I/ Introduction
Répondre à la question de la formation appelle, d'une façon coutumière, un découpage de la problématique selon l'ordre inspiré par le triangle pédagogique conçu par Jean Houssaye. Il semble par trop souvent entendu que le savoir, l'enseignant et l'apprenant constituent les pôles fondateurs de toute stratégie pédagogique qui se veut digne de fiabilité. Or, la question de la formation à la pratique de la philosophie vient bouleverser le bien-fondé de ce découpage. Plus profondément, elle vient même heurter l'habitude ancestrale de concevoir l'enseignement de la philosophie dans la relation de maître à disciple. Les antiques honoraient en effet ce principe au point de le vénérer, les médiévaux l'avaient en haute estime et les modernes l'ont globalement inclus. Encore aujourd'hui, elle imprègne bien des débats sur l'enseignement de la philosophie.
Pourtant savoir qui forme le praticien en philosophie reste une question plus énigmatique qu'il n'y paraît de prime abord. Si la présence d'un expert semble requise dans l'accès à la culture philosophique, il n'en va pas forcément de même au niveau des pratiques. Dans le domaine de la philosophie pour enfants et adolescents (PPEA) en milieu scolaire, nombre d'enseignants qui ont instauré des moments philosophiques dans leur programme, n'ont pas ou peu occupé la posture du disciple. Pourtant, leurs compétences d'animateur en PPEA peuvent être reconnues par un expert comme tout à fait efficientes. Certes, ils compteront probablement dans leur lecture bien des ouvrages méthodologiques, mais là encore dans une diversité quantitative et qualitative qui rend difficile tout effort de systématisation pédagogique. Sans pour autant aboutir à l'inquiétante conclusion du Ménon, il apparaît nécessaire, devant la disparité de mise en place des dispositifs de philosophie à l'école, d'au minimum ouvrir des perspectives sur des modalités didactiques alternatives.
C'est dans cet état d'esprit, que la Haute École Pédagogique de Fribourg met en place un protocole de formation sur une plateforme internet, de manière à proposer aux enseignants de l'école, un processus de formation à la PPEA, sans forcément passer par la case d'une formation continue classique, qu'elle soit sous la forme d'une formation à distance ou sous la forme d'un séminaire intensif. Loin de sous-estimer la contribution des ces méthodes classiques, force est d'admettre qu'il n'est pas toujours possible de les mettre en place, dès le moment où la promotion de la PPEA s'étend sur une plus large échelle de temps et de lieu.
Hormis les écueils logistiques propres à chaque situation, la difficulté des approches classiques se trouve nourrie par leur propre vertu, à savoir d'être déjà pleinement constituées. Certes, n'est-ce pas précisément ce que l'on attend d'elles ? A savoir un cheminement bien jalonné, qui soit ferme dans ses principes et souple dans ses modalités. Pourtant, même la plus efficace des méthodes ne peut à elle seule suffire à la réussite de la transposition didactique de la pratique philosophique en milieu scolaire. En effet, à l'exception du cas de figure, plutôt rare, où une volonté institutionnelle et politique lui donne explicitement sa place, la philosophie bute sur la grille horaire et chute sur les objectifs d'un plan d'études. Même le plus convaincu des enseignants se verra au regret de reléguer le débat philosophique aux très rares moments creux de son programme.
Cet état de fait est d'autant plus navrant qu'il repose sur un simple malentendu. Alors que nombre d'études attestent depuis maintenant des décennies les effets constitutifs des pratiques philosophiques sur les apprentissages tant disciplinaires que transversaux, la mise en oeuvre d'une méthode de philosophie comme outil d'apprentissage implantée dans les objectifs des plans d'études de la scolarité obligatoire fait encore défaut.
Certes, il peut paraître choquant de parler de la philosophie comme moyen. Habituée à son noble statut de finalité de la pensée, elle est fière de ne servir à rien. Il est vrai que l'usage de la pratique philosophique au service d'une idéologie est une effroyable dérive qui hante tous les livres d'histoire. Mais rassurons-nous, si la philosophie est un moyen d'apprentissage, c'est précisément parce qu'elle leur donne une finalité.
Pour une pratique philosophique implantée dans les apprentissages
Prenons donc à titre d'exemple, quelques objectifs majeurs du plan d'étude de l'école obligatoire en Suisse romande, connu sous le nom de PER, pour Plan d'Etudes Roman.
Le but fondateur d'une démarche implantant la PPEA dans le PER tient dans le fait que l'enseignant qui va utiliser la ressource de PPEA identifie le matériel et la démarche comme lui permettant de faire atteindre à ses apprenants les objectifs fixés. Ultimement, il est en effet possible d'appliquer, à divers titres, l'outil philosophique dans tous les grands domaines de branches. Néanmoins, cette application se conçoit à des niveaux de densité sensiblement différents.
La corrélation entre l'outil philosophique et les objectifs du plan d'étude (PER) doit se concevoir sur une échelle de densité qui permet à l'enseignant d'employer la démarche philosophique d'une façon aussi adéquate qu'efficace. En effet, s'il est possible de recourir à la pratique philosophique d'une façon extrêmement flexible, eu égard à la noèse prométhéenne inhérente à la philosophie elle-même, il n'est pas pour autant judicieux de la disperser à tout venant.
La première et la plus haute densité de corrélation se situe en toute logique au niveau des capacités d'apprentissage transversales. En effet le propre de philosophie étant d'accroître l'efficience des liens entre les catégories de la pensée, c'est tout naturellement que les capacités de collaboration, de communication, d'élaboration de stratégies d'apprentissage, de pensée créatrice et finalement de démarche réflexive constituent des objectifs particulièrement adéquats. La pratique philosophique présente l'avantage de stimuler non seulement ces capacités, mais également leurs synergies, car lors d'une activité philosophique, l'apprenant est inévitablement appelé à gérer les interconnexions nécessaires au fonctionnement de capacités transversales.
Il est ensuite possible de cibler la corrélation entre les domaines d'apprentissage et la pratique de la philosophie selon la nature des objectifs visés. Nous pouvons ainsi observer une forte corrélation de la philosophie comme exercice de la compétence visée par l'objectif au niveau des buts dits de Formation Générale, et qui sont liés à l'exercice de la démocratie globale. En effet, la pratique de la PPEA en classe matérialise lors de chaque exercice les composantes fondatrices de la pratique démocratique. Par le respect mutuel lors de la prise de parole, par l'écoute des contenus, dans la nécessité d'assumer les motivations de ses propos, et finalement dans la cohabitation, voire la collaboration, d'opinions diverses et même opposées, les participants affinent à chaque fois la mise en oeuvre du principe fondateur de la démocratie : la liberté d'action dans l'égalité de droits.
Une seconde forme de corrélation forte avec la philosophie est observable lorsque celle-ci devient le moyen d'acquérir la compétence visée par l'objectif comme au niveau des Sciences de l'Homme et de la Société. Qu'il s'agisse de construire des liens, de cultiver des questionnements critiques ou de concevoir des argumentaires explicatifs, autant en citoyenneté, qu'en histoire et géographie, la PPEA, par ses éléments constitutifs d'argumentation, de pensée conditionnelle, de même par ses procédures d'explorations et d'exemplifications catégorielles, met à disposition des enseignants toute une palette instrumentale de thématiques et de protocoles au service de la constructions des savoirs de l'apprenant. Il est à remarquer qu'au niveau de la citoyenneté, l'accent sera mis davantage sur les savoir-faire, tandis qu'en histoire géographie, l'accent portera sur les liens réflexifs avec les savoirs savants.
Il est à souligner que c'est au niveau des Sciences de l'Homme et de la Société que la PPEA constitue un outil particulièrement efficient pour répondre à la dimension profondément interdisciplinaire de ce domaine. C'est par elle, qu'une constitution d'une conscience citoyenne s'alimentera d'une façon constructive et autonome par la découverte et le sens de l'histoire. C'est également en construisant une pensée critique que les connaissances de la géographie peuvent, par exemple, alimenter judicieusement une culture du développement durable ancrée dans une éthique personnelle.
Un troisième type de corrélation forte de la philosophie est observable lorsque celle-ci intervient comme moyen de renforcer le développement de la compétence visée par l'objectif, comme dans l'apprentissage du français. C'est au niveau du développement du vocabulaire abstrait, de la construction du discours oral et écrit, autant dans son expression que dans sa compréhension, que la PPEA interviendra en sa qualité de création et de renforcement de la langue par l'exercice de la pensée abstractive. C'est par son aptitude à motiver les ressources langagières de l'apprenant autant que par la nécessité de les développer pour évoluer dans une pensée de plus en plus complexe, que la PPEA apporte à l'apprentissage du français un outillage corollaire, qui permet d'optimiser des stratégies didactiques autour du sens de la langue. Bien évidemment, il importe ici de ne pas confondre les objectifs d'apprentissage d'accès à la langue (alphabétisation, orthographe), pour lesquels la PPEA est non pertinente, avec des objectifs d'apprentissage liés à l'usage de la langue (communiquer, comprendre), où la PPEA à toute sa pertinence.
Enfin un dernier type de corrélation avec l'objectif, plus faible en soi mais renforçant l'interdisciplinarité impliquée dans la compétence, est observable dans les domaines de la culture et des arts. Ici la PPEA se concevra davantage sous la forme de modules ponctuels, dans la mesure où l'enseignant vise la constitution d'un lien avec un autre domaine (par exemple entre les artefacts culturels et l'histoire). A nouveau, c'est en tant qu'outil créateur de liens, que la PPEA se profile au service des apprentissages dans l'interdisciplinarité.
Ainsi, à la suite de cette perspective d'implantation, la construction de la méthode d'apprentissage de la pratique philosophique à l'intention des enseignants peut se constituer dans et une logique profondément systémique. C'est en effet dans la gestion des liens entre l'outil philosophique et les paramètres d'apprentissage axés sur une pédagogie par objectifs, que l'enseignant pondère sa pratique de la philosophie dans ses stratégies didactiques.
II/ Pour une formation systémique
À partir de la prise en compte des objectifs d'apprentissage qui vont introduire la pratique philosophique comme outil de finalisation transversale, à savoir de constitution des liens et de développement de l'abstraction, il devient possible d'introduire ce paramètre dans le système méthodologique de formation.
Dès lors, une méthode systémique peut se construire, en partant des pôles les plus élémentaires vers les articulations les plus variables. Les trois pôles principaux retenus pour la méthode recouvrent donc les paramètres communs à tout type de pratique philosophique du point de vue de l'animateur, à savoir questionner, écouter et animer. Ils se combinent nécessairement avec les trois moments, avant, pendant et après, qui constituent la chronologie élémentaire de la séance de philosophie. Pour chacun des croisements entre les pôles et les moments se trouvent définies les articulations variables, à savoir celles des objectifs d'apprentissages du PER, autour duquel s'axent les thématiques spécifiques et générales, la procédure (c.-à-d. des liens dominant avec les moments) et le type de support, le genre de posture d'animation (c.-à-d. des liens dominants avec les pôles élémentaires) et finalement les possibilités d'évaluation.
Le but formatif de cette construction systémique est de permettre à l'enseignant de cheminer selon son profil d'apprenant des pôles aux articulations ou vice versa, de manière à rendre son apprentissage le plus interactif possible, tout en s'ancrant dans ses besoins didactiques spécifiques, et atteindre ainsi autant l'objectif formateur que favoriser la mise en oeuvre effective de la pratique philosophique en classe.
Ainsi, un didacticiel de philosophie pratique repose sur une organisation essentiellement systémique. Chacun des pôles (questionner, animer écouter) ne peut se concevoir efficacement que dans son rapport aux deux autres. Un tel questionnement (par exemple un pro-contra, ou une recherche de définition) suscitera une telle stratégie d'animation (par exemple plutôt contre-exemplifiée ou plutôt prospective), qui impliquera une telle posture d'écoute (plutôt personnalisée ou plutôt collective). Le tout sera ensuite pondéré par les diverses modalités d'interactions avec les variable d'articulation.
Cette complexité pourrait cependant rapidement surcharger le didacticiel et nuire ainsi à sa fonction inhérente de facilitateur. Pour surpasser cette difficulté, il s'avère nécessaire de l'axer sur un ensemble de gestes pédagogiques archétypiques propres à chacun des pôles en combinaison avec les objectifs d'apprentissage, ce qui réclame une méthode dont l'axe est l'objectif commun et donc transversal à tous les objectifs d'apprentissage, à savoir l'abstraction. C'est en effet la pensée abstractive argumentée, finalité ontologiquement philosophique, qui assure la cohésion et l'optimisation du système, selon les trois principes systémiques standards (autoconservation, optimisation, finalisation).
En ce sens la méthode, que nous appelons aporétique, et qui se construit sur la base de l'objectif abstractif transversal, se constitue sur le principe de progression même de toute abstraction, qui va du particulier vers l'universel, par les phases d'identification et de relation, qui comme nous l'avons exposé précédemment (in Diotime n° 46) se constitue dans la dynamique du dépassement des contradictions. De par sa nature progressive et d'une certaine manière en continuelle incomplétude systémique, cette approche peut se décomposer en une série de gestes pédagogiques que l'enseignant peut s'approprier sur la base préliminaire de son expérience professionnelle.
Ainsi la phase initiale de la progression vers l'abstraction, qui se constitue par la désignation de l'objet particulier, implique sur les pôles questionner, animer et écouter, un ensemble de gestes visant la problématisation de l'objet en fonction de l'étape suivante de son identification. Par exemple, le questionnement qui se formulera autour d'une classification semblable/différent, amènera une animation qui se concentrera sur la recherche d'exceptions et une écoute qui visera une synthèse plus collective dans la mesure où l'objectif suivant est la formulation d'une définition en vue d'alimenter un débat. Le débat à son tour, selon le choix de l'objectif visé, prendra une tournure pro-contra, ce qui amènera une stratégie d'animation davantage centrée sur le contre-exemple et une écoute plus personnelle, de manière à entretenir les disparités, et donc favoriser l'évolution de l'abstraction par un affinement de la catégorie évoquée par l'objet initial.
Ainsi, une fois que l'ensemble des gestes archétypiques élémentaires sont formulés et surtout exemplifiés, il est possible de s'y référer lors de la production d'activité de PPEA, de manière à ce que l'enseignant dispose d'une procédure adaptée à l'objectif d'apprentissage et surtout qu'au fur et à mesure de sa pratique, il intègre les gestes archétypiques d'une façon de plus en plus autonome.
Dès lors, la question de savoir qui forme le praticien en philosophie trouve sa réponse dans le constat que c'est la pratique même qui forme le praticien. Bien évidemment cela n'exclut en rien le recours aux méthodes plus avancées et plus complètes, qui gagneront en efficience pédagogique, car elles s'implanteront dans le terreau d'un praticien disposant d'un bagage expérimental. Ainsi créer des liens entre une méthode de base ouverte et des méthodes plus avancées permettra, en accentuant la compétence analytique de l'animateur, de poursuivre une formation avec un degré d'adaptation différenciée beaucoup plus efficient.
III/ Pour un didacticiel en ligne
L'enseignant est donc appelé par les objectifs d'apprentissage à construire sa démarche philosophique dans un déploiement systémique dont il devient l'acteur. Pour ce faire, un modèle d'apprentissage interactif, concrétisant non pas l'acquisition de nouvelles compétences brutes, mais bien davantage une redistribution des relations entre des compétences pédagogiques existantes, permet d'avancer vers le but évolutif d'une transformation philosophique de la pratique de l'enseignement. En effet, les gestes archétypiques de questionnement, d'animation et d'écoute ne sont pas de parfaits inconnus pour l'enseignant expérimenté. Des synthèses, des reformulations et autres stratégies d'animation sont déjà utilisées dans des contextes différents, tels une mise en commun ou un conseil de coopération. Par contre, ce qui est tout à fait nouveau pour le néophyte en pratique philosophique, c'est la manière dont ces gestes se combinent dans une stratégie proprement philosophique du développement des apprentissages.
Or, pour aboutir à un tel changement d'habitudes, l'enseignement à besoin de disposer d'une démarche qui soit le plus possible à même de répondre à son profil d'apprenant autonome. Donc, comme il est impossible d'anticiper tous les profils, il reste comme seule option de créer des conditions dans lesquelles l'apprenant dispose de suffisamment de possibilités pour trouver la modalité qui sera la plus efficiente. C'est pour cette raison qu'une plateforme internet, qui peut se concevoir par de multiples entrées d'utilisation, constitue le support le plus adéquat pour réaliser un apprentissage autonome par la pratique, sans pour autant compromettre la rigueur de la démarche philosophique dans le cadre scolaire.
(1) Dr S. Heinzen, J. Ducotterd, A.-C. Hess constituent l'unité de recherche en philosophie pour enfants et adolescents de la Haute Ecole Pédagogique de Fribourg (Suisse).