Revue

Les Ateliers de philosophie AGSAS-Lévine à l'école maternelle

La place de l'enfant à l'école maternelle

"Notre école maternelle, même si elle n'est plus dans son âge d'or, n'en reste pas moins ce qui se fait de mieux dans notre système scolaire. C'est l'un des rares lieux où, à la diversité des organisations psychiques des enfants, on répond par la diversification des activités, où l'on se préoccupe de l'épanouissement de chacun... (...). La maternelle développe remarquablement des enfants pour qui le cognitif est une fin en soi. Il n'en va pas de même pour ceux dont l'outil de pouvoir social est l'emprise physique qu'ils exercent sur les autres. Heureusement, souvent, la maternelle réussit à leur donner plaisir à des réalisations concrètes, mais elle peut rarement, même à partir de cette plate-forme de réussite, les faire suffisamment entrer dans le domaine de la pensée méthodique et rigoureuse, " la pensée qui se pense", et qui se pense du point de vue du tiers social1.

Mais comment faciliter l'entrée dans la pensée de ces enfants ? Quelle peut être la place des ateliers de philosophie à l'école maternelle alors que les enfants maîtrisent mal le langage, et sont pour la plupart encore dans une organisation largement égocentrique ? Et quelle définition doit-on alors donner à la philosophie ?

H. Wallon nous dit que l'enfant est, dès la naissance dans la socialité. Jacques Lévine ajoute qu' "il est constamment sollicité par l'égocentrisme et la socialité et qu'il doit faire un choix de vie (...). Si philosophie de la vie il y a, de notre point de vue, elle est latente, souterrainement présente, elle peut se résumer dans la formule "tenir en même temps la position de la non-appartenance et de l'appartenance (...), le respect de l'ordre établi au nom des principes de l'accès au savoir-apprendre et aux savoir-être, et une expansion dans la toute-puissance au nom du narcissisme et de la vie pulsionnelle égocentrique"2.

Quel débat philosophique existentiel que de devoir faire un choix de vie en se maintenant entre centration et affirmation de soi, et ouverture à l'autre ! N'est-ce pas un débat dans lequel chaque personne doit s'impliquer tout au long de sa vie, et ce dès la petite enfance ?

L'entrée à l'école maternelle, souvent en Petite section, impose à l'enfant la rupture momentanée avec sa famille et une ouverture parfois douloureuse au monde des autres, ainsi que l'habituation au régime scolaire.

Nous ne développerons pas ici cette étape essentielle dans la scolarisation de l'enfant, qui a amené toute une équipe autour de Jacques Lévine et Maryse Métra à élaborer " La maison des petits dans l'école", dispositif majeur pour la prévention des difficultés rencontrées par certains élèves ; difficultés qui, si elles ne sont pas traitées à cet âge-là et dans leur individualité, risquent de prendre des formes diverses - égocentrisme de survie, ruptures et rejets scolaires, violence - et ce jusqu'en fin de scolarité.

L'entrée en Moyenne Section de maternelle est une étape importante dans la vie de l'enfant et dans l'évolution de sa personnalité. Ayant rencontré, dès la Petite Section "l'Autrement que prévu", et la diversité des individus, adultes ou enfants, qui l'entourent, l'enfant s'organise progressivement dans cette période égocentrico-sociale, pour faire face au réel et aux réalités. Il doit alors penser sa relation au monde et mesurer les effets des relations qu'il y établit. Il est amené à s'interroger sur l'hétérogénéité du monde qui l'entoure, mais il se doit, faute d'être rejeté, de se former une "philosophie de l'appartenance" au groupe, philosophie "capitale, non seulement pour l'image qu'on peut avoir de lui, mais pour la place qu'il espère occuper dans la collectivité".

"Les enfants en difficulté scolaire sont souvent ceux chez qui domine la part de l'émotion non transformée en pensée, et qui ne peuvent apprendre que s'ils se sentent suffisamment en alliance avec le professeur. L'apprentissage est finalement fonction d'un suffisamment fort sentiment d'appartenance groupale"3.

Les questions qui se posent alors sont de savoir comment permettre à tous les élèves d'une classe maternelle, puis tout au long de la scolarité, de construire, puis renforcer leur sentiment d'appartenance au groupe classe, pour les mener progressivement vers une connaissance de leur appartenance à l'humanité. Et, comment leur permettre de ne pas se laisser envahir par leurs émotions, en apprenant à les exprimer par la parole, et à pouvoir prendre suffisamment de distance pour en faire un objet de pensée ?

Les Ateliers de Philosophie AGSAS-Lévine à l'école maternelle

Dès la Moyenne Section de maternelle, l'enfant se trouve naturellement et malgré lui, engagé dans un dédale de questionnements sur la vie. C'est le début de "l'âge des pourquoi ?", et il est important de lui permettre de satisfaire et d'encourager ce besoin naturel d'apprendre sur le monde et la Condition Humaine. Jacques Lévine nous invite à "l'inciter à pénétrer audacieusement dans le champ des grandes questions sur la vie qui préoccupent les hommes".

Les Ateliers de Philosophie AGSAS-Lévine vont être un point de départ pour permettre à l'enfant d'explorer le monde, au-delà de ses propres perceptions, et de faire des rencontres imprévues, hors du cadre familial, mais dans un espace "hors menace" qui lui permet d'avancer. Il accède progressivement et au rythme qui lui est propre, au stade des recherches de réponses et à la possibilité de faire des hypothèses.

Au fil des années, par la pratique régulière de ces Ateliers, l'enfant entrera dans une réflexion sur la vie et découvrira à la fois le plaisir stimulant de " se sentir penser", et le pouvoir de cette pensée dans sa recherche pour rendre le monde plus vivable. Il fera alors l'expérience de la rencontre avec des pensées similaires qui le rassureront, et des pensées différentes qui l'interrogeront, le pousseront à vouloir comprendre les points de vue différents et à s'affirmer face à eux.

Dans un premier temps, à l'école maternelle, l'enfant rencontre d'abord le plaisir de pouvoir dire "je sais...", en s'appuyant sur son expérience personnelle, sur son éducation, sa culture... Ce plaisir sera doublé d'une satisfaction de participer à la construction d'une recherche groupale, et de la fierté de pouvoir se présenter au groupe comme un "interlocuteur valable".

Ecoutons le groupe des 24 élèves d'une classe à double niveau, Moyenne/ Grande Section, s'exprimer sur le thème de "Grandir"

- Pour grandir, il faut manger de la viande, c'est bon pour les muscles.
- Il faut aussi boire du lait pour les os et les dents.
- Et il faut manger des fruits pour les vitamines.
- Les vitamines ça sert à être en bonne santé.
- Quand on grandit, on a le droit de faire des choses qu'on peut pas faire quand on est petit.
- Oui, parce qu'il y a des choses dures.
- Tu veux dire que c'est des fois difficile pour nous ? Mais il y a des choses dangereuses aussi.
- Moi, je suis petit, mais déjà un peu grand. Mon frère il est plus petit que moi.
- Les petits, ils ont pas le droit d'aller faire des courses tout seuls.
- Si, des fois, ils peuvent aller acheter un pain au chocolat, tous seuls.
- Non, c'est pas possible parce que c'est dangereux, à cause de la route.
- Quand on est grand, on peut mettre des boucles d'oreilles, et aussi du maquillage.
- Ca, c'est pour les filles, mais les garçons ils peuvent conduire une moto.
- Et les filles aussi.
- Les papas et les mamans, ils ont des voitures, mais nous on n'a pas le droit. Rires.
- C'est normal parce qu'on ne sait pas conduire. Il faut apprendre.
- Et puis on a des trop petites jambes pour conduire.
- Ma mamie, elle regarde toujours si j'ai grandi, en faisant une marque sur le mur pour voir où j'arrive.
- Quand on grandit on est obligé d'acheter des nouveaux vêtements parce que... parce que on grandit.
- C'est normal, tout le monde grandit, sauf les papas et les mamans, eux ils ne grandissent plus, après ils vieillissent.
- C'est les papys et les mamys qui sont vieux, pas les parents.
- Mais les parents parce qu'ils sont grands ils savent faire plein de choses.
- Mais ils savent pas tout faire. Il y a des choses qu'ils n'ont jamais appris. Mon papa il sait pas faire à manger.

Selon le protocole établi par Jacques Lévine, l'atelier aura duré dix minutes, dix minutes de réflexion autour d'un mot inducteur, "à l'intérieur duquel il y a la vie", ici le mot "Grandir", formulé sans question. 23 interventions. 16 participations. Le silence de l'enseignant.

La proposition qui a été faite aux enfants est de réfléchir sur une notion qui intéresse la condition humaine, en se plaçant comme un habitant du monde et en s'inscrivant dans une lignée qui fait de chacun un héritier du fonctionnement de l'humanité, chargé de transmettre les valeurs universelles et d'agir pour rendre le monde plus vivable. La légitimité de leur participation tient dans le fait que dans toute civilisation et à toute époque, des questions sur ces sujets se sont posées, et que les réponses possibles ont toujours pu être remises en question dans une recherche de vérité. Ces notions énoncées de façon simple à la portée de chacun, donnent à l'atelier un caractère inhabituel et sérieux, et à chacun un nouveau statut social, une place valorisante, soulignée par la confiance que l'enseignant accorde au groupe pour réfléchir à ces sujets. En effet, il ajoute qu'il n'interviendra pas pendant l'atelier. Il sera là, bien présent, garant du cadre, mais afin de garantir sa neutralité, il ne s'exprimera pas et gardera le silence.

Les enfants, fiers de cette proposition tout à fait inhabituelle et en rupture avec toute activité scolaire, cherchent à y répondre avec tout le sérieux nécessaire, donnant à cet instant un caractère solennel.

S'appuyant tout d'abord sur des paroles d'adultes et sur leur éducation qui sont pour eux des garanties de "vérités", ainsi que sur leurs ressentis et leur vécu, et sans vraiment en avoir conscience, ils s'apprêtent à partir à la découverte du monde, à quitter le monde des représentations familiales ou scolaires pour investir un monde plus universel. Ils acceptent ce nouveau statut de sujet responsable : " Et comment il va faire le monde pour savoir ce qu'on a dit ?" (Parole d'une enfant de 4 ans à la fin d'un atelier). On peut se rendre compte dans la retranscription de l'atelier cité plus haut que les enfants, dès l'âge de 4 ans, utilisent une parole groupale, le "on", le "ça sert", le "il faut", les filles, les garçons, les papas, les mamans, tout le monde, ils...

Les enfants travaillent différents registres, les conditions pour bien grandir, l'évolution et la place de la connaissance dans cette évolution, la loi, les modifications du corps, la normalité et l'universalité du phénomène de "grandir", la relativité et les différences. C'est une exploration, un picorage, qui permet à chacun d'avoir sa place, qui met les uns et les autres en relation, mais qui permet aussi à chacun de suivre son propre chemin. Une ouverture sur le mot et les secrets qu'il cache. Plaisir de la découverte.

Afin que l'atelier se déroule sans problème, l'enseignant a défini, au préalable, le contrat permettant de créer un espace "hors menace", nécessaire pour que les enfants s'y aventurent, et les consignes pour que les prises de paroles soient libres et acceptées par tous.

En effet, après avoir disposé les élèves en cercle, il a proposé comme règle garantissant la liberté de parole, le passage d'un "bâton de parole" de main en main, et la possibilité, si on le souhaite, de s'exprimer lorsqu'on l'a.

Après l'atelier, deux questions seront posées par le maître :

- Alors, comment ça s'est passé ? Moment important car il permet au élèves d'exprimer leurs satisfactions et leurs insatisfactions quant au déroulement de l'atelier, d'énoncer ce qui pose problème - la place prise par ceux qui s'expriment trop longuement, par exemple, par ceux qui ne parlent pas assez fort, ou bien une demande sur le droit de répéter ce qui a déjà été dit, la difficulté d'exprimer ce que l'on pense, les émotions qui ont été suscitées et la difficulté à les surmonter, mais aussi la place du silence parfois nécessaire pour réfléchir, silence qui peut être ou bien personnel ou bien un choix du groupe, et que l'enseignant respectera autant que les paroles produites.

- Une demande adressée à ceux qui n'ont pas parlé pour leur permettre, s'ils le souhaitent, d'exprimer ce choix. C'est pour certains une façon d'affirmer leur participation active : " Tu as dit faire de la philosophie, c'est réfléchir, et j'ai beaucoup réfléchi" (élève 5ans) -, pour d'autre d'énoncer qu'ils ont choisi d'écouter. Mais c'est aussi, durant les premières semaines, la possibilité de dire qu'il y a des sujets douloureux ou difficiles à traiter, ou des sujets sur lesquels on n'a jamais réfléchi et où il faut du temps pour les investir...

L'évolution des ateliers au cours de l'année et en fonction de l'âge des élèves

Au fil des semaines et des mois, les élèves seront davantage à l'écoute des uns et des autres, les participations seront plus nombreuses, les débats implicites donneront une place importante au silence nécessaire pour la naissance d'une pensée plus élaborée. Des mini- débats explicites s'organiseront. Petit à petit, tous les élèves investiront ce dispositif, avec beaucoup de plaisir, trouvant une place valorisante au sein du groupe, mais aussi face au monde qu'ils ont à explorer en recherche d'intelligibilité. Certains montrent alors une image d'eux-mêmes bien différente de celle qu'ils ont l'habitude d'afficher dans les autres activités. Changement de regard sur eux-mêmes, sur le groupe ; changement de regard du groupe et de l'enseignant sur chacun. Changement de regard garant d'un changement de relations et d'un changement d'attitude. Changement de regard positif garant d'une alliance nécessaire pour investir les apprentissages et le savoir.

La dimension solennelle de l'atelier sera conservée et renforcée par le ton spécifique qu'ils utiliseront, contrôlant leur diction et leurs intonations, le choix de plus en plus précis des termes lexicaux, les recherches syntaxiques prenant de l'importance, pour être à la hauteur de l'évènement, "à hauteur d'humanité", mais aussi avec deux soucis précis, aussi importants l'un que l'autre, celui d'élaborer et de travailler le "langage oral interne", afin d'adopter une formulation au plus proche de sa pensée, mais aussi celui de réussir à se faire comprendre.

L'évolution normale de l'enfant l'amènera à l'école primaire à découvrir que "la vie n'est pas aussi facile qu'on croit", et il introduira alors dans sa pensée la notion de "forces intérieures contraires, siège d'une lutte entre des tendances antagonistes : la place des sentiments intimes, aussi importante que la référence aux situations externes.". De plus, "en même temps qu'il évoque son expérience personnelle de la vie, il montre que désormais, pour lui, la vie s'inscrit dans une temporalité plus vaste. Les notions d'évolution et de relativité deviennent des composantes du paysage philosophique et confortent le sentiment de responsabilité"4.

Au fil du temps, l'enfant passera d'un mode de vie à dominante endogamique à des modes de vie qui le prépareront à l'exogamie. En même temps, à travers les Ateliers de philosophie, sa pensée évoluera, et il aura toujours autant de plaisir, source de désir, d'aller à la rencontre, à la fois de ses pairs, mais aussi des adultes, y compris celle des penseurs et des philosophes.

Il aurait été important de parler ici des effets de ce type d'atelier sur l'évolution de la personnalité des enfants, sur leur construction en tant que futur citoyen, et sur la place qu'ils occupent face aux apprentissages et au Savoir, effets multiples tant sur le plan de la posture philosophique que sur le plan psychique ou pédagogique, ou encore modificateurs des relations. Je renverrai pour cela le lecteur aux articles publiés dans Je est un autre, revue de l'Agsas, ou sur le site de notre association, ou bien encore dans l'ouvrage cité en note.

L'espoir que font naître ces Ateliers de philosophie est une modification positive des relations entre les individus d'une société, l'acceptation de la différence, la recherche d'une compréhension de l'Autre, avec un regard bienveillant et donc dans un premier temps, un climat d'école plus propice au développement optimal de chacun, et progressivement, sur le long terme, l'acquisition, par chacun, de compétences lui permettant de "penser" le monde des relations et d'agir pour l'avenir de la condition humaine.


(1) J. Lévine, Fenêtre sur cours, N°114, 1996.

(2) J. Lévine, G. Chambard, M. Sillam et D. Gostain, L'enfant philosophe, Avenir de l'humanité ? ESF, 2008, p 96.

(3) Opus Cité, p 97.

(4) C. Delannoy, J. Lévine, La motivation, Hachette, 1997.

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