Revue

Enseigner la morale sans être moralisateur

Il y a désormais et à nouveau un enseignement de la morale à l'école primaire en France, depuis la rentrée 2010. Il est normé par la circulaire du 25-08-20111.

I) Quelques remarques distanciées

1) D'après la circulaire, la dimension morale de cet enseignement doit former "l'honnête homme", ainsi distingué de l'instruction civique. Mais le lien est fort, puisque "la citoyenneté s'articule avec les devoirs moraux indispensables à la vie sociale" ; il faut donc "doter chaque élève d'usages sociaux de référence" ; l'objectif de ce que l'on pourrait appeler une "socialisation morale" est donc appuyé.

2) La morale mentionnée est explicitement renvoyée aux "principes essentiels de la morale universelle, fondée sur les idées d'humanité et de raison". Nous sommes dans le droit fil de la philosophie rationaliste des Lumières et de l'idéologie républicaine. On ne parle pas de développement de la sensibilité, que beaucoup de chercheurs considèrent pourtant aujourd'hui comme nécessaire au développement moral de l'enfant (voir notamment les recherches sur le rôle de l'empathie). Il n'est fait par ailleurs aucune allusion au relativisme culturel qui est très prégnant à notre époque, ni au point de vue de l'Unesco qui tente d'articuler l'universalité des droits de l'homme avec la diversité des cultures... Notons aussi comme notions essentielles des valeurs en vogue, comme le mérite individuel et la sécurité. Et le respect des biens d'autrui et des biens publics est mis sur le même plan que celui des personnes. L'option de la circulaire est davantage une conception déontique de la morale (fondée sur des devoirs comme Kant), qu'une conception aristotélicienne (l'éthique est ce qui bon pour moi, dans ma conviction intime en référence à des valeurs), ou une conception conséquentialiste (la moralité se juge aux conséquences de nos actes) : la notion de bonheur est de ce point de vue singulièrement absente du programme, alors qu'elle peut être une finalité de l'éthique.

3) On reste aussi dans une conception classique de la laïcité-neutralité : "le professeur ne saurait envisager de se substituer à la famille, encore moins d'imposer ses propres valeurs. Les principes de neutralité et de laïcité s'appliqueront avec vigilance". Et on n'aborde guère cette "laïcité de confrontation" que souhaitait P. Ricoeur, dans la classe instituée en "espace public scolaire de discussion réglée"2 où tout en respectant la conscience de chacun, on n'élude pas les débats éthiques de fond de notre société (ex : bioéthique, éthique environnementale, animale, médicale etc.).

4) Il s'agit enfin d'"instruction morale", et non d'éducation, ce qui connote la transmission d'un contenu de savoir, alors que la morale s'actualise essentiellement par des conduites. La part impositive semble importante, puisqu'il s'agit d'une "mémorisation de préceptes moraux" à "fonction prescriptive", partant de maximes comme "supports privilégiés de la démarche pédagogique", et de conclure une leçon par "une interprétation clarifiée et partagée, qui nécessite une trace écrite et mémorisée". On peut ainsi tirer cet enseignement vers une leçon de morale traditionnelle, au sens moralisateur du terme, renouant avec la pédagogie d'antan, à base de transmissivité et de mémorisation, où le maître revêt "un caractère d'exemplarité", qui cherche davantage à normaliser les comportements qu'à développer l'autonomie de l'élève.

II) Des points d'appui significatifs

La modernité axiologique et pédagogique est cependant passée par là :

1) consécration de la reconnaissance de l'élève comme personne, et pas seulement intégration par l'école de l'individu à la société : "L'école se préoccupe de la personne dans sa liberté individuelle".

2) Renforcement de la démocratie : il y a par exemple un souci de "l'égalité des sexes", ou la référence à la "coopération".

3) Mise en avant de la réflexion et de la formation du jugement, de l'"exercice d'un véritable jugement moral", ce qui ne va pas dans le sens d'une obéissance passive : "C'est l'exercice du jugement moral qu'il faut consolider".

4) Appel à la raison : "construire un jugement par la réflexion individuelle et collective", "s'appuyer sur une argumentation rationnelle", "expliciter les justifications présentées", "accompagner l'élève vers une pensée argumentée et justifiée".

5) Encouragement à la confrontation des idées : "Dans un premier temps, toutes les opinions et tous les points de vue doivent pouvoir s'exprimer".

6) Ouverture possible sur une pédagogie du débat : "L'analyse collective ne prend pas la forme d'un cours magistral". "La maxime peut donner lieu à interprétations". On peut recourir aussi selon la circulaire, outre les maximes, à "des lectures, des récits" (pensons à la littérature de jeunesse, au débat interprétatif, à son articulation avec la discussion philosophique), "des événements"... A partir de " situations concrètes et variées", on peut ainsi "se confronter à un dilemme, une alternative". On parle même de "jeux de rôles".

III) Quelles pratiques innovantes ?

Tout va donc dépendre sur le terrain de l'interprétation de la circulaire, qui se prête à différentes lectures possibles.

Est-elle le signe idéologique du retour à un "ordre moral", où il faut imposer aux élèves certaines valeurs négligées (la politesse, le respect des personnes et des biens) ou jugées actuellement prioritaires (le mérite, la sécurité) ?

Ou peut-elle être un tremplin pour généraliser des pratiques qui se sont développées ces dernières années au primaire comme les ateliers philo, les discussions à visée philosophique, dont la dimension éthique de formation du jugement moral est reconnue par des études internationales ?

La question posée aux enseignants est en tout cas celle-ci : comment, sur la base des objectifs annoncés, développer chez les élèves un jugement moral, qui assoit sur la sensibilité et la raison la conduite éthique de l'homme et du citoyen à former ?

Les exemples étrangers, belges ou québécois par exemple, peuvent nous inspirer. Le cours de morale belge, à raison de deux heures par semaine durant toute la scolarité, a développé depuis des années une pratique fondée notamment sur des études de cas, par exemple des dilemmes, où les élèves confrontés à une situation doivent choisir une solution en fonction d'une réflexion sur les valeurs en jeu qu'il faut clarifier, nommer, éventuellement hiérarchiser en cas de conflit de légitimité, afin de justifier leur décision. Le cours d'éthique québécois propose la discussion philosophique en classe comme méthode privilégiée, car c'est la confrontation argumentée des points de vue qui favorise le développement du jugement, et entraîne à la délibération interne qui permet de l'affiner...

La balle est donc dans le camp des praticiens : le Ministre de l'éducation nationale, Luc Chatel, n'a-t-il pas lui-même parlé de "petits débats philosophiques" dans sa conférence de rentrée scolaire 2011, à propos de la morale à l'école ?


(1) Article publié avec l'autorisation des Cahiers pédagogiques.

(2) Voir dans ce numéro 53 de Diotime l'article : "La discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) : une contribution significative à l'éducation d'une citoyenneté réflexive dans l'espace public scolaire".

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