Revue

L'appropriation de la posture d'accompagnement comme fondement de la formation des enseignants de philosophie

Traditionnellement, l'institution centre la formation des enseignants de philosophie sur l'approfondissement des contenus à transmettre aux élèves dans une logique quasi exclusive d'enseignement. Sans nier l'apport précieux et indispensable de ce volet de la formation, nous faisons l'hypothèse que le développement d'une didactique professionnelle centrée sur l'appropriation d'une posture d'accompagnement de l'apprentissage du philosopher des élèves de terminales, peut être, pour le développement de compétences réelles comme pour leur réussite, une option bien plus pertinente. Quels dispositifs de formation sont susceptibles de favoriser la construction progressive de cette posture d'accompagnement ? Dans quelle mesure la formation initiale et continue actuelle des professeurs de philosophie aide-t-elle ou empêche-t-elle cette appropriation ? Sur quels référents théoriques, quels outils, quels dispositifs peut-on s'appuyer pour optimiser cette transformation ? Si l'on considère que l'enseignant de philosophie n'est pas seulement, l'incarnation du "beau dire" et du "bien parler" mais aussi celui qui évalue, ordonne la progressivité des apprentissages en vue de faire construire par ses élèves des compétences spécifiques, quelles séquences professionnalisantes supplémentaires pourrait-on lui proposer ? Si, simultanément, il est celui qui accueille, questionne, éclaire, enchante, médiatise leurs processus de pensée, sur quoi faire porter, lors de la formation, l'appropriation de ces gestes professionnels particuliers ?

La question de la formation des enseignants de philosophie renvoie immanquablement aux conceptions et aux postures que ces enseignants adoptent et incarnent quand ils officient en classe. C'est, à notre avis, le sens même du cours, les progrès éventuels des élèves dans l'apprentissage du philosopher et leurs résultats à l'examen qui sont liés à ces conceptions et à ces postures.

Or ces résultats sont médiocres1, notamment quand les conceptions et les postures ne permettent pas une rencontre fructueuse entre les élèves et l'enseignement.

Plus précisément, les élèves se désintéressent plus ou moins complètement du cours. A ce propos, le dernier rapport de l'inspection générale sur l'enseignement de la philosophie portant sur 2007-2008 est sans appel quand il déplore qu'une partie importante des élèves des séries technologiques "manifestent une indifférence totale et sans nuance au caractère libérateur de la philosophie".

Nous émettons l'hypothèse que ce désintérêt provient essentiellement de conceptions et de postures inappropriées de la part des enseignants et que "le caractère libérateur" de la philosophie apparaît effectivement aux élèves quand on accompagne leur exercice de l'apprentissage du philosopher.

Par accompagner nous insistons sur le fait que l'enseignant chemine à coté et avec l'élève, accueille, écoute et questionne sa parole, dans "un lâcher- prise"2 (Bucheton, 2004) et une mise en retrait visant le développement du processus de pensée de cet élève ou de la classe.

Cette posture nous paraît pertinente pour plusieurs raisons :

  • elle correspond au voeu, énoncé par beaucoup, de la construction par l'élève d'une pensée réellement autonome ; si l'on accompagne plutôt qu'on ne prescrit, guide, aide ou même soutient, on permet cet avènement de l'autonomie du processus de pensée et "l'exercice réfléchi du jugement".
  • elle autorise l'accueil des principes de communauté de recherche3, de communauté discursive4, de travail coopératif et collaboratif5 (Baudrit, 2007) extrêmement précieux, selon nous, pour développer l'apprentissage du philosopher, principes plus difficiles ou impossibles à adopter autrement dans la classe.
  • ce choix de posture constitue par lui-même un choix philosophique et politique celui du pari de l'autonomie et de l'éducabilité du sujet.
  • observons que lorsque cette posture d'accompagnement et ces principes sont mis en oeuvre, les élèves deviennent globalement presque tous compétents et plus épanouis (en Finlande6 -Robert, 2008- par exemple).
  • sur le plan institutionnel la récente réforme du lycée intègre, dès la rentrée 2009-2010, l'accompagnement personnalisé comme une compétence de l'enseignant à raison de deux heures hebdomadaires par niveau de classe. Cette posture que les enseignants auront à s'approprier en formation devient donc officiellement une manière de traiter les apprentissages.
  • le socle commun des compétences mis en place depuis 2006, évaluées cette année pour l'obtention du brevet des collèges et censées être ensuite pérennisées au lycée met l'accent sur l'initiative et l'autonomie comme septième pilier des compétences à travailler par les élèves.

I/ Logique d'enseignement et logique d'apprentissage

Former les enseignants de philosophie à adopter une posture d'accompagnement n'est pas chose aisée. La formation initiale et continue, la tradition pédagogique insiste, surtout dans une logique quasi exclusive d'enseignement sur les contenus à approfondir et sur la compétence à philosopher de l'enseignant. On comprend ensuite comment la figure majeure en cours de philosophie reste celle du magister, éventuellement celle de la torpille à l'image de Socrate.

Dans les deux cas et avec parfois des variantes ce sont toujours la directivité, la transmission verticale des savoirs, l'acquisition de connaissances par les élèves qui nourrissent les conceptions des professeurs de philosophie dans une stricte logique d'enseignement. De près ou de loin, beaucoup cautionneraient ainsi cette définition de l'enseignement de la philosophie par Jacques Muglioni, ancien doyen de l'inspection générale : "l'enseignement est l'acte de parole par lequel l'attention de l'élève est sollicitée et invitée à se tourner vers le vrai. Car, comme le dit Platon le monde, le vrai ne se transmet pas : il est consubstantiel à tout esprit"7.

Malheureusement, ce modèle d'enseignement qui pouvait, bon an mal an, fonctionner il y a quelques décennies avec un public déjà trié et ciblé n'est plus opérationnel ; d'où le désarroi actuel de bon nombre d'enseignants qui ne sont pas préparés à affronter l'hétérogénéité de leur auditoire et à basculer d'une posture magistrale et transmissive à une posture d'accompagnement. Certains ainsi résistent, au vu des résultats et des comportements; non pas que la posture magistrale soit inappropriée en soi. Elle est même très pertinente quand elle répond à une demande et qu'elle s'appuie sur l'éveil, la curiosité, l'étonnement. Reste, qu'à elle seule, elle ne peut enclencher, entretenir, développer ce processus de pensée chez l'élève duquel il faut partir, avec lequel il nous faut composer pour progresser.

Se centrer d'emblée sur ce que l'apprenant produit, aussi modeste ou approximatif soit-il, accueillir, questionner, médiatiser ces réalisations pour les relier à des contenus et des exigences spécifiques qui, de ce fait, résonneront "dans la tête" de l'élève et l'amèneront à raisonner ; voilà, dans ses grandes lignes et à travers ses gestes professionnels particuliers, ce qui constitue une posture d'accompagnement vers laquelle il nous faut tendre.

Ce saut qualitatif est périlleux, dans la mesure où il correspond à une révolution copernicienne du métier. Du modèle intellectualiste issu de l'Antiquité qui considère l'enseignant comme le Maître qui sait et qui, son charisme suffisant, peut se passer de formation, l'enseignant de philosophie peut adopter ou déjà incarner un second modèle (souvent diffusé par les écoles normales) centré sur un apprentissage imitatif de la pratique d'un enseignant chevronné qui transmet ses savoir-faire. L'appui sur les apports des sciences humaines pour rationaliser la pratique et appliquer la théorie constitue un troisième modèle. Le quatrième modèle auquel nous adhérons implique un aller retour entre pratique et théorie. Marguerite Altet décrit ainsi l'activité de l'enseignant qui "devient un professionnel réfléchi capable d'analyser ses pratiques, de résoudre des problèmes, d'inventer des stratégies. La formation s'appuie sur les apports des professionnels et des chercheurs qui cherchent à articuler une approche de type action-savoir-problème" (Altet, 1994).

La focale est désormais orientée sur les sujets apprenants et sur les gestes ou micro gestes pertinents pour faire activer leur processus de pensée : accueillir, écouter, questionner, relancer, faire préciser, faire reformuler, "laisser muser"8 la parole des élèves, la signaler, la reformuler, la transcrire et la faire écrire, la personnifier, l'authentifier, la référer, la mettre en relation, en perspective avec les compétences du philosopher initiées par Michel Tozzi (conceptualiser, argumenter, problématiser) et les contenus du programme (notions, concepts, idées problématiques, textes, doctrines etc....).

Cheminer ainsi à coté et avec l'élève n'est pas une posture que l'on acquiert immédiatement. Elle est l'objet d'une construction, pas à pas, dans la pratique quotidienne et s'inscrit dans la durée. Surtout cette posture rompt avec ce à quoi est habitué l'enseignant de philosophie c'est-à-dire "occuper le terrain" et monopoliser la parole. C'est peut-être ce qui le désoriente et même parfois lui fait peur. Il s'agit en effet de se taire et d'écouter, de parler, mais plutôt en rebondissant sur le propos de l'élève, en se mettant à son service : apparente simplicité en principe, mise en oeuvre extrêmement ardue en réalité. Comme le prisonnier de la caverne, le professeur de philosophie, qui par définition professe, tient à ses habitudes d'enseignement. Celles-ci structurent le mode de perception et de représentation qu'il a de lui-même et de l'élève. Qu'on lui fasse découvrir une réalité plus juste et plus vraie de l'approche de cet enseignement, rien n'indique, dans un premier temps, qu'il renonce à ses stratégies habituelles et les abandonne, quand bien même il serait convaincu de leur caractère obsolète et au contraire du bien fondé de cette nouvelle approche.

C'est précisément la situation dans laquelle se trouvent une bonne part des collègues qui annonce et parfois revendique l'importance voire la priorité à accorder aux apprentissages, tout en conservant au coeur de la classe leurs anciennes routines et habitus9 (Bourdieu, 1980). On sait après Platon, Marx puis avec Bourdieu, combien ces pratiques des hommes en général, celles des enseignants en particulier, et peut être encore plus, celles des enseignants de philosophie sont très difficiles à transformer, y compris quand les acteurs eux-mêmes (l'enseignant mais aussi les élèves, les parents et l'institution), reconnaissent la légitimité de cette transformation.

II/ Analyse de la pratique et transformation effective des postures initiales

À partir de ce constat soulignant la prégnance et la pérennité des postures traditionnelles d'enseignement, que proposer en formation initiale et continue pour les futurs ou déjà enseignants de philosophie ?

La circulaire de cadrage des masters de décembre 2009 concernant la mise en place des diplômes nationaux, évoque explicitement la possibilité pour les premiers d'"une analyse des situations professionnelles, au croisement et à l'articulation de la découverte du métier et des enseignements reçus, dans une logique d'alternance".

Il nous paraît effectivement fondamental de situer la proposition de séquences de formation d'analyse de la pratique comme des séquences réellement professionnalisantes liant formalisation, prise de conscience, mise à distance, analyse "des situations professionnelles" et intégration des apports théoriques ou "enseignements reçus" pour conserver ainsi cohérence et cohésion du projet professionnel.

L'écriture de l'ancien mémoire professionnel, trop souvent perçu par les étudiants (ou les formateurs) comme un exercice formel validant le diplôme poursuivi, va dans ce sens. Le triptyque savoirs académiques, apports, méthodologie de la recherche et pratiques devaient y figurer comme un subtil tissage de l'apprentissage du métier.

Or il nous semble que les apprentis professeurs de philosophie, comme leurs prédécesseurs, privilégient presque exclusivement les savoirs académiques, et se trouvent ainsi démunis et désorientés lorsqu'il s'agit, non pas, de philosopher devant la classe (ils savent le faire et souvent brillamment) mais de faire apprendre à philosopher à des élèves singuliers, ce qui relève de la maîtrise de la didactique professionnelle.

Muscler la formation dans le sens de l'analyse de la pratique, de l'apport et de la méthodologie en sciences de l'éducation parait urgent. Des dispositifs comme le mémoire professionnel, le GEASE (groupe d'étude d'analyse des situations éducatives), initié par Yveline Fumat et Richard Etienne à l'université Paul Valéry de Montpellier, l'instruction au sosie (issu du CNAM, Centre National des Arts et Métiers) et l'entretien d'explicitation élaboré à partir des recherches de Pierre Vermersch, peuvent constituer dans cette perspective des pistes intéressantes de même que le port folio10, l'enregistrement vidéo suivi d'auto confrontation.

Tous ces dispositifs contribuent-ils, se demande Richard Etienne, à inscrire l'enseignant "dans un nouveau rapport à la profession dans lequel la communication professionnelle orale et/ ou écrite est le vecteur d'une nouvelle identité qui intègre la formation (Perrenoud 2001b) comme une composante en actes de son exercice ?" (Decron, 2003).

Il est question ici, à la suite des travaux de Donald Schön11 et de l'exhortation faite aux enseignants par Philippe Perrenoud de "développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant" (Perrenoud, 2001) d'orienter les enseignants de philosophie non pas seulement ni même précisément sur l'acte de faire, à tout prix, passer des contenus (seraient-ils, de la sorte, d'ailleurs intégrés ?), mais plus justement sur le questionnement visant à identifier les modalités de présentation de ces contenus afin qu'ils aient du sens pour les élèves et par là même qu'ils se les approprient .

III/ Quelques pistes à approfondir en formation

- Former l'enseignant à l'évaluation des styles cognitifs des élèves et de lui-même pour rendre les apprentissages plus efficients en s'inspirant des avancées des neurosciences et des travaux d'Antoine De La Garanderie12 en psychologie cognitive (La Garanderie, 2002) ;

- Former l'enseignant à l'appropriation d'une démarche d'évaluation formatrice initiée par Georgette Nunziatti13au début des années 80, à expérimenter voire à généraliser avec les élèves, en phase avec l'autre démarche habituelle en cours, celle de la recherche et de la réflexion philosophique ;

- Former les enseignants à la posture d'accueilleur de la parole de l'élève à partir de l'écoute, l'empathie, la congruence, compétences empruntées au psycho-pédagogue Carl Rogers14, à construire en analyse de pratique ;

- Former l'enseignant à la posture de questionneur pour faire apprendre à philosopher aux élèves à partir de l'expérimentation de dispositifs d'analyse de pratique (notamment l'entretien d'explicitation élaboré par Pierre Vermersch)15 et celle de son transfert et de sa pérennisation dans sa pratique pédagogique et didactique (Vermersch, 1994) ;

- Former l'enseignant à prendre conscience de son rôle de médiateur des apprentissages ;

- Expérimenter en formation (en GEASE par exemple), comment le style, la personnalité, les stratégies pédagogiques et didactiques de l'enseignant fixent les conditions de l'appropriation des apprentissages ;

- La (re)découverte ou la construction d'outils médiateurs symboliques, intellectuels ou psychologiques préparant cette appropriation devrait compléter le volet de cette formation ;

- Former l'enseignant à "enchanter" les contenus proposés, notamment en s'appuyant sur les émotions, sur la culture des adolescents, sur l'art, sur l'actualité et en liant cette approche aux travaux de Lev Vygotski16 sur la conceptualisation.


(1) Lors des épreuves du baccalauréat, la philosophie est la matière où les moyennes sont les plus basses (entre et 9), même si l'on observe une légère progression ces dernières années.

(2) Le "lâcher prise", expression empruntée à Dominique Bucheton, qui l'emprunte elle-même à Anne Jorro (2003) ,indique une posture de mise en retrait de la part de l'enseignant pour permettre et faciliter l'expression de la parole de l'élève. Pour autant, la vigilance du professeur reste élevée.

(3) "Communauté de recherche", expression consacrée par le philosophe contemporain Matthew Lipman à la suite du linguiste Charles Saunders Pierce et du pédagogue John Dewey. Le groupe classe dont l'enseignant fait partie reconnaît dans ce sens la possible et riche contribution de chacun des acteurs.

(4) "Communauté discursive", expression définie par Jean Paul Bernié comme "la construction d'un espace socio-discursif de partage des significations".

(5) Le travail coopératif désigne un travail où l'objectif est commun, les tâches et les compétences distinctes et juxtaposées. Le travail collaboratif suppose non seulement que l'objectif mais la tâche et le processus de réalisation sont communs, à partir d'une construction et d'une conception mutuelle où les réajustements sont permanents. .

(6) Pour une réflexion plus nourrie sur la réussite et la sérénité de l'élève finlandais consulter le petit livre de Paul Robert : (2008), La Finlande, un modèle éducatif pour la France ? E.S.F.

(7) Jacques Muglioni, ancien doyen de l'inspection générale de philosophie in La philosophie et sa pédagogie, CRDP Lille, juin 1991.

(8) Expression empruntée à Alain Decron (2003), qui signifie qu'on laisse le temps nécessaire aux élèves pour exprimer, écouter, apprivoiser divers univers discursifs. Ce temps qu'on laisse ainsi dérouler devient alors partie prenante du processus de pensée ; in "Les gestes professionnels langagiers de l'enseignant facilitent-ils tous l'entrée dans les savoirs des élèves ?" Communication, Actes du colloque : La discussion en formation et en éducation, CD Rom, Université Montpellier.

(9) Ne pas confondre les routines des enseignants qui organisent consciemment les gestes du métier, et les habitus pas toujours conscientisés que le sociologue Pierre Bourdieu définit comme "système de dispositions durables et transportables, structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante, c'est-à-dire en tant que principe générateur et organisateur de pratiques et de représentations".

(10) Le port folio : dispositif rassemblant les traces (productions et démarches réflexives) élaborées lors du processus de formation.

(11) Un ouvrage qui fait date et inaugure l'analyse réflexive sur les pratiques est celui de Donald Schön.

(12) Voir notamment l'ouvrage de synthèse qu'Antoine De La Garanderie consacre à ce qu'il nomme les actes de connaissance.

(13) Georgette Nunziatti initie la démarche d'évaluation formatrice et la vulgarise dans un article fameux paru dans les Cahiers Pédagogiques.

(14) Carl Rogers est à l'origine de la construction d'une nouvelle posture non directive, centrée sur la personne alliant écoute empathique, authentique et non jugement.

(15) Pour plus ample information sur l'entretien d'explicitation, lire le petit ouvrage de Pierre Vermersch L'entretien d'explicitation en formation initiale et en formation continue (Paris, E.S.F.1994) .

(16) Dans son ouvrage majeur paru en 1934, Pensée et langage, Lev Vygotski développe, entre autres, l'idée selon laquelle le processus de conceptualisation, pour réellement advenir, mobilise émotions et imagination.

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