Nous continuons, en guise de témoignage, l'histoire d'un collègue de philosophie, en douze épisodes. Le récit de vie professionnelle est aujourd'hui considéré, par les sciences humaines, comme producteur de savoir, en tant que matériau d'analyse, et même, selon Mireille Ciffali, dans une perspective clinique, comme un "espace théorique d'analyse". Cela rejoint l'approche plus philosophique de P. Ricoeur, selon laquelle il prend le sens de l'unité narrative d'une identité professionnelle, plan de vie d'une unité narrative plus globale. Instructif pour ceux qui s'intéressent à la culture de la professionnalité philosophique professorale...
Comme tout témoignage, il n'engage que son auteur.
Septembre 98. Me voici de retour dans ma ville rôôôse. Le Rectorat vient de me nommer en tant que T.A. (remplaçant à l'année), dans un lycée de l'hyper centre. Grande bâtisse en briques rôôôses, comme il se doit, le lycée Saint Sernin de Toulouse est ce que l'on appelle un lycée d'excellence. De prestigieuses classes préparatoires créent une aspiration vers des parents qui ne reculent devant aucun subterfuge pour y scolariser leurs enfants. Qu'il s'agisse d'obtenir une adresse de complaisance (habitant près de l'autre grand lycée toulousain, je recevrai des propositions que je déclinerai afin de sous-louer ma boîte aux lettres), de choisir une langue rare qui, bien sûr, ne s'enseigne que dans ce lycée ou bien une option tout aussi rare, certains parents ne manquent pas de ressources. On le sait, à ce jeu tous les parents ne sont pas à égalité. Il faut être bien informé et les enseignants (ou même parfois les rectrices) ne sont pas les moins bien placés.
La carte scolaire qui oblige à scolariser son enfant dans l'établissement de son quartier est donc détournée par une frange de parents bien informés ou/et ayant des relations. Ce secret de polichinelle en étant de moins en moins un, le gouvernement actuel, celui de N. Sarkozy, envisage donc de supprimer cette carte scolaire et de donner aux citoyens la liberté de scolariser leurs enfants où ils le souhaitent. Dit comme cela (donner la liberté de...), comment ne pas être d'accord ?
Et c'est ainsi que la démagogie la plus honteuse va fragiliser un peu plus un système qui n'en peut mais. En effet, comment être contre la liberté dans une démocratie ?
Peut-être, un peu de philosophie ne ferait pas de mal dans cette affaire.
Tout d'abord, on peut (et même on doit) faire remarquer qu'en toute logique, un principe dont l'application n'est pas satisfaisante, n'est pas, ipso facto, un mauvais principe, mais que ce sont les conditions de sa mise en pratique qui sont à revoir. Là, tout se passe comme si le ministre avait décidé de jeter le bébé avec l'eau du bain.
Parce qu'enfin, de quoi parle-t-on ?
On parle d'un principe qui tente de garantir la mixité sociale dans les établissements scolaires. Il n'y arrive pas tout à fait ! Il y a des resquilleurs ! Est-ce une raison pour déchirer le principe ? Il y a des resquilleurs aussi dans le métro. Je n'ai pas vu le gouvernement en décider la gratuité pour autant ! Il s'agit donc d'autre chose. Il s'agit d'idéologie...
La liberté est une grande et belle chose. C'est entendu ! Mais quittons l'estrade de Miss France, désertons celle où des politiciens populistes enfoncent les portes ouvertes et réfléchissons un peu.
On ne peut pas mettre la liberté au programme de philosophie des classes terminales et servir cette fadaise aux parents ! Tout le monde souhaite, bien sûr, jouir d'un maximum de liberté. Mais on sait aussi que la "volonté générale" n'est pas la même chose que la "volonté particulière". On sait même (Rousseau l'a dit après bien d'autres) que "la volonté générale n'est pas la somme des volontés particulières". Autrement dit, ce n'est pas en additionnant les volontés égoïstes que l'on forge une volonté voulant le Bien public.
Bien sûr, elle est tentante, pour le citoyen-parent, cette liberté individuelle qui ne se préoccupe que d'elle-même. Elle est tentante et le politicien tentateur le sait. Mais enfin, renoncer à la mixité sociale, c'est renoncer à terme à la République, la res publica (la chose commune qui risque bien de ne plus être commune). Il arrive que certaines libertés individuelles ne soient pas compatibles avec les libertés publiques et ce serait l'honneur des politiques que de le dire. Mais peut-être que je m'emporte, car ils le disent à l'occasion : "On ne peut pas faire ce que l'on veut !", "Il y a des règles à respecter" etc. Ces discours ne sont pas rares. Alors que se cache-t-il derrière ce principe républicain bafoué ?
Pour répondre à cette question, il faut anticiper ce qui va se passer lorsque cette digue républicaine, qu'est la carte scolaire, cèdera (ce qui est plus facile quand on connaît bien le système de l'intérieur) : tous les établissements ne se valent pas et même si les parents se trompent parfois de critères, aidés en cela par une presse peu pointue, ils ne l'ignorent pas.
Quelques mots tout de même sur cette erreur classique et parentale. Tous les ans sortent dans la presse le palmarès des lycées que des journalistes peu au fait des choses continuent de classer sur le critère de la réussite au baccalauréat. Or, on sait bien (enfin, surtout quand on vit à l'intérieur du système) qu'il n'est pas très difficile pour un proviseur de faire grimper son taux de réussite au bac en virant avant la terminale les élèves dont il n'est pas sûr qu'ils auront leur bac. Cela est tellement connu que la "Direction de l'Evaluation et de la Prospective" du ministère a, depuis déjà quelques années, mis en place d'autres critères plus intéressants pour juger la performance d'un lycée. Un de ceux-ci est le pourcentage d'élèves entrés en seconde ayant décroché leur bac (et en combien d'années). Ce critère a le mérite de démasquer les tricheurs qui considèrent leur lycée comme une montgolfière qui ne peut monter qu'en lâchant du lest (sauf qu'ici, le lest, ce sont des élèves). Cet indicateur devrait retenir davantage l'attention des parents, car ils les informent sur la chance réelle qu'a leur gamin de décrocher son bac en rentrant en seconde dans cet établissement. Malheureusement ce chiffre est plus difficile à obtenir...
La même direction du ministère a même créé un autre indicateur encore plus performant pour juger la valeur d'un lycée : il s'agit, en intégrant un certain nombre de paramètres (origine sociale des parents, pourcentage de redoublants, bassin économique local, nombre de boursiers...) de fixer un taux de réussite que devrait atteindre chaque établissement ; ce qui permet ensuite de comparer le taux attendu avec le taux obtenu. Il en ressort parfois de vraies surprises, lorsque l'on découvre qu'un prestigieux lycée n'est, finalement, pas si bon que cela, compte tenu de ce qu'il aurait dû obtenir ! Ce critère devrait intéresser bien davantage les parents, mais il est vrai, qu'ils n'y ont pas accès (ni les enseignants d'ailleurs).
Parce qu'enfin, un bon lycée est, en définitive, celui qui tirera le meilleur de chaque élève. Et il y a des lycées prestigieux qui ne tireront pas le meilleur d'un élève, ne serait-ce que moyen !!! La question que devrait se poser chaque parent n'est donc pas quel est le meilleur lycée, mais quel est le meilleur lycée pour mon gamin.
Je me souviens d'un copain de ma fille aînée (en CM2, l'année où justement j'étais muté dans ce lycée de centre ville toulousain) : Mohamed. Gamin sympa, mais qui traînait dans les rues de notre quartier fort tard, poussant à la diable dans une famille recomposée qui s'en souciait peu. Ma fille m'avait raconté son histoire. Cela n'était pas Zola ni Dickens, mais ça n'était pas facile pour le môme. Bref, ses résultats scolaires étaient moins drôles que lui. Il était venu à la maison jouer avec ma fille et, avec une prudence de sioux, j'avais fini par lui proposer de venir faire ses devoirs le soir chez nous avec ma fille. Je n'ai jamais aimé le gâchis et lui ai donc proposé mon aide. Il a accepté et est venu, un temps, faire ses devoirs à la maison. Cela payait. Il l'a vu, mais n'a pas pu continuer autant qu'il l'aurait fallu.
À la fin de l'année, il obtînt son passage, de justesse, au collège. Je lui demandai alors où il allait faire sa 6e. Hélas, la carte scolaire lui permettait d'aller dans le collège intégré au lycée le plus prestigieux de Toulouse et à qui il servait de pépinière. Son père avait décidé de bénéficier de cette "chance".
J'ai expliqué à Momo que ce n'était pas le bon collège pour lui. Je lui ai dit que cela irait trop vite pour lui et que les enseignants habitués à d'autres gamins plus rapides ne prendraient peut-être pas le temps qu'il faudrait avec lui. Rien n'y a fait. A la fin de l'année il s'est inscrit dans ce collège que son père regardait comme le gros lot. Nous sommes partis vivre à l'étranger. Puis, quelques années plus tard, de retour à Toulouse, ma fille aînée a rencontré son ancien petit camarade : il avait arrêté le collège très vite et était parti en apprentissage appendre un métier qui l'ennuyait.
Depuis, lorsque je vois passer à la même époque le classement national des lycées, le souvenir de Momo me donne envie de cogner.
Je reviens à ma carte scolaire. Les lycées d'excellence sont connus, disais-je. Soit ! Mais ils ne pourront accueillir toutes les demandes parentales. Comment trier ? Et bien, ce sera d'autant plus simple que le tri le plus important sera fait par une espèce de sélection (pas naturelle, mais sociale) économique. Les lycées prestigieux sont dans des quartiers où le mètre carré est très cher. De sorte que les moins argentés en habitent plus loin. Pour ceux-ci, le lycée de centre ville est assez éloigné et donc y scolariser ses gamins représente un coût financier d'autant plus grand (sans parler de la fatigue due à un temps de transport plus long). Il y aura donc dans ce grand jeu du "inscrivez vos enfants librement", une auto-censure que nos politiciens populistes connaissent bien et sur laquelle, d'ailleurs, ils comptent !
Reste les autres, ceux qui sont en périphérie de la zone scolaire où se trouve le grand lycée. Ceux qui depuis longtemps déjà pestent contre ce découpage qui les relègue, qui les spolie et les frustre. Ceux-là auront donc le droit et la possibilité matérielle de faire une demande. Bien ! Mais le problème des places demeure. Elles ne sont pas extensibles et donc tout cela se rapproche fort des jeux où l'on "deale" de l'espoir : une chance au grattage, une chance au tirage ! Les seuls vrais bénéficiaires de tout ceci seront ceux qui de toute façon avaient les moyens (financiers, relations...) de feinter la carte scolaire et qui, grâce à cette nouvelle liberté, pourront le faire sans remord.
Bref, en résumé, cette histoire de suppression de la carte scolaire est un argument populiste pour le plus grand nombre (qui se fera, de toute façon, rouler) et clientéliste pour un plus petit nombre (qui, eux, savent bien qui est vraiment concerné par cet octroi d'une nouvelle liberté). La liberté des uns y gagnera ce que la liberté collective (celle de vivre dans une société la moins ghettoïsée possible) y perdra.
Prof principal à plein temps
J'arrive donc en septembre 98 dans un lycée tranquille. Après mon lycée autogéré oléronnais1, je dois dire que j'ai un peu peur de m'y ennuyer. La suite va me donner tort, comme à chaque fois (ce ne sera pas la dernière) que j'aurai ce pressentiment.
J'ai déjà pris contact pendant l'été avec mon proviseur (ce coup-ci ma mutation n'est pas arrivée au dernier moment). J'ai donc été reçu par Madame le proviseur qui m'a l'air de ne pas manquer d'autorité. Assez en tout cas, pour ne pas avoir besoin d'en faire étalage. Je lui propose d'enseigner, en plus de mes heures, la philosophie en classes de premières littéraires, mais elle me répond que si toutes les premières ne peuvent pas en bénéficier, elle aura les parents sur le dos !
J'argumente, tente un "l'égalité n'est pas l'égalitarisme", plaide sur le renforcement du profil littéraire... Rien à faire. Elle m'écoutera poliment et me dira "non". Qu'une femme de cette densité se méfie à ce point des réactions parentales m'en apprendra plus que de longs discours sur le lycée où j'arrive.
Autre technique que j'utilise pour savoir rapidement dans quel lycée j'arrive : le "comité de vie lycéenne". Cette structure dotée d'un budget et d'un bureau (président, secrétaire...) a en charge, dans n'importe quel lycée, d'animer la vie lycéenne. Il s'agit de choisir à quels projets on accordera des subventions et dans quelle mesure, de susciter la création de clubs divers et variés et de les subventionner, bien entendu. Les sorties et autres spectacles font aussi partie de son pré carré.
Bref, c'est le pouls d'un lycée et j'ai pris l'habitude de ne pas manquer la première réunion de l'année où s'élit le bureau et où les projets se déposent.
J'y vais et ne suis pas déçu d'être venu : peu de profs sont présents, aucun élève ne se présente pour faire partie du bureau, aucune annonce de création de club. C'est bon ! J'ai assez tourné pour comprendre que le lycée manque de vie. Je comprendrai mieux par la suite en comprenant que les lycées de centre ville sont victimes de leurs succès. Recherchés pour leur tranquillité, ils sont logiquement beaucoup demandés. Donc, il faut beaucoup de points pour y atterrir. Qui a le plus de points ? Les plus anciens dans la profession. De sorte que la moyenne d'âge n'a rien à voir avec celle de mon lycée de Seine Saint Denis. Conséquence : pas mal de collègues y coulent des jours paisibles en pilotage automatique jusqu'à la retraite.
L'impression qu'il va me pousser des toiles d'araignées sous les bras se renforce. Mais c'est une erreur. Les enfants de la bourgeoisie ont leurs problèmes aussi. Bien sûr, ils n'ont pas trop de problèmes financiers. Mais, indépendamment des classes sociales, l'adolescence est un âge qui regroupe les élèves autour des mêmes problèmes : comment exister en tant qu'individu ? Comment obtenir la dose d'affection dont j'ai besoin ? Comment savoir en qui je peux avoir confiance ? Quelle place pour moi dans ce monde où les adultes ont déjà tout prévu etc. ?
J'en aurai la confirmation avec la terminale littéraire dont je suis professeur principal. Je crois pouvoir dire aujourd'hui que, si j'ai eu plus de travail ailleurs en tant qu'enseignant, je n'en ai jamais eu plus en tant que professeur principal de cette T4 !!!
Ce fut un festival !
Il y eut Anne d'abord. Grande fille brune habillée tout en noir, dépressive. J'avais bien repéré son visage triste et n'avais pas tardé à essayer d'établir un contact que je savais vital. Las ! Cela n'a pas empêché sa tentative de suicide. Lorsqu'elle est revenue, j'ai fait mon boulot. Je l'ai aidé à renouer un vrai contact avec ses parents et l'ai convaincue de parler enfin à ses parents de ses problèmes de toxicomanie. Le père, médecin pourtant, n'avait rien vu. Tout cela ne se fit pas en cinq minutes, mais patiemment, à son rythme. Je l'ai revue quelques années plus tard au bistrot en face du lycée : elle allait bien.
Il y avait aussi Séréna. Rebelle, limite désocialisée, mon travail a été de l'amener le plus doucement possible vers l'assistante sociale du lycée (il y en avait une à demeure trois jours par semaine, dans ce lycée très chic !). Elle venait, ne venait pas en cours, avait parfois des réactions violentes avec ceux qui l'entouraient (élèves ou profs), mais je sentais bien que le problème était en amont. Et puis, comme souvent, des élèves étaient venus me voir pour me glisser deux mots sur ses difficultés. Apprivoiser Séréna a été long et, pour finir, nous n'avons pas pu faire grand-chose pour cette élève qui, au contraire de tous ses camarades, n'avait pas une famille pour tenir dans les coups durs.
Le plus perturbant pour moi, cette année-là, fut sans conteste Alexandra qui avait pris l'habitude de s'évanouir presque systématiquement dans mes cours ! Elle s'asseyait au premier rang, studieuse, attentive, intéressée et, imperceptiblement au début, elle commençait à se contracter. Je voyais alors son visage se tendre, ses membres se raidir et elle s'écroulait. La première fois, j'ai cru à une crise d'hypoglycémie, fréquente chez certaines jeunes filles sautant leur petit déjeuner. La deuxième un peu moins et au bout de trois, j'ai commencé à chercher ce qui dans mon cours était contrariant à ce point.
Ce qui m'a un peu rassuré, c'est quand ses crises ont commencé à se produire aussi chez mes collègues. Je sais bien, ça ne réglait rien, mais ça me permettait de chercher plus sereinement la cause de tout ça, puisque ce n'était pas moi. Les crises devenaient plus fréquentes et je ne voyais pas comment Alexandra allait pouvoir continuer sa scolarité. En outre, à ses tensions se rajoutait progressivement la tension de celle qui anticipe... les tensions à venir ! Bref, ça n'allait pas fort. J'avais pris l'habitude de faire cours avec une poche en plastique sur moi. Elle s'effondrait. Je gardais deux élèves avec moi, faisais sortir les autres, envoyais le délégué chercher l'infirmière et commençais à lui mettre la poche sur la bouche pour lui faire respirer son CO2 (secouriste et plongeur, je savais que le CO2 déclenche le réflexe ventilatoire). Tout doucement, ses muscles tétanisés se décontractaient, sa respiration se faisait moins difficile et le cours pouvait reprendre. Jusqu'à la prochaine crise...
J'avais rencontré la mère. Nous avions pris le temps de discuter, avec Alexandra d'ailleurs, mais... rien ! Et puis, un beau jour où nous discutions tous les deux avec mon élève, elle m'avait, sans le savoir, lancé sur une piste. Dans ce bavardage décousu, une allusion à son père m'avait intrigué. Je ne me souviens plus de rien de vraiment précis et, de toute façon, c'est tant mieux, mais j'entrevis une piste. Un prof de philo a beau enseigner la théorie psychanalytique lorsqu'il traite de l'inconscient (la conscience est au programme), cela n'en fait pas un psychologue. Je n'ai fait que ce que font les instituteurs devant un dessin d'enfant hors norme (relié à d'autres signes comportementaux hors norme, aussi) : j'ai conseillé d'aller voir un "professionnel de l'écoute" (par expérience, j'évite le mot de psychologue que je sais être mal perçu, la plupart du temps).
Le professionnel en question a conseillé une prise en charge dans une clinique psychiatrique de la banlieue nord toulousaine. Je suis allé y voir Alexandra. Elle était amusée et un peu troublée aussi par ses voisins de chambre. Nous en avons souri ensemble, lorsqu'elle me racontait leurs manies et autres obsessions.
Elle avait confiance et elle a eu raison. Quinze jours après, elle nous revenait resplendissante, en forme, rayonnante. Plus de crise. C'était un cas d'école sur lequel je ne m'étendrai pas et ce fut une belle victoire (Freud 1- Sartre 0) !
Last but not least, j'eus à aider un de mes élèves à assumer une homosexualité qu'il m'avait confié, en larmes, après les cours. Pas facile lorsqu'on a 17 ans d'assumer ce qui, trente-cinq ans plus tôt était encore considéré, dans notre pays, comme un délit ! Le coming out avec les parents n'était pas envisageable et le gamin ne se demandait pas quelle place la société allait lui faire, mais si la société allait lui en faire une ! On a discuté. Je ne crois pas avoir donné de conseils, mais dans ce cas-là, je le savais, le simple fait de pouvoir en parler à un adulte était déjà beaucoup.
Je me souviens aussi que ses camarades de classe étaient à la hauteur et qu'ils faisaient preuve à son encontre d'une attitude sur laquelle bien des parents auraient pu prendre exemple. Je crois que c'est ce qui m'a fait particulièrement apprécié cette classe qui, pourtant, me donnait un travail de prof principal assez rare.
L'année se déroulait donc bien. J'avais plaisir à rentrer en classe et j'avais l'impression que c'était réciproque. Tout cela aurait pu nous emmener gentiment jusqu'à la fin de l'année, mais cette année devait être marquée par un mouvement lycéen national et aussi par des émeutes locales dans certains quartiers difficiles de Toulouse.
Un automne agité
Dès le mois d'octobre, les lycéens furent dans la rue. Cela n'était pas la première fois, mais ce mouvement d'octobre 98 avait tout de même quelque chose d'insolite. Nos élèves descendaient manifester pour avoir plus de cours, plus de surveillants et plus d'enseignants. Le ministre de l'Éducation Nationale de l'époque, Claude Allègre, avait effectivement préparé une réforme du lycée d'où il ressortait que certaines heures de cours seraient supprimées, que le statut des surveillants allait changer (pas en mieux) et leur nombre diminuer. En outre, il était prévu de recruter moins d'enseignants (12% de moins aux concours, cette année-là). Bref, nos élèves ne manifestaient pas politiquement contre un système, mais en tant qu'utilisateur d'un système n'offrant pas une qualité de service jugée satisfaisante. Pour ceux qui ont vécu mai 68, voir les lycéens défiler pour réclamer plus de surveillants et plus de cours fût une surprise.
Reste que leurs revendications étaient légitimes. Le ministre tenta, comme d'habitude, de faire le coup du malentendu ("En fait, nous sommes d'accord sur le fond, mais nous ne nous sommes pas compris"). Classique !
Les élèves tinrent bon ; ce qui veut dire que le mouvement dura tout l'automne et même jusqu'à l'hiver avec des journées de grèves à répétition. Ils eurent du mérite parce que, je m'en souviens assez bien, le gouvernement en place étant de gauche, les grandes centrales syndicales firent le service minimum (genre : "C'est à chaque établissement de décider des modalités de son action"). Nos élèves défendirent donc la qualité du service public en étant bien seuls, au départ.
Il est vrai qu'Allègre était arrivé avec des idées qui pouvaient séduire un milieu pas si figé que cela. Mais il fit une erreur tactique reposant sur un mauvais constat : il ne prit pas la mesure de l'état du milieu enseignant, qu'il jugea à travers le principal syndicat. Lorsqu'on est le plus gros syndicat d'une profession, quelle qu'elle soit, on est obligé de "ratisser large", si j'ose dire. En vingt ans de métier et une douzaine d'établissements, j'ai pu constater qu'il y avait au sein de ce même syndicat des enseignants qui n'étaient pas d'accord sur grand-chose.
Bien sûr, il y a une certaine ligne directrice sur laquelle se rejoignent les membres du syndicat, mais la ligne est d'autant moins précise que les adhérents sont nombreux. C'est d'ailleurs une obligation quasi mathématique. Plus on est nombreux, plus le compromis réunissant la totalité des individus est mou ! La meilleure façon de rassembler tous ses membres est donc de le faire sur des actions corporatistes (défense du salaire, des conditions de travail...). Beaucoup plus difficile de réunir sur un projet précis pour l'école. Parce que là, les divergences de vues risquent de faire éclater la belle unité syndicale.
Mais alors, que font des gens aussi différents dans un même syndicat (j'ai vu des écarts de conception sur le métier qui auraient brisé n'importe quel adducteur, si le corps enseignant n'était pas qu'une image) ? Ils viennent se faire défendre par l'organisation la plus puissante. La preuve : le jour où les commissions de mutation ne seront plus paritaires (administration + délégués syndicaux), ce qui serait une erreur, car cela évite le clientélisme et autre "fait du Prince", les adhésions chuteront terriblement. Il y a donc pas mal de syndicalisme que j'appellerai "alimentaire", et peu de syndicalisme de conviction !
Allègre s'est donc trompé en pensant que le principal syndicat pouvait bloquer ses réformes. Fort de ce mauvais constat, il a décidé de passer au-dessus des enseignants (qu'il jugeait à travers ce syndicat), et commencé à jouer l'opinion publique contre ces fainéants d'enseignants qu'il jetait en pâture à une certaine presse peu regardante.
C'était l'époque où nous lisions le lundi matin dans la presse quotidienne ce que notre ministre pensait des tristes sires que nous étions. Il y eu des interview où le ministre donnait le chiffre de l'absentéisme record des enseignants (chiffre qu'il était obligé de démentir quelques jours plus tard, lorsqu'une autre presse ayant fait son travail objectait des faits incontestables et vérifiables au ministre. Mais le mal était fait), et d'autres où il dénonçait l'attachement immodéré des enseignants à leurs vacances...etc.
Les enseignants finirent par descendre rejoindre leurs élèves dans la rue. J'en étais, alors qu'au départ, je faisais partie de ces enseignants qui trouvaient que certaines idées du ministre valaient la peine qu'on y réfléchisse.
Certes, l'honnêteté oblige à dire que nous n'étions pas majoritaire. Mais cette minorité n'était pas squelettique, et elle aurait peut-être permis de tester certaines idées, plutôt qu'elle ne finisse, elle aussi, par demander la démission que celui qui nous tirait dessus quotidiennement.
Ainsi, son idée du "15 heures + 3" valait la peine qu'on s'y penche. Il s'agissait de demander aux enseignants de ne plus enseigner 18 heures, mais 15 heures plus 3 heures d'aide aux élèves. Bon nombre de copains syndiqués dans la plus grande organisation tentent aujourd'hui de réécrire l'histoire, mais je me souviens très bien que le puissant syndicat fut contre, relayant ainsi toutes les frilosités d'enseignants s'indignant qu'on allait les transformer en animateur faisant de la garderie...etc. L'idée était pourtant bonne, ces trois heures auraient servi à récupérer les élèves que le rythme d'une classe laisse parfois sur le bord du parcours. C'était en plus une vraie idée de gauche !
L'erreur d'Allègre fut double : jeter les enseignants en pâture à l'opinion publique, je l'ai dit, mais aussi vouloir généraliser cette idée sur tout le territoire. Il fallait la proposer, à titre expérimental, aux établissements sensibles. J'ai suffisamment enseigné en Seine Saint Denis, pour savoir qu'il n'y aurait pas eu besoin d'expliquer longtemps aux enseignants de ces établissements l'utilité de la chose. Là-bas, on aurait su quoi faire de ces trois heures. On aurait aidé les gamins les plus en difficulté. On aurait aidé ceux qui avaient la tête presque sous l'eau à en sortir. Autre avantage, cela aurait permis d'augmenter le ratio profs/élèves dans ces établissements : les trois heures de cours non faites par l'enseignant auraient été faites par d'autres qu'il aurait fallu recruter. Bien sûr, les professionnels de la calculette ministérielle auraient tenté de supprimer les trois heures de cours. Mais nous aurions résisté, dénoncé que ce soutien ne pouvait se faire en coupant dans les programmes, sauf à introduire un bac au rabais pour les banlieues. Et, peut-être, aurions-nous gagné...
Allègre fut donc maladroit et nous allâmes au rapport de force. Ce fut l'occasion pour pas mal de collègues de renvoyer leur carte d'électeur aux fédérations locales du parti socialiste. L'échec de 2002 était déjà en germe...
Pendant ce temps-là, je continuai d'enseigner dans mon prestigieux lycée où les élèves n'avaient pas fini de me surprendre, moi qui les voyais avec mes lunettes de prof d'établissement difficile.
Mes yeux se décillèrent complètement le jour où, après un cours, une élève (qui n'était pas de ma classe) vint me trouver pour me dire qu'une de mes élèves, Typhaine (absente à mon cours ce jour-là), m'attendait dans les toilettes du lycée !!!
L'invitation était inhabituelle, on s'en doute. Il s'agissait d'une élève ne manquant pas facilement ses cours, motivée, vive et déléguée de classe. Son absence m'avait étonné, mais je dois dire que son rendez-vous plus encore.
Le ton et le masque de la messagère étaient sans équivoque : ce ne pouvait qu'être grave. Nous traversâmes donc la cour et je ne pus rien obtenir comme informations avant que d'arriver jusqu'à des toilettes d'élèves au premier étage d'un bâtiment. Elles étaient bloquées par une bande d'élèves qui me laissèrent passer lorsque mon messager nous annonça. Là, par terre, lovée autour des WC une élève vagissait entourée de ses camarades qui ne savaient plus trop quoi faire.
- Qu'est-ce qui se passe ici ?
- Elle est pas bien, me dit Typhaine.
Cela je le voyais bien. La gamine était blanche comme un linge et ça sentait le vomi à plein nez.
- Qu'est-ce qu'elle a ?
- Ben, elle a pas mal picolé à midi et puis, elle a pas mal fumé aussi (toujours ces cigarettes qui auraient dû la faire rire, paraît-il).
Ces élèves de terminale étaient redevenus des mômes. Ils ne savaient plus comment gérer la situation et ne sachant plus quoi faire, ma déléguée s'était dit que je serai de bon conseil ! Je leur demandai depuis combien de temps leur camarade enlaçait la cuvette des W.C. et, lorsqu'ils me répondirent :"deux heures, M'sieur", je sus qu'il était temps d'agir.
Immédiatement je leur dis qu'il allait falloir avertir les parents de la gamine. Je ne m'attendais pas à la réponse :
- "Vous n'y pensez pas, M'sieur, sa mère, c'est votre collègue, Madame..., la prof de français !". Je ne sais pas ce qui m'a retenu : la tête des mômes, celle qu'aurait fait ma collègue, celle de la gamine qui risquait gros. Toujours est-il que je leur ai dit d'aller chercher l'infirmière. Nouveaux cris d'orfraies.
- Mais elle va se faire renvoyer, M'sieur !
- On n'a pas le choix, ai-je dit.
La gamine allait vraiment mal et, malgré la confiance qu'ils me témoignaient, je n'étais pas docteur en médecine, mais en philosophie. Je les rassurai en leur disant que l'infirmière était là pour soigner, pas pour punir. Elle arriva. Il fallut avouer l'alcool, mais les élèves ne parlèrent pas de joint. La collègue ne fut pas trop dupe, je crois, mais ce n'était ni le lieu ni le moment d'un interrogatoire. Je n'ai rien dit non plus. Peut-être aurais-je dû, mais j'ai trouvé plus efficace de permettre à cette élève de rester dans son lycée (le renvoi était possible) où je pouvais lui faire quotidiennement sentir qu'elle avait épuisé ses jokers.
Je n'ai effectivement jamais manqué cette année-là de m'arrêter, lorsque je la croisais, pour lui demander systématiquement comment elle allait. Elle m'était un peu redevable, le savait et, surtout, savait que je le savais. J'ai régulièrement interrogé ma déléguée tout au long de l'année sur sa copine, de sorte que celle-ci ne pouvait manquer de l'ignorer. Et puis, je savais qu'ils avaient eu tous assez peur. On en a reparlé avec Typhaine. Quelques années plus tard, je n'ai pas de certitude absolue, mais je crois que j'ai pris la bonne décision. Pas pour la réputation de l'établissement (à aucun moment ça ne m'a traversé l'esprit), pas par esprit de corporatisme, soucieux de préserver une collègue, mais pour la gamine qui n'aurait rien appris de plus en étant renvoyée que ne lui en a appris la cuvette à laquelle elle est restée scotchée une vilaine après-midi.
Pour faire bonne mesure et montrer en quoi cette année que j'avais pensée tranquille, ne le fut pas, il faut dire quelques mots sur un drame local qui se déroula à Toulouse, à cette époque.
Dans la nuit du 13 au 14 décembre 1998, un jeune gamin de 16 ans fut tué par un policier. Au départ, il s'agissait d'une tentative de vol de voiture, si ma mémoire est bonne. Le policier a tiré, mais ce qui a mis le feu aux poudres, c'est que le gamin a été retrouvé mort sous une voiture après avoir agonisé trois heures. Le Gamin s'appelait Habib et habitait dans la banlieue sud-est de Toulouse (le policier sera condamné à trois ans avec sursis en 2001). S'en suivirent quelques journées d'émeutes dans ces quartiers.
Il y avait des collègues dans ces quartiers. Forcément, puisqu'il faut bien tout de même le dire : les derniers fonctionnaires qui restent lorsque les commissariats, les postes, les mairies annexes, les centres culturels etc. ferment, ce sont les enseignants. Il n'y a pas de quartier sans école !
Pour beaucoup de collègues ce fut un traumatisme. Des années de travail patient et difficile volèrent en éclat. Tout du moins, ce fut l'impression qu'ils eurent. Des gamins qu'ils avaient progressivement attirés à eux, c'est-à-dire à l'école, basculèrent, à l'occasion de ce fait divers, dans une violence qui faisait d'autant plus mal à ces fonctionnaires qu'ils ne s'y attendaient pas. En tout cas, pas aussi forte et pas tournée, justement, contre ces enseignants qui avaient tissés, à force d'obstination, des liens qu'ils pensaient pérennes.
J'ai pris la mesure de l'abattement de ces collègues lorsque le Rectorat m'a embauché (via sa structure de formation des personnels : le S.A.F.C.O.) pour participer à un stage de formation à destination des personnels (et donc pas seulement les enseignants, sinon l'I.U.F.M. en eut été chargé) d'un collège particulièrement touché par les émeutes : le collège de la Reynerie !
Les banlieues toulousaines venaient de brûler et certains collègues étaient vraiment au fond du trou. Le Rectorat avait donc mis en place ce stage intitulé "Remotivation des personnels inter-catégoriels". Nous avions une journée pour "remotiver" des collègues qui avaient vécu la mise à sac de leur établissement !!!
Nous avions immédiatement prévenu qu'il faudrait plus que cette journée et qu'on ne pouvait pas se moquer des stagiaires et des formateurs en laissant croire qu'en huit heures on réglerait tous les problèmes. Le Rectorat promit d'envisager une suite à cette journée. Promesse non tenue !
Il faut imaginer la difficulté, lorsqu'on est enseignant, à dire ce qui était ressenti comme l'échec de plusieurs années de travail sur le terrain. Les collègues étaient donc arrivés méfiants. Il n'est déjà pas facile de parler de ses problèmes de discipline dans sa classe, alors, parler de la mise à sac de tout ce que l'on a construit...
Mais il n'y avait pas d'autres alternatives que de dire les choses, à sa façon, avec ses mots. Il y avait de la souffrance à exprimer qui, sinon, les aurait grignotés comme un ulcère professionnel. Ils étaient un peu (et même beaucoup) sur la défensive. Mais nous étions entre collègues.
Alors, à un moment, les digues ont lâché. Cela a commencé avec la gardienne du collège, et puis chacun y est allé et a pioché dans sa douleur. Elle nous a raconté les mômes qu'elle connaissait, "ses mômes", depuis des années, qu'elle avait vu grandir et qui passaient tous les jours devant sa loge et qui lui disaient bonjour. Et puis, tout à coup, ils étaient rentrés de force dans le collège, lui avaient crié des insultes, avaient craché sur sa loge, en passant. Ils avaient des visages qu'elle ne reconnaissait pas. Elle nous a raconté ça en tremblant, un océan de larmes dans les yeux sur le même ton que celui qu'elle aurait employé pour dire la trahison de son mari, la trahison d'une vie, en somme.
C'était le signal : les vannes s'ouvrirent. Un à un, les collègues nous dirent leurs rêves d'enseignant fissurés par une irruption de violence qu'ils n'auraient pas cru possible.
J'étais, comme les autres formateurs, saisi aux tripes devant ces collègues à bout d'espoir. Leurs visages tordus auraient dû faire honte à notre ministre qui nous traînait quotidiennement dans la boue. Mais il ne les verra pas. Son administration nous a donné une journée pour leur donner la force de repartir au combat (les "hussards noirs" de la République sont là) !
Non, vraiment, cette année ne sera pas aussi paisible que je me l'étais imaginé. J'avais mal choisi mon année pour arrêter de fumer. D'ailleurs, mes élèves ne s'y tromperont pas en fin d'année, lorsqu'ils m'offriront en cadeau une cigarette entourée d'un beau ruban. Je leur avais sans doute trop "tapé" de cigarettes pendant nos pauses et, gentiment, ils me faisaient savoir qu'il était temps d'assumer mon échec. Mais vraiment, ça n'était pas la bonne année pour arrêter cette drogue légale...
Mon premier café-philo
En face du lycée Saint Sernin, il y avait un bistrot éponyme où se déroulait tous les mardi soir, et depuis des années, un café-philo. J'étais allé y voir pour juger par moi-même ce type de café, de plus en plus à la mode.
Lorsque j'habitais Paris, j'étais allé faire un tour au Café des Phares, place de la Bastille, là où Marc Sautet, en 1992, avait lancé le premier café-philo de France. Cette idée de sortir la philosophie des lieux institutionnels, pour la rendre plus accessible au plus grand nombre, m'intéressait. Il s'agissait, en somme, de faire vivre la célèbre formule de Diderot :" Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire !". J'étais d'accord. Je m'étais donc rendu un beau dimanche matin à ce café parisien. Il était bondé ! Des gens arrivés trop tard restaient dehors et écoutaient sur des amplis extérieurs ce qui se disait à l'intérieur !
Il faut tout de même bien avouer que ça n'est pas fréquent de voir un pareil engouement pour la philosophie. Marc Sautet, le créateur-animateur, arriva et tira au sort un sujet. Nous passâmes donc notre dimanche matin à penser sur "Créons-nous des Antigones ?" !!! Ce fut instructif. Je crois que la moitié des agrégés de grecs de la capitale s'était donné rendez-vous avec la moitié des agrégés de philo. Nous avons eu droit à toutes les variantes sur Antigone la rebelle, Antigone la conservatrice préférant la loi naturelle à la loi des hommes. Un vieil érudit pris la parole pour nous dire :"Mais n'y aurait-il pas un sens caché dans cette question, si l'on songe que l'oncle d'Antigone s'appelait Créon ?". Un autre se demanda si le sujet était une affirmation "créons-nous..." ou bien une question "créons-nous... ?". Bref, cela me sembla brillant, mais je n'y vis rien de populaire et Diderot dut rester sur sa faim.
C'est donc dans cet esprit que je poussai malgré tout la porte du café Saint Sernin en cette froide soirée d'hiver 98. Je ne me souviens plus du thème, mais j'y revins plusieurs fois, intéressé par cette tentative de dépasser en groupe le stade de l'opinion facile, du stéréotype commode et des kits de "prêt-à-penser" que la société ne manquent pas de fournir. La tentative était plus ou moins heureuse, mais toujours pugnace. L'intervenant n'était pas professeur de philosophie, mais je trouvais qu'il s'en tirait très bien dans le rôle du Socrate-accoucheur.
Nous n'étions plus dans un quartier branché de la capitale et le lieu y perdait en brillance ce qu'il y gagnait en popularité. La différence se vérifiait vite sur un point précis et à mon avis, significatif : dans ce café toulousain, les questions que posaient les gens étaient de vraies questions, pas des questions visant à montrer à quel point celui qui la pose est intelligent et cultivé.
L'animateur est parti en cours d'année. On m'a proposé de lui succéder et j'ai accepté. Oh, je sais bien la mauvaise presse de ces cafés parmi les professeurs de philosophie. On était accusé de passer de la critique de Kant à la critique de maître Kanter, la philosophie n'avait rien à gagner dans ces cafés du commerce, les cafés-philo, c'était beaucoup de cafés et peu de philo etc. Philippe Val signera d'ailleurs dans Charlie Hebdo un article au hachoir intitulé "Sartre, un café et l'addition !". Bref, il y a, quant à ces lieux insolites où des gens viennent tenter de philosopher plutôt que de rester devant leurs postes de télévision, beaucoup de méfiance quand ça n'est pas, carrément, du mépris.
Reste que ces critiques étaient en général formulées par ceux-là mêmes qui trouvaient que la philosophie dans les classes techniques était pure démagogie ! Et puis, j'avais envie de tester le concept et de voir ce que je pouvais en faire. Je crois pouvoir dire que nous philosophions une fois par semaine. Les sujets étaient annoncés une semaine à l'avance, afin que tout le monde puisse y réfléchir et éviter, justement, l'aspect "radio-crochet" du café du commerce. Je faisais une brève introduction (cinq minutes, pas plus) où je balayais des problématiques, soulevais pas mal de questions, envisageais des pistes et... c'était parti pour deux heures de discussions.
Je l'ai toujours dit, ce genre de lieu fonctionne forcément comme une "auberge espagnole" : on y mange ce que l'on y amène ! La qualité des débats dépend donc logiquement du public, lequel est fluctuant. Mais je trouvais qu'en général, les participants avançaient plus loin collectivement que s'ils étaient restés tout seuls, forcément d'accord avec eux-mêmes.
Et puis, les opposants à ce genre d'expérience n'ont jamais été capables de définir avec précision le niveau, le seuil en deçà duquel on se contenterait de bavarder et au-delà duquel on pénétrerait dans le monde merveilleux de la pensée philosophique.
La philosophie commence avec le doute. Socrate, lui-même, indépendamment de ce que lui fit dire Platon, s'est contenté toute sa vie de douter et de faire douter ses concitoyens (qui le remercièrent en le condamnant à mort). Or, je peux témoigner que nous avons beaucoup douté dans ce café-philo.
On m'objectera que si la philosophie commence avec le doute, elle ne fait que commencer. Peut-être (encore que ce commencement a rempli toute la vie de Socrate, comme je le disais il y a un instant), mais qui peut dire qu'il en a fini avec la réflexion philosophique ? Bien sûr, je n'aurai pas la démagogie de mettre sur le même plan nos réflexions d'un soir avec ce qu'un philosophe de métier (à préciser, tout de même) aurait pu accomplir sur le même thème. Mais, en la matière, je suis taoïste (en la matière seulement) et considère que l'important est d'être en chemin. Voilà ce que les cafés-philo permettent : être en chemin !
C'était l'époque, d'ailleurs, où les contempteurs de cette initiative populaire, mais pas populiste (la différence étant que ce dernier considère que le peuple a forcément raison, puisqu'il est le peuple. Or, ce dernier a bien souvent pensé des bêtises), s'indignaient devant l'idée du ministre de l'Education nationale d'introduire l'enseignement de la philosophie dans les classes de terminales des lycées professionnels. J'étais partant. Je l'aurai fait et sans me demander si le niveau que nous atteignions était suffisant pour mériter le label (qui labellise ?) philosophique, mais en semant le doute, comme, finalement, le font tous les philosophes.
Hélas ! Cette annonce ne fut suivie d'aucun effet. Il aurait fallu embaucher des centaines (milliers ?) de professeurs de philosophie pour assurer ces milliers d'heures de cours supplémentaires. La bonne idée avait un coût et resta, de fait, une idée !2.
Certains de mes élèves vinrent faire des heures supplémentaires au café, mais ils ne furent pas nombreux à rester. Je crois (d'autant plus facilement qu'ils me l'ont dit) qu'ils trouvaient nos discussions en cours plus intéressantes. J'ai trouvé ça plutôt rassurant (pour moi) et ai continué à animer un lieu pour des gens qui n'avaient pas la possibilité de philosopher ailleurs. Un seul de mes élèves est resté : Guillaume. Mais il aimait croquer les participants et son talent pour le dessin fit la joie de ces philosophes amateurs. A la vérité, je finis l'année avec un joli stock de caricatures personnelles qui démontraient que ce bougre n'exerçait pas seulement son talent dans les cafés, mais aussi dans mon cours...
Aux vacances de Pâques, nous partons, ma femme et moi, en voyage de reconnaissance en Afrique du sud. Cadre Sup' d'un grand constructeur automobile français, ma femme vient de se voir proposer un poste à Johannesburg.
Reste que si l'Afrique du Sud n'est plus ce qu'elle était, nous ne savons pas très bien ce qu'elle est à présent. Les reportages sur ce pays en reconstruction se succèdent sur nos télévisions hexagonales et le thème de l'insécurité revient de façon récurrente.
Avant d'accepter la proposition de son employeur, de mettre les enfants dans le chariot et de fouetter les chevaux, ma femme négocie un voyage de repérage. Nous avons donc une semaine pour savoir ce qui se cache derrière les prospectus des agences de voyage qui vantent et vendent à la découpe une nature époustouflante.
Alors, bien sûr les lions sont beaux, les girafes majestueuses et les éléphants...éléphantesques. Mais je fais résolument partie de la tribu de Nicolas Bouvier et même si je sais que je ne pars pas pour faire la route et peler le concombre assis sur mes talons devant mon camion détruit par les routes afghanes (cf. L'usage du monde), ce qui m'intéresse dans les voyages, ce sont les gens.
Une semaine, c'est peu pour prendre le pouls d'un si grand pays et surtout d'un pays aussi complexe.
Les cadres expatriés rencontrés nous font un peu peur. Plus ils m'expliquent ce qu'il y a de formidable en Afrique du Sud (en résumé, les avantages d'une vie facile liée à leur statut : belle et grande maison, personnel, safari...), moins j'ai envie de venir. Reste que nous nous promenons pas mal, sortons de Johannesburg et mobilisons toutes les astuces apprises dans d'autres voyages pour juger où en est ce "Rainbow people" que Mandela essaye de dessiner depuis quatre ans.
Je file, bien sûr, au lycée français, discute avec des collègues forcément plus immergés dans la vie locale, ne serait-ce que parce qu'ils n'ont pas les moyens financiers de se "bunkériser" dans des ghettos de cadres sup' !
Bref, nous avons beaucoup roulé, discuté, senti, extrapolé (forcément) et, pour finir, nous décidons de tenter l'aventure. Il est vrai que l'entretien que j'ai eu avec le proviseur du lycée français y est pour beaucoup. Outre le fait que je sais que mes gamines seront bien dans son lycée, il se trouve qu'il cherche pour la rentrée son futur professeur de philosophie !
Je ne suis peut-être pas le meilleur candidat, mais j'ai la chance de pouvoir défendre ma candidature de vive voix dans ce lycée des antipodes.
Je termine donc mon année scolaire au lycée Saint Sernin en sachant que, l'année prochaine, je changerai une nouvelle fois de lycée, mais aussi d'hémisphère...
Le proviseur adjoint de mon prestigieux lycée toulousain est, je le découvre incidemment, un ancien prof de l'école française de Capetown, en Afrique du sud. Nous avions déjà sympathisé et nous passerons pas mal de temps dans son bureau à parler d'un pays qu'il connaît un peu et aime beaucoup.
Une collègue d'histoire, lors du dernier conseil de classe, me dira que je n'ai pas "l'esprit maison". Je prendrai ce reproche pour un compliment et lui demanderai de me préciser un peu cet"esprit maison". Pierre, le proviseur adjoint, anticipant où allait nous mener cette "explication de texte", coupera court.
Mais lorsqu'à la fin de l'année, le père de mon élève Anne (le médecin) me fera passer une lettre, via la proviseur, je partirai en sachant que j'ai fait le travail pour lequel j'étais payé ; esprit maison ou pas.
(1) Voir le précédent numéro de Diotime.
(2) NDLR : la philosophie n'a jamais été étendue au baccalauréat professionnel, mais des expériences furent tentées (Elles ont été analysées dans des numéros précédents de Diotime).