était secrètement ravi de s'être fait recadré avec tact et maturité par un de ses élèves qui lui devait, peut-être sans le savoir, une bonne part de cette assurance qui ferait qu'on ne foulerait pas facilement ses droits de futurs citoyens.
Le séisme des élections du 21 avril 2002
Décidément, le 21 n'était pas, cette année-là, un bon jour. Après l'explosion chimique de septembre, une déflagration politique allait secouer la France et donc nos élèves, en ce mois d'avril.
J'étais le 22 au matin à la cafet en train de siroter mon café. Mon poste d'observation n'était pas mauvais et je voyais arriver un à un mes élèves de terminale accueillis par leurs camarades présents qui, invariablement, demandaient :
-"Alors, tu as voté ?"
-"Non", répondait l'arrivant
-"Et toi, tu as voté ?"
-"Non"
-"Et toi ?"
-"Non"
- etc.
Au bout d'une dizaine, l'un d'entre eux arriva et à la sempiternelle question : "Tu as voté ?", répondit :
"Oui, deux fois" !!!
Je jure que c'est vrai. Le gaillard avait voté deux fois. Ses camarades se fichèrent de lui, lui dirent que ça n'était pas possible, qu'il était vraiment trop c... etc.
Il insista et dit : " mais puisque j'vous dis que j'ai téléphoné deux fois, j'ai voté pour..." (je ne me souviens plus du prénom du candidat de cette émission de télé-réalité pour qui il avait fait son devoir de citoyen en votant deux fois par téléphone).
Mes élèves étaient hilares et moi anéanti. La confusion de cet élève en disait plus que de longs discours sur son degré de conscience politique et le genre d'élection qui lui semblait véritablement importante !
En résumé, la plupart n'avaient pas voté et l'un deux considérait que la seule élection qui vaille la peine d'en parler était celle proposée par une émission de télé-réalité. J'ai toujours pensé que la réalité était comme un "mille feuilles" et que chacun avait la fâcheuse tendance de penser que sa "feuille" était tout le "mille feuilles" et sa réalité, la seule existante ("soyez réaliste !" a toujours sonné pour moi comme la phrase de ceux qui veulent nous faire croire que le monde est comme il est, alors qu'il est tel que nous avons la force de le faire) ; mais là, j'étais débordé.
Le clou fut définitivement enfoncé lorsque arriva mon guitariste. Sylvain entra, salua ses copains et vint me voir. Il avait voté pour les Verts et voulait savoir ce que j'en pensais. Je me gardai bien de lui dire le fond de ma pensée. Je sais l'influence qu'un prof de philo peut avoir sur ses élèves et le statut de gourou ne m'a jamais tenté. Je me suis contenté de lui demander les raisons de son choix et nous avons discuté de ses idées politiques et de son souci pour l'environnement. Lorsqu'il m'a dit qu'il ne connaissait même pas le nom du candidat vert, je me permis de lui demander comment il savait qu'il avait voté pour eux.
Sa réponse résonne encore en moi :
"Ben, y avait un logo vert sur le bulletin, alors j'ai voté pour Corinne Lepage" !!!
Deuxième uppercut. Lorsque je lui ai expliqué qu'il avait voté pour l'ancienne ministre de l'environnement de Jacques Chirac, je l'ai vu se décomposer.
J'ai dans mon bureau, cadeau d'un ami, le premier bulletin de vote de l'Afrique du sud post-Apartheid. En 1994, tous les sud-africains eurent le droit de vote ; même ceux, bien sûr, qui ne savaient pas lire (et ils étaient des millions).
Ce premier bulletin de vote de l'Afrique du sud libre était constitué de 19 noms de partis politiques, illisibles pour des millions de citoyens illettrés. On avait donc rajouté en face du nom un sigle et à coté, une photo du candidat. L'électeur devait faire une croix en face d'un de ces 19 candidats2.
Ce matin-là, à Tarbes, j'ai eu l'impression d'être en Afrique du sud, en 1994. Sauf que là, ça n'était pas Mandela qui risquait de gagner au deuxième tour, mais Jean Marie Le Pen !
D'un autre côté, comment en vouloir à nos élèves ? La politique est un sujet tabou au lycée. En tout cas, la politique, dans sa dimension partisane et électorale (le concept de politique fait partie du programme de philosophie et c'est une notion que l'on ne peut pas ne pas rencontrer en étudiant l'histoire et l'économie), n'a pas droit de cité dans nos établissements scolaires. Soit ! Il s'agit de protéger ces jeunes consciences de la manipulation de leurs professeurs. Bon ! Mais alors, par quel miracle vont-ils acquérir une conscience politique dans la nuit de leur 18ème anniversaire ?
Vexés tout de même d'avoir contribué par leur abstention à ce joli score de l'extrême droite, nos élèves tentèrent de se rattraper pendant les 15 jours de l'entre-deux tours.
Tous les jours, vers 10 heures, l'heure de la récréation du matin, un petit malin (ou plusieurs) mettait un coup de coude dans une alarme incendie. Immédiatement, les cours stoppaient et nous descendions tous, réglementairement, dans la cour. Là, quelques forts en gueule appelaient à aller manifester en ville et le lycée se vidait de tous nos élèves qui n'étaient pas tous animés d'une belle conscience politique, mais optaient pour une balade en ville avec les copains.
Cela dura plusieurs jours et nous avions beau savoir ce qui se cachait derrière ces alarmes incendies, A.Z.F. était encore dans nos mémoires et il n'était pas question de ne pas interrompre nos cours. Nous descendions donc, sachant que la journée était finie.
Nous étions quelques-uns à trouver la farce un peu longue, surtout que la réaction de nos élèves manquait un peu de fond et que les banderoles improvisées étaient à la hauteur du slogan récurrent qui ponctuait ces défilés quotidiens. Bref, nous en avions assez de voir nos élèves partir crier "Le Pen enculé" dans les rues de Tarbes. Non pas que nous défendions l'hétérosexualité du bonhomme, mais nous trouvions l'argumentation un peu courte !
Jack Lang, dont j'ai dit le courtisan qu'il était, avait émis le souhait, en tant que ministre de l'Education Nationale, que les enseignants trouvent de quoi retenir ces élèves qui chaque jour faisaient le mur par milliers et montraient assez par leurs slogans qu'ils avaient encore besoin du lycée.
Pour une fois que j'étais en phase avec mon ministre...
Je suis donc allé trouver mon proviseur avec une collègue et nous lui avons proposé des cycles de conférences toute la journée. Il s'agissait d'expliquer, par exemple, pour les profs de sciences éco ce qu'était le protectionnisme dont se réclamait un candidat. Les profs de français envisageait de donner des conférences sur les racines littéraires de l'extrême droite française : Maurras, Drieu la Rochelle, Céline etc. Les profs d'histoire avaient des choses à dire sur la montée de l'extrême droite en France pendant l'entre-deux guerres. C'était d'autant plus nécessaire que c'était l'époque où Jean Marie Le Pen attaquait systématiquement devant les tribunaux tous ceux qui, dans la presse, parlaient du Front National comme d'un parti d'extrême droite (il voulait imposer l'appellation "droite extrème"). Il était important de permettre aux élèves de connaître certains slogans de Doriot, lorsque justement ils étaient repris par le Front National. Je m'étais d'ailleurs dit qu'il fallait faire quelque chose lorsqu'un de mes élèves m'avait dit que le Front National était un parti qui avait, le premier, combattu et résisté à l'occupant !!!
Le gamin avait raison, mais il ne s'agissait pas du même Front national et certains jouaient de la confusion.
J'avais quant à moi un travail à proposer sur les nouvelles formes du racisme en m'appuyant sur les travaux de Pierre André Taguieff3.
Le proviseur-adjoint nous vit arriver, ma collègue et moi, avec méfiance. Nous lui expliquâmes qu'il s'agissait de permettre aux élèves de dépasser le stade anal de leur engagement politique et que nous avions des outils à leur proposer. Il fut emballé, mais le proviseur n'était pas là. Il était au Rectorat (certainement pour trouver la parade à l'exode lycéen). Il fut contacté par téléphone. Son adjoint lui expliqua devant nous le projet que nous avions baptisé I.R.E. (information, réflexion, élections) et qui signifie aussi colère en vieux français. Il refusa.
Nous refusâmes son refus. Je me souviens que nous sommes restés dans le bureau de l'adjoint. La C.P.E. était là aussi et nous appuyait de toutes ses forces. Nous avons continué d'argumenter, avons expliqué qu'à aucun moment les intervenants ne mentionneraient le nom des candidats, mais qu'ils en resteraient à une analyse générale tant du point de vue historique que philosophique, économique ou littéraire. Nous lui dîmes que nous étions tous enseignants depuis de nombreuses années et que nous connaissions les limites à ne pas franchir.
Il retéléphona au proviseur, argumenta, me le passa, le reprit et lui dit qu'il était d'accord. Je crois que jamais proviseur n'eut à subir un tel feu croisé, mais, honnêtement, c'était pour la bonne cause (celle des élèves). Il accepta, pour finir et nous commençâmes immédiatement.
Nous fîmes le planning, quelques affiches et le bouche à oreilles fit le reste. Je commençai dès le lendemain par une conférence-débat sur les nouvelles formes du racisme et le concept de race d'après les récents travaux du professeur Langaney, spécialiste de la génétique des populations4.
Il me fallait une salle et, bien sûr, Jean-Jacques me libera la Cafet. J'eus une cinquantaine d'élèves et le lendemain, lorsqu'il s'en présenta 150, je fis la "conf" dehors et Jean-Jacques me sortit les enceintes de la chaîne stéréo sur laquelle était branché le micro.
Tous les jours il y eut des conférences. Les élèves pouvaient y venir, même s'ils avaient cours et d'ailleurs certaines classes vinrent avec leur professeur y assister en groupe. Notre IRE fonctionnait bien et nous arrivâmes à retenir pas mal d'élèves, lassés de hurler toujours les mêmes grossièretés dans les rues.
Il aura fallu une crise sans précédent pour que nous sortions de nos habitudes, mais, j'en suis sûr, pas de nos responsabilités. Je crois, pour le dire simplement, que nous avons fait pendant ces deux semaines un vrai travail d'enseignant.
Une dernière anecdote sur mon année tarbaise. Elle dira, je crois, le sentiment que j'ai parfois éprouvé d'être étranger dans ma propre famille. L'ambiance au lycée était tendue. Le proviseur avait des manières qui avaient fini par heurter pas mal d'enseignants et un vent de fronde soufflait sur le lycée.
Une réunion avait été décidée et était venue une centaine de professeurs (ce qui représentait approximativement la moitié du corps enseignant et prouvait, par cette forte mobilisation, que les choses étaient graves).
Nous étions alors tous entassés dans la très grande salle des profs et la discussion battait son plein sur la stratégie à mettre en place.
Je me souviens alors qu'un collègue assez âgé s'est levé. Il était vêtu d'un costume trois pièces et d'une cravate. Il se leva et avec une voix un peu chevrotante commença ses propos en ces termes : "Cela fait 37 ans que je suis à Marie Curie et je n'ai jamais vu cela....".
Je ne sais plus ce qu'il n'avait jamais vu. Je ne me souviens plus de ce qui l'avait indigné chez notre proviseur. Je n'ai pas entendu la suite. J'étais resté bloqué sur le "37 ans à Marie Curie" ! Je n'en revenais pas. Ce ""37 ans", c'était toute sa carrière. Il n'avait jamais bougé, était déjà là avant tout le monde, de toute éternité. Moi qui nomadisais depuis des années, je tombais nez à nez avec une espèce que je ne connaissais pas : l'enraciné.
Quand on sait que les enseignants accumulent des points (pour muter) en restant chaque année dans le même lycée (sorte de prime à l'immobilisme), on comprendra ma stupeur. Ce collègue avait sans doute assez de points pour demander la place du ministre. Bien sûr, ces points après lesquels la plupart courait ne lui servaient à rien, puisqu'il ne bougerait pas.
Avec un peu de "chance", le bonhomme avait fait sa propre scolarité en tant qu'élève dans le lycée dont il était devenu la mémoire vivante. De sorte que, peut -être, j'avais en face de moi un collègue qui faisait sa cinquantième rentrée scolaire au lycée Marie Curie !!!
Je pense que nous devions être, lui et moi, aux deux extrémités de cette grande chaîne qui unit tous les enseignants au sein d'une même espèce. Je le regardai, à ce moment-là, comme on regarde un lointain cousin perché sur une autre branche de l'évolution animale. Malgré notre lointaine ressemblance, il m'apparaissait comme une énigme.
Je terminais l'année sur les genoux et fit ma première demande de congé de formation5.
Elle me fut refusée !
Le proviseur tant décrié me surprendra en faisant une demande exceptionnelle pour que ma note administrative puisse dépasser la "fourchette" dans laquelle elle devait se situer (sic !). Je ne savais même pas que la démarche fut possible. Le Rectorat retournera un avis négatif ! Je termine donc l'année avec une note administrative de 39,10/40 et découvre incidemment que ma note pédagogique est passée à 40 (peut-être est-ce un "bonus" pour ceux qui ont été à l'étranger, car je n'ai pas été inspecté depuis 1995 !).
J'ai fait une demande de "rapprochement de conjoint". On verra bien...
(1) A noter que je suis revenu un an trop tôt pour pouvoir bénéficier de la bonification accordée aux fonctionnaires exerçant à l'étranger. En effet, pour trois années de service à l'étranger, l'Etat français accorde une année supplémentaire pour la retraite. Ainsi, une carrière passée à l'étranger permet de partir à la retraite, quelques années plus tôt.
(2) Ainsi, par exemple, le Keep It Straight and Simple Party (KISS) que je traduirai librement par "le parti de la droiture" se voyait accolé le dessin d'un baiser (un "kiss") et le visage de la candidate, espérant sans doute que cette trace de rouge à lèvres séduirait des électeurs illettrés et incapables de comprendre qu'il s'agissait vraisemblablement d'un parti défenseur de l'ordre moral.
(3) Nous sommes passés d'un racisme classiquement inégalitaire, à un racisme contemporain différentialiste. Il ne s'agit plus de dire, lorsqu'on est raciste, que certains sont inférieurs à d'autres (la loi Gayssot réprimant sévèrement ce genre de propos), mais de dire que certains sont très différents, trop différents même, pour pouvoir vivre avec nous.
Faute de connaître cette évolution, nos élèves risquaient de se faire attraper par un discours différentialiste et raciste et continueraient de guetter le retour de la bête immonde qui avait changé de masque depuis longtemps.
(4) Le professeur Langaney, qui fut un temps directeur du musée de l'homme à Paris, avait été à l'origine d'une magnifique exposition dans les années 80, laquelle démontrait que certaines populations de couleurs différentes avaient plus de gènes en commun qu'avec des populations de même couleur. Bref, la classification phénotypique (celle qui se fait selon les phénotypes, c'est-à-dire, ce qui se voit) ne recoupait pas la classification génotypique (selon le génome). Le Front National lui avait d'ailleurs décerné un prix qui se voulait infâmant et qui, en définitive, disait assez l'utilité du travail qu'il avait accompli. Il y a des ennemis qui valent toutes les décorations...
(5) Dans le privé, un employé peut demander à bénéficier d'un FONGECIF, lui permettant d'être pris en charge pendant sa formation. Dans le public, il faut en passer par cette demande de congé qui, comme on le verra, n'est pas accordé facilement. D'autant plus, qu'à l'époque où j'en fis la demande, il n'existait plus qu'un seul type de congé : celui qui permettait de préparer à une formation permettant d'évoluer au sein de l'Education nationale. Il avait existé un autre type de congé pour ceux qui voulaient se former à un autre métier et quitter l'Education Nationale, mais il avait été supprimé. On parle beaucoup du caractère casanier, voire endogame, des enseignants, mais on ne sait pas toujours qu'il est plus difficile pour eux que dans le privé d'aller voir ailleurs...