Revue

J'ai bien aimé vos enfants - 5) Montauban, tout le monde descend !

Nous continuons, en guise de témoignage, l'histoire d'un collègue de philosophie, en douze épisodes. Le récit de vie professionnelle est aujourd'hui considéré, par les sciences humaines, comme producteur de savoir, en tant que matériau d'analyse, et même, selon Mireille Ciffali, dans une perspective clinique, comme un "espace théorique d'analyse". Cela rejoint l'approche plus philosophique de Ricoeur, selon laquelle il prend le sens de l'unité narrative d'une identité professionnelle, plan de vie d'une unité narrative plus globale. Instructif pour ceux qui s'intéressent à la culture de la professionnalité philosophique professorale...
Comme tout témoignage, il n'engage que son auteur.

Ma femme ayant trouvé un travail à Toulouse, j'ai fait ma demande de mutation en conséquence. Cela s'appelle un "rapprochement de conjoint", lequel donne quelques points supplémentaires pour muter. Ajouter à cela les deux enfants qui donnent encore quelques points, mon échelon qui, multiplié par un coefficient, m'en rapporte quelques-uns aussi, et vous obtenez un total qui permet, ou pas, d'obtenir votre mutation.

Bien sûr, tout dépend du total de points obtenus par ceux qui demandent la même mutation que vous. Il ressort de tout cela que l'on mute davantage en fonction de sa situation familiale que de ses mérites personnels ; ces derniers n'entrant en ligne de compte que pour passer, plus ou moins vite, à l'échelon supérieur, différence qui pèse assez peu (en tout cas moins qu'un gamin) dans le total des points.

J'ai demandé en premier voeu "tout poste à Toulouse", puis "Tout poste en Haute Garonne", puis, "Tout poste en Midi-Pyrénées". Enfin, j'ai assuré le coup en demandant en dernier voeu (ils sont envisagés dans l'ordre) : "T.A Midi-Pyrénées".

Le titulaire académique (T.A.) était un remplaçant de luxe, par rapport au titulaire remplaçant (T.R.), puisque au contraire de ce dernier, il ne pouvait remplacer qu'à l'année. J'acceptai ainsi de devenir une espèce de gitan sédentarisé pour pouvoir être sûr de rejoindre l'Académie où ma famille était déjà. C'était mon dernier voeu. C'est lui qui fut exhaussé.

Je reçus en juillet mon affectation pour l'Académie de Midi-Pyrénées en tant que T.A. J'étais content, mais je ne savais pas encore qu'il me faudrait attendre l'avant-veille de la rentrée pour savoir où, précisément, j'allais être nommé.

Nous nous installâmes donc à Toulouse et je fus nommé à... Montauban ! Cette préfecture du Tarn et Garonne n'est qu'à une demi-heure de la ville rose, mais, comme dans l'administration, un fonctionnaire est censé habiter là où il travaille, les frais de déplacement étaient à ma charge. Soit !

Ce ne sera pas un problème, car, à peine arrivé au Lycée Bourdelle, je fus pris en charge par la bande des toulousains (nombreux) qui, de l'avis de tout le monde, organisait ce qui fonctionnait le mieux au bahut : le co-voiturage ! Et, effectivement, au lieu de prendre ma voiture quatre fois par semaine, le système me permettait de ne la prendre qu'une seule fois. Nous nous donnions rendez-vous sur un parking à la sortie de Toulouse et, là, pratiquement toutes les heures, une voiture partait pour Montauban. Je n'ai jamais connu par la suite un tel système qui, outre ses avantages économiques et écologiques, permettait de connaître très vite pas mal de collègues. Ce qui pour un petit nouveau comme moi était véritablement précieux.

Le lycée Bourdelle (du nom du sculpteur montalbanais) était un lycée polyvalent, c'est-à-dire, on s'en souvient, à la fois classique et technique. Ce n'était pas la première fois que j'allais avoir des classes techniques, mais j'avais toujours eu affaire, jusqu'à présent, à des classes technologiques tertiaires (comptabilité, gestion, vente...). Là, nous prévint notre collègue déjà ancienne dans l'établissement (nous étions deux nouveaux professeurs de philosophie), nous allions découvrir les bacs technologiques industriels. Elle évoqua pour nous ces classes avec le même air gourmand que celui qui connaît le dénouement d'une bonne blague dont il ne fera pas les frais !

Il m'échut, entre autres classes, la terminale S.T.I.- génie méca (ils préparent un bac technologique avec une très lourde option mécanique). Notre collègue me souhaita alors "Bonne chance" avec un air qui disait assez que j'en avais manqué ! Elle enchaîna alors en tentant de me raconter à quel point ces gamins étaient le calvaire de n'importe quel prof de philo normalement constitué. Je coupai court, mais cette première journée de prérentrée devait encore me surprendre. Ce jour-là, les cantines ne fonctionnent pas (pas d'élèves), ce qui donne l'occasion d'aller déjeuner entre collègues. Pour un nouveau, c'est surtout la possibilité de mieux découvrir ses petits camarades de jeu. Je ne fus pas déçu...

Très gentiment, notre collègue de philo se tourna vers les deux petits nouveaux qui lui arrivaient et nous dit : "Puisque c'est moi la plus ancienne, c'est moi qui vous invite à déjeuner !" Sympa ! Nous avons donc accepté en la remerciant et en lui laissant, bien sûr, le choix du lieu où nous déjeunerions. Nous étions innocents...

C'est ainsi que nous fîmes quelques pas jusqu'au lieu de nos agapes : le mess des officiers du régiment local !!!

Elle était femme de commandant et avait un badge qui lui donnait même le droit d'inviter qui elle voulait. Nous nous sommes regardés avec mon collègue, assez interloqués. Impossible de s'attendre à ça. Je retrouvai une ambiance kaki à laquelle je n'étais plus habitué depuis mon service et mon collègue encore moins, puisqu'il avait été exempté. Enfin, nous fîmes bonne figure en nous concentrant sur la gentillesse de l'invitation. La collègue était simplement surprenante. Nous n'avions encore rien vu...

Je me suis donc préparé à mon premier cours avec les "tueurs de prof de philo", comme on se prépare à une épreuve sportive : jogging, préparation mentale, hygiène alimentaire... Accessoirement, j'avais revu le déroulé de mon premier cours. Bref, j'y suis allé prêt à tout. Je n'étais quand même pas préparé au numéro qu'ils m'ont fait.

Quelques mois plus tard, pour les besoins du cours et, nos relations me le permettant, je leur ai mimé leur entrée en cours. Ils étaient pliés en deux de rire, se tenaient les côtes en se voyant comme dans un miroir. Mais pour le moment, ils ne riaient pas et moi non plus, même si un sourire, très intérieur, me signalait que je savais à qui j'avais affaire.

Le terminale "génie-méca" ne rentre pas en classe comme les autres. Il arrive avec la démarche de John Wayne rentrant dans un saloon. Son sac, car il en a tout de même un, n'est pas porté, mais jeté nonchalamment sur ses épaules ou bien tenu à bout de bras de sorte qu'il traîne par terre afin de bien montrer en quel estime le gaillard tient tout ce qui est scolaire. Une fois rentré, le "génie-méca" ne s'assied pas comme tout le monde. Il chaloupe jusqu'à sa chaise et, après avoir jeté un regard assez éteint en direction du prof, genre "tiens, y a quelqu'un !", il l'empoigne et la retourne, le dossier en avant. Là, il s'assied à califourchon dessus, relève les manches de son tee-shirt et pose son coude sur le dossier en faisant saillir le biceps, genre "voyons voir à qui nous avons affaire !". J'ai oublié de dire que, bien sûr, le sac n'a pas été posé, mais jeté pas trop loin de ladite chaise.

J'étais stupéfait. Ce numéro était une grande première pour moi. D'ailleurs il avait été réalisé... pour moi. Ils me jouaient leur grand rôle. "A quoi jouiez-vous ? leur demandai-je quelques mois plus tard. Ils se marraient, mais l'un d'eux trouva la bonne réponse (le cours qui précédait n'était pas trop mauvais) : "On jouait aux S.T.I. génie-méca !". Eh, oui ! On leur avait collé une étiquette. Ils ne l'avaient pas choisie, mais, faisant contre mauvaise fortune, bon coeur, ils la revendiquaient comme une marque identitaire.

Pour finir, je les ai accrochés comme les autres techniques. Je leur ai parlé de la philosophie qui était interdite à leurs aînés et, surtout, je les ai pris comme ils étaient, sans leur faire sentir qu'ils n'étaient pas à la hauteur. Le boulot consiste, de toute façon, à les prendre où ils en sont et à les amener le plus loin possible. On peut faire tous les discours que l'on veut sur le respect, si l'on ne fonctionne pas comme cela, on ne respecte pas ses élèves (et ils finissent par vous le rendre). A quoi sert-il de (se) dire qu'ils n'ont pas le niveau ? Même si c'est vrai (ce qui, concernant la philosophie qui ne s'enseigne pas en première, supposerait que l'on soit clair et précis sur les "pré-requis" nécessaires à la réflexion philosophique), la remarque mérite plutôt d'être adressée au ministre qu'aux élèves qui ne sont pas responsables de leur présence dans une classe où on leur a permis d'aller !

Faute de comprendre ça, des centaines de jeunes profs partent pour de très longues années de frustration, de découragement et, pour finir, de souffrance. Gâchis d'élèves, gâchis d'enseignants.

Je suis donc dans un vrai lycée de province. Certains collègues se plaignent tout de même des élèves : manque de motivation, problèmes de discipline, absentéisme...etc. Moi, je viens de faire quatre ans en Seine Saint Denis et j'ai l'impression d'être en Suisse. Même les S.T.I. m'ont l'air sympas. Bien sûr, ils ont besoin de plus de concret et surtout l'obstacle pédagogique dont j'ai déjà parlé est plus important chez eux. Dès le premier cours, ils me feront le coup du : "Mais, M'sieu, le monde est comme ça", sous entendu : "ça ne sert à rien de philosopher".

J'ai compris, plus tard, d'où leur venait cette inclination. J'en ai pris conscience lorsque je suis allé voir ce qu'ils faisaient dans leurs ateliers de mécanique. Ce jour-là, j'ai vu un de mes élèves attraper une lime et s'en servir maladroitement. Il limait droit alors qu'il faut limer en biais. Le prof est arrivé, lui a montré le bon geste et lorsque l'élève lui a demandé "pourquoi ?", lui a répondu "parce que c'est comme ça" !!! J'ai compris alors que quelques années d'atelier avaient formaté mes élèves à considérer que la réalité est comme elle est et que le monde est "comme ça". J'avais une sacrée pente à remonter.

J'ai tout de suite vu qu'il ne servait à rien de démarrer le programme, tant qu'on n'aurait pas réglé ça. J'ai pris mon temps, car je savais que l'année se jouerait là ! Je leur ai montré que la réalité qu'on essayait de leur faire admettre comme une donnée, était plutôt une représentation ; largement partagée, certes (et c'est pourquoi elle semblait objective), mais construite. Nous sommes sortis dans la cour (!) et je leur ai demandé de me décrire le paysage. Ils se sont prêtés à ce jeu, comme on fait plaisir à un enfant. Ils ne voyaient pas bien où je voulais en venir, mais ce petit plaisir qu'ils me faisaient ne leur coûtait rien et en plus, ça les aérait ! Ils ont décrit et comme j'insistai, ils l'ont fait avec précision : les arbres, les bâtiments, le bitume, l'herbe... etc. Quand ils ont eu l'impression d'avoir été exhaustifs, je leur ai dit qu'il y avait quelque chose qu'ils n'avaient pas décrit. Alors, ils ont recommencé : les bancs, les oiseaux, les gens... jusqu'à épuisement. C'est à ce moment-là que je me suis accroupi et leur ai demandé pourquoi ils ne m'avaient pas décrit chaque brin d'herbe !!! Stupéfaction, hilarité, inquiétude pour certains, j'ai eu le droit à toute la palette. Mais j'ai tenu bon. Je leur ai montré que si l'on y réfléchissait bien, chaque brin d'herbe était différent. Ils n'ont pas exactement la même couleur, la même taille et, quand bien même, ils n'occupent pas la même place, les mêmes coordonnées dans l'espace. Alors, qu'ont-ils fait tout à l'heure? Ils ont englobé tous les brins sous un même concept : "herbe". C'est pratique, mais cela trahit la diversité de la réalité. Ils m'écoutaient sentant bien que tout cela allait déboucher sur quelque chose de neuf. "Qu'avez-vous fait de la différence d'un brin d'herbe à un autre ?", leur ai-je demandé.

En résumé et en termes choisis, ils m'ont expliqué qu'ils s'en fichaient. Ils avaient raison, parce que, bien entendu, ce n'est pas demain la veille que l'on verra les brins d'herbe défiler avec des pancartes disant "respectez nos différences !". L'idée les a fait rire. N'empêche que ces différences, d'un point de vue scientifique, existent. Je leur ai alors dit qu'ils n'avaient pas décrit le paysage, mais que, à la façon d'un peintre, ils l'avaient construit. J'ai enfoncé le clou en leur disant qu'ils s'étaient promenés dans la réalité, comme on fait son marché, prenant, ne prenant pas, regroupant des choses sous un même mot forcément réducteur et, ce, au gré de leur fantaisie ou de leurs besoins. Ils ont découvert ce qu'était un concept et étaient prêts pour le prochain cours où je leur expliquerai quelle place le concept tient dans l'esprit humain, à quel point il est pratique (il faudrait une mémoire infinie pour avoir une attention à chaque brin d'herbe et seul Dieu, s'il existe, pourrait se passer du concept et donner un nom propre à chaque chose), mais à quel point il simplifie la réalité. A partir de là, ils ont commencé à douter que la réalité soit aussi évidente qu'ils le croyaient. Nous pouvions commencer le programme...

Finalement, je dois à ces élèves d'avoir développé une propension à illustrer, à trouver l'exemple, l'anecdote qui ferait le lien entre la théorie philosophique et le concret qui leur importait tellement. Ils voulaient bien philosopher, mais il fallait faire régulièrement des ponts avec le quotidien. L'abstraction n'était pas leur fort, mais ils voulaient bien essayer pourvu que cela ne soit pas sans application.

Je dois dire que les efforts qu'ils m'ont obligé à faire ont été...formateurs ! J'ai toujours eu, depuis, un stock d'exemples et d'illustrations dans ma manche, quel que fut le cours. Mes autres classes en ont, sans le savoir, profité...

L'avantage d'un lycée de province, c'est qu'il est... en province. Assez vite, je me suis fait à une façon d'être qui, par contrecoup, me fit comprendre que, dans la capitale, nous avions plutôt une façon de paraître. Je me suis donc retrouvé à jouer aux boules le midi, devant le lycée, avec une équipe de collègues qui ne se demandaient pas quelle image ils allaient donner. La glacière n'était pas loin et tout cela se faisait avec beaucoup de naturel. Cela tient peut-être aussi au fait que nos élèves étaient moins difficiles qu'ailleurs et que se montrer tels que nous étions avec nos boules et nos pinces à vélo n'était pas un grand risque. J'étais parti pour une année tranquille. Mais, l'actualité aussi bien nationale que locale allait en décider autrement.

Ce fut d'abord, on s'en souviendra, la grande grève des routiers. Nous sommes en novembre 1996 et les routiers sont très en colère. Ce coup-ci, il ne s'agit pas des patrons de société de transport qui râlent contre une énième augmentation du gasoil, mais de ceux qui tiennent le volant : les prolos de la route, les potes de Max Ménier. A l'occasion de la montée du conflit, la France découvrira que ces forçats du bitume sont parfois obligés de rouler au-delà du temps légal, de décharger eux-mêmes leurs camions pour ne pas perdre un temps d'attente qui ne leur est pas payé, de s'affranchir de pas mal de filets de sécurité (temps de repos, dépose du "mouchard"...) pour obéir à une logique de rentabilité.

Bien sûr, les gars vont bloquer les routes et surtout les dépôts de carburants, mais leur cause me semble juste et ce n'est pas un réflexe corporatiste qui m'anime (j'ai le permis poids lourd et j'ai roulé un peu au début de mes études et avant de faire l'épicier), mais bien le sentiment que ces gars sont exploités par un système qui, ensuite, feindra de déplorer les accidents de la route, meurtriers lorsqu'un poids lourd est en cause.

Il nous faudra souvent zigzaguer sur des itinéraires secondaires pour regagner le lycée et je me souviens que c'était à qui trouverait le petit chemin pour éviter les barrages. N'empêche que beaucoup de collègues se sentiront solidaires. Je réussirai même à faire adopter un barrage du coté de Saint Lys ! J'ai mis une grande boîte à chaussure sur une chaise, bien visible, sur la table de la salle des profs pour collecter des fonds et soutenir les gars qui se battaient pour ne pas nous tuer sur la route à bout de fatigue. Je portais régulièrement le produit de la quête sur le barrage, buvais un coup avec des types un peu surpris que des profs les aident (souvenir d'un vieux contentieux avec l'école, peut-être).

Ce conflit m'a permis de découvrir parmi les profs une sous-catégorie que je n'avais pas encore repérée : les dandy de la nuance ! C'était des collègues qui, n'assumant pas leur manque de solidarité (après tout cela pouvait se défendre), ergotaient, coupaient les cheveux en quatre, se perdaient dans des nuances byzantines pour finir par dire que, non, décidément, ils ne pouvaient pas s'associer à notre action. Ces esthètes de l'engagement étaient de ceux qui, face à un texte placardé en salle des profs, trouvaient toujours une erreur d'orthographe ou de style pour prendre une mine affligée et, la main sur le coeur (qui devait certainement saigner), déclarer que c'était au-dessus de leur force de s'associer à quelque chose qui manquait sans doute par trop de grâce...

Cela pimenta nos discussions en salle des profs, mais n'était qu'un tour de chauffe au regard d'une actualité locale qui allait transformer notre lycée en champ de bataille.

À force de dire que les enseignants, enfermés qu'ils sont dans leurs lycées, n'ont pas le sens des réalités (ce qui sous-tend que la seule réalité qui vaille est, bien sûr, celle de l'entreprise), à force de dénoncer le monde de l'enseignement comme une bulle (comme si nos élèves étaient des ectoplasmes !), le proviseur eut l'idée de mettre en place un partenariat avec une entreprise privée locale.

Cela sentait le "bricolage" à plein nez, mais il s'agissait de surfer sur l'air du temps, ce qui, on en conviendra, n'est pas facile. Je ne rentrerai pas dans les détails techniques, mais au terme de l'avant projet qu'avait fait circuler le proviseur, il apparaissait que le lycée apportait dans la corbeille de mariage, ses élèves des classes techniques et l'entreprise privée, son argent. Soucieux de ne pas se transformer en prestataires de main d'oeuvre pas chère, nous fûmes quelques-uns à demander des précisions sur l'intérêt qu'en retireraient les élèves. Les réponses furent flottantes et tout cela ne nous rassura pas. Ce fut, pour moi, l'occasion de comprendre que le monde des enseignants ("famille", comme on le verra convient encore moins) n'était pas un bloc homogène constitué autour des mêmes valeurs.

Une ligne de fracture apparut au sein de l'établissement entre les profs de l'enseignement général (suspicieux vis à vis d'un partenariat mal ficelé) et ceux de l'enseignement technique qui trouvaient cela intéressant. Il faut bien avouer qu'il y avait dans cette affaire de quoi faire saliver des profs du technique. Non seulement, il y avait des heures supplémentaires à faire, mais, surtout, l'entreprise allait remplacer quelques vieilles machines-outils en échange de locaux que le lycée lui cèderait au sein même du lycée.

D'une façon générale, le processus est toujours le même, quel que soit le service public en cause. Il y a, chez la plupart des libéraux, un dogme selon lequel, les services publics coûtent toujours trop chers et seraient avantageusement remplacés par des entreprises privées soumises, elles, aux critères de rentabilité du marché. Reste que les français sont attachés à leurs services publics, même s'ils les critiquent souvent (ce qui n'est pas contradictoire, bien au contraire). De sorte qu'il n'est pas envisageable, pour ceux que cela démange, de les supprimer. Mais il y a une autre solution, moins rapide, mais plus sûre : laisser les services publics devenir, lentement mais sûrement, moins efficaces, moins performants.

Petit à petit l'alternative du privé deviendra plus séduisante. Lorsque la sécurité sociale rembourse moins, le recours aux assurances complémentaires devient, pour ceux qui en ont les moyens, la solution. Lorsque l'hôpital public ferme des lits ou qu'il n'y a plus qu'un ou deux spécialistes conventionnés dans le secteur, le recours à la clinique privée devient, pour les pécunieux, logique.

Il en va de même pour l'école : laisser des ateliers dans les établissements techniques nous ramener à l'époque du Germinal de Zola (je l'ai vu) et vous verrez avec quelle rapidité les profs du technique se jetteront dans les bras du premier entrepreneur venu. Il y a un effet de "vases communicants" entre la déliquescence des services publics et l'attractivité des alternatives privées. Ainsi, augmenter les effectifs dans les classes du public se traduit par un regain d'activité pour les écoles privées à effectifs réduits. Ajouter à cela quelques grèves un peu soutenues et le gouvernement ne manquera pas de souligner que, suite à celles-ci, les effectifs du privé ont augmenté. Quand les causes de ces mêmes grèves sont la dégradation du service public, la boucle est bouclée !

Je ne jette donc pas la pierre à mes collègues de l'époque (proviseur compris) qui accueillirent le projet avec la reconnaissance de celui à qui l'on propose de réparer sa maison (à la façon de l'entrepreneur, tout de même), lorsqu'il ne voit que trop bien les lézardes !

Il était bien plus facile pour un enseignant comme moi de résister au chant des sirènes. Que voulez-vous qu'une entreprise privée fasse pour l'enseignement de la philosophie ? C'est d'ailleurs sans doute ce qui inquiète, aujourd'hui, les étudiants de l'Université à qui l'on explique que, progressivement, des capitaux privés vont prendre la relève des investissements publics (Loi dite Pécresse).

Pour l'heure, nous sommes en 1996 et la salle des profs commence à ressembler aux tranchées de Verdun. Des noms d'oiseaux fuseront dans ce lieu pourtant habituellement très policé qu'est la salle des profs Cet événement va faire surgir des non-dits profondément enfouis et, surtout, révéler une ligne de fracture que je ne soupçonnais pas entre l'enseignement général et l'enseignement technique.

Cette différence ne m'avait pas sauté aux yeux tout d'abord pour une raison bien simple : je n'avais pas beaucoup l'occasion de croiser mes collègues du technique ; ceux-ci s'étant aménagés une petite salle des profs à eux du coté de leurs ateliers. A priori aucune raison qu'un prof de philo aille se perdre dans ces lieux pleins de cambouis et où d'étranges adultes circulent en bleus de travail.

Et puis, j'avais sympathisé très vite avec Guy. Il était prof du technique et je m'étais imaginé que tous ses collègues lui ressemblaient plus ou moins. Un accent qui m'avait fait regretter de ne pas avoir quitté Paris plus tôt, il était un voyageur à la Nicolas Bouvier, arpentant l'Asie centrale avec lenteur, années après années. Il me parlait de ses voyages terrestres et je lui racontais mes voyages maritimes. Bref, on naviguait souvent entre son Tadjikistan et mes îles Eoliennes, et je me disais que les profs du technique ne pouvaient pas être une caste à part, puisque Guy en faisait partie !

J'avais tort. Outre que ce bon copain avait une densité peu commune, il était agrégé, alors que pas mal de ses collègues étaient d'anciens ouvriers reconvertis dans l'enseignement. Les rapports à l'entreprise n'étaient pas les mêmes, ni aux élèves d'ailleurs ! Pour eux, l'entreprise était la réalité, tandis que pour nous, elle n'était qu'une réalité parmi d'autres. Enseigner dans le général, c'est semer et semer encore, sans toujours récolter. On accepte que le temps de maturation soit plus long. Les capacités d'analyse ou d'abstraction, par exemple, demandent du temps. Parfois même une vie. Certes, le prof d'enseignement général attend des résultats, mais il sait que l'élève est en chemin et cela lui importe davantage que le bout du chemin qui coïncide souvent avec le terme de sa vie d'homme. Dans l'enseignement technique, on sème, bien sûr, mais il faut récolter plus vite. L'enseignement y est plus court aussi et ceci explique souvent cela.

Je me souviens d'un texte d'Alain qui faisait la différence entre l'élève et l'apprenti. Magnifique texte tiré de ses Propos sur l'éducation où le philosophe expliquait la grande différence entre l'élève dont les erreurs sont l'occasion de reprendre ce qui n'a pas été compris et l'apprenti dont l'erreur coûte du temps et de l'argent à son patron dont il "fausse l'outil" et "gâte les matériaux" (propos 29). La différence, pour utiliser un langage plus contemporain, est celle du concept de rentabilité. Ce que traduit bien à sa façon Alain lorsqu'il écrit à propos de l'apprenti : " ce qu'il apprend surtout, c'est qu'il ne doit jamais essayer au-dessus de ce qu'il sait" !

L'enseignement technique est à mi-chemin entre l'élève du maître traditionnel dont parle Alain et l'apprenti. Ce n'est pas un enseignement professionnel, mais ce n'est pas non plus un enseignement général. Il arrive donc, parfois, que le monde du travail salarié semble infiniment plus réel que le monde de la réflexion philosophique, littéraire ou même historique (sans parler de ces anachroniques cours de latin ou de grec) aux collègues du technique.

En tout cas, cette année-là, au Lycée Bourdelle, ce fut le cas. L'honnêteté m'oblige à dire qu'il arrive aussi que des enseignants du général aient un dédain à peine dissimulé pour ces malheureux profs-de-scie-à-métaux.

Mes huit années pendant lesquelles j'étais inscrit au registre du commerce m'avaient gardé d'un tel mépris pour le concret. Cependant lorsque Alain, toujours lui, écrit : "Considérez que c'est l'outil qui règle la main, et vous aurez déjà une idée de la tradition réelle, je dirais même solide", je ne peux m'empêcher de penser à mes élèves demandant "pourquoi ?" et à qui le prof d'atelier répondait : "parce que c'est comme ça !".

J'ai suffisamment navigué sur des voiliers pour savoir que l'on ne peut juger d'un bonhomme qu'en temps de crise (idem pour les systèmes politiques). Nous vivions une vraie crise, j'allais apprendre...

J'appris sur mes collègues du technique que j'aurai pu côtoyer longtemps sans jamais vraiment les connaître, mais j'appris aussi sur d'autres que je croyais, à tort, connaître.

Au plus fort de la crise, après pas mal de réunions houleuses, nous fûmes quelques-uns à proposer un référendum sur le sujet. L'idée fut acceptée et le proviseur mis même à notre disposition le matériel de vote : local, urne transparente etc. La date était fixée, et même si ce référendum n'avait pas de valeur légale, c'était une occasion d'éclairer le conseil d'administration sur ce que pensait la majorité des enseignants.

Quelle ne fut pas notre surprise de découvrir que la veille du référendum, un conseil d'administration s'était tenu et que nos représentants avaient demandé à voter sur le projet. Le proviseur qui était un malin, et qui portait le projet, laissa faire et vota contre. Lorsque je dis qu'il laissa faire, il faut savoir qu'il en est en C.A., comme à l'Assemblée Nationale : l'exécutif a largement la main sur l'ordre du jour et les propositions de mise à l'ordre du jour des autres membres du C.A. d'un lycée doivent se faire par écrit assez longtemps à l'avance et les questions diverses qui peuvent toujours se rajouter doivent être approuvées par le président du C.A., c'est-à-dire, le proviseur. En laissant faire, et connaissant son C.A., il savait quelle serait l'issue du vote. La suprême habileté consistant ensuite à voter contre un projet (pour respecter le référendum à venir) qui était assuré de passer !

Nous étions furieux, mais surtout à l'égard de nos représentants. Le lendemain de ce vote nocturne, nous étions quelques-uns à leur demander des comptes en salle des profs. En d'autres temps et en d'autres lieux, ils auraient été roulés dans le goudron et la plume...

C'est à ce moment-là que je découvris une conception de la démocratie à laquelle je ne m'attendais pas. Il ressortait de leurs bredouillages qu'après tout ils étaient nos représentants et que nous les avions élus pour prendre des décisions ! Nous étions, comme on dit du côté de Toulouse, "espantés". A aucun moment il ne leur était venu l'idée que le pouvoir qu'ils avaient, c'est de nous qu'ils le tenaient et que, en démocratie, le dernier mot revient au peuple (le "démos"). J'ajoute que ce mauvais coup ne nous fut pas porté par nos représentants défendant le projet, mais par la plupart de nos représentants (dont la femme du commandant, pourtant professeur de philosophie).

Je savais bien que cette pratique est assez répandue à l'échelon national, mais j'avais encore la naïveté de croire que cela n'avait pas lieu entre collègues. J'étais naïf et pas très malin, parce que, enfin, il faut bien que nos hommes politiques nous ressemblent, puisque c'est nous qui les élisons. Je suis même prêt à parier que la plupart d'entre eux, aujourd'hui, doivent s'offusquer que l'actuel gouvernement refuse au peuple un référendum sur le traité de Lisbonne (refusé par le peuple et par référendum, lorsqu'il s'appelait en 2005 : constitution européenne). Lorsqu'on n'est pas conscient de ses contradictions, on ne doute de rien !

J'ai donc appris, cette année-là, que les enseignants n'étaient pas une race à part et que leurs représentants, comme nos députés, pénétrés de leur représentativité, en oublient parfois de se poser une question toute simple : "représentatif de qui ?".

D'une façon plus légère, ce fut aussi l'année où j'appris à jongler. J'avais une classe de saltimbanques (encore une T.S.1) où une bonne moitié des élèves sortait les masses et les boules de jonglage à la moindre pause ou récréation. Ils m'initièrent et, à la fin de l'année scolaire, pratiquement toute la classe savait jongler (merci Christophe). C'était une classe joyeuse et un peu plus que cela. C'était l'année où le Tarn avait débordé et inondé tous les quartiers dans le bas de Montauban. Le jongleur en chef, Christophe A. et quelques autres étaient allés organiser un spectacle de jonglage au profit des inondés. Le genre de gamins qui convainquent un enseignant qu'il ne s'est pas trompé de métier...

Les conseils de classe de fin d'année furent l'occasion de découvrir, anecdote rapportée, que certains profs de philo ne sont pas toujours innocents d'une réputation dont ils se passeraient bien. La femme du commandant se faisait chahuter dans ses classes. Bon, ça arrive ! Mais elle avait trouvé un moyen de rétorsion aussi surprenant qu'assumé.

Un collègue qui assistait au conseil de classe me rapporta que, lors de ce dernier, le délégué des élèves s'était plaint que les moyennes de philosophie portées sur les bulletins ne correspondent pas aux résultats réellement obtenus par les élèves. C'est alors que devant ses collègues un peu gênés et les délégués de parents médusés, la collègue avait déclaré que, compte tenu du nombre d'avions en papier qui volaient dans sa classe, elle avait appliqué une "taxe d'aéroport" et baissé systématiquement toutes les moyennes !

Inutile de dire que lorsque notre collègue nous avait, dans le cours de l'année, proposée à mon jeune collègue et à moi-même, un voyage philosophique sur les traces de René Descartes (elle avait une résidence secondaire du côté de La Flèche), nous avions décliné poliment le projet, anticipant les difficultés que nous aurions à gérer cette "contrôleuse du ciel", métaphysique, bien sûr...

Je ne devais pas rester dans ce lycée où je m'étais fait pourtant quelques bons copains (j'en emmenai même un, Yves, tirer des bords jusqu'au Baléares, cet été-là), car j'avais fait, ce qui se fait rarement : envoyer un courrier peu diplomatique au proviseur, soldant ainsi la résistance d'une année à son projet mal ficelé.

Il faut savoir que les enseignants reçoivent tous, au mois de mars, de la part de leur proviseur, un projet de notation administrative. Ils en prennent connaissance, signent (ou pas), contestent (ou pas), et le projet devient effectif lorsqu'il revient avec l'imprimatur du Rectorat. J'avais donc saisi l'opportunité de ce rituel pour faire passer un ultime message. Le moment s'y prêtait d'ailleurs assez bien, puisque le projet de notation me concernant envisageait d'augmenter ma note administrative de... 0,10 point ! A la réflexion, je crois que cela correspondait à la fourchette d'augmentation que permettait la case administrative (j'ai déjà expliqué tout cela) dans laquelle j'étais. Je pris néanmoins appui sur cette misérable augmentation pour contester le projet tout en informant le Rectorat que la fameuse idée du proviseur avait été rejetée par référendum (toute contestation est jointe au projet de notation et envoyée aux services rectoraux). Car, bien qu'ayant envoyé moi-même les résultats de notre référendum au recteur, je n'étais pas sûr que la missive fusse arrivée sur le bon bureau.

J'ai donc commencé ma lettre en rappelant au proviseur que son projet de notation était en décalage complet avec les remerciements nombreux et répétés qu'il m'avait adressés tout au long de l'année (j'avais accepté de faire des heures supplémentaires pour pallier des absences répétées, mais médicalement justifiées, de mon collègue et donc, chose assez rare, j'étais allé faire des cours dans une classe qui n'était pas la mienne ; avec l'accord de mon collègue, bien sûr. Outre cela, j'avais préparé - et donc travaillé - un projet d'enseignement de la philosophie en première, pour l'année suivante. Projet encouragé. Remerciements etc.). Perfidement, je lui ai dit que cette ridicule augmentation ne pouvait s'expliquer que par mon opposition résolue à son projet de partenariat et, avec insolence, ai enchaîné en lui disant que la hauteur de mon engagement méritait carrément qu'il me baisse ma note, ce qu'il ne pouvait faire. J'ai enfin conclu en lui disant que je n'étais pas dupe de son petit stratagème lors du CA nocturne et scandaleux et que je ne saurai rester dans un établissement où l'on me manquait de parole.

Je lui demandai donc, comme une faveur, de mettre un avis négatif sur mon voeu de maintien dans son établissement (mes voeux ayant déjà été saisi, sans possibilité de modification de ma part) où je ne souhaitais plus enseigner !

Je n'eus aucun écho de sa part à cette lettre. Mais mon départ, l'année suivante, vers un autre établissement, me permit de savoir que j'avais été bien lu. Ce n'est que quelques années plus tard, que j'eus l'épilogue de cette histoire.

Alors que je consultai mon dossier administratif (ce qui est un droit pour tout fonctionnaire), à la recherche de je ne sais plus quel papier, je découvris, jointe à mon dossier, une lettre de mon ancien proviseur montalbanais adressée au Recteur. Le malheureux s'y plaignait beaucoup de mon courrier et demandait des instructions pour réagir à un genre de lettre qu'il n'avait pas l'habitude de recevoir. Un peu désarmé, ce personnel d'autorité, dont la lettre attestait assez qu'il en manquait, demandait du secours ! Je ne sais pas ce que lui répondit le Rectorat, ni même s'il lui répondit, mais je n'eus jamais de suite à mon insolence (assumée) et je partis, une fois de plus, vers un ailleurs dont j'ignorai encore à quel point il allait compter pour moi...

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