I/ De l'école à la cité...
Il me paraît important de souligner l'idée de cheminement de l'une à l'autre, de mouvement, de liens à créer et à entretenir entre l'école et la cité en matière de philosophie, car il s'agit de s'attaquer à des problèmes de désenclavement et de décloisonnement, tant géographiques qu'institutionnels, sociaux et politiques.
Dans le département des Alpes-Maritimes, tout est à faire concernant les Nouvelles Pratiques Philosophiques (N.P.P.). A ma connaissance, et j'aimerais me tromper, il n'existe que des initiatives individuelles, éparpillées, sans liens entre elles : du chacun pour soi. Leur regroupement serait certainement plus efficace, mais encore faut-il qu'il existe une volonté partagée d'unir les efforts de la part des responsables pédagogiques locaux et régionaux et des décideurs en matière de politique culturelle au niveau du département, des municipalités ou des communautés d'agglomération. Comment parvenir à ce qu'il y ait des échanges d'informations et de la concertation ?
Il y a cinq agglomérations à partir desquelles un tel regroupement serait envisageable (ce qui laisse de côté tous les villages du haut pays) : Nice, Cannes, Grasse, les communes limitrophes d'Antibes/Juan-les-pins/Valbonne-Sophia Antipolis, et Menton, avec des difficultés réelles de communications dues à la situation littorale et frontalière du département dans l'extrême Sud-Est, enclavé entre mer et montagne, des obstacles géographiques dont il faut tenir compte.
Malgré cela, Il faudrait pouvoir :
- rassembler et former des équipes motivées, (liens avec les travaux du chantier Philoformation de Philolab) ;
- établir des passerelles entre les différents acteurs potentiels venant du politique (Conseil Régional, Général, Communauté d'agglomération, municipalités), du didactique (Université de Sophia-Antipolis, Rectorat d'Académie, Conservatoire des Arts et Métiers, Chambre de commerce), du social (tissu associatif, pôle emploi, centres de formation continue), du secteur industriel innovant (pôles de compétitivité de la technopole " Sophia Antipolis") ;
- intéresser et instaurer un dialogue suivi avec les médias régionaux, et en particulier avec les juristes (réflexion sur le droit à la liberté d'expression et sur le droit de réponse), également avec les milieux culturels, les écrivains et les artistes oeuvrant dans la région ;
- instaurer des échanges avec l'Italie, pays frontière à trente kilomètres de Nice, limitrophe de Menton.
Comment faire bouger les choses ? Il est temps de dépasser le stade des colloques, conférences, tables rondes et débats philosophiques où les échanges entre "pros" ont toujours beaucoup de succès à Cannes, Nice et Menton, essentiellement auprès d'un public sexagénaire et plus. Manifestement il y a stagnation à un niveau de consommation de connaissances qui reste occasionnel, spectaculaire (avec des intervenants médiatisés), et non suivi d'effets. Il serait temps d'entreprendre des actions plus dynamiques et constructives visant un public diversifié, touchant davantage les jeunes dans les écoles primaires, collèges et lycées, en leur donnant un rôle plus actif, plus engagé : mais avec qui (y a-t-il des professeurs, des spécialistes régionaux motivés, comment les repérer ?), avec quels moyens et quels soutiens ?
II/ En quoi la philosophie est-elle impopulaire ? Pourquoi faut-il la rendre populaire et comment ? Qui doit la rendre populaire et pour qui ?
a) Première difficulté : la manière de concevoir et de pratiquer la philosophie la rend-elle impopulaire ?
Les définitions de cette discipline ouvrent un large champ d'investigation à multiples facettes, parfois difficiles à démêler. Elle tend à se présenter traditionnellement d'abord comme "amour du savoir", comme la science capable de mettre en relation toutes les sciences, tous les aspects de la connaissance, pour atteindre une lucidité et un niveau de discernement maximum. Également comme "amour de la sagesse", comme la science capable d'orienter toutes les conduites humaines vers un savoir être et un savoir faire en relation constante avec le milieu naturel et social, pour atteindre un niveau de conscience, de compassion et de sérénité maximum. De façon plus moderne, elle se présente comme la science en quête du sens de toute existence, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, la science de l'interprétation des faits, des évènements, des actions humaines, du devenir de l'humanité dans l'immensité de l'univers, pour atteindre un niveau de compréhension théorique et d'efficacité pratique maximum (organisation de la vie politique, sociale et culturelle).
Face à de telles ambitions qui semblent exiger des études perpétuelles, un travail encyclopédique, un esprit de finesse et de synthèse remarquable, une capacité à prendre sans cesse du recul par rapport à soi, aux connaissances acquises, aux cultures et pratiques existantes, on peut comprendre que cela paraisse peu attractif, d'un abord terriblement difficile et pas à la portée de tout le monde.
Comment rendre accessible une discipline aux contenus multiples offrant autant de portes d'entrée et de champs de recherches, comme, par exemple :
- un corpus de connaissances de l'Antiquité à nos jours (préhistoire et histoire de la philosophie occidentale et orientale, biographie de tous les philosophes, histoire des idées, répertoire des écoles philosophiques, des courants d'idées et de toutes les oeuvres connues), qui se transmet grâce au travail des spécialistes et des professeurs de philosophie, et aussi accessible aujourd'hui dans les médiathèques et sur Internet : par l'oral (cours et conférences en direct ou en différé), par les écrits, par les images ;
- des méthodes d'enseignement visant la formation des esprits tout au long de la vie : des cursus de développement des facultés intellectuelles et de leurs modes d'expression (en priorité l'expression écrite et orale, l'art du discours, de la discussion, de la dissertation) perpétués et affinés dans des centres appropriés : écoles, académies, universités, par des maîtres et professeurs spécialement formés à cet effet ;
- des recherches spécialisées approfondies sur des sujets bien définis accessibles dans des publications de formes diverses : articles de presse, essais, thèses, traités, précis, ou dans des conférences, tables rondes ou débats entre spécialistes largement diffusés dans des lieux publics ou par les médias ;
- des disciplines de vie pratiquées au quotidien selon des apprentissages mobilisant toutes les capacités de l'être humain, tant physiques que spirituelles, visant un équilibre relationnel, la sérénité et l'harmonie intérieure en accord avec l'environnement immédiat (les autres, la société, la nature, le monde, l'univers). Il existe de multiples formes d'approche dans des apprentissages dispensés par toutes sortes de structures ou d'institutions ou de collectivités de toutes obédiences et orientations : laïques, religieuses, thérapeutiques..., non sans risques (dérives doctrinaires, idéologiques ou sectaires) ;
- un ensemble d'attitudes et de comportements individuels face aux événements naturels et humains : une façon d'être, de réagir aux aléas existentiels, aux difficultés de la vie, aux imprévus, aux contradictions et aux conflits, et face à la mort. Une manière volontaire de résoudre les problèmes en élaborant, d'abord pour soi, des solutions raisonnées et raisonnables : développement d'un sens pratique doublé d'une sagesse personnelle ; puis dans les relations à autrui : développement d'une sociabilité, d'un sens du contact, de l'échange, de l'amitié et de la relation d'aide. Un travail sur soi qui permet une évolution vers la maturité et la prise de responsabilité (conscience de soi, de ses actes et de leurs conséquences) ;
- une manière de concevoir et de se représenter rationnellement le monde et la vie, et de leur donner un sens (faculté de discernement et de synthèse) : quête de la vérité, recherche par la réflexion, la méditation et l'étude sans cesse renouvelée mais la plupart du temps solitaire, des principes, des origines, de l'authenticité, de la finalité de toute existence. Sens de la théorie et du système, non sans y associer l'étude approfondie et comparative des systèmes existants ;
- une discipline de combat, d'éveil et d'émancipation ou de libération qui permet la prise de conscience de toutes les limites, et le développement d'une faculté de résistance à toutes les formes d'engourdissement, d'aliénation, d'injustice, de réduction et de chosification du vivant. Une quête de la liberté et de la justice, par la pratique du doute, la remise en question des certitudes, le développement du sens critique qui anime la faculté d'apprécier, de ressentir, d'estimer, de délibérer, de juger et d'évaluer. Développement d'un sens de la stratégie qui préside au choix des orientations (culturelles, politiques, sociales), et aboutit à des prises de décision et à l'engagement dans l'action avec l'analyse approfondie des situations et l'évaluation méthodique des résultats ;
- une quête insatiable de la nouveauté, une curiosité et un intérêt constant pour les découverteset les innovations, un effort de dépassement continu surmontant la peur de l'inconnu et gardant une confiance à toute épreuve en la force créative de l'esprit et en la capacité humaine de continuer à évoluer et à progresser par la pensée.
b) Deuxième difficulté : qu'est-ce qu'une philosophie "populaire" ?
Si l'on part des définitions précédentes traçant les champs d'activités possibles d'un philosophe, comment oeuvrer en faveur de la popularité d'une discipline qui exige autant de travail sur soi et des études si longues dont on a bien du mal à voir l'aboutissement, notamment sur le plan strictement professionnel...
En ce qui me concerne, j'ai pu connaître, dans les années 1970-80, différents milieux "d'éducation populaire" (d'origine religieuse ou sociopolitique, allant des patronages aux maisons de la culture et aux diverses associations visant la promotion professionnelle, sociale et culturelle), particulièrement mis en évidence par les "sciences de l'éducation" ? Cette filière d'étude universitaire a été créée à cette époque dans les Facultés des Lettres et Sciences humaines pour répondre aux besoins en formateurs qualifiés des centres de formation professionnelle se multipliant dans tous les secteurs du monde du travail. Cette filière a été rendue accessible à tous les étudiants de toutes disciplines titulaires d'une licence (bac + 3), avec en perspective le développement de la formation permanente pour adulte en entreprise (lois de 1971), mais visant plus généralement un idéal de démocratisation du savoir et de formation continue tout au long de la vie. Des philosophes en ont été les promoteurs tel Gaston Bachelard (savoir apprendre à apprendre à tout âge), mais aussi des universitaires de différentes disciplines engagés, pendant la guerre de 39-45, dans les activités d'universités clandestines (Ecole d'Uriage) ayant formé les cadres des réseaux de résistance et s'investissant, après guerre, dans des associations d'éducation populaire telle, à Paris, "Peuple et Culture" (avec la mise au point d'une méthode de formation accélérée des facultés de l'esprit : l'Entraînement Mental). Enfin grâce aux acquis des luttes syndicales, avec la régularisation du temps de travail donnant droit à du temps libre et à des périodes de congés payés : l'opportunité de mettre à profit ce temps libre pour parfaire sa culture et sa formation, en vue d'un savoir-vivre dans une future société des loisirs (Joffre Dumazedier), voire une future société sans école (Ivan Illich)...
Que reste-t-il, aujourd'hui, de ces perspectives plus ou moins idéalisées de formation continue, de culture pour tous et de démocratisation du savoir ? Les Nouvelles Pratiques Philosophiques peuvent-elles s'inscrire dans ce mouvement et être une des formes de continuation les plus innovantes ? Pour ma part, j'en suis convaincue !
III/ Troisième difficulté : qui doit rendre la philosophie populaire ? Quels doivent être les principaux acteurs d'une philosophie plus proche des masses populaires, et comment articuler leur savoir et leur savoir faire ?
Il y a tous les professeurs diplômés (licenciés, agrégés, docteurs) en philosophie qui enseignent dans les lycées et les universités : sont-ils prêts à jouer le jeu, ce qui suppose pour eux des changements voire une remise en question de leur façon d'enseigner la philosophie, et une ouverture vers des publics de tous âges, en dehors du milieu scolaire ou universitaire. Dans l'état actuel des choses, il s'agit d'une expérience et d'une confrontation sociale non rémunérée, entièrement bénévole, et cela a son importance... Combien sont prêts, en plus de leur engagement professionnel, à mettre à la disposition de tous leurs savoirs et leurs compétences, uniquement par conviction et pour l'amour de l'art ? Actuellement, les seuls professionnels en cette matière sont des universitaires à la fois philosophes et sociologues, étudiant particulièrement l'engouement actuel d'un large public pour la philosophie au travers du phénomène des cafés-philo, ainsi que du phénomène plus général de la démocratisation des différentes formes de culture dans tous les secteurs (artistique, scientifique et technologique), s'intéressant également aux problèmes d'éducation dans les familles, à l'école, et dans le secteur de l'animation socioculturelle. Il y a aussi les professionnels des médias, spécialistes de la communication de masse qui mettent en scène des philosophes, leur permettant ainsi d'être connus par le grand public. Mais on est encore loin d'une professionnalisation de tous les promoteurs des Nouvelles Pratiques Philosophiques !
Il y a aussi les formateurs en technique d'expression orale et écrite, les spécialistes des sciences de l'information et de la communication, rompus à l'exercice du débat public, qui possèdent la technicité de la conduite de réunion, de la dynamique des groupes, des moyens de communication : mais ont-ils la formation philosophique nécessaire pour organiser des séances à contenu philosophique, pour développer, argumenter, répondre aux questions ? Il y en a certainement peu, et là aussi se pose le problème de la rémunération. Comment vivre de cette activité, sauf à être recruté par France Télévision ou Radio France, par une association ou un centre culturel municipal ou privé ?
Il y a les philosophes écrivains essayistes, ayant peu d'heure d'enseignement, ou qui ont quitté cette profession pour s'adonner entièrement à leur travail de réflexion et d'écriture, et les autodidactes passionnés de philosophie, qui ont souvent repris courageusement le chemin des universités pour se remettre à l'étude. Si leurs moyens financiers le leur permettent et s'ils ont le goût du contact et des relations publiques, alors, il est possible de les mobiliser pour participer à cette aventure. Mais encore faut-il qu'il existe une organisation sur le terrain, une structure d'accueil, une équipe qui oeuvre pour rendre la chose possible, et que ces personnes acceptent de travailler dans cette équipe sans contre partie. Bien souvent, elles sont plutôt solitaires et un tel engagement peut les inquiéter ou leur paraître trop pesant.
Enfin, il y a Monsieur-tout-le-monde, qui peut être philosophe et faire de la philosophie sans le savoir, qui peut en prendre conscience, par exemple, au détour d'un café-philo (n'importe qui peut, aujourd'hui, prendre librement l'initiative d'en animer un) et à partir de là décider d'approfondir ses connaissances et sa pratique. Mais s'il souhaite que son initiative tienne la route, nonobstant ses talents, il va avoir besoin de temps pour se former et se préparer à affronter un public de plus en plus exigeant, avide de connaissances, mais aussi de spectacles plaisants et divertissants.
Enfin il reste ceux à qui la philosophie doit être rendue : le public visé dans la perspective du développement d'une culture de masse. Comment surmonter les problèmes non seulement de l'accessibilité de la discipline, mais aussi de l'accession à la culture philosophique ? Quels sont les besoins et comment y répondre ?
Est-il réellement possible de rendre cette discipline accessible au plus grand nombre et praticable par un large public, chaque individu devenant idéalement apte à maîtriser ses discours et à participer à des débats d'idées ? Chacun en a-t-il le goût, l'envie, la force ou même tout simplement l'aptitude ?
Mon questionnement porte sur l'art de la discussion philosophique, et plus précisément sur les conditions de possibilité, pour tout un chacun, d'un accès libre et égalitaire à des débats sur des questions renvoyant à l'histoire des idées ou faisant appel à des connaissances générales sur des contenus travaillés spécifiquement par les philosophes. Connaissances qui restent indissociables d'une culture générale, des résultats des travaux menés par les chercheurs en sciences humaines, mais également dans toutes les disciplines scientifiques et techniques, sans oublier les sciences de l'information et de la communication.
Je redoublerai ce questionnement par les problèmes que rencontrent partout dans le monde le droit à la liberté d'expression et le fonctionnement des dispositifs juridiques du droit de réponse tel qu'il a été pensé, médiatisé et mis en pratique, avec plus ou moins d'efficacité, dans les différentes formes de démocraties actuelles. Que reste-t-il du mythe de la démocratie directe ou de l'idéal de démocratie participative, alors que l'on a affaire aujourd'hui à des brassages culturels, à des individus rassemblées massivement dans des villes gigantesques, néanmoins constitutionnellement reconnus aptes à revendiquer leur liberté de penser et leur droit à l'expression ?
Comment s'y prendre pour que l'accès au savoir philosophique et à la diversité des approches culturelles de ce savoir ne se réduise pas seulement à la consommation d'idées toutes faites, prédigérées, assénées de manière répétitive et caricaturale par des organes de diffusion avides de performance sur l'audimat ? Mais s'accompagne de discernement critique, d'un travail d'approfondissement sur l'agencement des notions, leurs fondements et leur fonctionnalité dans les systèmes de représentation actuellement disponibles ou, en cas de carence, dans ceux restant à inventer ?
Les écueils sont nombreux : d'une part, l'absence de pratique, les obstacles cognitifs et techniques et les intimidations en tous genres qui paralysent les individus et finissent par les réduire au silence, et d'autre part les cacophonies où tout le monde parle en même temps, où il est facile de brouiller les pistes et de noyer le poisson, où la parole finit par échoir à celui qui peut contrôler les micros ou dont la puissance vocale domine celle des autres.
Que reste-t-il comme marges de manoeuvre, quelles sont les régulations possibles pour que la parole circule équitablement entre tous ? Comment éviter que le professionnalisme des uns, intellectuels certifiés, journalistes et animateurs qualifiés, ne rendent la technique du débat si lourde à mettre en place, si difficile à maîtriser qu'elle ne soit plus accessible qu'aux experts et détenteurs des moyens de communication ? Jusqu'à ce qu'ils finissent par occuper à eux seuls les devants de la scène, seuls à pouvoir se faire entendre, souvent au détriment même du thème débattu et de leurs invités pourtant triés sur le volet. Chacun y va de son couplet, face à un public indifférencié et décoratif qui, la plupart du temps, reste muet et passif, souvent faute de connaissance approfondie des sujets et d'entraînement à la prise de parole en public. Un public pourtant capable de se mobiliser pour revendiquer des droits, mais qui accepte encore trop timidement de rester simple spectateur, dans des cadres bien délimités, avec des rôles bien définis, des minutages précis où il ne pourra réagir que sur commande, dans les limites du règlement ou de l'autorisation donnée ?
J'invite donc à ouvrir des chantiers de réflexion sur tous ces sujets. Espérant continuer à oeuvrer dans la mouvance des douze années passées à pratiquer la philosophie en milieu urbain de manière solitaire et bénévole, j'émets le voeu de voir, dans mon département, la situation évoluer rapidement vers des actions concertées.