Revue

Apprendre le Français Langue Etrangère (FLE) en philosophant : la discussion à visée philosophique dans l'apprentissage d'une langue étrangère

Prenons un exemple de recherche, dans un master professionnel en Sciences du Langage (Université Montpellier 3)

I. Pourquoi ?

Après deux années de travail sur la didactique de la philosophie (sous la direction de M. Tozzi et R. Etienne), notamment sur l'impact des discussions à visée philosophique et des pédagogies alternatives sur la construction d'une identité citoyenne à l'école primaire, j'ai souhaité partir à l'étranger. Ce projet fut alimenté par l'envie d'une expérience nouvelle dans l'enseignement et ma curiosité du système éducatif américain, celui-ci apparaissant a priori comme totalement hétérogène au système français.

La concrétisation de ce projet de mobilité m'a offert la chance d'enseigner le Français Langue Etrangère au sein d'une université américaine, dans l'État de New York. J'avais plusieurs cours à charge : un cours de Français pour débutants et un cours pour étudiants avancés (ayant suivi au moins 4 semestres en français). Alors que le cours pour les étudiants débutants visait l'apprentissage des bases linguistiques en français (grammaire, conjugaison, vocabulaire, phonétique, etc.), le cours pour les étudiants avancés pointait un tout autre objectif. Les étudiants étant suffisamment à l'aise avec la langue, ce cours m'a permis de mettre en place des discussions à visée philosophique. Loin de prétendre à la discussion des grands textes/courants philosophiques, l'objectif de cette activité était l'émergence des trois compétences intellectuelles intrinsèques au champ de la philosophie : la problématisation, la conceptualisation et l'argumentation. Chaque semaine, avec les étudiants, nous choisissions un sujet (grands débats de société en lien avec l'économie, l'éducation, la politique, la culture, etc.), et nous en débattions.

Au commencement de cette expérience dans l'enseignement aux Etats-Unis, je décidais de créer un club "français - discussions à visée philosophique", en dehors des cours, demandant aux étudiants inscrits au département de français de participer (démarche sur la base du volontariat, mais pouvant faire gagner des "bons points" pour les cours de français). J'ai donc présenté le projet à l'ensemble des enseignants du département. Les réactions furent très mitigées : "idée intéressante, farfelue, irréalisable...". Ce moment fut mon premier grand choc culturel. Essayant de comprendre les intérêts/oppositions de chacun, et d'expliquer avec plus de clarté que ce projet n'avait pas pour but de délivrer un cours magistral de philosophie, mais de développer certaines compétences analytiques et critiques, je compris alors que certains enseignants pensaient que leurs étudiants n'avaient pas les capacités/armes requises pour participer à ce genre d'activités. "Tu n'es pas en France ici. Les étudiants n'ont pas les compétences critiques adéquates pour pouvoir participer à ce genre de chose". Telle fut la proposition qui détermina l'ensemble de mes questionnements sur cette expérience à l'étranger, jusqu'au jour d'aujourd'hui.

Quelle fut la cause de ce propos ? Dans quel champ interprétatif peut-on l'inscrire ?

  • Interprétation culturelle ? (La différence de culture implique des directions pédagogiques/didactiques différentes de celles que l'on connaît, en classe). Si tel est le cas, quelle est la place de la discussion/du débat dans les pays anglophones ?
  • Interprétation purement didactique ? (Sous-estimation des capacités de l'apprenant, idée que les compétences visées par ce type de projet sont inutiles, sans intérêt pour les apprenants dans une culture donnée).
  • Interprétation institutionnelle ? (Idée que les objectifs visés par ce type de projet sont hétérogènes au curriculum imposé par le département de français).
  • Interprétation totalement subjective ? Moi, en tant qu'individu, je n'apporte aucun intérêt aux débats, sous couvert de raisons didactiques (les étudiants ne sont pas aptes à développer un comportement critique).

Les apports que j'ai pu retirer de cette expérience, durant cette année mais aussi et surtout a posteriori, ont suscité des questionnements tant sur le plan didactique, pédagogique et linguistique, que sur le plan culturel, sociologique et anthropologique.

II. L'hypothèse de départ : " Les discussions à visée philosophique favorisent l'enseignement du Français Langue étrangère"

Elles permettent en effet le développement de compétences linguistiques, grammaticales, lexicales, phonétiques, communicatives ; de plus la pensée et le langage sont liés (ayant expérimenté, durant une année, le décalage en langue étrangère entre la pensée et le langage, qui sont superposés mais ne sont pas simultanés, la mise en place de débats permettrait de limiter ce décalage et d'équilibrer la relation langage / pensée).

Apprendre une langue étrangère va au-delà de l'apprentissage linguistique et passe également par un challenge culturel : il s'agit de dépasser l'ethnocentrisme et de viser la compréhension, la réflexion, l'analyse de la culture étrangère, la prise de conscience des stéréotypes, etc. Et il faut comprendre la culture de la langue enseignée et pouvoir s'exprimer de façon adéquate. Développement de compétences linguistiques certes, mais également communicatives : la culture impose un type de langage approprié à une situation donnée (possibilité d'avoir des compétences linguistiques dans une langue étrangère, mais pas de compétences communicatives, c'est-à-dire s'exprimer de façon adéquate en situation d'interaction en langue non maternelle).

L'objection rencontrée est l'instrumentalisation de la philosophie (or, la philosophie n'est pas une fin, mais un moyen utilisable en milieu scolaire afin d'acquérir certaines compétences)

Le public concerné par la recherche sera le public universitaire, étudiants avancés en français (ayant validé au moins 3 ou 4 semestres en français).

III. Les entrées théoriques : un sujet interdisciplinaire

Le rapport de stage et le mémoire de Master FLE se nourriront de plusieurs disciplines :

a) Tout d'abord et bien évidemment la didactique et la linguistique

Pourquoi instaurer des discussions à visée philosophique dans l'apprentissage des langues étrangères, quels intérêts, quels objectifs, quels enjeux, d'un point de vue linguistique et didactique ? (apprentissage des langues par l'apprentissage de la culture étrangère, outre l'apprentissage linguistique). Mais aussi quelles sont les compétences visées par l'activité et quelles sont les compétences réellement mises en jeu par l'apprenant, dans l'expérience de l'apprentissage d'une langue étrangère (phonétiques, lexicales, grammaticales, etc.) ? Les aptitudes philosophiques favorisent-elles l'apprentissage linguistique d'une langue étrangère, et si oui en quel sens ? Qu'apportent-elles de nouveau ? Quelle est la nature des gestes professionnels de l'enseignant en FLE, en situation de discussion à visée philosophique. Quelles sont les compétences, les aptitudes, les savoirs exigés, du point de vue de l'enseignant ?

b) Sociolinguistique - Philolinguistique

Nous mènerons cette étude du langage en prenant en considération des facteurs externes à la langue. La prise de parole en débat se phénoménalise-t-elle de la même façon à l'étranger ? Le rapport à l'autre en situation de débat : selon la culture observée, comment verbaliser son opposition (refus de contredire, discours politiquement correct, discours poli, discours franc) ? La façon dont l'individu se confronte aux autres contient-elle une part de détermination culturelle ? Comment verbaliser son accord : pudeur, franchise, etc. ? Qu'est-ce qui légitime le choix des sujets de discussion en situation scolaire ? Quelle place fait-on à la discussion sur des sujets polémiques et comment ceux-ci sont-ils abordés à l'étranger ?

Comment éviter le biais "culture enseignée vs. "culture nationale" en situation de débat ? (ex : débat sur l'éducation. Comment éviter de confronter de façon binaire ce qui se fait dans le pays de l'apprenant et ce qui se fait dans le pays de la langue étudiée par l'apprenant ?). Comment éviter la mise en avant d'une certaine culture (par l'apprenant, comme par l'enseignant / de la culture enseignée comme de la culture nationale), au détriment d'une autre ? Cette aptitude demandera à l'élève de se décentrer de sa propre culture / de ne pas idéaliser, stéréotyper la culture étrangère ainsi que sa propre culture.

En quoi la part de culture a-t-elle un impact sur le rapport à l'autre en situation scolaire, sur le curriculum à l'école, sur la façon d'aborder les disciplines et donc les langues étrangères ? L'histoire, la culturelle anglophones induisent-elles une cristallisation de la confrontation à l'autre (quelle est la place de l'opposition, de la protestation, dans la société américaine/britannique ?) ; et à l'école induit-elle des "compétences tabou" (capacités à analyser, à critiquer, à s'opposer, à être autonome) ?

Retrouve-t-on l'objectif "développement de l'esprit analytique et critique" dans le curriculum anglo-saxon, comme on le retrouve en France (que ce soit dans le BO de l'école primaire de l'EN, ou dans le BO de philosophie pour les classes de terminale) ? Alors que la philosophie est enseignée en terminale en France (projet de rendre cette discipline accessible depuis la seconde), qu'en est-il dans les pays anglo-saxons ? Quelle place est réservée au développement de l'esprit critique à l'école et de quelle manière peut-on affirmer/infirmer que celle-ci est déterminée culturellement ?

Dans quelle mesure un projet de discussion à visée philosophique dans l'apprentissage des langues étrangères est-il envisageable ?

Un problème surgit : alors que la culture anglo-saxonne apparaît comme ultra-libérale et démocratique, alors qu'elle s'affirme par sa prépondérance sur la scène mondiale, tant au niveau politique, éducatif, économique, quelle place fait-elle au développement de l'esprit critique ?

c) Philosophie du langage

Pour le lien entre pensée et langage.

d) Pragmatique interculturelle

La discipline s'intéresse aux compétences communicatives, analyse de ce qui se passe lors des échanges/interactions en présence de plusieurs cultures (contenu/forme/comportement interactionnel). Nous ferons l'analyse des débats (par l'analyse de transcriptions). Comment bien se faire comprendre (utiliser un discours adéquat, approprié) en situation de langue étrangère ?

IV. Le projet de stage

Les données empiriques à recueillir pour l'élaboration de ce mémoire s'effectueront en plusieurs temps.

a) L'observation non participante

"L'observateur (...) constate purement et simplement le phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir d'autre souci que de se prémunir contre les erreurs d'observation qui pourraient lui faire voir incomplètement ou mal définir un phénomène. À cet effet, il met en usage tous les instruments qui pourront l'aider à rendre son observation plus complète. L'observateur doit être le photographe des phénomènes, son observation doit représenter exactement la nature. Il faut observer sans idée préconçue; l'esprit de l'observateur doit être passif, se taire; il écoute la nature et écrit sous sa dictée." (Bernard, 1984, p.51-52)

Le lieu : intégrer le département des langues étrangères à l'université de Birmingham, UK. Des cours de discussions sont donnés. Observation du type de sujets discutés et de la façon dont ils sont abordés, en répondant aux problèmes et aux questionnements énoncés ci-dessus.

Lien ou rupture avec ce qui a été observé précédemment dans le cadre de mon expérience dans l'université new-yorkaise (Hormis les cours que j'ai donnés, j'ai eu l'occasion d'observer des cours de discussion menés par une enseignante, en français, avec des étudiants avancés dans cette discipline)

Collecte des données : élaborer des grilles de données afin de pouvoir mener des observations précises sans se laisser dépasser par la richesse du discours (ces grilles devront porter sur la forme du discours, le contenu, le comportement des locuteurs ainsi que sur l'interaction discursive).

Dans la mesure du possible, il serait intéressant de pouvoir enregistrer certaines de ces discussions afin de pouvoir élaborer des verbatims et de pouvoir étudier les retranscriptions (étude thématique, linguistique, sociolinguistique).

D'autre part, il faudra développer une série d'indicateurs en analyse du discours afin de donner une légitimité aux éléments observés. Ces indicateurs pourront être issus de la sociolinguistique, de la pragmatique interculturelle, de l'éthique communicationnelle et des didactiques disciplinaires.

b) L'action - L'enseignement

Le lieu : voir avec l'IEFE de l'université de Montpellier. Je proposerai quelques heures de discussions avec un public FLE. Le cas échéant, à des associations.

Pour la collecte des données empiriques, je mettrai en place des ateliers de discussions à visée philosophique en français. J'observerai les difficultés que cela implique (barrière de la langue), les compétences développées par les apprenants, et les aptitudes mobilisées. Je tiendrai un cahier d'observations. J'enregistrerai les discussions si possible.

Toute étude ayant des biais, il faudra tacher d'éviter : la généralisation des faits observés ; les stéréotypes sur la culture française / anglo-saxonne ; rendre l'étude binaire (culture française vs. culture anglo-saxonne) ; l'ethnocentrisme, c'est-à-dire observer la culture anglo-saxonne avec des yeux français (le but sera ici aussi de se décentrer de sa propre culture et de comprendre la logique de la culture que l'on observe ; celle-ci ne manque de sens que parce qu'on l'observe à travers les grilles de sa propre culture) : comprendre une culture, c'est rentrer dans ses mécanismes, se fondre dans sa logique interne.

CF. Pour observer la culture anglophone, je penserai à mettre des lunettes anglophones.

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