Introduction
Enseignante en lycée professionnel, spécialité du bâtiment, section génie civil aménagement et finition du bâtiment, mon champ d'intervention s'étend des classes de CAP1, aux élèves issus de l'éducation prioritaires de SEGPA2 ou d'EREA3, vers les classes de Bac pro, qui accueillent un nouveau public de lycéens : ceux du bac en trois ans. Il convient de spécifier que l'attractivité de la filière est peu prisée par les étudiants, et ne constitue, dans la très grande majorité des cas, qu'une voie de placement conduisant vers l'obtention d'un diplôme de niveau V ou IV, sans valeur réelle d'intégration au sein d'une profession, cette dernière ne constituant pas un choix de carrière. Le discours général ambiant dans cette institution relève donc de l'impossibilité de conduire ces classes vers la certification, puisque réfractaires aux apprentissages et à la forme scolaire. De nombreuses incivilités sont relevées, et le refus des apprentissages et de l'autorité soulève des questions qui ne relèvent plus d'une simple analyse factuelle, mais conduisent notre recherche à soulever le fondement du véritable problème de ces lycéens : pourquoi leurs caractéristiques ne s'expliquent pas seulement par leur échec socioculturel, mais s'apparente plus à un état lié à un problème extérieur à l'école qui l'affecte.
Bien que des mesures soient prise en faveur de l'accompagnement personnalisé et de la centration autour de la forme des savoirs, nous nous sommes appuyée, eu égard aux parcours et aux histoires des élèves de LP, sur la possibilité que leurs parcours scolaire et personnel soient empreints d'échec et d'événements complexes qui s'apparentent à la présence d'un traumatisme, et qui engendreraient un état d'hébétement social et d'hébétude intellectuelle, un arrêt de la pensée. Prisonniers de leurs schèmes économiques de fonctionnement, il nous semblait nécessaire de réfléchir aux possibilités de réveiller un état de veille supposé, en nous appuyant sur un phénomène issu des sciences de la psychologie : celui de la résilience. Les différentes lectures autour du phénomène de résilience nous ont conduites à explorer des pistes, et à nous arrêter sur celle livrée par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, lorsqu'il prétend que "l'engagement philosophique peut étayer l'enfant". Engager un enfant dans une démarche de réflexion philosophique en lycée professionnel, afin qu'il entre en processus de résilience, semble donc une possibilité pertinente à exploiter, en tenant compte de certains impératifs institutionnels et fonctionnels dans le cadre des missions du service public d'enseignement. Après réflexion, nous avons choisi de procéder durant l'heure de vie de classe à la pratique de la discussion à visée philosophique avec des élèves de CAP (Certificat d'Aptitude Professionnel), issus de l'enseignement prioritaire de type SEGPA ou EREA, à l'aide d'un conte rédigé pour la discipline Génie Civil, option réalisation et construction. La rédaction du dit conte, que nous allons développer ici, s'inspire des critères de rédaction de Lipman et Daniel (1998). Le cadre méthodologique d'évaluation est construit selon les critères d'entrée en processus de résilience de Boris Cyrulnik, Jacques Lecomte et les psychologues Lighezzolo, J. et De Tychey, C5. Le cadre théorique que nous avons choisi renvoie (dans le cadre de la recherche du traumatisme et du chemin d'accès au processus de résilience), aux théories de la construction du sujet de J. Piaget, mais aussi aux théories de la psycho-phénoménologie de P. Vermersch. Cette double approche de la co-construction de la résilience par la discussion à visée philosophique, associée à l'approche phénoménologique (donc sans négliger la partie empiriste relative aux sciences humaines) nous permet de prendre en compte l'importance de la construction du tutorat de résilience (construction externe) en prenant en compte la partie phénoménologique liée à la construction interne du sujet. Construire sa résilience par le biais de la Discussion à visée philosophique (DVP) suppose donc une réflexion sur la construction du conte, que nous allons développer ici.
I) Le conte philosophique en lycée professionnel : attentes, contenus et finalités
A) Pourquoi les élèves de lycée professionnel ?
La particularité des élèves de lycée professionnel, pour citer Richard Descoings6, auteur d'un rapport sur le lycée, est de situer ces lycéens parmi ceux dont on parle le moins. Et pour cause : le lycée professionnel, aujourd'hui, est une institution stigmatisée, aux formations peu prisées, et aux élèves négativement médiatisés, siège et lieu de violences et d'incivilités. De même, les caractéristiques socioculturelles des élèves incitent peu les parents à valoriser ces lieux de formations, et n'intéressent que trop peu les études sur l'école. De plus, le lycée professionnel reste le seul établissement de formation du secondaire à ne pas accueillir la discipline philosophique, réservée au cadre élitiste du général, et pour quelques heures, du technique. Cependant, au coeur même de l'action et des savoir-faire technologiques requises par les disciplines professionnelles, Platon affirmait à l'entrée de son école : "Nul n'entre ici s'il n'est géomètre". Par-là, il entendait que la pratique du calcul et de la raison permettait à l'homme de s'élever vers des savoirs de hauts niveaux, et d'acquérir une capacité d'abstraction. Alors, la pratique de la philosophie en lycée professionnel : utopie ou possible réalité ?
La voie professionnelle courte du Bac Pro assure une insertion vers le monde du travail. Cependant, l'allongement de la durée des études, le flux du plus grand nombre vers l'enseignement général, la dérive des lycéens professionnels vers le technologique, font que les L.P accueillent massivement des élèves en rupture avec les savoirs scolaires et les acquis sociaux-éducatifs. Phénomène de violence, d'incivilités, de refus et d'absentéisme sont au coeur de ces institutions. De même, les classes de CAP, anciennement voie élitiste d'intégration massive et reproduction de la culture ouvrière, accueillent prioritairement (en effectifs réduits), des élèves issus de l'enseignement spécialisé, de type Segpa et Erea, ceux qui avant quittaient le système scolaire sans diplôme. Alors, il semble difficile de concilier la formation dialectique avec le niveau et les attentes des lycéens stigmatisés dans leurs différences. Ceux qui, tel que l'explique Boris Cyrulnik, sont progressivement passés du statut "d'idiots de village" au statut "d'idiots d'institution". La fragilité de la catégorie socioprofessionnelle d'origine, le rejet de la culture, les difficultés sociocognitives, l'état de "réclusion", ou le qualificatif de "présent-absents", sont autant de caractéristiques qui dévoilent les difficultés d'introduire une discipline complexe en milieu fermé. Et pourtant, dans le cadre de la réinstauration des trois voies d'égale dignité d'accès au diplôme du baccalauréat, sa présence semble s'imposer. Mais la question est ouverte : sous quelle forme, dans quel but, et sous quels résultats attendus ?
B) Une intuition : s'appuyer sur le phénomène de résilience
Pourquoi s'appuyer sur ces recherches aujourd'hui ? Le neuropsychiatre, Boris Cyrulnik, que l'on nomme le père français de la résilience, nous explique qu'il existe des personnes capables de reprendre un cours de développement de type "normal" après un traumatisme : il s'agit du phénomène de résilience. Cette faculté de rebond après un coup porté, un traumatisme, fascine et comporte tout un protocole d'explications nécessaires, afin de ne pas tomber dans un enthousiasme non raisonné. Tout d'abord, la résilience suppose l'existence chez le sujet pris en charge, d'un traumatisme. Il convient donc de définir d'une part ce qu'est le traumatisme, comment il se manifeste, et ce qu'il engendre comme conséquences. Ensuite, parler de résilience aujourd'hui revient nécessairement, au cours d'une recherche de type scientifique, à parler de processus. La résilience comme état étant de fait vouée à l'échec, puisqu'elle n'est un état ni stable, ni définitivement acquis, ni présent dans tous les champs de compétences d'un sujet (en effet, il est possible d'être professionnellement ou socialement résilient, mais psychiquement détruit). Enfin, la résilience, pour reprendre la métaphore chère à Cyrulnik, se pose comme un maillage, un tricot. Elle est donc une construction qui implique la présence d'un facteur indispensable : celui du tuteur de résilience. En effet, les études et les récits de vie des personnes résilientes impliquent toutes la présence d'une personne rencontrée au cours de leur parcours, qui leur a permis de sortir de l'état végétatif dans lequel ils étaient enfermés, afin de reprendre un cours de vie construit et intégratif. Les caractéristiques de ces tuteurs sont actuellement à l'étude, mais nous savons qu'ils se trouvent dans le milieu du sujet, qu'il s'agisse du micro, méso ou macro environnement (famille, amis, institutions). C'est pourquoi l'école est considérée comme un lieu de potentielle construction de résilience, chez les élèves. Et de nombreux ouvrages traitent actuellement des interactions engendrées dans la relation du sujet et de l'enseignant, éventuel tuteur de résilience.
Mais Boris Cyrulnik va plus loin dans la recherche sur les facteurs qui permettent d'entrer en processus, en incluant le bienfait de la philosophie dans le cadre de la construction du sens et la possibilité d'évoquer son récit, de reconstruire son histoire. Encore faut-il donner la parole à l'élève, sans changer de rôle ou de mission. Et dans le cadre d'une activité d'enseignement (pédagogue ou éducateur), cette parole se doit d'être fournie dans le champ de compétences du professionnel : c'est-à-dire autour d'une activité en lien avec le savoir. Et c'est ici que la discussion à visée philosophique peut devenir un outil qui aide et met en lien la pratique de la pédagogie et du savoir dans une relation d'aide.
C) Le choix de la méthode de discussion à visée philosophique : Lévine, Lipman ?
Notre choix de tester une méthode novatrice dans l'académie, en lycée professionnel, est donc mu par la tentative ambitieuse de sortir les élèves de LP d'établissement défavorisé de leur état d'hébétude intellectuelle, qui les contraint à l'introversion et à l'impossibilité de faire rebondir leur pensée. Cependant, le choix de la méthode de DVP doit se justifier en fonction des attentes posées par la pratique sur les élèves.
Michel Tozzi expose au sein de son ouvrage7, les cinq approches pédagogiques pour philosopher avec des enfants, p.25. Parmi ces cinq approches, nous nous arrêtons sur les trois fondamentales pour notre recherche : la méthode Lipman pour la construction de l'outil "conte", la méthode Tozzi pour la mise en forme de la DVP8, et la méthode Lévine pour les critères de philo-sophicité et les intentions éducatives recherchées.
En effet, le courant Lévine s'inscrit dans une démarche de type psychanalytique, faisant appel à l'inconscient, et finalisée par la construction identitaire du sujet. Nous avons choisi aussi cette approche de par le silence de l'enseignant, présent comme un Autre, mais qui laisse place à la parole de l'élève, favorisant l'élaboration de la personnalité de l'enfant. Pour cela, nous nous éloignons des recherches de Lipman et de l'élaboration d'une pensée critique ou d'un cadre de prévention de la violence, et rejoignons le rôle de la parole comme une sortie d'un état stable pour entrer dans une parole confiante et sans honte. Cependant, au fil des expériences, nous nous sommes interrogée sur ce silence du maître, en nous apercevant qu'il ne pouvait être le garant d'une véritable conceptualisation des événements qui font problème aux élèves de LP. En effet, ceux-ci auraient tendance, après émission de leurs présupposés et de leurs hypothèses, de réclamer l'intervention de l'enseignant, comme garant de la validité de leur réflexion. C'est pourquoi nous incluons dans notre méthode celle de Michel Tozzi, à savoir l'intervention de l'enseignant dans le dispositif, qui se charge de recentrer, poser des questions de relance et finaliser le contenu de la pensée. Ainsi, centrée autour de la problématisation, de l'argumentation et de la conceptualisation, les élèves émettent leurs points de vue, leurs réflexions, livrent leurs expériences, mais sortent de la séance avec le sentiment d'une construction collective et individuelle de la pensée. Et cette construction nous paraît légitime et importante (du moins, au cours des premières séances), puisque les élèves sont en attente de réponses et de cadrage de la pratique. De même, la méthode Lévine est souvent accompagnée d'une séance filmée. Nous avons choisi cette option puisque la présence d'une caméra d'enregistrement joue une influence non négligeable sur le déroulement d'une séance. Nous sommes en effet en présence d'élèves de CAP, placés par défaut dans la spécialité. Leurs formes scolaires et leurs précédentes expériences de scolarisation font que ceux-ci ne respectent que très peu les règles de vie de classe. Souvent agités, ils ne peuvent rester concentrés ou même assis très longtemps. Et pourtant, la séance de DVP exige une lecture de près de dix minutes, et entre quinze ou vingt-cinq minutes de discussion, selon l'attractivité du thème abordé. La caméra permet donc de canaliser l'élève, qui d'une part apprécie le fait de renouer son lien à l'image, mais aussi donne un caractère professionnel aux discussions. Nous tenons à préciser que nos élèves ne sont pas instruits que ces enregistrements feront l'objet d'une étude, mais qu'il sert à l'édition d'un DVD de fin d'année en guise de souvenir de leur formation.
D) Le moment de l'enseignement : le choix de l'heure de vie de classe
Implanter un cours de discussion à visée philosophique en classe de CAP semble une nouveauté. Cependant, il est important de tenir compte des particularités de la structure LP et des élèves, afin de ne pas importer une nouvelle discipline qui serait une contrainte ou une surcharge de travail dans un emploi du temps au volume horaire très chargé. (Nous rappelons que les élèves de LP effectuent plus de 35 heures de cours par semaine, contre 25 en moyenne pour un élève de lycée d'enseignement général. Cette hausse se justifie par le fait que ces élèves ne font pas de travail personnel à la maison, en dehors des heures de cours).
De plus, les séances de discussion à visée philosophique, novatrices, donc peu discutées entre les élèves hors des heures de cours, paraissent d'un premier abord comme une méthode de lecture et de discussion étrange et angoissante. La peur de ne pas savoir répondre, de dire des bêtises, et même de s'apercevoir qu'à partir d'une histoire, il est possible de développer tout une argumentation personnelle, pour dériver vers une conceptualisation générale, font de ces séances le lieu de toutes les innovations verbales et psychiques.
C'est pourquoi il est important, afin de cadrer le rôle et la posture de l'enseignant, et la formalisation de la DVP, d'inscrire cette pratique dans un champ institutionnel, au sein d'un emploi du temps. La séance de fait devenue obligatoire, prend tout son sens, et s'inscrit dans le rappel des exigences ministérielles attribuées à l'heure de vie de classe, telles : travailler sur la notion de citoyenneté, réfléchir collectivement aux problèmes liés à la vie en société, et à la dimension éducative liée à la réflexion des valeurs d'une constitution.
L'heure de vie de classe répond donc à l'installation de la pratique de la DVP, et permet l'élaboration de celle-ci dans le respect des règles institutionnelles. Au coeur de la réflexion, elle permet d'interagir avec l'ensemble de la classe, dans une volonté d'amélioration d'une condition individuelle.
II) L'outil de la méthode : méthodologie de l'élaboration du conte philosophique
A) Le conte : du genre narratif vers sa dimension argumentative
Pourquoi choisir l'outil "conte" ? Le choix du conte se justifie et s'explique dans le cadre de notre expérimentation. En effet, introduire la DVP en classe auprès d'un public scolairement fragile comporte des problématiques qu'il convenait de prendre en compte pour conduire à bien les discussions. Il aurait pu être décidé de débattre autour de concepts, choisis arbitrairement ou en fonction des études choisies, afin de faire problématiser les élèves, d'émettre des arguments personnels ou empiriques, pour aller vers une conceptualisation générale. Cependant, peu habitués à émettre une opinion, ou débattre autour d'un concept, cette méthode semblait sans intérêt et ne créait aucune adhésion autour de l'heure de vie de classe. Trop abstraite dans la méthode, la réflexion s'arrêtait, et les arguments énoncés ne se fixaient pas du tout dans la mémoire des élèves. Ceux-ci ne créant pas de sens autour de la portée de la discipline, et se prêtant au jeu trop peu de temps afin de répondre aux exigences de l'enseignante.
Il fallait donc un outil qui puisse fixer en mémoire les discussions autour d'un objet extérieur. Pour reprendre la méthode des poêles à tricoter d'Oberlin9, dispensée par Sarah Benzet au 18ème siècle, nous avons pensé que le fait d'adhérer à un outil physique "papier" crée un lien entre la pensée et la narration. En effet, dès que l'élève reprend le cours de l'histoire, et aborde un nouveau chapitre, il s'avère que sa mémoire visuelle est sollicitée, et que celle-ci ouvre l'accès au souvenir de la dernière séance, et des concepts qui furent abordés. L'outil "papier" est donc un préalable physique à la conception des séances de DVP, chez les élèves qui ont besoin d'un enseignement concret et matérialisé. Mais pourquoi avoir choisi un "conte" ? Tout d'abord, rappelons l'exigence de l'écriture du conte. Il fait partie de la grande famille des récits, mais ne relate que des faits passés, d'où la première exigence grammaticale de l'emploi de l'imparfait et du passé simple dans sa forme. Il appartient à un passé indéterminé, donc aucune indication d'époque ne figure littéralement dans sa rédaction. Dans notre conte, des indices spatio-temporels figurent (des banques, des assureurs, des téléphones portables). Ces indicateurs ont de suite projeté le lecteur dans notre société, notre époque, alors que paradoxalement, l'histoire se déroule en terre "merveilleuse" et imaginaire.
Mais notre conte s'inscrit dans une démarche philosophique, destinée à émettre un point de vue, à le discuter, le problématiser, afin d'en extraire les concepts propres à faciliter une entrée en processus de résilience. C'est pourquoi les personnages "extraordinaires", connaissent des aventures d'apparence incroyables, mais qui ne sont que des rebonds insufflés par la rencontre dans le conte d'un Autre. Le conte permet de faire intervenir des personnages multiples, dans des endroits incongrus, et crée ainsi pour l'auteur l'occasion de faire évoluer les personnages selon un chemin choisi.
B) Les modalités de construction de notre conte philosophique : les inspirations de Lipman, Daniel et de la littérature
Matthew Lipman ne décrit pas de méthode particulière pour rédiger un roman philosophique. Il oriente simplement le rédacteur vers les huit fondamentaux sur lesquels repose la portée du conte philosophique dans une visée de DVP. Ainsi, Claudine Leleux10 rappelle, dans son ouvrage, le modèle du roman philosophique selon Lipman (p.220). Tout d'abord, le conte reflète le "modèle d'une communauté de recherche, présenté sous forme narrative". Il "véhicule la culture et les valeurs de la société", et est "médiateur entre l'individu et la culture". Il est "l'aiguillon de la perception des problèmes" et "portrait de relations humaines analysables en termes de relations logiques". Objet de culture, il est "reconnaissance de l'autre dans l'alternance du lire et de l'écouter". Il permet "l'intériorisation progressive des habilités de pensée des héros fictifs" et la "découverte du caractère signifiant du texte".
Cependant, afin de créer un outil qui soit à la fois à dimension morale et philosophique, mais cohérent dans le cadre d'une réflexion sur les mécanismes et processus de résilience, nous avons posé un regard critique et inquiet sur les modalités d'élaboration de l'histoire, et de sa faculté à poser les questions propres au processus de résilience.
Nous nous sommes donc premièrement inspirée de la structure des romans de Lipman, décrite par Marie France Daniel11 au sein de l'introduction de son ouvrage sur La Philosophie et les enfants. Selon Lipman, il importe que les personnages du conte deviennent significatifs pour les élèves, c'est-à-dire que ces derniers puissent s'identifier aux héros, au coeur d'histoires qui leur parlent. C'est pourquoi il était important de mettre en conte de jeunes gens aux angoisses et événements de vie proches de ceux des lycéens de LP.
Mais Daniel va plus loin dans son ouvrage en expliquant que les textes philosophiques ne doivent pas transmettre un message unique, mais introduire divers champs d'étude. Leur principal objectif est de présenter des situations problématiques qui engendrent des conflits d'ordre cognitif, et permettent l'entrée en réflexion philosophique. L'histoire doit donc être conflictuelle. Nous avons alors mis en scène tous les épisodes de débats autour de rencontres signifiantes pour les héros du livre. Ces rencontres (par exemple, entre Bénie et le géomètre), débutent par un conflit d'opinion, et une remise en cause des points de vue de chacun, pour entrer en dialectique). Les conflits engendrés sont d'ordres logique, éthique, moral, social, humaniste. Ils ne doivent pas trouver une seule solution, qui serait la bonne ou la meilleure, mais ouvrir à des champs de possibilités. C'est pourquoi les personnages doivent introduire les débats, douter, dialoguer, émettre des hypothèses, se corriger. Ils doivent créer le doute chez le lecteur qui, par mimétisme, imitera leur façon de penser les problèmes.
Nous avons donc retenu ces critères pour l'élaboration du conte autour du processus de résilience, en introduisant à trois reprises une interlocution directe au lecteur. Ainsi, l'élève retient que son point de vue critique sera sollicité, et peut se préparer à éveiller son esprit à la séance de discussion qui suit la lecture de chaque chapitre.
C) Le rapport entre le conte et la psychanalyse : une réponse aux angoisses des hébétés
Le constat posé sur les élèves de lycée professionnel nous livre des élèves au comportement impropre à la forme scolaire, et aux exigences institutionnelles. Leur état d'hébétement, leur refus d'accéder aux savoirs sont considérés par la plupart des acteurs de l'institution comme une forme de rejet de la culture et du savoir. Or, la psychopédagogie nous a appris que le savoir, dans sa forme propre, peut sembler effrayant pour qui a enfermé son psychisme dans un état de veille, afin de ne pas penser, et ne pas souffrir. Serge Boimare explique ainsi dans son livre12, que cette peur de savoir, liée probablement à la peur de la transgression du milieu culturel dont ces élèves sont issus, peut aussi être issue de non-dits, de silences des familles. Cependant, l'auteur développe sa persuasion que ces élèves issus de l'éducation spécialisée possèdent l'envie de savoir, possèdent encore une curiosité et une envie de sortir de l'état anomique, mais que la méthode ne doit pas alors être la forme institutionnelle de l'apprendre. L'auteur développe un concept important chez ces élèves : celui du risque de la pensée. En effet, nous constatons que les élèves se déconnectent systématiquement de leur réflexion dès qu'ils sont mis en activité de recherche, au moment même où cette activité devient nécessaire pour aboutir à des résolutions de problèmes. Cette conduite d'évitement de la pensée s'explique par le fait qu'elle porte en elle la raison de leur propre déstabilisation. Penser devient donc une peur, une angoisse, issue tant de l'inconnu qu'il suscite que des germes de leur propre traumatisme. Afin de renouer le lien entre l'exercice et la pensée, Serge Boimare propose des lectures de contes adaptés, afin de relancer les médiations culturelles pour accéder à l'apprentissage, en énonçant deux invariants au cours de ces médiations : d'une part donner droit de cité aux questions brûlantes, dans une forme métaphorique susceptible de les atténuer ; d'autre part offrir un cadre pour l'abstraction, en ramenant le lecteur au plus près de ses angoisses archaïques, avant de lui proposer un cadre méthodologique et conceptuel pour les verbaliser, puis les conscientiser.
En effet, comme l'explique Bruno Bettelheim dans son livre sur la Psychanalyse des contes de fées, afin de régler ses problèmes psychologiques de la croissance, "l'enfant a besoin de comprendre ce qui se passe dans son être conscient et, grâce à cela, de faire face également à ce qui se passe dans son inconscient" (p.18). En "élaborant et en ruminant" les images et les histoires du conte, en les développant, les argumentant et les conceptualisant sous l'impulsion d'un adulte, l'enfant peut ainsi accéder aux voies de son inconscient, et aux problèmes qui obstruent la conscience réflexive. Car le conte philosophique, dans sa dimension argumentative, est un moyen d'argumentation implicite ou explicite, stratégique, qui vise à emporter l'adhésion du lecteur.
D) L'histoire : le processus de résilience et les événements de vie
Afin de construire l'histoire du conte, nous sommes parties d'une histoire réelle : celle de la recherche de la mère du concept de résilience, Emmy Werner. Cette chercheuse conduisit au milieu du XXème Siècle la plus grande étude de cohorte sur des enfants d'un archipel d'Hawaï, victime d'un séisme, et devenus orphelins. Nous avons souhaité introduire notre conte dans une ville imaginaire, en terre merveilleuse, et hors civilisation industrialisée. L'histoire relate donc la vie de deux adolescents, Béni et Cocha, aux caractères et aspirations opposés, mais qui puissent leur force de vie dans l'échange et la bienveillance mutuelle et réciproque. Jusqu'au jour du tremblement de terre qui secoua leur pays, et les sépara vers un placement en famille d'accueil en terre (supposée) française. C'est ici que le héros Cocha va intégrer une formation en lycée professionnel, spécialité du bâtiment, qui est le réel placement proposé par l'Education Nationale, en raison des places vacantes lors des affectations, pour les enfants issus de l'immigration ou de l'éducation spécialisée. Cocha, devenu muet suite aux événements traumatiques, va puiser dans les échanges de ce milieu, en interaction avec la pratique professionnelle et réflexive étayée par des intervenants, la force de créer sa propre résilience, en combattant à son insu les facteurs qui empêchent l'accès au processus. Béni, quant à elle, connaitra une expérience différente une fois arrivée en terre d'asile, et ne saura que très tard donner du sens à son histoire traumatique. Et c'est grâce à une rencontre décisive qu'elle trouvera le rebond nécessaire pour reprendre un développement normal.
Nous nous apercevons que nos deux héros sont d'âge similaire aux lecteurs de ce conte. L'intérêt de ce rapprochement est d'une part la possible identification et les comparaisons générationnelles qui en découlent, mais surtout la critique des lycéens concernant les choix de vie des personnages. En effet, confrontés eux-aussi à des expériences de vie traumatiques (échec scolaire et social récurent, placement en famille d'accueil ou en foyer, troubles sociocognitifs, délinquance et violence...), chaque lecteur puise dans les évènements du récit une compréhension directe des évènements. Cette approche permet de suite de pouvoir entrer en discussion, et facilite la compréhension de la réflexion autour des évènements de vie. De même, par reconnaissance envers la discipline, des métaphores et renvois aux savoirs jalonnent le conte. Ainsi, le lecteur reconnaitra dans ce conte des similitudes avec l'enseignement de sa discipline technologique, et se sentira en rapport avec un univers littéraire auquel il ne donne pas crédit lors des heures d'enseignement du français. Ce clin d'oeil stratégique est lui aussi dirigé en faveur de la création d'une appétence pour la lecture du conte.
E) Méthode d'évaluation du conte
Le conte rédigé, nous le rappelons, s'adresse à une population de lycéens de lycée professionnel, des classes de CAP au baccalauréat, spécialité du bâtiment. L'histoire des deux principaux personnages, ainsi que leurs événements de vie, se déroulent autour du monde du génie civil, depuis les capacités technologiques à calculer et anticiper des chantiers, en passant par la réalisation et la construction. Michel Tozzi, professeur émérite et "père français" de la DVP en France, nous a ainsi proposé de tester le conte auprès d'une enseignante de philosophie, Marie Kerhom, qui pratique la DVP avec des élèves de LP en champ de formation similaire.
Le conte va donc être testé sur deux, voire trois pôles d'enseignement géographiquement distincts, et évalué comme matériel pédagogique et didactique à l'aide d'une grille d'évaluation et de remarques. Cette étude permettra aussi de mettre soit en parallèle, soit en confrontation, l'accueil de l'histoire, et la facilité d'extraction des concepts associés.
III) Cadre théorique : de la pose du constat vers la construction et l'impact phénoménologique du processus de résilience
A) Le processus de résilience, le traumatisme et la reprise de développement
Travailler sur le concept de résilience, et principalement en champ scolaire, requiert de positionner d'ores et déjà des invariants sémantiques à notre travail de réflexion. Car comme l'explique le psychologue Jacques Lecomte : "Un autre grand chantier est également ouvert devant nous, celui de la théorisation. Car les bonnes fées qui se sont penchées sur le berceau de la résilience n'étaient pas théoriciennes, mais empiristes"13. Actuellement, chaque praticien avance en fonction de sa propre grille d'évaluation d'entrée en processus, selon des critères communs aux individus supposés résilients. Cependant, les recherches actuelles, conduites notamment par le professeur de sociologie Michel Toussignant, ont validé statistiquement les trois facteurs qui empêchent la résilience : l'isolement, le non-sens empêchant la cohérence du récit traumatique et la honte14. Le contexte de notre recherche, par la pratique de la DVP, s'inscrit donc dans une démarche de discussion autour de ces facteurs avec les élèves, mais aussi autour de la construction du lien et de la loi, selon les facteurs du psychologue jacques Lecomte.
1) Premièrement, nous ne parlons de résilience que dans le cadre d'un processus, c'est-à-dire d'une construction de sortie d'un état causé par un traumatisme, pour accéder à un état supérieur via un rebond. La construction de la résilience impose alors l'ultime condition de la présence d'un autre. Et nous attendons au sein de la DVP que se développe la conscientisation de l'élève et de ses représentations de la nécessité et de l'influence de cet Autre, empêchant ainsi l'isolement du sujet hébété. La présence de cette personne, (le tuteur de résilience, comme le nomme Boris Cyrulnik), n'est pas un tuteur de développement. Il ne peut s'autoproclamer comme tel, et ne doit alors pas s'engager dans une démarche de sauvetage certes bienveillante, mais qui ne saurait mener au succès. Il s'agit alors d'analyser comment l'élève perçoit la construction de l'invariant du processus de résilience que Jacques Lecomte15 nomme le Lien, et quel type d'influence positive ce lien créé engendre comme rebond après un traumatisme.
2) Deuxièmement, il convient d'analyser et développer le travail de la pensée, dans le cadre d'une pensée qui rebondit. Ce travail de pensée passe par trois étapes distinctes mais complémentaires. La première, nous dit le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, est celle de la pensée, qui communique avec autrui. En effet, sans l'autre, pas de réflexion sur l'évènement, ni de sortie possible d'une situation anomique. Penser sous l'impulsion de l'Autre constitue l'entrée de la sortie de l'état d'hébétement, état, nous le rappelons, causé par une défense psychique bloquant l'accès au malheur éprouvé, au traumatisme subi. Cette étape se situe dans la réflexion posée autour du sens et de la cohérence à donner à son histoire traumatique. Mais ce travail de pensée doit aussi passer par Soi. Donné par l'Autre, seul le sujet peut travailler son travail de sens, en prenant soin de ne pas tomber dans le fantastique, le déni, ou l'affabulation. C'est pourquoi enfin ce travail de pensée doit s'effectuer par le biais d'une loi incorporée, une méthodologie avec ses invariants conceptuels et philosophiques, et l'exigence des certitudes éducatives. En effet, même si cette dernière remarque peut paraître paradoxale, il convient de prendre en compte le fait que ces élèves ont souffert des carences du milieu familial. Confrontés à la négligence d'un milieu, et à l'absence de repères, ils attendent avant tout de l'éducateur, et du système scolaire, des repères. Et donner des certitudes, à un moment donné, permet aussi au sujet de douter. Sans certitudes, pas de doutes !
3) Troisièmement, par la DVP, nous cherchons à comprendre comment l'élève en état d'hébétement, donc en arrêt momentané de pensée, perçoit le poids de la honte, et si ce facteur stigmatisant peut être dépassé par le biais de la DVP. En effet, comme l'explique Boris Cyrulnik16, la honte est un sentiment qui par excellence empêche l'entrée en processus de résilience, puisqu'il empêche toute relation d'affectivité avec l'autre. Et même plus, puisque ce sentiment peut affecter notre organisme même, en inhibant les comportements, avec l'immobilité de la parole et des actions, en demandant une décharge d'énergie énorme. Boris Cyrulnik explique que ce sentiment, par imagerie, provoque une altération neuronale qui a pour conséquence des troubles de la mémoire et de la gestion des émotions. Si l'on agit sur le monde intime du honteux, et surtout sur sa socialisation, les informations de l'extérieur cessent d'être perçues comme des alertes ou des stress, et l'apprentissage de la relation et du lien devient alors possible. Comme le développe Serge Tisseron17, "la honte n'est pas une émotion comme les autres". Elle n'est pas une rupture du dialogue émotionnel avec les proches, ni une rupture avec l'environnement, elle est une rupture avec le support de sa vie psychique. C'est pourquoi celui chez qui le dialogue émotionnel intérieur a été brisé en est réduit à des émotions de commande. Pourtant, Tisseron explique aussi (p.109), que "les enfants réclament à leurs parents des lectures qui entrent en résonance avec les préoccupations, conscientes ou non". Les émotions des autres sont contenues dans les oeuvres de la littérature, et la résonance émotionnelle donnée par un autre permet de se débarrasser ou d'exprimer ses propres émotions enfouies, et non plus celles données par l'extérieur, qui ne sont plus que des émotions de commande. C'est pourquoi, au sein de notre recherche, nous ne chercherons pas à évaluer la capacité de "l'intelligence émotionnelle" à se développer, mais plutôt celle de la "résonnance émotionnelle", et de l'appropriation par le sujet de la conscientisation de ses propres émotions.
B) La construction de la résilience : les théories constructivistes et l'impact sur la zone proximale de développement de L. Vigotsky
La résilience serait une construction qui impliquerait deux acteurs : le sujet en état d'hébétement et le tuteur de résilience. Pour construire l'entrée en processus, ces deux acteurs mobiliseraient des capacités et compétences distinctes, qui seraient tour à tour, sans ordre précis, avec des feed-back, des échecs, des succès une relation qui inclurait trois impératifs, selon le psychologue Jacques Lecomte : le lien créé, la loi incorporée avec son don d'invariants, et le sens créé par le sujet. Cette conception rejoint celle de L. Vigotky et J. Bruner, celle de la zone proximale de développement du sujet, dite théorie de l'étayage. Selon J. Bruner, la conduite des actions d'apprentissage ne peut s'exercer que sur un mode communicationnel et dialogique, permettant à l'élève de résoudre sous l'interaction d'un adulte des problèmes qu'il ne pourrait résoudre seul. Les fonctions du langage sont donc nécessaires pour le développement de l'activité mentale de l'élève. Inscrites au coeur du cerveau dans une zone proximale de développement, l'environnement social constitue le pilier de soutien pour aider un sujet à construire son processus sociocognitif de cohérence de son histoire traumatique. En mouvement permanent, cette zone semble le siège de constantes évolutions et médiations, nécessaires pour aider un sujet à construire son identité, sous l'impulsion d'une conduite assistée et émotionnelle.
C) La résonnance émotionnelle : entre le Soi et l'Autre, au coeur de l'émotion
Afin de construire notre méthodologie de recherche et nos outils évaluateurs, nous choisissons de nous référer aux théories non pas de l'intelligence émotionnelle, mais de la résonnance émotionnelle, ou comment s'instaure et se développe l'empathie chez un sujet en état d'hébétement. En effet, afin de distinguer état résilient et état adaptatif d'un sujet vulnérable à un milieu, il convient de procéder à l'évaluation de sa capacité à éprouver et se mettre à la place de l'autre. A ce moment de reprise d'une activité émotionnelle, nous considérons que le sujet ne se construit pas dans une revanche (qui n'est pas la résilience), mais bien en fonction et dans la continuité de son histoire traumatique.
D) La psycho-phénoménologie inscrite dans notre recherche
Ce courant récent (milieu et fin 20e Siècle), insufflé par le psychologue Pierre Vermersch, prétend étudier les actes cognitifs du point de vue de l'être et de son point de vue dans le récit des évènements de sa vie. L'étude rigoureuse de la pensée intime du sujet selon une méthode d'interview permet de s'informer du vécu antérieur du sujet, sans jugement ni dérive de l'aveu vers l'imaginaire. Extraite du courant d'Alfred Binet sur les échelles d'évaluation de l'intelligence, c'est en demandant au sujet de décrire lui-même le contenu de son expérience que la démarche d'introspection prend sa validité sur les bases de la phénoménologie, notamment celle d'Husserl. Le modèle théorique du courant repose sur le concept de la passivité, qui, telle une économie du cerveau, attribue aux choses une appartenance intrinsèque des objets au monde, en oubliant le rôle de la conscience dans ce phénomène. Dans cette optique et cette théorie, afin qu'il y ait processus actif de réflexion de la conscience, et des relations de l'être inscrites dans un processus dynamique, il faut que soit réactivée la mémoire et les souvenirs primaires. Le rôle de la mémoire semble primordial, puisque les connaissances y sont emmagasinées, mais non activées. Le modèle de la passivité permet alors de redéfinir la démarche de réactivation de la conscience comme une "intention éveillante", et un moyen de faire apparaître au sujet ce qui était. Théoriquement, il est possible de retrouver tous nos vécus en créant les conditions de l'intention éveillante, que nous attribuerons à la conduite bienveillante dans le cadre de notre expérience. C'est pourquoi, au sein de notre méthodologie sera intégrée (dans le cadre du rôle du tuteur de résilience), non pas l'évaluation de l'enseignant, qui de par sa personnalité pourrait devenir ce tuteur, mais plutôt dans son rôle de libération de la parole introspective du sujet, qui se livre au travers de la DVP à un travail de réveil de sa mémoire.
IV) Le conte "Béni et Cocha au pays du Génie Civil". Ou comment se reconstruire dans l'activité suite au traumatisme
A) Un extrait du conte. Séance 1
Il est un pays très beau, un pays joyeux, vert, jaune, gris et doré. Un pays gai. Ce pays, tout petit, se situe quelque part entre les Etats Unis d'Amérique et la France. Il est dressé sur une île, entre deux autres pays. Un pays sous le soleil, qui offre de la douceur et du rêve aux gens qui y vivent.
A Soleya, dans ce pays, pas besoin de manteau, ni de poêle à bois pour se chauffer l'hiver. Ici, pas de murs épais aux maisons, de ceux qui protègent du froid, et retiennent la chaleur afin qu'elle ne s'échappe pas. Ici aussi, pas de cheminée aux toitures. Pas de chauffage central, pas de radiateurs ni de bouillottes pour se réchauffer les pieds l'hiver. Non, rien de tout ça. Ici, à Soleya, l'architecture des maisons n'est décidemment pas comme les nôtres. Pensez : des toits tous plats, sans pignon ni faitière aux tuiles. Et de la paille sur ces toits plats. Oui Monsieur, comme je vous le dis : de la paille. Quelquefois, de la terre aussi, et des fleurs de toutes les couleurs...sur les toits. Je vous le dis : c'est bleu, c'est jaune, c'est vert dans ce pays. C'est un pays merveilleux.
Et c'est dans ce pays que vivent Cocha et Béni, enfants du soleil et de la joie, âgés d'à peine 14 ans. Cocha est le fils du chef du village, digne héritier d'une grande tradition guerrière, qui forme ses enfants très jeunes à l'art de la chasse, de la pêche, et de la construction des maisons. Son éducation fut stricte de la part de son père, mais douce et aimante de sa maman. Cocha aime son village, sa petite soeur qui vient de naître, les couchers de soleil, la mer qui le rafraîchit l'été, et les chants des oiseux le soir au coucher. Cocha possède un corps particulièrement musclé et élancé pour un enfant de son âge. Sa peau est très brune et épaisse, comme un cuir qui recouvre une armature de fer. Il porte les cheveux très court, avec une frange rabattue sur son front. Ses oreilles sont petites et en pointe, aiguisées comme des couteaux, droites comme des antennes de radio, toujours en affut et en éveil. Ses jambes sont longues, droites et musclées. Ses bras sont larges, puissants, rassurants, aimants, mais aussi dangereux pour celui qui chercherait la bagarre. Cocha ne porte pas de baskets, ni de jean, ni de survêtements. Il n'y a pas de caquette sur sa tête, pas de MP3 sur ses oreilles. Il ne communique pas par internet, et ne peut téléphoner à l'aide de son téléphone portable. Il ne connait pas le Wifi, ni le haut débit. Il ne manipule pas la commande de Wii, et ne pense pas que Mario ou Zelda puissent sauver la terre. Non, rien de tout ça. Son esprit est libre, et dégagé de toute vie virtuelle. Lorsqu'il veut chasser, il chasse. Lorsqu'il veut pêcher, il pêche. Lorsqu'il veut dormir, il dort. Et le reste de son temps, il le passe avec Béni.
Car la véritable passion de Cocha, c'est la jolie Béni, fille des uniques commerçants du pays. Béni possède de grands yeux verts qui reflètent sur sa peau très brune. Ses cheveux longs et bouclés, noirs-charbon, s'étalent en pointe de flèche sur ses épaules et dans son dos, indiquant le chemin du creux de ses reins. Sa taille fine et légère est ornée d'une ceinture dorée, qui rehausse sa robe noire courte de coton. Béni ne porte pas de chaussures. Pourtant, ses parents commercialisent des vêtements, des chaussures, des boissons, des bonbons, des boîtes de conserve, des fruits, des légumes, des cigarettes, des bouteilles de bière, d'alcool, d'eau potable, des téléphones, des radios, et toute autre sorte de bazars et bidules qui semblent utiles aux habitants du pays. Mais qui ne sont pas utiles à Cocha et Béni.
Cocha et Béni vont au collège du village, tous deux en classe de troisième. Béni prépare son sac et ses classeurs avec soin tous les soirs. Elle révise toujours ses leçons, et est la meilleure de sa classe. Elle souhaite devenir vétérinaire, afin de soigner tous les animaux de ses chères forêts. Cocha, lui, peine à obtenir une moyenne convenable. Il produit peu d'efforts, et préfère rêver à ses arcs, ses flèches, sa chasse, la rénovation de la maison de ses parents. Son rêve se résume à devenir maçon, afin de construire de jolies bâtisses de briques et de pierre, contrairement aux huttes de pailles qui poussent sur les rues du village, accueillant précairement les habitants, qui redoutent, de fait, les forts vents des tempêtes d'été qui s'infiltrent entre les murs troués. Tous deux possèdent leurs rêves, leurs projets. Ils s'aiment et vivent une joyeuse vie de collégiens en terre exotique.
B) Synoptique de la séance : introduction autour du concept du lien
La séance n°1 est introduite par la lecture du premier chapitre du roman. Compte tenu des difficultés de lecture des élèves, un résumé succinct est formulé en commun, afin que chacun ait la même compréhension de l'histoire et que certains mots soient définis.
J'introduis alors le rappel des règles de la séance, notamment sur le respect de la prise de la parole, et les exigences de ne pas se moquer des camarades et de leurs pensées.
La question préalable à la réflexion est celle-ci : "Peut-on être heureux si l'on vit différemment ?". Instantanément, les élèves répondent "non", sans se soucier du tour de parole. Il s'agit là d'un réflexe et d'une absence de réflexion, naturelle puisque ceux-ci ne sont pas familiers avec l'usage de la pratique réflexive.
Nous décidons ensemble de rappeler les règles, et de débuter par les définitions du bonheur, et de la différence. Rapidement, les participants actifs décident débattre sur ce qu'est "qu'être heureux".
Naturellement et stratégiquement, nous dérivons vers le conte, et du lien entre le bonheur et le rapport à l'Autre ; ou peut-on être heureux sans ami ou sans amour ? Et c'est à ce moment que nous entrons au coeur du traumatisme, puisque bien souvent, le milieu primaire de l'élève et l'adulte sont la cause de leurs expériences personnelles douloureuses (cas d'abus, de maltraitance psychologique, de violence principalement pour les enfants placés en foyer). C'est à ce moment que les échanges sont les plus divers et que les expériences personnelles prennent place. Il devient important de laisser la parole s'exprimer, et de prendre en compte la réflexion des élèves.
C) Les difficultés et les premiers résultats de la séance
En termes de difficultés, nous constatons en classe de CAP celle d'anticiper et de différer sa réflexion. En effet, prendre la parole et demander supposent de devoir attendre, avec sa réflexion en tête. Et souvent les élèves m'avouent, une fois la parole accordée, ne plus se souvenir de ce qu'ils souhaitaient dire. De même, pour les élèves les plus mutiques, ou hébétés, une pudeur ou incapacité momentanée à s'exprimer les contraints à exprimer plus de signes sémiotiques que de paroles formulées. Dès que je les sollicite, ils sourient, acquiescent ou réfutent de la tête, mais ne s'expriment que très peu. Il faudra du temps et créer une désinhibition pour que nos élèves entrent dans les discussions spontanément, et éprouvent du plaisir à s'exprimer (plaisir ou désir ou envie ou besoin, en fonction des thèmes abordés).
La seconde difficulté est celle de la reformulation des idées. En effet, la mémoire à court terme des élèves fait que très vite, ils oublient ce qui vient d'être dit. C'est pourquoi il est important, lors de leur prise de parole, de noter au tableau les principales idées et les concepts qui émergent de leur parole. Sans cette notation de l'enseignant, il est difficile de synthétiser l'ensemble des réflexions, et de les remettre en discussion.
La troisième difficulté est celle de conceptualisation, qui ne donne pas sens aux élèves. Ils ignorent encore ce qu'est un concept, donc ne peuvent sans l'aide de l'adulte émettre les concepts propres à leurs réflexions précédentes. Cette activité même leur semble abstraite et iutile. Ils préfèrent conclure sur la modification de leur pensée première, à savoir comment ils étaient convaincus de leur point de vue, et comment ils sont arrivés à penser autrement. Cette activité leur plaît, et ils sont demandeurs de développer de nouveaux thèmes.
(1) CAP : certificat Aptitude Professionnelle.
(2) SEGPA : Section d'Enseignement Général Professionnelle Adaptée.
(3) EREA : Etablissement Régional Enseignement Adapté.
(4) Cyrulnik, B. (2001). Les Vilains Petits canards. Paris : Odile Jacob, p.193.
(5) Lighezzolo, J. et De Tychey, C. (2004). La résilience. Se (re) construire après le traumatisme. In Press Editions.
(6) Descoings, R. (2010). Un lycée pavé de bonnes intentions. Editions Robert Laffont.
(7) Tozzi, M ; (2006). Débattre à partir des mythes. Chronique sociale.
(8) Nous utilisons dès à présent l'acronyme DVP pour désigner la Discussion à Visée Philosophique.
(9) Oberlin est le père fondateur de l'école maternelle en France. Son principe fut de réunir les enfants du village autour d'un poêle à bois, afin de les instruire des choses de la vie, au 18ème S. Sarah Benzet compléta la méthode en récitant des savoirs alors que les enfants tricotaient. Cette méthode permit de rendre compte d'une facilité d'apprentissage, en associant l'activité au savoir.
(10) ( Leleux, C.(sous la direction de). (2008). La philosophie pour enfants. Le modèle de Matthew Lipman. Bruxelles. De Boeck éditions.
(11) Daniel, M-F. (1998). La philosophie et les enfants. Montréal, Editions Logiques.
(12) Boimare, S., L'enfant et la peur d'apprendre. Paris, Dunod, 1999.
(13) Lecomte J. (2002 a), dans sa thèse de doctorat.
(14) Entretien avec Boris Cyrulnik, Le Cercle psy, trimestriel n°1, Juin, Juillet, Aout 2011.
(15) Lecomte. (2010).Guérir de son enfance. Paris : Odile Jacob.
(16) Cyrulnik, B. (2010). Mourir de dire : la Honte. Odile Jacob.
(17) Tisseron, S. Vérité et mensonge de nos émotions, p. 42.