Revue

J'ai bien aimé vos enfants - 4) Mes années banlieue

Nous continuons, en guise de témoignage, l'histoire d'un collègue de philosophie, en douze épisodes. Le récit de vie professionnelle est aujourd'hui considéré, par les sciences humaines, comme producteur de savoir, en tant que matériau d'analyse, et même, selon Mireille Ciffali, dans une perspective clinique, comme un "espace théorique d'analyse". Cela rejoint l'approche plus philosophique de Ricoeur, selon laquelle il prend le sens de l'unité narrative d'une identité professionnelle, plan de vie d'une unité narrative plus globale. Instructif pour ceux qui s'intéressent à la culture de la professionnalité philosophique professorale...
Comme tout témoignage, il n'engage que son auteur.

Septembre 92, je découvre la banlieue. Fini le train, je passe au R.E.R. (plus bus, tout de même). Je me rapproche encore de mon domicile parisien, à Barbès. J'ai été muté au Lycée du Blanc-Mesnil.

Curieusement, il n'a pas de nom. La dénomination de l'établissement sera l'enjeu d'un bras de fer entre la Région, la Ville et le Ministère et cela durera deux ans ! Au bout du compte, il finira par s'appeler "lycée Mozart".

Nous serons quelques-uns à penser qu'Albert Camus aurait davantage parlé à nos élèves, mais une consultation locale qui pourtant tranchera en faveur de ce philosophe-romancier-dramaturge ayant jeté un pont entre les deux rives de la Méditerranée, ne sera pas suivie par les décideurs ; le "community spirit" étant une notion sans doute jugée trop anglo-saxone !

Mon lycée sans nom est presque neuf (trois ans seulement). Lorsque je le découvre la première fois (je suis venu en repérage un peu avant la prérentrée), je lui trouve une drôle d'allure. Son architecture est moderne, bien sûr, mais ce n'est pas ça. Sa structure en béton, grandes baies vitrées fumées et poutrelles métalliques, lui donne l'allure d'autre chose qu'un lycée, mais je ne sais pas quoi. Il est juste architecturalement un peu bizarre.

Je comprendrai quelques mois plus tard, en entendant des lycéens parler de leur lycée. Il n'avait pas de nom ! Qu'à cela ne tienne, ils lui en ont donné un très vite : "Alcatraz" ! Je compris alors d'où me venait ma première impression. Mon lycée ressemblait à une maison d'arrêt et cette espèce d'avancée en béton et vitres fumées au-dessus de l'entrée en était la cause. Mes élèves, plus rapides que moi, avaient mis un nom sur mon intuition un peu vague.

Je découvris que mes banlieusards ne manquaient pas d'humour, même si celui-ci était souvent axé sur l'autodérision, genre : "je m'empresse d'en rire de peur d'avoir à en pleurer".

La première impression est bonne. Le proviseur semble compétent. D'où me viendra cette impression ? Le discours de prérentrée, certainement. J'ai oublié les mots, mais pas le sentiment ambiant. Il y avait, ici, quelques défis à relever et, dans ce lycée de banlieue, la République jouait ses valeurs. Nous étions là pour ça ! L'équipe de collègues était plutôt jeune, mais assez motivée. Ce n'est que dans mes futurs lycées de centre ville que je découvrirai à quel point alors nous étions soudés. Mais, c'était ça ou dégringoler !

Je me souviens d'une collègue qui, quelques mois plus tard, nous confiait qu'elle ne rentrait pas en cours sans une appréhension qui lui tordait le ventre, quand ce n'était pas carrément des larmes. Le chahut dans ses classes était tel, que nous ne pouvions l'ignorer. Faisant cours dans la salle voisine, je finirai par faire ce qu'on ne fait pas : j'interviendrai dans son cours de langue et, forçant dans les basses, avec le même volume sonore qu'un marin dans la tempête, je rendrai sourd les quelques marioles qui étaient debout sur leurs chaises.

J'avais attendu, bien sûr. Ce n'était pas la première fois (en général, on fait toujours cours dans les mêmes salles) que nous étions voisins et que je faisais mon cours, interloqué du bazar de l'autre coté de la cloison. J'avais bien vu au petit sourire de mes élèves qu'ils n'étaient pas étonnés. J'en avais induit que ce serait continuel tout au long de l'année, les élèves sachant mieux et plus vite que l'administration quels sont les profs "chahutables" ! Je m'étais renseigné auprès de plus anciens que moi dans l'établissement et ils m'avaient confirmé que c'était fréquent...

Intervenir dans la classe d'un collègue est une arme à double tranchant, car l'autorité du collègue risque d'en pâtir encore plus. Je m'y suis résolu le jour où la cloison qui séparait nos deux salles a tremblé sous le choc d'un corps que j'espérais être celui d'un élève. Il n'y avait plus grand-chose comme autorité susceptible d'être entamée par mon intervention. Je suis entré en hurlant (ça n'est pas le mieux) que je n'arrivais pas à faire cours et que si je devais revenir, j'en sortirai moi-même deux ou trois par la peau des fesses (il n'est pas sûr que j'ai dit "fesses").

C'était facile pour moi, je m'en sentais capable, mais ça ne réglait pas les choses pour ma collègue. Alors quoi, réflexe de caste ? Machisme déguisé ? Egoïsme de celui qui ne veut pas être dérangé pendant son cours ? Je crois que je me suis senti, vis-à-vis de ma collègue, la même responsabilité que quelqu'un qui en sauve un autre de la noyade. C'est inutile si on le laisse mourir de froid. Mais je ne savais pas enseigner les langues dans une classe non dédoublée de près de 35 élèves1 !

J'ai donc fait l'interface avec l'équipe d'anglais et ai amené pas à pas la collègue, qui me savait gré de mon sauvetage d'un jour et qui me faisait confiance, vers ceux qui pouvaient le plus pour elles. Sous couvert de prendre, moi aussi, des cours d'anglais, je suis allé m'asseoir parmi ses élèves (d'une autre classe que celle dans laquelle j'étais intervenu, bien sûr) et ai pris des notes comme tout bon élève attentif qui se respecte. Ayant enseigné la psychopédagogie pendant quatre ans, nos discussions, je m'en souviens, ne pouvaient qu'être généralistes. Quant à l'aspect proprement didactique des problèmes qu'elle rencontrait dans l'enseignement d'une langue vivante, ses collègues l'aidèrent du mieux qu'ils purent. Nous ne fîmes pas des miracles, mais elle n'était pas seule et pouvait parler de ce qui, je le verrai souvent ailleurs, se cache habituellement. C'est ça aussi la banlieue !

Marchand de quatre saisons en classe technologique

Mon lycée est alors ce que l'on appelle un lycée "polyvalent". Cela signifie qu'il n'est pas "classique", car il a, tout simplement, des classes techniques. Je n'en avais encore jamais eu, mais je compris dès la prérentrée, en discutant avec mon unique collègue de philosophie, que c'était notre punition, à nous autres philosophes.

Une expiation pour une faute sans doute commise en des temps trop lointains pour qu'on s'en souvienne, mais certainement gravissime, compte tenu du châtiment !!!

39 élèves dans une classe de terminale S.T.T. A.C.C., j'ai été servi ! Les A.C.C. sont plutôt de futurs vendeurs. Ils devaient donc avoir du bagout, certains n'en manquaient pas ! L'effectif à lui seul était épuisant. 39 élèves en classe entière (ils étaient dédoublés une heure, mais l'autre heure, non. Soit, deux heures pour les élèves et trois heures pour l'enseignant), j'avais l'impression d'être une espèce de "monsieur Loyal" qui, au cirque, présente les numéros :

"Attention, ça décroche dans le fond à droite de la classe". J'intervenais avec rapidité, revenais à nos affaires sans manquer de vérifier que ça tenait dans le fond.

"Attention, l'humoriste de service refait son numéro qui lui vaudra l'admiration de ses camarades, mais qui, pour l'instant est en train de ruiner la démonstration que je tente". Vite. Moucher le petit malin, sans perdre le fil. Si je tente une leçon de morale, j'ai perdu. Oh ! Elle serait justifiée et peut-être en impressionnerait quelques-uns, mais il y gagnerait ses galons de "petit-malin-capable-d'interrompre-le prof à la demande". Donc, je mouche, je retourne les rieurs en deux secondes et, surtout, je ne perds pas le fil.

Je sortais d'une heure de ces cours physiquement plus fatigué que si j'en avais donné quatre, ailleurs ! Mais je n'ai jamais considéré que j'y perdais mon temps ou que ce fût ma punition. C'était un défi, en revanche, que d'intéresser ces élèves de techniques à des réflexions qui, de prime abord, pouvaient leur sembler très abstraites. J'avais cependant un triple atout : ma conception de la philosophie, mes années d'étudiant sorbonnard-vendeur de fruits et légumes, ainsi que mes quatre années d'Ecole Normale.

Ces dernières, on s'en souvient, m'avaient donné l'habitude, mais aussi le goût, de l'articulation du pratique et du théorique. J'ai donc très tôt cherché comment pouvaient se traduire concrètement certaines idées séduisantes (de même que je m'étais entraîné à questionner, à l'E.N., les arrière-fonds théoriques à l'oeuvre derrière certaines pratiques pédagogiques pourtant très répandues). Cela m'a toujours aidé avec des élèves n'entrant pas de plain pied dans l'abstraction conceptuelle.

Ils avaient besoin de comprendre à quoi la philosophie pouvait bien servir, et je ne manquais pas de chercher des exemples concrets et pratiques. Cela s'articulait bien avec ma propre conception de la philosophie selon laquelle, ou bien la philosophie sert à mieux vivre, ou bien, elle ne vaut pas une minute de peine. Encore faut-il s'entendre sur ce que signifie "mieux vivre", mais j'ai toujours prévenu mes élèves en début d'année en leur disant que si la philosophie ne rendait pas plus heureux, elle rendait plus libre (ce qui n'empêche pas d'être heureux).

Se libérer de fausses évidences, faire tomber certaines illusions, reconquérir une certaine marge de manoeuvre, considérer que le monde n'est pas comme il est, mais tel qu'on le fait (Ah ! Que de discussions, surtout avec mes élèves de technique, à partir de leur : "Mais, M'sieur, le monde est comme ça. On va pas le changer"), voilà ce qui me permettait de ne pas rester sur mon petit nuage de théoricien, tout seul, flottant à une altitude où seuls mes collègues de philosophie auraient pu me parler !

Dernier avantage, au demeurant surprenant : mon passé de marchand de quatre saisons. J'ai vendu, je l'ai dit, des fruits et légumes pendant huit ans. Ce n'était pas une vocation. Juste une façon de gagner de l'argent pendant que j'étudiais. J'avais donc une boutique dans le quartier du Marais que nous tenions avec mon père, retraité à l'époque. On ne lâche pas un commerce comme cela et j'ai donc attendu d'être titulaire de l'Education nationale pour le vendre (en 1991). J'ai donc été inscrit au registre du commerce pendant toutes ces années.

Ce n'est cependant pas cela qui me donna un avantage avec mes terminales A.C.C., même si cela me permit de rectifier quelques préjugés sur le petit commerce (j'avais, comme pas mal de mes camarades de la Sorbonne, une vision du petit commerçant directement inspiré de ce vieux film : La traversée de Paris, avec un De Funès très convaincant dans son rôle de profiteur du marché noir). J'ai compris qu'il fallait se lever tôt, très tôt, pour faire ce métier. On ne va pas s'approvisionner aux halles après avoir fait la grasse matinée !

Apprenti intellectuel, j'étais parti pour considérer les petits commerçants comme des râleurs, dissimulant leurs gains pour ne pas payer leurs impôts dans un réflexe poujadiste, bien entendu. Veni, vedi, vici, comme disait l'autre. J'ai vu qu'il me fallait travailler dix heures par jour, sauf le dimanche, et dans le froid (ma boutique était une boutique de plein vent) pour gagner assez peu, le niveau des taxes de toutes sortes n'étant pas un slogan poujadiste. Il va sans dire, mais, mieux peut-être en le disant, que je n'avais aucune admiration pour R. Poujade, et que je tenais ses supplétifs du CIDUNATI pour du gibier d'extrême droite. Non, mon avantage avec mes élèves futurs vendeurs n'était pas là. Non plus que dans le formidable terrain d'expériences que m'offrait cette boutique quant aux mécanismes de l'objectivation sartrienne que j'ai précédemment racontés.

En fait, ces années fatigantes de vendeur de pommes m'ont permis de ne pas croire que le monde se limitait à un quadrilatère formé par les rues de la Sorbonne, Victor Cousin, Saint-Jacques et celle des Écoles. Bien sûr, j'ai refait cent fois le monde avec d'autres apprentis philosophes dans les innombrables cafés du Quartier Latin. Bien sûr que je passais des heures à lire des livres, disons, confidentiels, à faire mon Socrate, posant des questions qui n'étaient pas "payantes", même dans cette ère pré Bernard Tapie. Mais, en même temps que je faisais tout cela, j'étais quotidiennement en contact avec des gens à qui je devais vendre mes salades (au propre, bien sûr) et qu'il me fallait écouter me raconter les leurs. Je n'aurai pas la démagogie de dire que c'était intéressant, mais cela m'a permis de ne pas ignorer qui sont les gens que je croisais dans la rue, quels étaient leurs soucis, comment ils les formulaient etc. Je ne suis pas en train de dire que mon étalage était le divan du quartier, mais seulement que j'avais, sans l'avoir voulu, un magnifique poste d'observation sur la société qui n'était plus seulement pour moi un concept politique, mais avait un visage ou plutôt une multitude.

Pour un Michel Piccoli venant m'acheter des poires avec discrétion, combien de quidam me fourguant, à mon corps défendant, et avec impudeur, des morceaux de leur intimité ! Pour une Denise Gray, charmante en vrai tout autant que dans La boum, combien de malotrus (je me souviens d'un petit vieux qui ayant deviné, sans doute à l'accent de mon père, nos origines italiennes, se débrouillait pour me surprendre chaque matin par un salut fasciste ponctué d'un vibrant "Salut' a il Duce !") ! Pour un Brialy, toujours raffiné, combien de butors venant m'asséner leurs fines analyses politiques !

J'avais quelques clients du show biz, mais les autres étaient simples et quand ils manquaient de simplicité (le Marais était un quartier assez cher), c'était souvent leurs raisonnements qui l'étaient. Mais c'est leurs enfants qu'on allait me confier. Je n'ai donc jamais fantasmé sur des élèves lisant Kant dans le texte, se précipitant dans la classe de philosophie pour, enfin, combattre l'opinion. Je savais avec quelles certitudes ils me débiteraient les leurs ; leurs parents me les avaient débitées avant eux ! Voilà quel fut mon avantage avec mes élèves de technique : ils ne me surprirent pas.

Qu'on ne se méprenne pas ! Je ne suis pas en train de dire qu'il faudrait que les futurs professeurs de philosophie fassent un stage de marchand de quatre saisons, mais simplement que cela m'a permis de ne pas être choqué comme certains de mes jeunes camarades d'université face à leur première classe technologique (nous étions tout un groupe à faire nos premières armes en même temps, et il va sans dire que nous en parlions beaucoup).

Il y a d'autres voies. La mienne fut cette boutique. Un ami, lui, commença par être instituteur. Quand nous obtînmes notre Capes. La même année, il ne fut pas hautain avec ses premiers élèves des sections techniques. Il les avait fréquentés petits. Ce ne fut vraisemblablement pas le cas de mon collègue de philosophie qui explosa, dès le mois d'octobre, dans le hall même de mon lycée de Seine-Saint-Denis, qui en avait pourtant vu d'autres !

Ce matin-là, une colère énorme se déversa au vu et au su de tout le monde. Il arrive que les professeurs se plaignent ou même crient leur colère, mais cela se passe en général en petit comité. Là, tout le lycée était comme pris à témoin. Mon collègue en colère hurlait en parlant justement de ses classes technologiques "On leur ferait passer le bac au mois de septembre, ce serait pareil et on perdrait moins de temps !" S'ensuivait une série d'imprécations contre un système démagogique où il était question de confiture et de cochons. Je passe...

Ses élèves ne le méritaient pas. Ils n'avaient pas le niveau pour philosopher. Qu'est-ce qu'on venait leur parler de philosophie, alors qu'ils savaient à peine écrire ? Le décalage était trop grand entre les années de réflexions théoriques qu'il avait faites et ses élèves. En fait, le décalage était trop grand entre ses élèves et ceux qu'il avait envisagés, espérés, fantasmés (au choix). Mais les élèves ne sont pas responsables de cela. Au mépris qu'ils sentaient chez leur prof, ils répondirent par une autre forme de mépris (le chahut). A mépris, mépris et demi. On connaît la spirale...

L'année suivante, j'ai trouvé le bon moyen (pour moi) de démarrer dès le premier cours avec ces élèves-là. Je leur disais que nous allions philosopher ensemble (bla bla bla...), deux heures par semaine, ce qui était moins que tous les autres, mais plus qu'à une époque, puisque auparavant la philosophie ne s 'enseignait pas dans les classes technologiques2!

S'ensuivait immanquablement un brouhaha d'où il ressortait que vraiment, c'était pas juste et pourquoi est-ce qu'ils devaient en faire eux maintenant ?

C'est le moment que j'attendais pour leur poser une simple question : " A votre avis pourquoi est-ce que, jusqu'à une certaine époque, on ne proposait pas de philosophie aux élèves des classes technologiques ?". Les réponses variaient, mais nous ne mettions pas beaucoup de temps à nous mettre d'accord sur le fait que l'on considérait certainement que les techniciens n'en avaient pas besoin et donc n'y avait pas droit. Toute l'habileté consistait à lier la supposée absence de besoin et le défaut de droit. À partir de là, c'était gagné. On les avait privés d'un droit, parce qu'on les avait étiquetés "trop bêtes" ! Il n'est pas nécessaire d'être un grand pédagogue pour montrer les défauts de l'étiquetage, surtout lorsque l'étiquette n'est pas flatteuse ("sans mentir, si votre ramage ressemble à votre plumage...". Là, c'est plus dur de résister), ni pour leur faire souligner qu'on les avait privés d'un droit. Certes, ils ne voyaient pas encore très bien en quoi il consistait, mais c'était à moi de le leur expliquer et "ça tombe bien on m'a donné du temps pour vous expliquer ça !". Pas de mépris, donc. Juste la dénonciation d'un ancien mépris...

Reste que ça n'était pas simple tous les jours. Il y a des lycées (j'y aurai droit plus tard) où, lorsque le prof rentre dans sa classe, le respect de ses élèves lui est donné. Il peut le perdre. Mais il démarre avec. Il peut compter dessus, en tout cas au premier cours. Enseigner en banlieue, c'est aller se gagner le respect, tout de suite. Chacun sa manière, mais ce qui est sûr, c'est qu'on ne le trouve pas sur son bureau avec ses craies ! Très vite les élèves testent leurs profs, mais je le savais. J'avais été un élève capable de repérer très vite les failles de mes professeurs et la faille de ceux qui se voulaient sans faille était la plus prometteuse de toutes. Elle augurait des chahuts flamboyants, des parties de rigolades homériques, et je savourai par anticipation ces heures de vraie détente que nous promettaient ces masques de rigueur légèrement figés, cette absence suspecte de sourire. Tout cela sentait trop l'adulte qui se surveille. Mais surveille quoi ? Y aurait-il quelque chose à dissimuler ? J'avais toute l'année pour trouver et, en général, nous ne mettions pas autant de temps !

Je les ai donc bien observés. Repérer les "profileurs" n'a pas été difficile. C'était même plus facile que ce ne le sera ailleurs, car dans les lycées de banlieue les meneurs de bal ne se cachent pas. Prisonniers sans le savoir du regard des autres, ils en rajoutent comme un mauvais acteur qui en fait des tonnes et qui est d'autant plus pathétique que, plus ils court après son rôle, plus on voit qu'ils court après et plus ça se voit, plus il lui faut courir... Faciles à repérer ne voulait pas dire faciles à canaliser. Il y a des endroits où un prof peut gérer son énergie faite de creux et de bosses, mettre le pilote automatique pour quelques minutes le temps de repartir. Là, il ne fallait pas trop jouer à ça. On avait tôt fait de perdre le terrain laborieusement gagné.

Bref, comme je l'ai déjà dit, c'est un métier. Le problème est qu'on ne nous y avait pas préparés, et qu'il fallait apprendre à nager très vite. Ceux qui trouvaient quelques astuces les faisaient circuler et à charge de revanche !

La première année fut intense. Avec d'autres, j'apprenais et faisais mes gammes. Les élèves étaient globalement fatigants, mais nous savions qu'ils n'avaient que nous pour s'en sortir. Ailleurs, un mauvais prof sera compensé par un milieu familial porteur ou même par des cours particuliers. Dans mon lycée du Blanc-Mesnil, j'avais la conviction que si nous étions mauvais, il n'y aurait personne pour rattraper le coup. Ça nous donnait une belle énergie !

Bien sûr, il y avait des collègues à bout. Je me souviens d'un collègue de commerce, je crois, qui enseignait en BTS. (Nous avions quelques classes post-bac de ce type au lycée). Il était saoul tous les jours et faisait des cours qui désespéraient ses élèves. Souvent absent, l'air souvent absent aussi, même quand il était là, les choses empiraient. Je me rappelle très bien que je le croisais dans les couloirs un peu étroits en l'attrapant par les épaules pour lui dire bonjour, de peur qu'il ne tombe par le simple fait du déplacement d'air.

L'année passait, et je voyais les élèves de BTS passés par tous les stades : indignation, colère, résignation. Tout le monde était au courant, et le proviseur aussi, bien sûr. Un jour que nous en parlions tous les deux (j'ai toujours eu de bonnes relations avec mes différents proviseurs, tout au moins au début), il me confia qu'il n'y avait rien à faire. La seule chose qu'il pouvait faire avait déjà été faite : demander une inspection. L'inspecteur était venu et le collègue, réglementairement prévenu plusieurs jours à l'avance, était arrivé à jeun !

Finalement, ce fut une cirrhose qui sauva les élèves et éloigna durablement le collègue du lycée. Je resterai quatre ans dans ce lycée, et le proviseur parlera tout au long de ces quatre années de son retour possible comme d'une calamité qu'on ne pouvait écarter. Il était titulaire de son poste ! Il ne revint pas...

Les mauvaises idées pour la banlieue

Je ne peux pas parler de cette première année dans mon lycée de banlieue sans parler d'un membre non rémunéré et non officiel de l'équipe pédagogique : mon copain Kamel qui tenait le bistrot à coté du lycée. Les proviseurs n'ont aucun pouvoir pour choisir qui va tenir le café à coté de leur lycée, mais si j'étais eux, je m'intéresserais à cet élément essentiel pour leurs lycéens.

J'ai toujours aimé travailler dans les cafés. Le bruit ambiant ne me dérange pas et même m'aide à écrire en m'obligeant à me concentrer. Bref, j'aime les cafés. J'ai donc commencé par pousser la porte de Kamel. Je m'y suis senti bien. J'y suis resté quatre ans. C'était un gars assez baraqué (il avait fait un peu de boxe), avec une bouille de gros bébé sympa qui faisait que ses potes le surnommaient "Yéyé", en référence à un personnage de la bande dessinée Zembla que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. On s'est un peu reniflé et, comme dit la chanson, on ne s'est plus quitté.

Il était une sorte de grand frère pour beaucoup de lycéens. Il avait grandi ici et m'expliqua bien des choses qui me seraient restées étrangères sans lui. Il m'expliqua les codes, les habitudes, m'aida à décrypter les rôles et à démasquer les imposteurs. Il m'a emmené en virée dans sa banlieue, me l'a fait aimer et je l'ai embarqué sur mon petit voilier et lui ai fait découvrir ce qui n'était, pour lui, auparavant, que de l'eau. Je lui dois de m'avoir fait manger le meilleur taboulé du monde sur un pauvre parking de supermarché, à l'occasion d'une fête "La chorba pour tous". On avait été cherché à l'aéroport Djamal Allam, un chanteur Kabyle assez connu, et on l'avait ramené à cette fête où il venait chanter gracieusement, puisqu'il s'agissait d'offrir la "chorba", c'est-à-dire la soupe, à ceux qui avaient faim. Des années plus tard, lorsque je lirai sous la plume d'un collègue que les musulmans tiennent la générosité pour une faiblesse, ayant perdu de vue mon vieux pote kamel, c'est lui qui me tiendra la plume pour répondre à cet ignorant que la charité est un des cinq piliers de l'Islam !

Kamel m'avait présenté beaucoup de monde, mais Momo fut celui avec lequel je décidai de travailler en le faisant rentrer à l'intérieur même du lycée. Il était animateur sportif et entraînait une équipe de foot, dont certains de mes élèves. Nous avions besoin de lui, mais le système mit du temps à s'en apercevoir. Nous avions besoin de sa connaissance des gamins, de l'ascendant positif qu'il avait sur eux, de la connaissance qu'il avait de tout ce qui nous entourait et que nous ne pouvions pas ignorer, faute de passer à coté de pas mal d'élèves.

Le lycée avait été tenté, je m'en souviens très bien, d'utiliser l'imam du quartier pour dénouer certaines relations conflictuelles avec certaines familles. C'était tentant. Il parlait leur langue (ah ! Le grand moment de solitude lorsque, jeune prof, on convoque des parents pour leur expliquer à quel point leur fils se fiche de nous et que c'est lui qui est obligé de traduire !), et son autorité était réelle. Le problème est que c'était une solution efficace, mais à court terme. A la longue, l'imam serait devenu l'intermédiaire entre nous et la plupart de nos familles. Or, non seulement les problèmes de voile n'avaient pas été résolus, mais sans le savoir, le proviseur-adjoint, qui s'était laissé tenté un moment, s'aperçut qu'il était en train de remettre en cause le modèle d'intégration à la française, laquelle est toujours individuelle, jamais communautaire, comme en Grande Bretagne par exemple.

La République a fait le choix d'intégrer l'immigré en tant qu'individu et non en tant que membre d'un groupe ethnique ou religieux dont les représentants seraient les interlocuteurs obligés. Le recours à l'imam était d'autant plus tentant que l'on commençait alors à parler de "l'islam des caves". Faute de lieux de prières adaptés, la religion musulmane se vivait dans des lieux confidentiels où les excès pouvaient en faire glisser certains vers l'islamisme. Cela commençait à se savoir et même à se dire, et positionner comme interlocuteurs privilégiés des imams ayant pignon sur rue pouvait donc sembler une bonne idée.

J'ai aimé la Seine-Saint-Denis pour cela aussi. Enseigner là, c'était se retrouver tous les jours devant des choix qui, plus qu'ailleurs, avaient des implications politiques.

Momo était notre alternative laïque. Rien à voir avec la politique des "grands frères" qui avait séduit un temps un ministère ne sachant plus à quel saint se vouer. Cette mauvaise idée consistait à s'appuyer sur les aînés de nos élèves, censés avoir sur eux l'autorité dont nous avions besoin. Le recrutement était alors simple : étaient recrutés ceux qui avaient le plus d'autorité sur nos rebelles. On a fait rentrer des caïds dans nos établissements ! Les chefs de bandes n'étaient plus à l'extérieur, mais étaient devenus surveillants dans nos murs. Ils avaient de l'autorité, c'est sûr. Dire qu'elle était morale aurait été exagéré...

Momo nous a évité de tomber dans le piège, et Kamel m'avait dit à sa façon ce qu'il pensait de ces "grands frères" qui promettaient aux petits un avenir radieux de vendeurs de barrettes (pas pour les cheveux) !

Petit à petit, Momo a réussi à rentrer dans le lycée. On se promenait ensemble dans la cour. Je l'avais intégré à l'équipe de foot des profs pour le match annuel profs-élèves. Ce fut d'ailleurs l'occasion d'une discussion tendue avec mon Kamel qui ne comprenait pas pourquoi, lui, ne pouvait pas jouer dans l'équipe de profs que j'avais constituée. J'avais beau lui expliquer qu'il était impératif de ne pas mélanger notre amitié avec le positionnement de Momo comme membre à part entière de l'équipe du lycée, il n'en démordait et me traitait de faux frère, de renégat. Je tins bon. Bravache, il clôtura la discussion en me disant qu'il jouerait quand même. Je le revis le jour du match dans l'équipe des élèves qu'il m'avoua, par la suite, avoir soudoyé en hamburgers. Finaud le banlieusard !

C'était l'époque où les mairies "bricolaient" pas mal dans les banlieues. Elles tentaient de désamorcer une bombe à retardement dont on ne savait quand elle exploserait, mais dont personne ne se faisait d'illusions sur l'issue explosive. Une des mauvaises idées de l'époque consistait, pour les mairies et via leurs services de la jeunesse, à acheter la paix sociale à coup de projets plus ou moins "bidons", qui avait surtout pour avantage d'écarter les plus durs de leur quartier.

J'ai croisé effectivement à cette époque des petites frappes qui venaient frimer devant les autres en claironnant que la mairie venait d'accepter de financer leur projet ; lequel consistait à partir à la montagne ! A court terme, cela soulageait le quartier. À moyen terme, c'était une prime à la délinquance, puisque, plus on était destructeur, plus on était encouragé à aller s'aérer. Mais il faut se souvenir que c'était l'époque où le pouvoir politique avait tellement peu de vision à long terme pour cette banlieue, qu'il allait bientôt nommer Bernard Tapie ministre de la ville (j'y reviens bien vite, vous pensez bien).

Je découvre que les profs doivent "rayonner"

À la fin de l'année, j'eus droit à ma première évaluation administrative. Il faut savoir que les professeurs relèvent de deux hiérarchies distinctes qui évaluent deux choses différentes. L'aspect pédagogique du travail relève exclusivement d'un inspecteur de la discipline de l'enseignant. Ainsi, un proviseur n'a aucune autorité pour juger la façon dont le professeur enseigne (la loi Fillon de 2005 a enfoncé dans ce principe un coin en donnant un début de pouvoir pédagogique aux chefs d'établissements. Avec un peu de temps et d'habileté, les chefs d'établissement, via les "conseils pédagogiques" qu'ils essayent de mettre en place, arriveront à récupérer un pouvoir pour lequel ils n'ont pourtant pas été formés).

Le proviseur se contente donc de mettre une note administrative, de la justifier par une appréciation globale et de remplir trois cases par un "passable", "assez bien", "bien" ou "très bien". Ces cases sont : "ponctualité/assiduité", "activité/efficacité", "autorité/rayonnement".

Je découvre donc à l'issue de cette première année que je "rayonne" très bien. J'ai "très bien" aussi ailleurs, mais si je saisis ce que c'est que d'être ponctuel ou avoir de l'autorité, je ne sais pas ce que l'administration attend de nous, lorsqu'elle note notre "rayonnement". Personne d'ailleurs ne sera jamais capable de me l'expliquer, et surtout personne n'en ressent le besoin. J'ai donc obtenu une note de 37 (sur 40, je crois). Bon !

À cette occasion, j'apprends que l'année dernière, durant mon année de stage, j'avais eu une note pédagogique forfaitaire de 39 (sur 60). Soit ! On additionne la note pédagogique et la note administrative et cela donne : 76. Pourquoi pas ! Tout cela me laisse perplexe. On dirait du Kafka, et je me dis que si nous notions nos élèves comme nous le sommes, leurs parents finiraient par nous demander des comptes !

Reste que ces points servent à changer d'échelon et, donc, à gagner plus d'argent. Le problème est que la note administrative (celle que met le proviseur) ne peut pas déborder de la case administrative dans laquelle se trouve le fonctionnaire. Je suis professeur certifié au 5e échelon et avec ma note de 37, je suis dans ma case. L'année précédente, j'avais eu 36,70. J'ai donc monté ma note administrative. Super ! Sauf que l'augmentation, elle aussi, doit correspondre à une logique de "case". Une note de 39, par exemple eut été impossible. J'aurai débordé de la case ! Rien ne sert d'être trop performant, donc !

Concernant la note pédagogique, il faut attendre le passage de l'inspecteur. En philosophie, tout au moins à l'époque, chaque inspecteur avait trois académies sous son autorité, soit quelques centaines de profs. Du coup, on peut rester quelques années sans le voir. Je serai inspecté deux fois seulement en vingt ans ! Mais il est vrai que je bougeais sans doute un peu trop pour qu'ils aient le temps de me localiser et de me mettre sur leur "tournée". La moyenne pour un enseignant moins nomade que je ne le fus tourne plutôt autour d'une inspection tous les six ou sept ans.

L'honnêteté oblige à dire qu'on n'en meurt pas, mais comme la note pédagogique ne monte qu'avec une inspection, quelqu'un ayant été peu inspecté aura changé d'échelon moins vite que les autres, et aura perdu une coquette somme à la fin de sa carrière. C'est la raison pour laquelle certains collègues font une demande tout ce qu'il y a de plus officielle pour être inspectés.

Il faut bien avouer qu'une visite tous les six ou sept ans, ça n'est pas vraiment sérieux. Il faudrait que l'inspecteur puisse venir une première fois, donner quelques conseils et revenir quelques semaines après, afin de vérifier ce qu'on en a fait. Mais tout cela demanderait beaucoup plus d'inspecteurs et, donc, plus d'argent. On se contente alors d'un système pédagogiquement inefficace qui garantit seulement que les collègues changent d'échelon (et donc de salaire), à un rythme jugé normal.

Pour l'heure, je rayonne...

Les années Tapie

Au printemps 92, Le président Mitterrand nous fera cadeau de deux ministres auxquels nous ne nous attendions guère. Je me rappelle être arrivé un beau matin en salle des profs et avoir été accueilli par un collègue me disant : "Devine qui on a comme ministre de la ville !" (j'avais loupé l'info). Inutile de dire que je n'ai pas trouvé. D'ailleurs, lorsqu'il me l'a dit, je ne l'ai pas cru. Mais alors pas du tout. J'ai dû pourtant me rendre à l'évidence (qui n'avait rien d'évidente) : le vieux président, séduit par un OVNI politique ayant plus de gouaille que de morale, nous avait donné Bernard Tapie pour régler le problème des banlieues.

Son fait d'arme était, on s'en souvient, lors d'un débat télévisé avec Jean-Marie Le Pen, d'avoir cassé les règles des joutes à fleuret mouché entre politiciens. Il s'était levé et avait menacé physiquement le vieux tribun qui, pour une fois, avait été surpris. Président de club de foot, grand capitaine d'industrie et accessoirement député des Bouches du Rhône, il débarquait comme un voyou sûr de lui dans un milieu de premiers de classe où l'on se bat à coup d'imparfait du subjonctif et où l'on s'insurge à coup de "je vous en prie !". Le vieux sphinx de la politique, à bout de solutions et quelques mois avant de perdre les législatives, s'était sans doute dit que ce type-là était un joker inattendu. Et puis, il faut bien avouer qu'à ce moment-là, le gaillard incarnait la réussite. L'Italie, quelques années plus tard, sera tentée par la même aventure. Elle fera le même pari et confiera son destin en pensant que quelqu'un qui a réussi dans les affaires doit bien être capable de faire réussir un pays. Finalement Berlusconi a fait à l'Italie ce que Tapie aurait fait pour la France, si la prison ne l'avait pas empêché. On peut le voir dans l'autre sens : Berlusconi est, tout simplement, un Tapie que la justice n'a pas réussi à arrêter à temps !

Pour le moment, en ce printemps 92, je suis dans une colère que je ne parviens pas à contenir. Mais le coup de grâce va nous être porté une semaine plus tard. Rebelote, j'arrive en salle des profs, me fais accueillir par le même collègue (pendu aux dépêches de l'AFP, sans doute) : "Devine quel est notre nouveau ministre de l'Education nationale ?". Je ne suis pas d'humeur et puis je n'ai aucune chance de trouver. Je ne m'attendais pas à ce coup de Jarnac (mais il paraît que le président ne détestait pas l'endroit). Nous vivons la nomination de Jack Lang comme un camouflet, la négation de nos efforts. On vient de nommer dans ce ministère technique et qui demande une sacrée dose de courage un courtisan ! Certes, on sait déjà qu'il ne fera pas beaucoup de mal (il fera même beaucoup de bien à l'enseignement privé en accordant d'un coup au révérend père Cloupet tout ce qu'il réclamait depuis des années), mais nos banlieues sont des poudrières et nos problèmes ne pourront être réglés que si l'on tranche, décide, oriente. Or, il nous échoie un spécialiste de la pommade. Quelqu'un qui est beaucoup trop soucieux de son image pour avoir le courage nécessaire. Avec Tapie, ça fait beaucoup.

Les difficultés du métier d'enseignant sont connues et même répertoriées. Mais la plus difficile est, surtout en banlieue, de faire vivre des valeurs que la société nous paye pour incarner, lors même que la société s'en écarte ! Les années Tapie ont été terribles, lorsqu'on était prof de banlieue. Président de l'OM, B.Tapie sillonnait les banlieues avec deux ou trois joueurs de son équipe et les montrait en modèle à nos gamins en leur disant que s'ils voulaient, eux aussi pouvaient réussir. Cette supercherie me rappelle une publicité malhonnête de la Française des jeux qui dit : "100% des gagnants ont tenté leur chance". Bien sûr que tous ceux qui ont gagné ont joué, mais cela ne signifie pas que celui qui joue va gagner. De même que tous les joueurs de ligue 1 ont commencé à jouer au foot, ce qui ne signifie pas que ceux qui commenceront à jouer finiront professionnels.

Quelle est cette société qui envoie comme message politique à sa jeunesse un tel slogan publicitaire ? Nous fulminions tous les jours de voir que le gouvernement nous savonnait la planche. Parce qu'enfin, comment pouvions-nous persuader nos élèves de se retrousser les manches et de travailler, lorsque le ministre, tel un bonimenteur de foire, passait dans leurs quartiers et leur vantait un modèle de réussite sociale élitiste, où il faut des milliers de joueurs pour que surgisse un professionnel ?

Comment pouvions-nous être crédibles, en tentant d'incarner des valeurs qui étaient si peu celles du ministre qu'il finit en prison ? Comment expliquer dans mon cours de philosophie la position d'Albert Camus pour qui la fin ne justifie pas les moyens, lorsque le ministre des banlieues faisait, par une réussite tapageuse s'étant affranchie des règles morales, quotidiennement le paris inverse ? Certes, le pari fut perdu, les moyens de cette réussite sanctionnés, et le ministre incarcéré. Mais quelqu'un a-t-il mesuré les dégâts dans nos banlieues, qui n'en avaient vraiment pas besoin ?

Non, vraiment, enseigner en banlieue au début des années 90 exigeait d'avoir le cuir épais et, surtout, de se concentrer sur ceux pour qui on travaillait : nos élèves.

Jack Lang restera presque un an au ministère. Il aura revalorisé l'enseignement des arts à l'école. Je n'ai rien à dire contre ça, si ce n'est que le feu couvait déjà dans nos banlieues et qu'il aurait fallu bien d'autres choses et des hommes d'une autre trempe qu'un duo de démagogues pour éviter qu'elles ne brûlent quelques années plus tard ! On dit que les enseignants ont toujours constitué un gros bataillon d'électeurs pour les socialistes (ça l'est de moins en moins, mais c'était bien le cas au début des années 90). Jack Lang fut ministre jusqu'à la défaite aux législatives de 93 (Tapie aussi, d'ailleurs). Ça n'est sans doute pas sans rapport....

Enseignement de la philosophie en première

Septembre 93, j'attaque ma deuxième année et je me sens suffisamment bien dans mon lycée pour proposer au proviseur une expérience : enseigner la philosophie aux premières littéraires. Proposition acceptée. C'est parti !

Mon objectif est d'amorcer, dès la première, une démarche qui n'est pas banale et même déroutante pour les élèves. La démarche philosophique (les philosophes qui ne sont pas d'accord sur grand chose entre eux, sont d'accord au moins là-dessus) commence par un étonnement. De quoi ? De ce qui, justement, n'étonne pas grand monde ! Mais encore ? Toute société repose sur des évidences (morales, politiques, religieuses...etc.). Socrate, il y a 2500 ans, passa sa vie à questionner ses contemporains sur ces évidences. Tant et si bien qu'à la fin, les athéniens le condamnèrent à mort pour impiété (quand on doute, on finit toujours par trouver les certitudes religieuses sur son chemin) et corruption de la jeunesse (ce qui est une façon pour les aînés de déplorer que les jeunes doutent de leurs certitudes). Aujourd'hui, les professeurs de philosophie tentent modestement de faire la même chose que Socrate, mais la société les paye pour cela ! Ce n'est pas la philosophie qui a changé, mais la société...

Tout cela pour dire que l'élève de terminale qui démarre, au mois de septembre, son premier cours de philosophie est invité à une démarche qui ne lui est pas familière ; loin s'en faut. La philosophie est la seule matière étudiée en terminale qui n'ait pas d'antichambre les années précédentes ! C'est pourquoi le début de l'année ne peut qu'être lent. Les élèves résistent et c'est bien normal. Comment accepter facilement que toutes les mathématiques, qu'ils ont apprises avec beaucoup d'efforts, reposent sur des points de départ qui n'ont jamais été démontrés, parce que jugés, justement, évidents ? Les programmes de mathématiques sont très chargés, et ne permettent pas aux élèves de prendre le temps de remonter, tel le saumon la rivière, jusqu'à l'axiomatique fondatrice de tout le reste.

Ils n'ont pas eu le temps de démontrer que l'on ne peut pas tout démontrer et que, précisément, ce que l'on ne peut pas démontrer, c'est le point de départ de la démonstration. Bien sûr les mathématiques ne sont qu'un exemple parmi d'autres, mais leurs conceptions du bonheur, de la liberté, de la morale, de la technique..., reposent, elles aussi, sur des points de départ d'autant plus discutables qu'ils ne les ont jamais discutés ! De sorte que tout ce qu'ils ont appris est aussi vrai que le sont les points de départ. Oui, mais quel vertige lorsqu'ils s'aperçoivent que, la plupart du temps, ils sont inconscients de leurs points de départ !

Voilà pourquoi il faut du temps au début de cette année de terminale. Mais du temps nous en avons peu, car l'année se termine, bac oblige, fin mai ! Bref, à peine commencé, l'enseignement doit s'arrêter pour évaluer. Pour toutes les autres matières, ce n'est pas aussi problématique. Elles peuvent démarrer en enchaînant avec l'année précédente. Nous, pas !

Démarrer en première m'a donc toujours semblé une bonne idée. D'autant plus que la philosophie tire derrière elle, dans l'esprit des élèves, une batterie de casseroles qui n'arrange rien. Alors, si l'on pouvait en balancer quelques-unes et pourquoi pas toutes avant l'année de terminale, on pourrait commencer dans le vif du sujet plus rapidement.

Le choix des littéraires s'est fait naturellement. La philosophie représenterait leur plus gros coefficient l'année suivante. Pas de problème de motivation pour ces élèves qui se sont engagés dans une section en fin de seconde sans qu'on ne leur ait proposé une option (cela se fait pour l'économie, par exemple) dans la matière la plus importante de leur section (je le ferai quelques années plus tard).

J'ai bien vu que mon idée n'avait pas enthousiasmé mon collègue de philo, mais on se souviendra qu'il était de ceux qui pensent que, pour beaucoup d'élèves, enseigner la philosophie en terminale, c'est déjà trop tôt.

J'ai donc été amorcer une pompe en première. Entre autre chose, je me suis rapproché de la collègue de français pour que nous puissions étudier tous les deux la même oeuvre. Cela n'était pas difficile, car bon nombre d'auteurs intéressent à la fois les profs de français et les profs de philo. Certains auteurs se prêtent bien à l'exercice : Sartre, Camus, Voltaire, Rousseau, Diderot... ont écrit des oeuvres qui peuvent s'analyser tant du point de vue littéraire que du point de vue philosophique. Indépendamment de tout ce que nous pouvions faire, par ailleurs, ces études parallèles permettaient aux élèves de comprendre de façon plus claire ce qu'était la philosophie, par comparaison.

Très vite, ils s'apercevaient que nous allions plus vite, car le philosophe est une espèce de brutal qui malmène le texte sans égard pour sa beauté, et se focalise sur la question de savoir si ce que dit l'auteur est vrai. Ses tours de phrase, ses figures de style, le laissent froid. Oh ! Il peut les apprécier au passage (je m'en gardais bien), mais c'est en passant, comme un mufle qui poursuit son enquête et se demande seulement : " Est-ce vrai ?".

Les élèves ont accroché au-delà de mes espérances pendant ces deux heures hebdomadaires. Nous avons travaillé, entre autres, sur Huis clos, une pièce de J.-P. Sartre qu'avait choisi ma collègue de français. Son choix ne pouvait que me convenir. Ce fut un vrai plaisir.

J'avais mis cependant une condition à l'expérience. Je voulais pouvoir suivre mes élèves de première en terminale pour pouvoir comparer leurs résultats au bac avec les autres terminales n'ayant pas bénéficié de l'expérience, et qui avaient le même professeur : moi.

Je les ai donc suivis et nous avons travaillé deux ans. J'ai fait un joli rapport (je n'étais pas obligé) et l'ai fait parvenir à mon inspectrice. Cela représentait deux ans de travail. Je n'ai jamais eu de réponse !

Quelques années plus tard, ailleurs, à l'occasion d'une de ces grandes messes où les inspecteurs aiment bien réunir leurs troupes, j'aurai une discussion avec le mien, lequel me permettra de comprendre pourquoi ce genre d'expérimentation n'enthousiasme pas le corps des inspecteurs. Il me dira, en substance, que la maturité d'un élève de première n'est peut-être pas suffisante. Je lui répondrai que la philosophie est une matière qui donne de la maturité aux élèves (ce qu'il savait) et que nous nous retrouvons devant une alternative : ou bien on attend que les élèves aient la maturité pour faire de la philosophie, mais on peut attendre longtemps, car l'âge n'est pas une garantie, ou bien on se sert de la philosophie pour qu'ils acquièrent cette maturité. J'avais décidé de casser le cercle qui consiste à attendre l'émergence d'une qualité nécessaire à l'étude d'une discipline qui génère cette qualité. C'est à ce moment-là qu'il me livra le fond de sa pensée en me disant "Soit, mais gardez-vous bien de demander la généralisation de cette expérience". Interloqué, je continuai à l'écouter dérouler son argumentaire. Il en ressortait que la généralisation de l'expérience ne pouvant se faire qu'à coût constant (budget non extensible), le ministère déshabillerait les classes terminales pour cet enseignement en première. Or, il ne le fallait à aucun prix ! Je n'ai jamais très bien compris pourquoi, d'autant que, depuis lors, les horaires d'enseignement de la philosophie ont été revus, dans certaines sections, à la baisse et que le système n'a pas implosé, même si on peut le regretter (l'heure perdue en S, par exemple, n'ayant pas servie à financer une heure de philosophie en première).

Je crois pour finir, que le fond de l'affaire est ailleurs. Pour beaucoup d'inspecteurs et de professeurs, la philosophie est une matière qui se mérite, et la meilleure façon de perpétuer cette idée est de la réserver aux plus méritants : ceux qui sont arrivés à la fin du parcours. Discutable ! Bien des expériences montreront que l'on peut faire de la philosophie avec un public plus jeune, voire beaucoup plus jeune (je raconterai ultérieurement une expérience que j'ai faite en seconde et même une incursion que j'ai tentée en 6e)...

La Terminale S1

Il y a dans une carrière d'enseignant des classes plus ou moins fortes, plus ou moins agréables, studieuses, fatigantes. Bref, les classes ne se ressemblent pas, et c'est d'ailleurs ce qui fait que bien que les programmes changent peu (surtout en philo), le métier n'est jamais répétitif.

Bien sûr, cela suppose que dans sa pratique, l'enseignant laisse une place à un échange avec sa classe. Si l'on fait un cours magistral, ex cathedra, il n'y a aucune raison pour qu'il varie d'une année à l'autre avec le changement de classes.

Et puis, il y a la classe. Celle dont on se souviendra toujours. Pour moi, ce fut la TS 1 en cette année 1994-1995 au Blanc-Mesnil. J'en ai eu de plus joyeuses (je me souviens d'une classe de saltimbanques où chaque pause ou récréation était l'occasion de sortir les masses, boules et autres instruments de jonglage. Ils m'apprirent à jongler d'ailleurs cette année-là) ; de plus studieuses (certaines classes de SMS préparant aux études d'infirmières) ; de plus fortes (ma TS 2 de l'année dernière dans la banlieue toulousaine ; sorte de classe où le niveau des élèves semblait relever d'une anomalie inexplicable) ; mais je n'en ai jamais eu où je sois rentré avec autant de bonheur pour y faire cours. Difficile à expliquer, tant la relation avec une classe relève davantage de l'alchimie que de la chimie.

Quelque chose était passé et je ne m'explique pas comment. Mais le fait était là ! Il y eut cette année-là, dans cette classe-ci, une écoute, une attention, un plaisir si partagé que je ne soupçonnai pas que cela fut possible.

Bien sûr, j'avais des élèves très faibles, avec 4 ou 5 de moyenne à la fin de l'année. Bien sûr, mes meilleurs élèves n'étaient pas ce qu'ils seraient plus tard ailleurs dans des lycées plus réputés. Mais ils m'ont donné l'impression que ce que je leur disais pesait lourd, très lourd : ça n'a pas de prix dans la vie d'un prof ! Pas un cours qui ne se termine sans être obligé de virer, au bout d'un délai décent, celles et ceux qui voulaient jouer les prolongations. Ils avaient toujours des questions, des relances, qui pouvaient nous tenir pour encore une heure ou deux. Ils s'étaient appropriés pour de vrai leur cours, et je voyais bien aux questions qu'ils me posaient qu'ils ne philosophaient pas pour satisfaire à un exercice imposé, mais bien pour orienter leurs choix quotidiens.

Cela induisait une responsabilité de ma part, proportionnelle à l'attente qui était la leur. J'en ai pris la mesure avec inquiétude le jour où une de mes élèves était venue me voir après le cours en me disant qu'elle voulait me remercier de mon dernier cours ! Un peu gêné, je lui répondis que j'étais ravi que mon cours l'ait intéressée, mais que, d'un autre coté, j'étais là pour ça. Je passai de la légère gêne à la franche inquiétude, lorsqu'elle me dit que le remerciement était plus personnel, parce que, grâce à mon cours, elle venait de larguer son petit copain !

Je me suis demandé immédiatement ce que j'avais bien pu dire qui puisse condamner aussi franchement un adolescent de 17 ans qui ne m'avait rien fait et que je ne connaissais même pas.

Je compris, lorsqu'elle se fit plus précise et qu'elle me renvoya au cours où je leur avais expliqué ce qu'était le concept d'objectivation chez Sartre et en quoi consistait la "négation de la transcendance de l'autre". Elle n'avait pas appris sa leçon, comme on serait tenté de le faire, elle l'avait mise en application et avait considéré que son petit copain l'avait réduite à un objet. Un bel objet, comme Estelle, la ravissante idiote de la pièce Huis clos de J.-P.Sartre, certes, mais un objet tout de même. Je ne sais plus si elle avait poussé jusqu'à lui expliquer qu'il avait nié sa transcendance, mais le gamin fut remercié, victime co-latérale de mon cours...

Je ne crois pas que ce genre de conséquence survienne à l'issue d'un cours de maths, et je n'en tire nulle supériorité de ma discipline. Je dis, au contraire, que cela met sur les épaules du professeur de philosophie une responsabilité qu'il ne mesurait pas toujours en décidant d'enseigner cette étrange matière qu'il lui plaisait tant d'étudier à l'Université.

35 élèves, un tiers de garçons, j'aurai pu les emmener sur n'importe quel chemin de traverse, mais la confiance qu'ils m'avaient accordée m'imposait une infinie responsabilité, ce qui vaut mieux tout de même que de se dire que l'on peut bien leur dire n'importe quoi et n'importe comment, puisque de toute façon ils s'en fichent !

Je jure que dans mon RER, je jubilais intérieurement en pensant au cours que j'allais avoir dans la journée avec ma TS 1.

Je leur dois de m'avoir montré le meilleur côté du métier et de me l'avoir fait découvrir très tôt (certains collègues ont cette classe des années plus tard et parfois, trop tard) et dans un lycée de banlieue ; banlieue où l'on avait l'habitude d'aller en attendant sa mutation vers des ailleurs dont on ne doutait pas qu'ils seraient radieux. J'ai eu le privilège de vivre cela en Seine Saint Denis et, au début de mon parcours, Sylvia, Claire, Noëlle, Carine, Céline, Mounir, Miguel (que je croiserai plus tard dans ma bonne ville de Toulouse) et les autres, m'ont fait le cadeau de me donner envie d'enseigner pour les 20 ans à venir.

Comme dans la chanson, on s'est connu, on s'est reconnu et on ne s'est plus quitté. Je les ai emmenés avec ma terminale littéraire et ma terminale technologique à la montagne dans un séjour philo-français-ski.

Progressivement, j'ai laissé tombé ce qui dans la panoplie du prof ne me semblait plus utile, à commencer par le vouvoiement attendu de la part de ses élèves. Mon lecteur se souviendra avec quelle énergie je m'accrochais à cette marque de respect, lorsque je démarrai, jeune prof débutant, à l'Ecole Normale, quelques années plus tôt...

Là, leur respect m'était acquis, non pas parce que j'étais du bon coté du bureau, mais par ce que mon cours leur apportait. Je savais que je n'aurai aucun problème d'autorité, car cette dernière était profondément enracinée dans une relation faite de confiance et de respect mutuel. Je n'ai donc pas découragé le premier tutoiement, qui naturellement, a surgi en dehors du cadre proprement scolaire : sur les pistes de ski. Je n'ai pas non plus rembarré la première à avoir poursuivi le tutoiement de retour au lycée. Mes élèves prirent donc l'habitude de me tutoyer. Ils n'en abusaient pas, moi non plus !

Bien sûr, la suspicion de démagogie n'était jamais loin. Je l'ai lu, parfois, dans le regard de certains de mes collègues, choqués de ce tutoiement qui surgissait en leur présence, bouleversait les codes, rompait les habitudes et, pour tout dire, leur semblait menacer l'édifice tout entier. Mais la démagogie est un moyen pour atteindre ce que j'avais déjà : leur confiance. Ce tutoiement était donc plutôt une conséquence qu'un but. Il fut, en revanche, une cause aussi, mais pas celle que s'imaginaient mes accusateurs muets.

Il fut responsable d'une plus grande efficacité dans mon travail ! Enseigner, n'en déplaise à certains, ça n'est pas seulement instruire, mais éduquer aussi. Certes, on peut contester que nous n'avons pas été formés pour cela et c'est, en grande partie, exact. Mais il n'empêche que cela fait tout de même partie du métier.

Depuis 1932, le ministère de l'Instruction publique est devenu celui de l'Education nationale et, si les mots ont un sens, alors nous ne sommes plus simplement là pour instruire, mais pour éduquer aussi.

Certes, il existe des formations pour devenir éducateur et nous ne les avons pas suivies. Mais cela ne change rien à ce qu'il faut faire. Ca le rend juste plus compliqué ! Cette carence souligne simplement que la formation et le recrutement des enseignants ne sont pas à la hauteur des missions qu'on leur assigne !

On éduque, la plupart du temps, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : sans le savoir. On éduque, tout simplement, parce que l'on est un adulte au milieu de jeunes dont il dépend de nous qu'ils le deviennent (je ne confonds pas devenir majeur et devenir adulte), et que nous ne sommes pas à égalité dans notre salle de classe (ce qui est le contraire de la flatterie démagogique).

On éduque par la façon même dont on instruit. Nous en savons plus qu'eux. C'est entendu ! Mais la façon dont nous gérons cette différence n'est pas sans incidence. Quid de leurs erreurs, par exemple ?

Il n'est pas innocent que la plupart des enseignants confondent "faute" et "erreur" (ne parle-t-on pas fréquemment de "fautes d'orthographe" ?) ! Il ne faut pas s'étonner alors qu'ils tentent de nous les masquer, puisqu'on ne leur donne pas la possibilité de s'apercevoir qu'elles sont leurs meilleurs alliés. Une erreur dissimulée, masquée, ne sera jamais rectifiée. Une erreur assumée, c'est l'occasion de permettre à l'enseignant d'exercer son talent.

Comme je n'ai eu de cesse de répéter à mes élèves pendant toutes ces années : "vous avez le choix : ou bien vous refoulez une question de peur que vos camarades ne la trouvent idiote et si c'est une idiotie, vous continuerez de la penser pendant une bonne soixantaine d'années, ou bien vous la posez et si c'est une bêtise, vous le saurez et vous en débarrasserez à vie !".

Que l'on mesure, sur ce point, le chemin parcouru par nos élèves en 12 ans de scolarité : au C.P., la maîtresse pouvait tourner le dos aux chérubins pendant un contrôle. Quel professeur de mathématiques en terminale prendrait ce risque ? Bilan du système, les élèves en sortent pires qu'ils n'y sont entrés, pour ce qui concerne leur rapport à leurs propres erreurs. Le masque du professeur infaillible est passé par-là entre temps.

On éduque aussi lorsque l'on donne le spectacle du professeur masquant ses propres erreurs. Ce modèle-là est incroyable et, d'ailleurs, ils n'y croient pas. Mais ils comprennent qu'il faut cacher ses erreurs !

On éduque encore en donnant la parole indistinctement, sans considération de sexe, par exemple. Dans mon lycée de Seine Saint Denis, il était d'autant plus éducatif que nécessaire, pour certains garçons, que je considère la valeur des interventions de leurs voisines à l'aune de ce qu'elles disaient, plutôt qu'à celle de leur chromosome XX.

On éduque enfin, lorsque l'on passe devant ses élèves qui font, eux, la queue au self le midi. Peut-être y a-t-il une bonne raison à cela (ou peut-être pas), mais ne pas la leur donner est...formateur !

Je crois, plus généralement, que les enseignants éduquent lorsqu'ils prennent le risque de rejouer la valeur de leurs valeurs en classe, avec leurs élèves. Parce qu'enfin, ou bien nos valeurs sont solides et elles résisteront à leurs doutes, ou bien, à l'occasion d'une remise en question, certaines valeurs, que nous pensions inoxydables, s'effondreront. Dans les deux cas, nous sommes gagnants, car, soit nos valeurs en sortiront renforcées, soit nous aurons découvert leur faiblesse. Prendre ce risque, c'est éduquer. Ne pas le faire, c'est dresser !

C'est donc justement parce que nous faisons tout cela, et bien d'autres choses, sans le savoir, qu'il vaut mieux en prendre conscience et assumer notre rôle d'éducateur, afin de mieux en maîtriser les effets.

Mais quel rapport avec ma TS 1 et le tutoiement ?

Non seulement nous devons instruire et éduquer, mais il arrive que pour pouvoir instruire, il faille commencer par éduquer. Transmettre des connaissances ne peut se faire que sous certaines conditions qui ne sont pas toujours réunies, mais qu'il faut mettre en place, pour philosopher, par exemple.

La salle de classe n'est pas une démocratie, car le professeur n'est pas à égalité avec ses élèves, mais certaines valeurs démocratiques sont nécessaires dans cette salle pour qu'on y fasse classe.

Ces élèves exceptionnellement confiants m'ont convaincu à jamais que le risque est payant, pédagogiquement payant. Je ne dis pas que c'est avec ces élèves-là que je suis allé le plus loin dans la réflexion philosophique, mais qu'avec eux, je suis allé plus loin parce que je n'ai pas abdiqué de mon rôle d'éducateur. La confiance permet aussi aux élèves de poser des questions qu'ils auraient retenues sans cela, de prendre ce qui ailleurs s'appellerait un risque et, ici, une chance, de rectifier un préjugé. Personne, et surtout pas le prof, ne rira. Certains élèves m'ont confié, dans cette classe, des préjugés sexistes, racistes, qu'ils auraient tus autrement. Nous en avons discuté avec calme et profit.

Et le tutoiement ?

Ce n'était pas le moyen d'arriver à tout cela. On y arrive aussi en se disant vous. C'était juste un moyen efficace (ici et maintenant et peut-être pas ailleurs) de prendre conscience, pour eux comme pour moi, qu'il y avait des rôles-écrans (le prof omniscient, par exemple) que nous n'étions plus obligés de tenir, et que nous pouvions aller plus loin dans la confrontation.

Finalement, Socrate le savait bien qu'il ne sert à rien de faire surgir la vérité tant que l'autre n'a pas épuisé ses fausses certitudes. Encore faut-il les laisser surgir... La confiance de cette classe m'a permis d'en accoucher plus d'un, sans césarienne ni forceps ! Grâce à eux, j'ai su (et leur en sais gré à vie) avec précision et très tôt pour un jeune prof, le catalogue des opinions, des convictions solidement ancrées au fond de la conscience d'un jeune de 17-18 ans quant au bonheur, à la liberté, au désir etc.

Les 24 heures du coeur

Cette classe a fait, si j'ose dire, tâche d'huile. Je les ai accouchés et ils m'en ont donné le goût. J'ai donc pris le temps, dans mes autres classes, d'écouter les représentations de mes élèves. A partir de là, j'ai pu, grâce à ma lecture de G. Bachelard, repérer les entraves à la réflexion philosophique. J'ai alors raisonné en terme d'obstacles, non pas épistémologiques (comme dans La Formation de l'esprit scientifique), mais pédagogiques.

J'ai alors bien vite repéré que le premier obstacle pour mes élèves à rentrer de plein pied dans le questionnement philosophique était une espèce d'"aquabonisme" assez désespérant. "A quoi bon philosopher !". Ce n'est pas cela qui va changer la dure réalité des choses, semblaient me dire mes élèves qui me donnaient l'impression d'être revenus de tout sans jamais avoir été nul part !

Pourquoi réfléchir sur ce que l'on ne pourra pas changer ? Ils étaient, comme Marx, inconscients que la représentation des choses influe sur les choses elles-mêmes. Marx, le matérialiste, avait beau jeu de railler les philosophes qui croient changer le monde en changeant simplement de point de vue, il avait oublié l'antériorité de la conscience de classe sur la lutte des classes, laquelle n'est possible que si, par exemple, je considère que le coup de pied au cul que je viens de prendre ne m'est pas destiné à moi en tant qu'individu, mais plutôt en tant que membre de la classe de ceux qui reçoivent les coups de pied au cul par ceux appartenant à la classe de ceux qui les donnent.

Mes élèves et Marx auraient dit : "Mais, c'est bien toujours le même coup de pied au cul !". Certes, l'empreinte physique sur mon postérieur est bien la même, quelle qu'en soit la représentation que je m'en fais, mais sa signification n'est pas la même ! Dans un cas, je peux me révolter individuellement contre cette brutalité à mon encontre, dans l'autre, ce coup de pied au cul n'est que la pointe (de pied) émergée d'une structure politique injuste et la révolution (plus seulement la révolte) devient possible. C'est là la contradiction de Marx et l'erreur de mes élèves.

Et alors ?

Alors, j'ai voulu leur montrer qu'ils pouvaient changer cette banlieue qui en déprimait plus d'un. Je leur ai donc proposé un énorme TP de philo, qu'ils n'ont, bien sûr, pas tout de suite repéré comme tel...

Ils étaient des résignées de 18 ans, mais avaient bon coeur. Je leur ai donc proposé d'organiser une course à pied où les élèves se passeraient le relais pendant 24 heures autour du lycée et de récolter ainsi de l'argent pour les "Restos du coeur" qui en avaient grand besoin.

Je me souviens avoir lancé l'idée lors du voyage à la montagne (comme quoi tout s'enchaîne). Les élèves à qui j'en avais parlé ont immédiatement accroché, et nous sommes revenus avec l'intention de transformer cette vague idée en vrai projet (pour ceux qui ne voient ici qu'un empiètement du prof de philo sur les plates bandes des profs d'EPS, un peu de patience, l'aspect philosophique de la chose se révèlera à la fin).

Il a fallu préciser un peu et réaliser un travail d'organisation dont je n'avais pas conscience en lançant l'idée.

Il y avait à peu près un millier d'élèves au lycée Mozart. 400 ont participé à l'organisation qui a démarré dès la rentrée des vacances de Noël jusqu'à la date retenue : le 15/16 mars 1995. Après un premier travail de réflexion, nous sommes tombés d'accord, ma copine Patricia (collègue d'EPS) et moi, sur le schéma global de la course : un parcours urbain d'à peu près trois kilomètres, un relayeur transmettant le témoin devant l'entrée du lycée. Chaque kilomètre devait être vendu à des sponsors. Plus nous courions vite, plus nous parcourions de kilomètres en 24 heures, plus nous récoltions d'argent pour les "Restos du coeur".

On n'imagine pas les autorisations nécessaires à ce genre de projet. Autorisation du proviseur, en premier lieu, qu'il fallait convaincre de laisser son lycée ouvert toute une nuit. Autorisation de la Préfecture, bien sûr, et de la Mairie aussi. Il fallait convaincre impérativement cette dernière. Sans les services techniques de la Mairie, rien n'était possible. Il nous fallait des barrières, de la signalisation, des gilets fluo réglementaires, une tente pour le PC course. Or, la mairie était communiste et notre projet sentait un peu trop la charité ! Ce fut l'occasion de discuter avec mes élèves d'un point capital qui s'inscrivait parfaitement dans le programme de philosophie : la différence entre la justice (au programme) et la charité. Nous avons discuté, convoqué V. Jankélévitch, décortiqué le piège qu'il dénonçait dans son Traité des vertus : "La charité consiste à donner à l'autre, comme une gracieuseté, ce qui est à lui. A lui faire, en somme, généreusement cadeau de son bien propre".

Je me suis alors fendu d'un article dans le journal local (communiste) où j'ai expliqué que je n'ignorais pas le risque de la charité : faire reculer la justice, mais que le risque le plus grand pour nos jeunes était une résignation que pouvait entamer cette course, pourvu qu'on la prenne pour un point de départ, plutôt qu'un point d'arrivée. J'ai expliqué qu'en tant que prof de philo, je n'avais pas vocation à organiser des évènements sportifs, mais à faire réfléchir mes élèves et à les réconcilier avec la politique (au programme) qui, dans son sens étymologique grec, consiste à s'intéresser au projet collectif de vivre ensemble dans la "polis", c'est-à-dire, la cité. J'ai dû faire un jeu de mot entre les cités et la cité. Signé. Posté. Publié.

Le maire m'a répondu en me confiant ses réticences de vieux communiste, mais il nous a donné tout ce que nous voulions, et même ce à quoi nous n'avions pas pensé (un stock de gros sel pour sabler en cas de chute de neige !).

Nous avions deux mois et demi pour arracher toutes les autorisations. Celles des parents ne furent pas difficiles à obtenir, mais plus longues à collecter (on ne fait pas courir un gamin de nuit sur un parcours urbain, sans autorisation parentale ; sans parler du droit à l'image concernant les photos dans la presse de leurs rejetons).

Il a fallu créer un département "démarchage de sponsors", "contacts avec la presse", "signalétique de la course", "ravitaillement" des coureurs et des "signaleurs" aux carrefours. Il en fallait 22 en permanence sur le parcours (qui restait ouvert à la circulation), pour assurer la sécurité des coureurs et, ce, pendant 24 créneaux horaires. Soit, trouver à peu près 528 (24x22) volontaires !

Les collègues, les élèves, les parents, bien sûr, mais aussi les bénévoles locaux des "Restos du coeur" se sont inscrits massivement. Certains, plusieurs fois. Des groupes d'élèves se sont inscrits pour toute la nuit sur un carrefour. Ils en firent une espèce de camp de gitans avec guitare, djembés et même un vieux canapé qu'ils avaient ramené jusque là. C'était la fête !

C'était aussi l'époque où la police de proximité n'avait pas encore été supprimée. Nous avions donc un îlotier sur le quartier. J'avais déjà été en contact avec lui (des élèves avaient eu quelques problèmes avec la police). Il fallait inventer des modes de relations qui n'allaient pas de soi. J'ai toujours été contre le fait que des policiers en uniforme s'installent dans nos établissements pour les sécuriser, et je me souviens m'être opposé (j'étais membre du conseil d'administration) à la volonté du proviseur qui envisageait d'attribuer un bureau dans nos locaux à ce brave îlotier. Mais si nous ne faisons pas le même métier, il arrive que nos objectifs se complètent. Il m'a fallu du temps pour admettre cette simple phrase, mais on ne peut pas appeler la police lorsque nos élèves se font casser la gueule devant le lycée, et ostraciser ceux qui interviennent en se retirant sur son Aventin d'enseignant !

Il paraît que la mission de la police n'est pas d'organiser des matchs de foot (dixit Nicolas Sarkosy, ministre de l'intérieur et de passage dans ma ville de Toulouse). Elle fit bien mieux que cela : elle nous déchargea toute la nuit du carrefour le plus dangereux, celui où la préfecture nous avait imposé quatre "signaleurs", en permanence. Ils nous économisaient ainsi une quarantaine de volontaires dont nous avions bien besoin ailleurs (l'îlotier avait fait, dans son commissariat, le boulot que j'avais fait auprès de mes élèves, lesquels avaient commencé par regarder d'un drôle d'oeil l'arrivée des policiers dans le dispositif de la course).

Oh ! Bien sûr, nos élèves ne sont pas partis en vacances avec les flics du quartier, mais, à la fin de la course, lorsque j'ai demandé que soient remerciés tous ceux qui nous avaient aidés, les policiers furent applaudis quand vint leur tour. Je ne crois pas que ceux qui ont supprimé cette police de proximité arriveront de sitôt au même résultat !

Avec ma copine Patricia, nous avons conservé, en direct, la responsabilité de la sécurité de la course et avons délégué tout le reste. Il y avait un binôme constitué d'un prof et d'un élève, à la tête de chaque département.

Une véritable armée de volontaires a travaillé pendant ces dix semaines pour faire de ce qui n'était, au départ, qu'une simple idée, un projet qui allait transformer profondément et durablement notre lycée.

Des dizaines de lycéens ont pris des responsabilités dont ils ne se seraient pas crus capables. Ils ont vu, à la fin, qu'ils pouvaient avoir une influence sur leur milieu. Ils ont rebaptisé leur lycée, le temps de la course. Il y eut donc une banderole de près de six mètres de long, tendue au-dessus de l'entrée du lycée (et cachant Mozart) qui disait qu'on entrait au "Lycée Coluche" !

La presse nous a donné un coup de main. Il faut dire que le format de la course était sans précédent, à l'époque. J'avais un copain journaliste sportif à L'Equipe. Je l'avais rencontré sur un raid en Afrique qui se courait entre Paris et Dakar, mais en vélo ou à pieds (rien à voir avec l'autre). On avait sympathisé. Je l'ai rappelé, lui ai parlé de notre course et nous avons eu un article dans L'Equipe dont les élèves n'étaient pas peu fiers. Ce n'était qu'un entrefilet, mais c'était dans le plus gros tirage de la presse nationale ! Le Parisien nous a beaucoup soutenu aussi, même si je devais découvrir, pour la 1ère fois, la difficulté de travailler avec la presse.

Un beau jour, j'eus un coup de fil d'un journaliste du Parisien (le département "presse" avait bien bossé). Il était intéressé. Cela a commencé à se gâter un peu lorsque je l'ai surtout senti intrigué par le fait qu'un prof de philo soit à l'origine de ce projet qui, pour lui, n'était que sportif. Il me demanda alors s'il pouvait venir au lycée faire une photo. Ravi que la presse accroche au projet, j'allais lui dire oui, lorsque plus par réflexe que par précaution, je lui demandai quel genre de photo il souhaitait faire. Lorsqu'il me dit qu'il souhaitait me photographier en short, tout seul, devant le lycée, j'eus un grand moment d'abattement.

Il fallut lui expliquer, sans le vexer (pas facile), que son idée ne correspondait pas à l'esprit du projet et que, s'il voulait faire une photo, c'était les élèves qu'il fallait photographier. Le jour dit, j'empruntai une classe à un collègue d'EPS Il fit la photo et s'en retourna. Première expérience avec la presse, première leçon : toujours vérifier que ce que l'on a dit a bien été compris ; ce que l'on veut faire passer n'étant pas toujours ce qui intéresse le plus les journalistes !

Finalement la course eut lieu. Les élèves et les profs se sont passés le relais pendant 24 heures, dans le froid. Certains couraient pour faire un temps (les profs d'EPS avaient prévu un classement par catégories), d'autres couraient pour faire un geste. Nous n'avons déploré aucun incident. Il faut dire que chaque coureur était encadré par deux voitures (prêtées par un sponsor) avec gyrophares, une devant, une derrière. Il fallut organiser aussi le planning de tous les chauffeurs (deux, en permanence, pendant 24 heures). Le compteur des voitures ferait foi pour savoir combien nous aurions couru de kilomètres à la fin. Un jeu de talkies-walkies (prêtés aussi par un sponsor) complétait le dispositif de sécurité, sans oublier une camionnette de la croix rouge avec une équipe de secouristes bénévoles. Nous avions même réussi à avoir quelques médecins qui se relayaient au PC course. C'était du lourd, comme on dit. Nous avons couru près de 290 kilomètres. Je ne me souviens plus de ce que rapportait chaque kilomètre, mais nous avons récolté une somme qui représentait quelques milliers de francs. Nous l'avons remise solennellement devant tout le lycée, les sponsors, les officiels et la presse, à l'antenne locale des " Restos du coeur". Discours du responsable qui a immédiatement traduit la somme en nombre de repas qui pourraient être offerts. Les élèves étaient fiers de ce qu'ils avaient fait, fier de leur lycée, fiers d'eux.

J'ai profité de ce moment de liesse pour faire mon travail de prof de philo. Après avoir remercié et fait applaudir les responsables de tous les départements, j'ai dit que ce que nous avions fait allait aider pas mal de gens, mais que cela ne réglait rien sur le fond. J'ai, une fois encore, convoqué Jankélévitch pour distinguer la justice ("donner à l'autre ce qui est à lui") de la charité ("donner à l'autre ce qui est à moi"). J'ai invité chaque participant à réfléchir sur le sens de son action, à se demander si ne pas mourir de faim était un droit. S'ils pensaient que oui, alors ce que nous allions donner (plusieurs milliers de repas) était-il à nous ou bien à ceux qui en avaient besoin et qui y avaient donc droit ? Bref, j'ai semé...

Plus tard, dans mes classes, j'ai prolongé. Je me suis servi de cet énorme projet qui n'avait jamais été pour moi qu'un prétexte. Un magnifique prétexte, mais un prétexte, tout de même. A quoi, me direz-vous ? A philosopher, tout simplement.

Jamais mon cours sur la justice n'atteignit une telle intensité que durant toutes ces années où le projet fut reconduit et où les élèves devaient juger, non pas d'une théorie abstraite, mais du sens de ce qui leur avait coûté autant d'efforts. On jugera, peut-être, que l'on peut rendre son cours intéressant à moindre frais. J'en conviens, bien volontiers, mais mon objectif, à l'époque, n'était pas d'être économe. Et puis, il fallait que les élèves investissent beaucoup pour qu'ils aient envie d'aller plus loin, lorsqu'ils comprendraient que tout ce qu'ils avaient fait ne traitait que les conséquences et pas les causes ! Ils avaient soulagé des pauvres gens et avaient prouvé qu'ils avaient du coeur, mais ils n'avaient rien changé aux mécanismes qui avaient amené ces gens là où ils en étaient, et il restait à prouver qu'ils avaient aussi une tête...

Mais que peuvent faire des élèves de terminale ?

Ils jugeaient sévèrement leur banlieue, et plus encore le petit pourcentage de ceux qu'on n'appelait pas encore des "sauvageons".

"Mais les plus jeunes ?", leur dis-je. Ah ! Les plus jeunes, bien sûr, on pouvait encore quelque chose.

Nous avions, pendant le cours, réfléchi sur les droits fondamentaux que les philosophes appellent "naturels", pour les distinguer de ceux que donne la loi, qui est parfois chiche. Nous avions mis dans la liste de ces droits naturels (ceux qui permettent à une créature, comme le dit Spinoza, de "persévérer dans son état"), l'éducation. Difficile de persévérer dans son humanité, de développer ses potentialités, sans une bonne éducation. A cette occasion, les élèves avaient découvert que l 'échec scolaire est souvent l'antichambre de l'exclusion sociale.

Il devint clair alors que pour agir en profondeur, pour diminuer le nombre de bénéficiaires des "Restos du coeur", il fallait agir très en amont. L'idée surgit alors facilement : il fallait éviter aux plus jeunes, l'échec scolaire.

Nous allions faire du soutien.

Je connaissais une association qui faisait de l'aide aux devoirs dans une cité voisine. L'association s'appelait "Jeunesse Pasteur", et était animée par trois jeunes étudiants d'une même famille, un frère et ses deux soeurs. Je les avais rencontrés grâce à Kamel. L'association s'essoufflait, faute d'un soutien efficace des pouvoirs publics. Les meilleures énergies finissent toujours par s'épuiser à la longue.

Nous sommes arrivés à point nommé. Une quinzaine d'élèves de terminale est venue renforcer cette association familiale, pour le plus grand bénéfice des mômes de cette cité Pasteur, à 500 mètres de notre lycée. Un jeune collègue de maths s'était joint à la bande, et nous sommes allés aider des bouts de choux, pendant toute l'année scolaire. Ils étaient impressionnés et flattés même de voir des grands venir leur expliquer le soir ce qu'ils n'avaient pas compris dans la journée. Mais ces grands-là leur ont surtout fait comprendre, sans jamais avoir besoin de le dire, que s'ils investissaient du temps avec eux, ce qu'ils faisaient à l'école était important.

Mes élèves, après avoir couru, ont fait de la politique, la vraie, celle qui s'occupe de la "polis", et de la meilleure façon de vivre ensemble !

C'est, bien sûr, de ce prolongement non médiatisé de notre course très médiatisée dont j'ai été le plus fier. C'est dans cette salle, au rez de chaussée d'une tour, où nous allions une fois par semaine, Jenny, Marilyn, Carine, Hayette, Tiffany, Stéphane, Charles et les autres, que les "24 heures du coeur" prirent tout leur sens.

Nous avons recommencé l'année suivante, mais ce dont je fus très content, est qu'après mon départ, d'autres reconduirent le projet deux années encore...

Elle court, elle court, la banlieue

Une des conséquences les plus inattendues, pour moi, fut qu'à la fin de cet énorme TP de philo, je me retrouvai avec un nombre conséquent d'élèves ayant envie de continuer à courir ensemble !

Ils savaient que j'étais coureur (j'avais participé à un biathlon avec les profs d'EPS du lycée) et vinrent me confier leur frustration.

Or, j'étais rentré en contact, grâce à Momo, avec la Direction de la Prévention et de la Sécurité de la RATP. Cette dernière cherchait, déjà à l'époque, à gérer au mieux le problème du vandalisme et des agressions de ses chauffeurs, en travaillant son image auprès des jeunes des quartiers.

Je les contactai. Ils avaient entendu parler de nous (la course avait fait du bruit dans le secteur). Je leur demandai alors un bus pour emmener mes coureurs s'aérer. Courir sur l'asphalte au Blanc Mesnil, ça n'était pas très motivant ! Mais grâce à ce bus de la RATP mis à notre disposition le dimanche, deux fois par mois, j'ai pu faire découvrir à ces jeunes toutes les forêts alentour. La Direction de la Prévention et de la Sécurité joua le jeu, et mit non seulement à disposition un bus (gratuit), mais aussi un chauffeur, partie prenante du projet, et coureur lui-même, le plus souvent.

Mes élèves ont donc découvert les parcs alentour (La Courneuve, par exemple), mais aussi les bois et forêts de l'Oise voisine.

C'était des dimanches matin sympas où entre 10 et 20 élèves avaient, tous les 15 jours, l'impression de partir en vacances... J'avais quelques piliers systématiquement présents (Tiffany, Stéphane, Hakim, Aymeric, Mounir, Céline, Miguel, Aristide) qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, autour desquels se joignaient, au gré de leurs envies, d'autres coureurs du dimanche.

L'année suivante, La RATP sera un de nos sponsors, et mettra à disposition de la course un bus et son chauffeur pour ravitailler tous les "signaleurs" en poste dans le froid (nous avons toujours fait le choix de courir l'hiver parce que le froid que nous ressentions, nous avons eu la neige une année, était le même que celui qui griffait les plus faibles de ceux pour qui nous courions).

Nous avions donc fini par former une belle équipe de coureurs du dimanche. J'eus alors l'idée d'inscrire tout ce beau monde à une course que je connaissais. Il s'agissait d'une course en couple mixte sur une douzaine de kilomètres. Elle s'appelait, forcément, "Elle et lui" et se courait du coté de Joinville le Pont, dans le Val de Marne.

Sitôt proposée, l'idée fut retenue. J'obtins une aide financière de la part du fond de vie scolaire du lycée pour payer l'inscription de ceux qui ne le pouvaient pas, et qui s'en ouvrirent à moi, plutôt que de décliner la balade. Peut-être que si j'avais proposé cette idée plus tôt dans l'année, nous n'aurions pas eu le temps de nous "renifler" dans le bus du dimanche, et j'aurais perdu quelques coureurs impécunieux, sans le savoir. La confiance demande un peu de temps...

Les couples se formèrent et, parfois, pour une durée excédant la course, si j'ai bonne mémoire. Il ne fut pas facile pour certains de mes bons coureurs, mais c'est là que je les attendais, de courir avec une fille et de l'aider en plus, puisque le temps était calculé sur le moins rapide du couple. Ce fut enrichissant pour certains apprentis machos obligés de laisser tomber le masque.

Les jeunes de banlieue sont, la plupart, prisonniers d'un rôle qui les rassure, les positionne, mais les getthoïse. Leurs rapports avec les filles étaient souvent frustres, et quand leur culture d'origine s'en mêlait, ils étaient, la plupart du temps, incapables d'être naturels avec elles. Il leur fallait paraître dur, fort, dominateur. Je crois que, bien davantage que leur quartier, les jeunes de banlieue et mes élèves (qui pourtant avaient passé bien des "filtres" pour arriver jusqu'en terminale) n'y échappaient pas tous, étaient prisonniers d'un rôle, d'un personnage. Bien sûr, cette prison était d'autant plus solide que les barreaux n'étaient pas extérieurs, mais intégrés.

Je l'ai compris dans le car qui nous ramenait des Alpes au lycée, le soir où Carlos a littéralement fondu en larmes devant moi. La conversation avait démarré comme d'habitude, à l'orientale (bien qu'il fut d'origine portugaise), c'est-à-dire que nous prenions notre temps pour tourner autour des vraies questions qui le démangeaient. Elles finirent par arriver. Il y était question de l'avenir, de la banlieue, du rapport aux autres... Je décortiquai alors, pour lui, le rôle du dur qu'il nous servait à tous. Son pote Miloud, le calme, nous écoutait. Grand, baraqué même, religieux (je m'en souviens parce que le voyage se déroulait pendant la période du Ramadan et que j'avais emmené mon micro- ondes pour qu'il puisse manger avant le lever du soleil, sans obliger le cuisinier à se lever à cinq heures du matin pour lui préparer quelque chose), Miloud savait tout cela, je crois. Sa foi profonde et sincère lui avait fait tomber ses anciens masques. Il nous écoutait, donc, et se demandait où nous allions.

Les larmes de son pote Carlos l'ont surpris autant que moi. Je ne m'y attendais pas. Je l'entends encore me dire dans un sanglot où les mots semblaient se frayer un chemin obstrué depuis des années que c'était facile pour moi de parler comme ça, que je n'habitais pas dans sa cité etc. Les yeux embués, il me fit comprendre, moi le professeur de philosophie qui considérait une posture comme une imposture, qu'elle était, pour lui, une armure !

Il y avait une faille dans la cuirasse. J'avais ouvert une brèche. J'ai tout pris en pleine figure et puis, j'ai pris mon temps pour lui expliquer qu'une armure, ça isole autant que ça protège, que l'estime qu'elle lui valait dans le regard des autres le privait de rencontres qu'il ne soupçonnait pas, que ses codes (comportementaux, langagiers) lui valait une reconnaissance dans des groupes et en des lieux hors desquels il serait stigmatisé.

J'ai embrayé avec un argument politique qui a fait, je crois, mouche, parce qu'il ouvre des perspectives. Je lui ai dit que ses réactions de violence étaient prévues et même intégrées par un système injuste, à la façon d'une entreprise qui provisionne dans son budget prévisionnel (il était élève de STT gestion) des amendes que lui vaudront un contentieux vers lequel elle s 'avance avec la sérénité de celui qui sait que ça lui rapportera plus que cela ne lui coûtera.

Ce que certains casseront en abris bus, en réverbères, en mobilier urbain, coûtera toujours moins cher que ce qu'aurait coûté un programme pour faire disparaître ces ghettos où le système a pris l'habitude de parquer ses réservoirs de main d'oeuvre ! Je lui ai dit que son désintérêt pour la chose politique était officiellement condamné par des gens qui, au fond, avaient un intérêt tout bêtement mathématique à ce qu'il continue de ne pas voter (moins il y a de votants, plus chaque vote exprimé pèse davantage).

Bref, il était, lui et ses potes spécialistes de la représentation sur la grande scène du théâtre qu'est chaque cité, manipulé par un système qui avait déjà intégré et provisionné ses réactions de violence. La perspective était donc de s'occuper de la politique, puisque de toute façon, la politique allait s'occuper de lui etc.

Tout cela pour dire que leur fierté de se comprendre entre eux dans un langage qu'ils s'étaient forgé et qui n'appartenait qu'à eux, était un piège qui les détournait du langage des "céfrancs" (les Français) qu'ils maîtriseraient de moins en moins, jusqu'à ne plus pouvoir sortir de leur ghetto ! L'alternative ? Réfléchir, penser à plusieurs, profiter des cours de philo, tiens !

Je ne suis donc pas près de m'enthousiasmer devant le génie créatif de ces gamins des cités qui se sont forgés une langue qui en rajoute au ghetto géographique en lui superposant un ghetto linguistique. Je n'ai pas fait l'effort de m'intéresser à cette langue pour les y conforter, mais pour les en sortir en leur montrant la pauvreté de l'outil.

Je reviens donc à mes coureurs un peu machos qui allaient devoir courir avec une fille. La chose se compliquait du fait que, dans la tribu du dimanche matin, j'avais plus de garçons que de filles. Ces dernières étaient, de ce fait, précieuses autant que rares, et il fallut que mes lascars changent de registre et se fassent, tout simplement, gentils. Mes coureuses n'avaient pas envie de faire 12 kilomètres avec un ronchon qui allait les engueuler à chaque foulée en leur reprochant leur lenteur (relative, tout de même). Les rapides durent se faire attentionnés, et à ce jeu certains étaient plus doués que d'autres.

Je me retrouvai donc avec une bande de garçons n'ayant pas trouvé de filles pour courir avec eux. Que faire ?

"Prenons ça à la rigolade, leur ai-je dit, et qu'il y en ait un par binôme qui se déguise en fille. On ne sera pas classé, mais on s'en fiche". Je revois Hakim, jeune kabyle et fier de son chromosome Y. Il a commencé par m'envoyer promener, a invoqué les mânes de ses ancêtres, la honte qui s'abattrait sur lui etc. Il ne manquait plus que les nuées de sauterelles, la peste et les sept plaies d'Egypte sur sa tête. Mais, c'était cela où ne pas courir. Je crois que j'ai emporté son adhésion lorsque je lui ai dit que, moi aussi, j'allais demander à mon frère aîné de courir avec moi, déguisé en fille. Quant il a su que le frère en question était principal adjoint de collège, il s'est dit qu'on nageait en plein délire, alors pourquoi pas !

Nous sommes partis un beau dimanche avec le car de la RATP pour Joinville le Pont. Certains se sont déguisés dans le bus. Ils avaient emprunté des robes à leurs mères, des perruques à je ne sais qui, mais le résultat aurait valu une photo (heureusement pour certaines réputations, ce n'était pas encore l'époque des portables-appareils photos). Nous sommes donc partis avec plusieurs centaines d'autres couples pour ces 12 kilomètres.

D'autres que nous avaient eu recours au même subterfuge et l'ambiance était bon enfant. Certes, mon frère avec ses gros mollets poilus sous une ravissante robe blanche à pois noirs et ses moustaches à la Brassens ne passait pas inaperçu, mais ça rassurait mes travestis d'un moment.

Le problème est que j'avais deux excellents coureurs : le Hakim en question et Atef son copain qui avait d'ailleurs fait le meilleur temps pendant les "24 heures du coeur". Ils étaient vraiment très forts. Si bien qu'après avoir pris le temps de rigoler avec nous autres les plus lents, ils se sont mis à courir et, se prenant au jeu, ont commencé à remonter tout le monde. Grisés par le plaisir de doubler les autres concurrents, ils ont oubliés qu'ils n'étaient pas un vrai couple. C'est ainsi qu'ils se sont retrouvés aux avant-postes de la course. Nous étions loin derrière, et c'est donc Hakim qui m'a raconté la suite. Ils ont réussi à se classer deuxième et talonnaient le (vrai) couple qui a remporté la course. Plus ils se rapprochaient, plus la foule les acclamait et les encourageait. Ils étaient ravis ! Mais ce qui les amusa le plus, ce fut l'arrêt des bravos quand les supporters s'aperçurent de la supercherie. Cela fit un bel article dans le journal du lycée...

C'est pas tous les jours dimanche

On n'a pas toujours couru pour se marrer. Je me rappelle d'une cavalcade beaucoup moins drôle que tout ce qui précède. J'étais dans le hall de mon lycée, en train de discuter ou de ne rien faire, je ne sais plus, mais tourné vers l'extérieur. Tout à coup, je vis mon proviseur en costume, cravate au vent, piquer un sprint devant le lycée. Habillé comme un notaire, des souliers de ville aux pieds, les cheveux gominés à la Travolta, il ne m'a pas donné un instant l'impression de faire un peu d'exercice entre deux rendez-vous. A vrai dire, je n'ai pas eu le temps de faire une hypothèse. Guillaume, mon collègue d'EPS piquait, lui aussi, un sprint dans la même direction. Position du corps, visage concentré, les bras qui tirent dans une gestuelle de sprinter, je n'ai pas eu de doute sur le sérieux de l'affaire. Je suis sorti et j'ai couru, comme les autres.

200 mètres plus loin, une de nos élèves était en train de se faire tabasser, et méchamment ! Le proviseur a plongé dans l'attroupement, Guillaume derrière lui et moi derrière Guillaume. On a attrapé le lascar qui était en train de dérouiller la malheureuse à coup de gifles, à coup de poings et de pieds. Le type hurlait, mais on ne comprenait rien, c'était de l'arabe et, à mon avis, pas de l'arabe littéraire...

Quand on s'est interposé, il s'est mis à parler en français, pas trop littéraire non plus d'ailleurs.

On a compris tout de suite. Il beuglait que sa soeur n'était pas rentrée de la nuit, que c'était une honte, que l'honneur de la famille etc. S'ensuivait des insultes scensées culpabilisées la gamine en larmes et en sang !

C'était, malheureusement, un des grands classiques de la banlieue : le grand frère qui applique à grands coups de poing une morale qui ne vaut pas pour lui, bien sûr.

J'ai récupéré la gamine dans mes bras et l'ai ramenée par le parking des profs jusqu'à l'infirmerie du lycée, mais ce petit salaud avait réussi à contourner le proviseur et mon Guillaume et tentait de refiler quelques coups à sa soeur que j'avais dans les bras. J'avançais en l'éloignant à coup de pieds, me disant que j'allais devoir lâcher la petite (pas tant que ça, tout de même) et dérouiller le moraliste. La cavalerie est arrivée en la personne de ma copine Patricia (toujours dans les bons coups). Elle a plaqué le type contre le grillage du parking avec un courage qui aurait dû lui valoir les palmes académiques. Je suis passé et mes deux collègues, pas trop au point dans le "cadrage-débordement", sont arrivés à la rescousse.

On s'est occupé de la gamine. Coup de chance, c'était un jour avec infirmière (eh, oui ! On pourrait croire que dans un lycée de banlieue, elle est là en permanence. Mais, non !). Je ne la connaissais pas. C'était une élève de première et pas une littéraire (sans quoi, je l'aurais eue dans le cadre de mon enseignement expérimental en première littéraire).

Elle sanglotait, disait qu'il allait la tuer, qu'elle ne voulait pas rentrer chez elle. On l'a soignée. On l'a calmée. Le proviseur a fait ce qu'il fallait : il a convoqué immédiatement le père. Je suis resté dans le bureau quand il l'a reçu. C'était un vieux monsieur. On avait besoin de savoir ce qu'il pensait de tout ça, alors on l'a laissé venir. "C'est pas bien ce qu'il a fait mon fils". Bon ! Il n'approuvait pas son fils. Mais le "C'est pas à lui de faire ça !" nous a glacé (il y avait deux interprétations possibles à cette phrase et l'une d'elle n'était pas rassurante pour notre élève). On lui a fait comprendre qu'en France, il y avait des lois qui punissaient très durement ce genre de violence, que la famille n'était pas un espace hors la loi et que si quelqu'un la touchait, il irait en prison. Le proviseur a effrontément menti (la banlieue est un lieu où j'ai appris qu'il fallait parfois ne pas respecter les règles pour bien faire son boulot !). Il lui a dit qu'il avait l'obligation d'envoyer sa fille au lycée et que s'il ne le faisait pas, il se faisait fort de lui faire supprimer les allocations familiales.

C'était faux. On n'en avait pas le droit, mais j'en ai rajouté une couche en lui disant qu'il était responsable de tout ce qui arriverait à sa fille, et qu'il avait intérêt à calmer son furieux de fils qui se prenait pour le chef de famille (je viens d'une culture méditerranéenne et je sais comment chatouiller la susceptibilité des patriarches). Il a promis. On lui a dit que, de toute façon, la police était prévenue et que son fils aurait certainement des nouvelles de cette affaire. On l'a amené vers sa fille. Il l'a prise dans ses bras, a regardé les marques sur son visage et était vraiment en colère de ce qu'il voyait. La gamine avait l'air rassuré.

Elle est revenue au lycée. On était vigilant. Ses profs avaient été mis au courant et on lui demandait régulièrement comment ça se passait chez elle. Ca allait. Jusqu'à ce qu'elle revienne un beau matin en pleurs en disant qu'ils allaient la renvoyer au "bled". Le schéma classique : retour au pays, mariage, finies les études (la totale, quoi !).

Elle avait le bac français à la fin de l'année et surtout n'avait que 17 ans. Nous étions coincés ! Alors, il s'est passé quelque chose qui n'était pas prévu dans les manuels du prof de banlieue : une collègue qui connaissait bien la petite, et était son professeur principal, je crois, a décidé que, non. Ca ne se passerait pas comme ça ! Alors, elle l'a cachée. Il fallait tenir trois mois, le temps qu'elle ait ses 18 ans. Elle l'a prise chez elle en dehors de toutes les règles, sans demander l'autorisation. Elle a estimé qu'une loi qui allait permettre un tel gâchis ne méritait pas qu'on s'y conforme.

Pendant trois mois, nous étions un petit groupe à raccompagner la gamine, après ses cours, sur le parking du lycée où l'attendait son enseignante. On vérifiait que la sortie était sûre et la voiture partait vers un havre où la petite se construisait son avenir. Ce scénario a duré quelques jours, le temps que la famille, devant le fait accompli, accepte. On en a sauvé une et aussi, par la même occasion, une raison de continuer à faire ce métier magnifique. Alain, le philosophe, a dit : "Le maître doit être sans coeur". Comme quoi les philosophes n'ont pas toujours raison !

Malgré ce métier qui me prenait pas mal de temps (plus que les 18 heures de cours sur lesquelles ceux qui n'y connaissent rien se fondent pour comparer et juger un métier dont ils ne voient que la pointe de l'iceberg), je finis en ce mois de décembre 1994 par soutenir, il était temps, ma thèse, que j'avais officiellement commencée en 1987 !

J'avais fini par accepter de passer sous les fourches caudines de l'Université. Mes recherches étant faites, le travail de réflexion étant achevé, j'avais eu la tentation de m'arrêter là, ma thèse n'ayant jamais été pour moi que l'occasion de régler un problème philosophique personnel. Ma femme trouva les mots, je rédigeai la chose, la soutins, obtins la queue, les oreilles, une très honorable mention et le titre de docteur. Je suis donc devenu, en même temps que docteur adoubé par l'Université reconnaissante, le spécialiste d'un obscur philosophe allemand du 19ème siècle : Max Stirner. Le généraliste étant celui qui ne sait rien sur presque tout, tandis que le spécialiste est celui qui sait tout sur presque rien, j'ai pris la mesure de ce titre assez vite.

C'était tout de même une performance, parce qu'avec le recul, je m'aperçois que mes journées étaient bien remplies. Tout d'abord, j'avais commencé mes années banlieue en étant, pour la deuxième fois, papa d'une petite fille. J'étais devenu aussi, au fil des ans, représentant de mes collègues au Conseil d'administration du Lycée, à la Commission permanente (sorte d'émanation restreinte du CA), au conseil de discipline. J'étais, bien sûr, responsable (avec ma copine Patricia) de cette énorme "usine à gaz" qu'étaient les "24 heures du coeur", mais aussi animateur du journal du lycée, professeur principal d'une TL, organisateur du tournoi de foot du lycée (qui courait sur plusieurs semaines, se déroulait pendant les pauses déjeuner et me valut, à force de jouer, des pubalgies à répétition). Enfin, j'avais trouvé le moyen d'être un des deux enseignants membre du GAIN (le Groupe d'Aide à l'INsertion des jeunes qui s'occupait des élèves sortant du système scolaire en cours d'année et sans rien) ; une bonne idée de Bayrou qui m'avait valu de m'occuper d'un élève dont j'avais voté le renvoi définitif lors d'un conseil de discipline. Bien fait !

C'était beaucoup et même, en y ajoutant le soutien scolaire avec mes terminales, beaucoup trop. Reste que le métier, pour difficile qu'il fut, était passionnant, et les élèves me payaient, et bien au-delà, de ce temps que je leur consacrais.

J'avais fini par acquérir, comme tous les profs qui prennent un peu d'expérience, une espèce de sensibilité professionnelle qui me permettait de savoir quand un de mes élèves n'allait pas fort. Bien sûr, c'est plus facile quand, dans sa pratique pédagogique, on a besoin d'un échange avec sa classe. Ceux qui se satisfont d'une classe endormie pour dérouler un cours qu'ils lisent, passent forcément à coté de ce qui va suivre.

J'avais repéré que depuis quelque temps, Sandrine, une de mes élèves de STT, n'était pas dans son assiette. Petite mine, ne souriant plus aux piteuses plaisanteries de son professeur ou à celles de ses camarades, l'air absent ; je me disais qu'il faudrait que je lui parle, à l'occasion. La précipitation est souvent, en la matière, mauvaise conseillère, et j'avais appris à prendre mon temps.

Le jour où je la vis revenir avec un énorme coquart, je sus qu'il était temps. C'était un vrai coquart, tout violet, énorme. Il lui fermait tout l'oeil et n'avait rien du bleu qu'on se fait en se cognant sur un meuble. Elle n'essaya d'ailleurs pas de me le faire croire, lorsque je la retins à la fin de mon cours, ce jour-là. Elle tenta quelques esquives, bien sûr, mais je ne lâchai rien. Elle finit par me dire que celui qui lui avait fait ça n'était autre que son père !

Le type lui menait une vie impossible depuis quelques semaines : brimades, insultes, punitions en tout genre, depuis qu'il avait appris que sa fille chérie sortait avec un... noir ! Puis, à la fin, il l'avait cognée ! Elle pleurait et cette grande fille solidement charpentée se noyait devant moi dans son rimmel. J'avais ouvert les vannes, une fois encore, et le flot de larmes qui m'arrivait venait d'autant plus fort qu'il venait de loin.

Nous étions vendredi soir, je m'en souviens très bien parce que cela a assez vite compliqué les choses, et il fallait faire quelque chose pour Sandrine que je n'avais pas envie de laisser rentrer chez elle tout un week-end se faire frapper à nouveau, jusqu'à ce que nous trouvions une solution le lundi matin. Pas de chance, le proviseur n'était pas là et son adjoint non plus. Le signalement au procureur ne m'est pas venu à l'esprit (le proviseur le fera dès le lundi, lorsque je le mettrai au courant). Il y avait d'abord urgence à lui trouver un toit pour le soir.

Avant de me résoudre à la ramener chez moi (en dernier recours, parce que c'est assez délicat), je suis allé trouver l'infirmière avec qui j'avais de bons contacts, lui ai raconté l'histoire avec Sandrine et lui ai demandé de prendre contact tout de suite avec l'assistante sociale dont elle avait forcément le numéro et, moi, pas3.

Nous avons donc passé notre vendredi soir à essayer de trouver, en urgence, une place pour Sandrine. C'est à cette occasion que j'ai découvert que les mineurs sont mieux protégés que les jeunes majeurs. Tant mieux. Mais pour l'heure, Sandrine était majeure et cela rendait les choses plus difficiles que nous ne le pensions.

Nous avons fini par joindre l'assistante sociale et, lorsqu'elle prit la mesure de notre problème, elle trouva une place dans un foyer de jeunes travailleuses.

C'est là que Sandrine a fini son année scolaire. Elle était courageuse. Elle a tenu. Et ça n'était pas facile de quitter son foyer, comme ça, dans un tel dénuement financier autant qu'affectif...

Je n'ai pas pu faire grand chose de plus pour elle, si ce n'est lui donner ma vieille machine à café (rouge, je m'en souviens. Un cadeau de mariage, je crois), parce que, me disait-elle, c'est ça qui lui manquait le plus dans son foyer.

On l'aura compris, la banlieue est un lieu où nous étions perpétuellement sur le fil du rasoir : ne pas s'impliquer, c'était impensable. S'impliquer, c'était prendre le risque de dépasser, sans toujours s'en apercevoir, une ligne au-delà de laquelle l'affectif pouvait être mal interprété.

J'étais vigilant. En tout cas plus qu'un jeune collègue dont je ne dirai ni le prénom ni sa discipline, mais qui s'était embarqué dans une histoire d'amour avec une de ses élèves. La gamine était en première, avait 17 ans et était tombé amoureuse de son prof et réciproquement. La moyenne d'âge assez jeune des profs qu'on envoie dans les établissements les plus difficiles accentue d'ailleurs ce genre de risque. Un peu plus vieux que lui, il était venu m'en parlé. J'eus beau lui dire qu'elle était peut-être, amoureuse de son prof plus que de lui-même, qu'elle était sans doute intéressée par la performance et que, dépouillé de son statut, elle ne l'aurait peut-être pas même regardé, rien n'y fit. Il se tatoua son visage sur l'épaule (grosse engueulade de ma part). Se fit plaquer et retourna malheureux comme une pierre dans sa région d'origine. Comme quoi, prof de banlieue est un métier à risques...

Bilan sur la banlieue et... moi-même

Au cours de ma dernière année, j'eus droit à ma première inspection. Je fus donc réglementairement prévenu quelques jours à l'avance du jour et de l'heure. Ce serait le 8 novembre 1995 avec mes terminales littéraires. Je fis donc ce que font tous les profs. Je pilotai avec finesse la progression de mon cours dans la classe avec laquelle je serai inspecté, afin que l'inspection porte sur un point que j'aurai ainsi choisi. Il suffit de freiner ou d'accélérer un peu en multipliant ou supprimant les exemples ou anecdotes qui illustrent un cours et le tour est joué. Quel intérêt si l'inspecteur débarque pendant un contrôle ? Une correction de devoir ne manque pas d'intérêt, mais lorsque l'inspecteur ne passe qu'une fois toutes les sept années, on souhaite lui montrer quelque chose de complet, de dense et surtout de significatif.

J'enseignais depuis huit ans, il était temps qu'il passe ! Je n'avais pas d'appréhension. Le cours portait sur autrui (à l'époque au programme) et nous n'allions pas tarder à arriver à une analyse particulièrement intéressante de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier. Je n'eus donc pas à tricher honteusement pour que l'inspection tombe sur quelque chose d'original et de fouillé.

L'inspectrice arriva avec le proviseur. Ce dernier me demanda si je voyais un inconvénient à ce qu'il reste. Je répondis que non (de toute façon, je crois qu'il en avait le droit) et ils s'installèrent dans le fond de ma classe. Je donnai à l'inspectrice mon cahier de textes, deux cahiers d'élèves (dont le choix m'appartenait) et commençai. Les élèves, impressionnés au début, se lâchèrent bien vite et se comportèrent comme ils en avaient l'habitude. C'est-à-dire bien. Elle resta une heure et nous discutâmes une autre. Elle passa une demie heure à me parler de l'importance du cahier de textes, me demanda d'augmenter le nombre des devoirs, et m'encouragea à continuer en m'adressant "ses vifs encouragements". La citation est extraite du rapport d'inspection que je reçus... un an plus tard ! A l'époque, je ne le savais pas, mais c'est normal. Autrement dit, c'est la norme. Je dirai juste, pour être charitable, que si nous évaluions nos élèves comme nous le sommes, les parents nous attraperaient à la sortie, et ils auraient raison !

Ma dernière année au lycée Mozart fut aussi celle d'une innovation : le bal de fin d'année. Les élèves y tenaient, ils l'obtinrent. C'était la preuve que ce lycée était un lieu où ils se sentaient bien, mais il faut bien dire aussi qu'il n'y avait rien à leur disposition, dehors, pour se retrouver et faire la fête.

Reste qu'organiser une fiesta pour tous les élèves (à peu près un millier), et rien que pour les élèves, se révéla plus dangereux que prévu. Les jeunes des quartiers n'étaient pas invités, la nouvelle proviseur estimant qu'ouvrir sur l'extérieur était impossible. Objectivement, nous autres qui étions là depuis quelques années, comprenions ses réticences de nouvelle arrivante. Comment faire le tri entre ceux qui se comporteraient bien et ceux qui en profiteraient pour dévaliser jusqu'aux laboratoires de sciences, repartir avec nos extincteurs et accessoirement faire le coup de poing ?

Nous avions réussi à avoir de l'autorité sur nos élèves, mais nous n'en avions pas sur ceux qui, justement, regardaient nos élèves comme des privilégiés, eux qui avaient été éjectés du système et qui lui gardaient parfois rancune.

J'avais convaincu la proviseur de s'attacher, pour la soirée, les services de Momo dont j'ai déjà parlé. Elle accepta et ne le regretta pas. Mais ce qui devait arriver, arriva. Une soirée dansante au milieu des cités, mais interdite aux jeunes des cités : nous comprîmes assez vite les limites du concept ! Une cinquantaine de jeunes est arrivée. Ils voulaient rentrer. On ne pouvait pas prendre le risque. Je revois la proviseur, dans le petit bocal de la loge vitrée, à l'entrée. Elle découvrait, tout à coup, non pas un lycée de banlieue, mais la banlieue. Les gars s'énervaient. Ca devenait tendu ! Nous ne voulions pas appeler la police (une fête sous protection policière, c'est déjà moins la fête), alors, avec Momo, nous sommes sortis parlementer. Je n'en menais pas large, mais j'avais, pendant mes années étudiantes, fait le videur, le temps d'une soirée étudiante (c'était bien payé) et j'avais pu constater que les choses s'étaient vite gâtées, lorsque avec un copain (pas plus videur que moi), nous avions fait l'erreur de protéger la soirée d'une intrusion de types non conviés, en nous barricadant derrière la porte. Cette erreur avait sonnée comme le signal d'un sauve-qui-peut et les gars avaient chargé.

Nous sommes donc sortis avec Momo pour bien montrer que les ponts n'étaient pas coupés, que nous n'étions pas barricadés et que la porte n'était pas une muleta de torero. Momo en connaissait beaucoup. Il leur a expliqué le coté lycéen de la soirée. Je leur ai dit qu'on n'était pas assuré pour laisser des gens extérieurs participer à une soirée de lycéens. J'ai tenté le parallèle avec une manifestation sportive à laquelle on ne peut pas venir sans être inscrit. Bon ! On a fait au mieux, mais c'est vrai qu'ils entendaient la musique, devinaient l'ambiance et se sentaient, une fois de plus, exclus. Ca n'a pas tenu longtemps. Un jeune a manqué de respect à Momo et ça s'est réglé à coups de poing. Nous sommes rentrés, avons refermé la porte. C'était le signal. Ils ont chargé, arraché des montants en fer de la porte, cogné sur le verre incassable. C'était Fort Chabrol. La proviseur a appelé les flics. La fête a continué de se dérouler, mais on avait perdu notre pari.

C'est à ce moment-là que je me suis dit que si des gars comme Momo, qui avaient grandi dans les cités, encadré les mômes, en étaient arrivés à faire le coup de poing, un point de non retour était passé. Je ne dis pas que tous les jeunes des cités ne rêvaient que de guérilla, mais que parmi ces jeunes, il y en a un faible pourcentage (que je ne saurai pas chiffrer avec précision) avec qui la discussion n'était plus possible. Constat terrible pour un prof, forcément humaniste.

Quelle était la solution, alors ?

Ne pas stigmatiser tous les jeunes de banlieue, comme on l'a trop fait. Au contraire, encourager ceux qui se donnaient du mal pour s'en sortir. Donner envie à un maximum de gamins et isoler ainsi les irréductibles qui se nourrissent de l'amalgame pour surfer sur un sentiment identitaire, communautaire, et recruter plus facilement. Bref, il fallait donner un maximum de perspectives à ces gamins. Il faut bien avouer que nous avons échoué, puisqu'en 2008, Bourdieu a encore raison : les inégalités sociales se transforment encore en inégalités scolaires (le taux d'enfants de milieux défavorisés dans les grandes écoles est même plus faible qu'il ne l'était en 1964, lorsque son ouvrage Les héritiers est paru).

La discrimination positive est un concept dont on trouve déjà la trace chez Aristote ("Il y a autant d'injustice à se comporter avec inégalité vis-à-vis de personnes égales, qu'à se comporter avec égalité vis à vis de personnes inégales", Éthique à Nicomaque), mais lorsque le directeur de Sciences Po Paris a décidé de mettre en place une voie d'admission réservée aux excellents élèves de banlieue, les "héritiers", élèves de cette prestigieuse école, ont attaqué leur directeur devant le tribunal administratif4 !

J'ai donc fait mon pot de départ chez Kamel avec quelques collègues et élèves. Je ne quittais pas mon lycée, mais la vie parisienne. Nous avions épuisé, ma femme et moi, les charmes de la capitale et puis, nous avions deux enfants et il nous semblait que Paris n'était pas la bonne ville pour les élever. Nous partions donc vers Toulouse (découverte à l'occasion de ma soutenance de thèse) et je quittai mon lycée de Banlieue, le coeur gros.

Le dernier jour, je suis parti prendre un dernier verre au "Forum Café", le bar de Kamel avec deux élèves qui m'accompagnaient comme on raccompagne sur le quai de gare un copain qui part loin. L'une d'elles, Geneviève, n'était pas une de mes élèves, mais avait, je crois, envie de me dire au revoir. Nous avons discuté de tout ce que nous avions fait, de ce qu'elle avait envie de faire. C'était très sympa. Grâce à elle, je suis parti en douceur.

Je devais la revoir, quelques années plus tard, à un moment et surtout en un lieu où je ne m'y attendais pas du tout. Je mariais mon frère aîné (le principal-adjoint travesti d'un jour) et nous étions dans le salon d'honneur de la Mairie de Montreuil. L'adjointe au maire est entrée. C'était Geneviève ! On s'est reconnu. On n'avait pas beaucoup de temps, mais on a pris tout de même celui de se donner des nouvelles. Elle était donc devenue adjointe au maire, responsable du service de l'enfance et elle rayonnait.

Etre enseignant, c'est semer longtemps et profond. Ce jour-là, il m'a été donné de récolter, une fois encore...


(1) Je sais, depuis lors, ce que valent les discours des ministres déclarant avec force que la réforme de l'Éducation nationale n'est pas une question de moyen. Dédoubler les classes de langues, cela a un coût. Oh ! Cela ne réglera pas tous les problèmes du système, mais cela permettrait certainement à l'enseignement des langues vivantes (pour les langues mortes, il n'y a malheureusement plus assez d'élèves pour qu'on les dédouble) de se faire dans des conditions dignes et efficaces. Cela permettrait par la même à la France d'arrêter de se battre la coulpe à chaque classement européen sur l'enseignement des langues.

(2) L'introduction de cet enseignement remonte, je crois, à 1984. C'était une promesse mitterrandienne. Une de celle que la gauche a tenue...

(3) Ici, un éclairage est nécessaire pour bien comprendre l'indigence scandaleuse du système. On aurait pu croire, et les parents le croient parfois, que dans un établissement de banlieue, l'assistante sociale, dont le nom apparaît sur la plaquette en papier glacé du lycée et qui est fournie aux parents, est en poste en permanence dans l'établissement. Il arrive même que le bureau qui lui est dévolu (lorsque les mètres carrés ne sont pas trop comptés), avec son nom et sa fonction sur la porte, renforce cette illusion parentale. Mais la réalité est malheureusement plus misérable. Membre du CA, j'avais pu connaître l'exacte réalité de la charge que les assistantes sociales scolaires portent. Nous étions en Seine-Saint-Denis, et notre assistante sociale était sur douze établissements (soit près de douze mille gamins !), lorsqu'il en aurait fallu une à plein temps sur chaque établissement ! Autant dire qu'elle ne pouvait se déplacer que lorsque les cas étaient tellement graves qu'il était bien souvent trop tard. Les experts ministériels, les professionnels de la calculette ont vite fait de calculer ce que coûterait une assistante sociale et une infirmière par établissement, mais, curieusement, ces forts en maths ne calculent jamais ce que coûte à la société le gâchis humain généré par ces économies. Oh ! Il ne s'agit pas de se lancer dans une discussion philosophique sur la valeur d'un être humain, sa dignité bafouée, la corrélation entre la valeur d'une société et l'attention qu'elle porte aux plus faibles de ses citoyens. Non ! Je sais à qui je m'adresse. Je parle donc des coûts induits par ce gâchis, par cette non-assistance à personne en besoin. Je raisonne au niveau qui est le leur : l'argent public. Pourquoi ne calculent-ils pas, eux qui passent leur temps à calculer, ce que coûte à la collectivité une Sandrine à qui l'on ne tend pas la main ? En bons contrôleurs de gestion, ils devraient être capables d'intégrer dans leurs calculs le coût d'une année scolaire gâchée et qu'il faudra redoubler, le coût d'un diplôme qu'on n'aura pas obtenu parce que c'était trop le bazar dans sa vie, les aides sociales qu'il faudra bien octroyer pour finir ! Sans parler des coûts supportés par le mobilier urbain induits par une violence-boomerang qui finit par faire payer cette absence de prévention...

(4) On se dira peut-être que si ces élèves étaient vraiment excellents, ils auraient réussi le concours, et cette différence de traitement était injuste. Je dois donc, ici, expliquer le concept bourdieusien de "capital symbolique". De quoi s'agit-il ? Tout simplement de ce que le système scolaire évalue, sans le savoir, et, surtout, sans jamais l'avoir enseigné. De quoi parle-t-on précisément ? De toutes ces compétences qui s'acquièrent par simple immersion dans un milieu social stimulant, sans mal et sans fatigue, juste en étant né au bon endroit. Ainsi, la culture générale ne s'enseigne pas, mais est hautement requise dans les concours prestigieux. Ainsi, l'aisance à l'oral s'acquiert plus facilement lorsqu'on est sollicité dans son milieu familial, lorsque l'enfant est invité à raconter sa journée, commenter l'actualité, s'exprimer, tout simplement. Mais quelle actualité, lorsque la presse ne pénètre pas la porte familiale ou lorsque la télévision est tournée dans le sens de la parabole ? J'ai eu quelques excellents élèves en banlieue, mais ils n'allaient pas souvent au théâtre et leur culture était celle et uniquement celle que leurs donnaient leurs professeurs. Quel est le problème ? Ils n'étaient pas à égalité, dès qu'il y avait concours, avec ceux qui, en plus, bénéficiaient d'un apport culturel supplémentaire et parental !

Télécharger l'article