Symposium, Université de Rennes - 22, 23 et 24 mai 2012
Texte introductif
"Préparer les gens à entrer dans cet univers problématique me paraît la tâche de l'éducateur moderne", écrivait déjà P. Ricoeur en 1996. Cette mission apparaît d'autant plus nécessaire que nombreux sont les philosophes et sociologues contemporains qui nous alertent sur la tension particulièrement saillante aujourd'hui entre les valeurs de l'institution scolaire - qui reste fondée malgré tout sur l'idéal émancipateur des Lumières - et une société en crise où la transmission de la culture ne va plus de soi (Gauchet, Octavi, Blais). Il s'agirait alors d'élucider dans ce symposium en quoi et à quelles conditions les expérimentations de pratiques à visée philosophique qui se développent depuis une vingtaine d'années à l'école primaire, dans l'enseignement spécialisé et en lycée professionnel, peuvent être une voie pédagogique pour répondre à cette crise de la transmission et du sens.
Paradoxalement, la philosophie, discipline qui plus que toute autre vise à l'émancipation du sujet par la construction d'une pensée critique, n'est réservée qu'aux classes des lycées généraux et technologiques, excluant ainsi les élèves les plus en difficulté et les plus démunis face à la complexité du monde.
Les différents interventions nous permettrons d'analyser quels effets la pratique de la philosophie auprès des élèves les plus fragiles (ZEP, SEGPA, lycées professionnels) peut avoir sur le rapport au savoir et le sens de l'expérience scolaire des élèves.
Puisque, comme le souligne P. Meirieu, c'est souvent à la marge du système scolaire (ici enseigner la philosophie là où on ne l'attend pas et auprès des élèves les plus fragilisés), que se repense (repanse) la pédagogie, c'est peut-être avec ces élèves que peut à la fois se réinventer une pratique de la philosophie innovante et nous donner aussi des clefs pour comprendre le sens de l'école aujourd'hui. Car ces pratiques peuvent nous éclairer sur les conditions de l'éducation dans notre société post moderne (Lipotvesky, Stiegler) et participer au processus d'émancipation de tous (Meyer, Fabre, Tozzi).
"Philosophie, difficulté scolaire et enseignement spécialisé : un défi pour l'émancipation de tous dans un monde complexe"
La pratique de la philosophie à l'école primaire et dans l'enseignement spécialisé se développe depuis une vingtaine d'années. Si ces expérimentations répondent au besoin de démocratisation d'une discipline scolaire réputée comme élitiste et hermétique, elles mettent également en avant le principe d'éducabilité de tous les élèves et interroge le rapport à la culture dans un monde complexe.
La communication propose d'analyser un corpus d'expérimentations pédagogiques qui visent à développer une approche réflexive de tous les savoirs avec tous les élèves, en leur donnant une dynamique du sens et du désir (dans la lignée d'une sociologie du sujet définie par B. Charlot et dans l'éthique d'une anthropologie des savoirs scolaires défendue par J. Lévine et M. Develay).
Nous pensons que ces pratiques, en permettant aux élèves d'engager une réflexion "méta" sur le sens des disciplines enseignées (pourquoi apprendre l'histoire ? Qu'est-ce qu'une vérité scientifique ?), peuvent répondre à l'injonction de redonner de la saveur au savoir (Astolfi et Meirieu), et engager les élèves dans cette appréhension nécessaire de la complexité dont nous parle P. Ricoeur. Nous analyserons ainsi un corpus de séances de philosophie menés dans trois classes de SEGPA, d'ULIS et de CLISS. Ces séances sont basées sur la lecture philosophique de récits (albums, contes, mythes). Nous verrons ainsi comment cette alliance de la littérature et de la philosophie permet aux élèves de s'engager dans un processus de pensée, et nous montrerons en quoi ces pratiques sont une voie possible pour atteindre la nécessaire émancipation par la problématisation (M. Fabre) dans le monde d'aujourd'hui.
Edwige Chirouter, CREN. Université de Nantes, LIMIER Université de Québec
"Les pratiques à visée philosophique à l'école primaire : l'émancipation par l'approche de la complexité".
Face aux défis politiques, économiques, humains que représente la mondialisation, deux attitudes éducatives en grande partie antagonistes, ici caricaturées, sont possibles à l'école. Soit choisir de transmettre à l'élève une vision simplifiée du monde, où Bien et Mal sont clairement, définitivement et complètement identifiés. Ils sont posés comme des points de repère indiscutables grâce auxquels chacun pourrait ordonner sa future action de citoyen ; soit admettre que la complexité du monde doit s'apprendre par le développement d'une éducation à la complexité, comme un aspect incontournable d'une "éducation du futur" (E. Morin).
Portés à leur extrémité, les risques de la simplicité sont nombreux : le simplisme, au nom duquel ce qui est différent est rejeté. Le repli sur soi au nom d'une identité préétablie et définitive, une citoyenneté réduite aux strictes bornes du territoire de l'État-nation. Plus largement : une mondialisation d'opposition et de confrontation plus que d'échange. Au contraire, vouloir privilégier un modèle de mondialisation dont le droit, l'échange et le débat fondent l'idéal politique et structurent la vie citoyenne, c'est s'inscrire dans la logique d'une démocratie républicaine. Elle fait de cette référence au complexe la condition de l'action politique du citoyen, et conduit à souhaiter placer au coeur d'un projet scolaire émancipateur, dès à présent, les activités à visée philosophique (J.-C. Pettier, 2008). Cette éducation serait initiée dès l'école maternelle et déclinée à tous les stades de la scolarité.
Après s'être intéressée au contexte théorique de la réflexion, cette communication montrera comment cette éducation peut se traduire dans le fait pédagogique.
J-C. Pettier, PRCE Philosophie IUFM de Créteil/Université-PEC, docteur en philosophie, docteur en sciences de l'Education
"De J. Habermas à E. Mounier: l'engagement de l'élève comme personne par la pratique de la Discussion à visée philosophique (DVP)".
Dès que l'on réfléchit aux pratiques éducatives, l'autonomie représente incontestablement un problème. En effet, soit cette dernière se comprend de manière principielle et l'action éducative se risque à l'impossibilité, soit l'action pédagogique demeure première et l'autonomie peut verser dans la conformation. Or, permettre à l'élève de s'engager comme une personne, en suivant les développements d'Emmanuel Mounier à ce sujet, nous offre une voie médiane dont le pragmatisme habermassien de la DVP peut se saisir et honorer les enjeux. Car si par personne, il nous faut entendre une liberté responsable, la primauté de l'appel requise ne peut que prendre corps dans une posture éducative qui est une "aide discrète, laissant au risque et à l'initiative créatrice tout le champ nécessaire" (E. Mounier, 1936, p. 42), ainsi qu'une récusation de toute "stérilisation (...) pliant l'enfant à la morne habitude de penser par délégation, d'agir par mot d'ordre" (Mounier, 1936, p. 61), en lui garantissant une "aide sans contrainte à se dégager des conformismes et des erreurs d'aiguillage" (p. 42). A ce titre, l'engagement de l'élève comme personne représente la rencontre possible de la liberté responsable et de l'autonomie dont la pratique de la DVP, dans son fonds habermassien, peut-être le creuset, puisque reposant sur la pragmatique universelle, l'argumentation, la situation idéale de parole et l'agir communicationnel, elle mobilise "le passage par le nomos, qui réveille l'auto- (...), ne prenant sens qu'en vue de l'auto-nomos" (Soëtard, 2001, p. 71).
Pierre Usclat, LIRDEF (EA-3749), Université de Montpellier 2 et 3, docteur en sciences de l'éducation
"Mathématiques, Sciences et Philosophie en ZEP : instaurer un nouveau rapport au savoir grâce aux discussions philosophiques sur des questions d'épistémologie".
Les différentes recherches récentes concernant les "discussions à visée philosophique" ont démontré qu'il était possible de commencer à apprendre à philosopher dès l'école élémentaire. Par la mise en place régulière de séances, de jeunes élèves apprennent à problématiser, conceptualiser et argumenter sur de grandes questions universelles touchant à la condition humaine. C'est la didactique de la philosophie qui s'est ainsi développée ces dernières années. La communication sort du cadre précis de la didactique du philosopher pour s'intéresser aux conséquences, aux effets, que ces ateliers peuvent avoir sur les autres disciplines scolaires, et en particulier sur les Sciences et les Mathématiques. La mise en place de discussions à visée philosophique sur des questions d'épistémologie peut-elle permettre de faire évoluer les représentations et les préjugés des élèves concernant ces disciplines ? Ont-elles des conséquences positives sur certains types de difficultés et de blocages ? Pourquoi et à quelles conditions les "DVP" permettent-elles d'instaurer un nouveau rapport au savoir, de donner plus de sens aux activités demandées, et facilitent-elles ainsi la réussite des élèves ? Pour répondre à ces questions, nous analyserons à la fois le contenu philosophique de séances de discussion qui se sont déroulées dans une classe de CM2 en ZEP sur des questions d'épistémologie ("Qu'est-ce qu'une vérité scientifique ?" ; "Quelles différences entre Croire et Savoir ?" ; "De quoi peut-on être certain ?"), et les entretiens menés avec les professeurs de ces classes.
Yvan Malabry, PREC, Université de Cergy, IUFM de Versailles, docteur en sciences de l'éducation
"Philosopher en lycée professionnel : effet sur l'estime de soi et l'appréhension de la complexité du monde".
Depuis une quinzaine d'années, de nombreux colloques et recherches universitaires sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) font état de leur développement auprès de différents publics d'élèves, et notamment ceux en début d'apprentissage et en grande difficulté scolaire.
Des expérimentations d'introduction de la philosophie en lycée professionnel ont été menées depuis 1995 dans plusieurs académies françaises. A l'analyse des recherches, des rapports et des comptes rendus de celles-ci, un bilan très majoritairement positif a pu être établi (comme le montre notamment le rapport Rochex et Bautier en 2005). À l'étranger aussi, des recherches sur les effets de ces pratiques ont été menées et confirment ce constat.
Pourtant, malgré un récent remaniement profond de la formation professionnelle et particulièrement du bac professionnel en France, force est de constater que la philosophie reste totalement absente de ces cursus. La pratique même des NPP dans ces sections demeure expérimentale et marginale. Dans cette communication, nous nous concentrerons sur l'étude de trois effets : la pratique de la philosophie dans le cadre des NPP favorise la restauration de l'estime de soi ; elle permet de travailler à l'instauration d'un climat serein et pacificateur ; elle facilite l'appréhension d'un monde complexe. L'enjeu serait ainsi d'analyser en quoi et à quelles conditions l'institutionnalisation de ces pratiques pourrait être pertinente auprès des élèves en formation professionnelle.
Marie Kerkhom, professeur de lycée professionnel, doctorante en sciences de l'éducation à l'Université Montpellier 3 et en philosophie à l'Université Laval, Canada