Revue

Hommage international à Matthew Lipman

Avec les contributions de M.-F. Daniel, M. Sasseville, P. Lebuis, M. Gagnon, A. Richard, G. Talbot, C. Sait-Cyr, C. Audrain, M. Savard (Québec), N. Decostre, M. Voisin, H. Schidlowsky, M. Desmets (Belgique), N. Frieden, E. Loison-Apter (Suisse), E. Auriac, G. Geneviève, V. Delille, E. Chirouter, J.-C. Pettier, M. Tozzi (France), W. Kohan (Brésil), J. Oyler (USA).
Pour souligner la dimension internationale de son oeuvre, nous publions deux biographies complémentaires de l'homme, en espagnol (W. Kohan) et en anglais (J. Oyler).
On trouvera par ailleurs un hommage international complémentaire avec de nombreuses contributions dans la revue Chilhood and philosophy : http://www.periodicos.proped.pro.br/index.php?journal=childhood&page=issue&op=view&path%5B%5D=44

Marie-France Daniel, professeure titulaire, Université de Montréal (Québec)

Je terminais une maîtrise en philosophie à l'Université de Montréal lorsque j'ai découvert les ouvrages théoriques et pédagogiques sur la Philosophie pour enfants. Ce fut le coup de foudre ! J'ai décidé de m'inscrire à une maîtrise en Enseignement de la PPE, au Montclair State University, avec Matthew Lipman. On était en 1986. Et je le percevais alors comme un "monument", c'est-à-dire un penseur de génie qui avait poursuivi les idéaux de Socrate et de Dewey et conçu un programme complet de Philosophie pour enfants.

C'est en travaillant avec lui que j'ai pris conscience de la dimension humaniste du personnage : il avait choisi le développement de la pensée des enfants plutôt que la gloire personnelle et le respect de ses pairs-philosophes.

Et c'est au fil des années que j'ai découvert l'homme : simple (il aimait qu'on l'appelle Mat), érudit (il a fait des études doctorales à la prestigieuse Université Columbia et un post-doctorat à la non moins prestigieuse Sorbonne), cultivé (il était passionné par les arts, l'opéra, la poésie...), rieur (il s'esclaffait en écoutant des dessins animés à la télé), généreux de son temps (malgré un agenda chargé, il s'empressait toujours de répondre à mes demandes, m'écrire une lettre de référence, une préface de livre, etc.) et ouvert d'esprit (quand mes résultats de recherche divergeaient avec ses propres théories - i.e. sur la pensée critique -, il souriait, disant que c'est la différence qui fait avancer les idées).

C'est cette différence que j'ai constamment tentée de cultiver dans mes travaux de recherche et dans mon enseignement : non pas reproduire intégralement le programme de Lipman ni le corroborer à tout prix, mais innover, ouvrir des avenues non explorées (philosopher sur les mathématiques, PPE et prévention de la violence...), élaborer des outils théoriques (représentations des émotions, typologie des échanges, pensée critique dialogique...) qui permettent d'en évaluer objectivement les forces et les limites, et de comprendre les processus développementaux des enfants qui philosophent.

Matthew Lipman a réussi à influencer l'éducation. Grâce à son acharnement et à la qualité de ses travaux, des millions d'enfants "philosophent" en une vingtaine de langues, dans une cinquantaine de pays répartis sur les cinq continents. Chapeau, Mat!

Michel Sasseville, professeur de philosophie à l'Université de Laval (Québec)

Ma première rencontre avec M. Lipman remonte à 1985. Depuis ce temps, je n'ai eu de cesse de vouloir approfondir son intuition et son approche. Ayant eu la chance de travailler avec lui à plusieurs reprises, j'ai pu accompagner un homme dont la culture philosophique n'avait d'égal que son souci de la partager, jamais de l'imposer.

Ma rencontre avec M. Lipman a été déterminante dans ma façon d'enseigner la philosophie. Depuis 1985, je n'arrive plus à enseigner autrement que par le biais de la communauté de recherche. Il y a trop de plaisir à voir et à entendre des personnes penser par et pour elles-mêmes. Ce que j'ai appris de ce philosophe, c'est que si l'on fait confiance aux personnes que nous rencontrons (peu importe l'âge), et que nous créons des conditions pour qu'elles puissent penser ensemble, dans un contexte où la confiance mutuelle est le tissu de la rencontre, nous ne sommes jamais déçus.

Et il en est ainsi lors de mes conférences. J'essaie de les prononcer sous le mode de l'histoire et d'y introduire un moment où les personnes de l'assistance pourront dire, avec confiance, ce qu'elles pensent. Grâce à M. Lipman, comme disait Montaigne, je n'enseigne plus, je raconte. Et les gens aiment les histoires. En somme, il m'a montré que si la vérité existe en philosophie, elle est là où l'infini se retourne sur lui-même. Très long chemin à parcourir. Chemin faisant, le mieux qui puisse nous arriver, aurait peut-être dit M. Lipman, c'est de partager le sens que nous donnons à ce qui se passe.

Sur un plan plus personnel, M. Lipman aura eu aussi une grande influence. C'est que la pratique de la philosophie en communauté de recherche permet le développement d'un ensemble de dispositions (de vertus auraient dit les grecs) qui enrichissent la qualité des rapports que nous pouvons entretenir avec d'autres êtres humains : écoute, respect, coopération, empathie, courage... Jamais parfaitement intégrées, ces dispositions permettent de vivre plus en paix avec soi-même et les autres, quel que soit le contexte de la rencontre.

M. Lipman n'a eu de cesse de répéter une chose qui me semble résumer l'ensemble de son oeuvre : l'objectif premier de l'éducation doit être de développer les outils permettant de penser - et de penser par nous-mêmes. Et, à ses yeux, la philosophie doit être vue comme le meilleur et le plus utile des moyens pour y parvenir. Son travail aura permis de montrer la voie et de comprendre comment la philosophie peut être redessinée dans son enseignement afin qu'elle soit à la fois utile et à agréable pour les enfants. À nous maintenant, pour qui le souhaite va sans dire, d'approfondir les possibles qu'il nous a légués.

En terminant, je tiens à remercier Michel Tozzi qui a pris soin d'organiser cet hommage collectif.

Pierre Lebuis, professeur au Département d'éducation et pédagogie, Université du Québec à Montréal (Québec)

J'ai rencontré Matthew Lipman pour la première fois en février 1985 lors d'un colloque organisé à l'Université du Québec à Montréal par une équipe de recherche qui examinait les effets de différentes approches de l'éducation morale sur le développement du raisonnement moral et du jugement chez des enfants du primaire. À ce titre, l'équipe s'intéressait depuis quelques mois aux travaux de Lipman, mais sa participation au colloque a eu un impact majeur sur l'orientation future des recherches de l'équipe, pour qui l'approche de la Philosophie pour enfants a constitué pendant une quinzaine d'années le cadre de référence à partir duquel diverses expérimentations ont été menées en milieu scolaire québécois, suscitant de nombreuses autres initiatives dont plusieurs se sont alimentées aux travaux de ce noyau initial et dont certaines se poursuivent encore.

Pour ce colloque de février 1985, Matthew Lipman nous avait fait parvenir un texte au titre évocateur, car il résume bien, pour le domaine de l'éthique, la perspective fondamentale qui traverse l'approche de la Philosophie pour enfants : "Ethical Inquiry and the Craft of Moral Practice" (que nous avions alors traduit "Le raisonnement éthique et le métier de la pratique morale", négligeant dans le titre la dimension "recherche" et "investigation", si centrale dans l'approche de Lipman). Ce qui m'a particulièrement frappé lors de ce colloque, c'est que Lipman, évitant de se référer explicitement à son texte, nous a en quelque sorte placé en "communauté de recherche" pour ouvrir le dialogue avec l'ensemble des participants dans un jeu de va-et-vient entre les points de vue des uns et des autres autour de certaines idées directrices soumises par Lipman à la discussion générale.

Ce climat fait de recherche rigoureuse et d'attention aux personnes, j'ai pu le retrouver dès l'été 1985 quand j'ai participé à une session de formation de trois semaines animée par Lipman et sa collaboratrice Ann Margaret Sharp. Ce qui m'a alors frappé, et qui ne s'est pas démenti par la suite, c'est combien Lipman ne considérait pas son travail comme une oeuvre achevée, mais demeurait lui-même critique et en recherche par rapport à ce qu'il avait produit. Je me souviens, entre autres, d'une séance où il se questionnait sur la portée d'un exercice, soulevant avec humour les limites de l'exercice et se demandant ce que l'auteur avait voulu faire ; on aura compris qu'il en était lui-même l'auteur.

Dans les années qui ont suivi, j'ai pu approfondir certains aspects fondamentaux de la pensée et de la pratique de Lipman dans diverses activités de formation et de recherche, cherchant à les intégrer dans une réflexion didactique sur la formation à l'éthique. Trois expressions peuvent servir à condenser ici ce que je dois à Lipman en cette matière : pratique du dialogue, sensibilité au contexte, jugement qui s'appuie sur des critères. Relisant aujourd'hui son texte de 1985, j'y retrouve cette toute dernière phrase qui exprime si bien le sens de cette formation : "La recherche éthique réconcilie la compétence éthique, l'autonomie et le sens de la collectivité".

Au fil des ans, j'ai retrouvé Lipman à de nombreuses occasions. Je ne me rappelle plus quand nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois, quelque part sans doute à la fin des années 1990. Mais j'entends encore son habituel "Oh! Hi! Pierre", si chaleureux, avec sa façon si particulière de prononcer mon prénom. "Bye! Mat. It was so nice to meet you".

Gilbert Talbot, professeur de philosophie à la retraite, Saguenay (Québec)

J'ai connu Matthew Lipman lors d'un colloque de philosophie organisé dans le cadre d'un Congrès de l'Association Canadienne Française pour l'Avancement des Sciences (ACFAS), à Montréal, en 1986. Les programmes de philosophie pour enfants eux étaient en marche depuis le début des années 70, aux États-Unis. J'ai tout de suite aimé l'approche de Lipman qui rejoignait et améliorait ce que je tentais de faire déjà dans mes cours collégiaux de philosophie, c'est-à-dire transformer la classe en une communauté de recherche. J'avais déjà l'idée de partir des questions des élèves pour établir une discussion philosophique. L'approche de Lipman y ajoutait un roman à lire en classe au préalable et une manuel contenant des exercices et des plans de discussion. Il me procurait ainsi des outils extraordinairement riches, que je me suis employé par la suite à adapter au contexte des cégépiens québécois. J'ai fait ma maîtrise puis mon doctorat en philosophie pour enfants. Je me suis aussi joint à l'équipe des "coaches" de Mendham, où j'ai eu la possibilité de discuter avec lui régulièrement, suivre le développement de sa pensée et voir naître les programmes pour les plus jeunes : Kio et Augustine, Elfie et finalement Nous. Je crois que l'essentiel qu'il m'a apporté au cours de toutes ces années, c'est cette ouverture à la fois sur l'esthétique et sur une éthique de la compassion, ce que j'ai appelé dans ma thèse de doctorat : son esthétisme socratique. Aujourd'hui, je suis à la retraite, mais je continue à faire de la philosophie en communauté de recherche dans le cadre d'un café-philo chez moi à Chicoutimi. Je me rends compte ainsi que l'approche américaine de Matthew Lipman se marie fort bien avec l'approche française des cafés-philos, initiée par Marc Sautet.

Catherine Audrain, directrice générale de La Traversée1 , Québec

Matthew Lipman nous a quittés. Même si, depuis les quelques dernières années je savais que cela approchait, la maladie l'ayant atteint, la réalité fait oeuvre de tristesse.

Nos premières rencontres ont été marquées par l'écriture. À travers notre correspondance, je prenais soin de bien choisir les mots et les cartes les plus significatives. C'était au tout début de nos travaux à la Traversée. Et puis enfin, nous nous sommes rencontrés à son bureau près de New York. Avec humour, il m'a appelé Catherine Deneuve, de par mon prénom et mon accent français très fort à l'oral, surtout en langue anglaise.

Nos dialogues étaient empreints de sollicitude et de nos sentiments et désirs partagés, de donner aux enfants les plus affectés par la violence, cet espace essentiel qu'est la pensée. Espace vide parfois, figé bien souvent, que les mots délient petit à petit. Les mots qui se mettent en mouvement par cet exercice de l'esprit devenu ludique et bienfaisant. L'enfant se met à placer chaque mot de son casse-tête, et découvre le plaisir de ressentir "qu'il est en vie en embrassant la vie des autres". Et pour ceux qui n'ont pas eu à passer par le trauma de certains évènements de leur vie, comme les enfants que nous rencontrons chaque jour à la Traversée, ceux-là récoltent aussi ce plaisir de se connaître et se reconnaître à travers les autres.

Lorsque j'ai présenté à Monsieur Lipman toutes ces lettres d'appui provenant de ministres fédéraux et provinciaux et de personnalités canadiennes et québécoises de diverses institutions, lettres que nous avions récoltées pendant les années préparatoires à l'implantation de notre programme de "Prévention de la violence et Philosophie pour enfants", c'est alors qu'il m'a dit "Vous accomplissez mon rêve". Prévenir la violence par la philosophie pour enfants, devenait de plus en plus évident et tangible. Nous étions très émus lui, Ann Margaret Sharp et moi. Oui, Ann Margaret Sharp était là aussi... et elle n'y est plus également. Ils sont partis ensemble, durant l'année 2010, et ils resteront dans ma mémoire, gravés en lettres de feu.

Mathieu Gagnon, professeur au Département des sciences de l'éducation, Université du Québec à Chicoutimi (Québec)

J'ai pris connaissance de la pensée de Lipman à la fin des années 90, alors que j'étudiais la philosophie à l'université. Pour moi, ce fut une véritable révélation au coeur de laquelle se retrouve son idée de communauté de recherche philosophique (CRP). Travaillant à partir de diverses approches pédagogiques (apprentissage par problèmes, ilôts de rationalité), je demeure persuadé que la CRP est la plus puissante. Elle nous engage à l'intérieur de processus complexes et holistiques de construction de sens articulés autour d'expériences cognitives, affectives et sociales authentiques. L'une des richesses de la CRP réside dans les multiples renversements qu'elle met en route dans nos rapports à l'apprentissage, à l'enseignement, aux savoirs, à soi, aux autres, au monde... Pour moi, il s'agit d'un excellent moyen non seulement d'entrer dans la complexité, mais aussi d'apprendre à composer avec elle et d'en apprécier toute la portée. Dans le cadre de mon enseignement universitaire, malgré la présence plus marquée de contenus prescrits, je m'inspire constamment de l'esprit de la CRP afin d'engager mes étudiants dans des réflexions critiques (notamment dans une perspective épistémologique) sur les concepts et théories étudiés. En ce sens, la manière dont Lipman envisage le questionnement en CRP constitue l'une des pierres d'assise de mon intervention éducative. Je me plais souvent à citer cet impératif de Marcel Savard, qui témoigne bien de ma vision de l'enseignement et qui découle directement de la pensée de Lipman : "Éveiller avec des questions, plutôt que d'endormir avec des réponses" ! La CRP est bien plus qu'une approche pédagogique, elle est un mode de vie. C'est pourquoi son esprit me guide non seulement en classe et dans ma vie personnelle, mais également et surtout en famille, avec les enfants. La liberté et l'autonomie qu'ils y gagnent sont d'une valeur incommensurable !

Arsène Richard, professeur à la retraite de l'Université de Moncton (Québec).

Notre humanité a eu et a toujours besoin d'un homme de la stature de Matthew Lipman. En reconnaissant sa culture, son appréciation de la philosophie et de son histoire, nous pouvons volontiers le situer dans une classe à part. Ses dispositions culturelles l'ont habilité à générer cette intuition généreuse voulant que la philosophie peut s'enseigner et même devrait être présentée à des niveaux pré-collégiaux et pré-universitaires. Cette intuition ne l'a jamais quitté ni trahi, de même que les milliers de gens qui l'ont suivi.

Il s'est rendu compte que des centenaires de réflexion n'ont jamais dépassé l'approche socratique fondamentale : la méthode socratique. Il l'a conservée comme approche focale de sa philosophie et de ses programmes. En suivant ses traces, nous pouvons anticiper un progrès assuré en éducation et dans l'enseignement même de la philosophie.

Comme on a déjà dit que la vérité commence à deux, de même la philosophie jaillit du dialogue. Nul n'est une île, dit-on. De la même façon aucune philosophie n'est jamais sortie du bleu. Ne serait-ce pas là le modèle de toute croissance humaine, de la philosophie et des diverses entreprises éducatives ?

Certains prétendent que les questions sont plus importantes que les réponses. Or en adoptant la méthode socratique, l'approche philosophique de Lipman s'ancre justement dans l'entreprise de questionner. C'est ainsi que Socrate a ouvert la voie libératrice de l'ignorance en quête de vérité. S'il y a des réponses approximatives, relatives ou encore définitives, elles ne peuvent se trouver qu'au terme de la voie interrogative.

Mes contacts avec M. Lipman lui-même et son associée Ann Margaret Sharp, ont produit chez moi une impression profonde et permanente en modifiant l'approche de ma carrière professionnelle. Je demeure convaincu jusqu'à ce jour que la philosophie devrait occuper une espace notoire et plus considérable dans les programmes scolaires et universitaires. Ce serait le moyen le plus sûr de garantir une succession de citoyens capables d'une pensée critique et autocritique. Car il s'agit là d'une recherche du fondement, du bien-fondé des nos pensées et actions.

La vie humaine sur notre planète peut et doit être modifiée. C'est là notre mission !

Marcel Savard, Programme de Philosophie pour enfants, Faculté de Philosophie, Université Laval (Canada)

Lipman n'est pas hors du commun pour avoir fait mieux ce que la plupart faisaient bien ; mais pour avoir bien fait ce que pratiquement personne n'avait jamais fait avant lui : concevoir, produire et diffuser une interprétation concrète des avertissements du Phèdre de Platon.

Certes, l'histoire a fourni de grands noms comme autant d'échos des désaveux et avertissements que Platon formule au sujet du psittacisme. Montaigne et Valéry, pour ne mentionner que ceux-là, esquisseront à grands traits la forme que prendrait l'enseignement qui refuse de se substituer au jugement personnel de l'étudiant. Lipman sera le seul à forger de toute pièce un curriculum et une pratique pédagogique qui transformera en action ce qui se limitait à l'esquisse. Je crois qu'il faut remonter à Socrate pour voir un tel exemple. Davantage que l'écho de Dewey ou de Platon, Lipman s'est fait l'architecte d'un nouveau paradigme doté de l'efficacité de l'exemple donné. Il est en cela unique.

Valéry signale que les étudiants racontent que la loi de Carnot est une colle. Il ajoute que les mots des étudiants sont les mots les plus justes pour décrire les maîtres. Ce sont ces mots que j'utiliserai pour affirmer l'originalité de Lipman.

Je les puiserai dans ces propos que les étudiants tiennent librement à la fermeture des ateliers.

Je garde le souvenir ému de cet étudiant qui se déclarait agacé par les ateliers. Ce chef de personnel, en congé de perfectionnement, n'avait que faire d'un cours qui n'apportait rien à sa carrière. Il ne quittait pas le cours parce qu'il était hors délai pour l'abandon de cours sans pénalité. Sans le savoir, il venait de disposer le germe d'une manifestation éloquente des résultats des ateliers Lipman.

Le germe bourgeonna dès le premier atelier de la seconde fin de semaine. Il s'empressa alors de nous faire le récit d'un récent repas familial. Il en signalait la simplicité, la jovialité et le sérieux. Il conclut son histoire sur la petite question posée par son épouse lors du tête-à-tête qui suivit. Celle-ci cherchait à comprendre d'où il tenait cette nouvelle disposition à si bien écouter les enfants. Le chef de personnel avoua qu'il ne sut pas très bien que répondre. Un long entretien avec son épouse mit en évidence que cela lui venait de la première fin de semaine d'ateliers de philosophie pour enfants. Ce dont il parla d'abondance, d'ailleurs, durant toute la fin de semaine qui suivit.

Ce qui m'impressionna alors, c'est la discrète efficacité de Lipman. La transformation s'opère d'abord à l'insu de l'étudiant, se révèle ensuite par quelque événement déclencheur, pour devenir l'objet d'une exploration ultérieure. Ainsi surgissent les paramètres de base d'une pensée dynamique, sous l'effet de l'action discrète de la communauté de recherche philosophique.

À l'Université Laval, la Faculté de philosophie s'est engagée assez tôt dans la réflexion sur l'enseignement. Ainsi, les travaux de Lipman y furent signalés dès le début des années soixante-dix. Un maître de l'époque disait alors que la question n'était pas de savoir si les ateliers Lipman donnent des résultats, mais de savoir si nous souhaitons vraiment les résultats qu'ils promettent.

Il associait ainsi le sort de la philosophie pour enfant à celui de la liberté; sort bien incertain, faut-il le souligner, chez cette espèce où l'instinct de domination est le plus vieux métier du monde. M. Lipman était unique. What is the meaning of to much?

Claudette St-Cyr, Laval, enseignante, conseillère pédagogique, associée à la recherche en éducation (Québec)

En tant que conseillère pédagogique au Québec, j'ai eu le bonheur de travailler avec l'approche de la Philosophie pour enfants de Matthew Lipman pendant de nombreuses années. Lorsque j'ai appris le décès de ce grand homme, j'ai eu l'impression qu'un être exceptionnel venait de nous quitter, en nous laissant en héritage une approche pédagogique originale qui va bien au-delà d'une transmission des savoirs centrée sur un enseignement traditionnel. Il a su développer une approche signifiante par laquelle des adultes accompagnent les jeunes dans des apprentissages nécessaires à toute une humanité. Stimuler les enfants à penser, à raisonner par eux-mêmes, à dialoguer tout en se souciant de l'autre, à développer des valeurs interpersonnelles de respect et de solidarité, y-a-il oeuvre plus fondamentale dans l'éducation dispensée à des humains par des humains?

Il m'a permis de redécouvrir le monde à travers les yeux des enfants, d'avoir accès à la profondeur de leurs réflexions lorsqu'on les invite à partager leurs pensées. Et pour cette immense découverte, je le remercie!

J'ai eu le privilège de participer à une formation avec lui et Ann-Margaret Sharp à Mendham en 1987. Quel ne fut pas mon étonnement de refaire, à titre de formation, toute la démarche qu'il suggérait d'utiliser avec les enfants et ce, à partir des mêmes textes. Nous étions des représentants de 13 pays à discuter autour d'une table de ce qu'est le bonheur, l'amitié, etc. Quelle idée géniale pour créer des liens entre les peuples!

Un phare s'est éteint... Mais le chemin qu'il a éclairé demeurera à jamais une voie exceptionnelle pour le développement d'une pensée personnelle et une véritable éducation à la démocratie. Merci, Matthew Lipman, pour l'ensemble de l'oeuvre!

Nicole Decostre (Belgique)

Traductrice de Matthew Lipman en français2, je souhaite exprimer ici ma profonde gratitude pour tout ce que cela a changé, dans ma vie personnelle autant que professionnelle.

Professeure d'histoire de 1962 à 2000, j'ai toujours déploré que tellement d'étudiants se contentent le plus souvent d'une connaissance passive... C'est quand Marie-Pierre Grosjean, à son retour de Montclair en 1991, m'a offert Thinking in Education que j'ai compris qu'ils ne possédaient pas les outils de la réflexion : ils n'ont jamais appris à penser !

Je suis très heureuse d'avoir rencontré le Professeur Lipman et d'avoir pu discuter avec lui. Nous avons échangé lettres et courriels. Il m'a toujours encouragée et, comme il connaissait bien la langue française, je lui ai envoyé régulièrement des chapitres de mon travail. Je me souviens du plaisir qu'il a eu à voir vivre en français les personnages de Mark, Recherche sociale !

Ma reconnaissance envers lui vient de cette expérience magnifique qui m'a aidée à me comprendre mieux moi-même, à approfondir ma compréhension de la société, à remettre en cause ce que je croyais acquis, à réviser sans cesse mes conceptions à propos des valeurs, des concepts philosophiques. J'ai également découvert le pouvoir du travail en "communauté de recherche philosophique".

À mes yeux, la grande spécificité de Matthew Lipman, c'est que, loin de rester au niveau théorique, il a construit, avec toute une équipe, constituée notamment d'Ann Margaret Sharp malheureusement disparue elle aussi en 2010, que j'ai également bien connue et appréciée, un programme complet qui fait mon admiration, utilisable partout dans le monde, de la tendre enfance à l'âge adulte. Ce programme est idéal pour la défense de notre démocratie, pour le bonheur et le développement de l'intelligence de la jeunesse.

Marcel Voisin, Président de l'association PhARE (Belgique)

Matthew Lipman a opéré une véritable révolution copernicienne en matière d'éducation générale en se fondant sur trois principes humanistes.

D'abord, le respect de l'enfant. Il n'est pas "trop petit pour...". D'emblée, grâce à sa curiosité et à sa réflexion, il est capable de penser et même de juger. Il suffit de l'aider à perfectionner sa pensée.

Ensuite, la philosophie est un art de vivre et de construire sa personnalité dès le plus jeune âge, et non une matière, plus ou moins abstraite, qu'on assène, sans réelle préparation, à la fin du cursus scolaire. Elle ne peut se confondre avec une histoire de la philosophie aux vertus éducatives aléatoires. Elle accompagne et forme le citoyen.

Enfin, "la communauté de recherche" - ce précieux outil pédagogique de portée universelle inspiré par Dewey - est le laboratoire, non seulement du perfectionnement du jugement, mais aussi de l'expérience démocratique qui, ainsi vécue, fortifiera de façon définitive la citoyenneté dont nos sociétés ont tellement besoin.

Fort de ces idées généreuses, le philosophe Matthew Lipman a eu le courage et la modestie de s'appliquer, avec ses collaborateurs, à construire et à expérimenter un programme qui puisse aider tous les enfants du monde à devenir vraiment humains. C'est rare ! Cela mériterait un Prix Nobel de l'Éducation...

La rencontre d'une telle personnalité, d'un philosophe si concret et d'une pensée d'une portée aussi incommensurable a profondément enrichi ma vocation pédagogique et nourri toute la dernière partie de ma vie. Elle a épanoui ma vision humaniste d'un avenir plus ouvert et digne de l'Homme.

Hélène Schidlowsky, professeur de morale à la Haute Ecole de Bruxelles (Belgique)

Il est des rencontres dans la vie qui ont valeur d'événement, ruptures fondatrices pour Badiou, "suppléments inédits qui changent le cours des choses", elles questionnent, elles transforment, elles épanouissent, peut-être... L'éveilleur est là qui, sans le savoir le plus souvent, vous ouvre à un regard différent sur votre vie personnelle, professionnelle, les deux à la fois si la chance est au rendez-vous. C'est ce qui m'est arrivé.

Le retrait du "philosophe" par rapport au monde qu'il observe manque souvent de chaleur, d'humanité pourrait-on dire. Mais lorsque le philosophe prend l'enfant par la main pour l'aider à prendre le chemin de la dignité, de l'estime de soi, de la pensée, c'est de toute l'humanité qu'il a le souci.

Tout au long de notre vie nous ne cessons de dialoguer avec notre enfance, de la retrouver régulièrement, et l'on peut dire que dans une certaine mesure Matthew Lipman m'a prise par la main. La question fondatrice de ma pratique d'enseignante en éducation morale et philosophique "comment permettre à la pensée philosophique de s'incarner dès l'enfance ?", a trouvé dans le programme de "philosophie avec les enfants" de M. Lipman un chemin extraordinaire : sa foi en l'humain, sa détermination, sa force, sa volonté de faire triompher cette foi dans un programme éducatif qui prend en compte toutes les dimensions de l'homme m'ont propulsée : j'avais trouvé l'objet de mon combat, de mon idéal pour de longues années. Ce programme était absolument précurseur ; aujourd'hui les projets et auteurs font florès. La rencontre fut intellectuelle, existentielle, humaine : il me semblait que cet être là avait compris l'Homme, le petit de l'homme et sa soif de comprendre et d'apprendre.

"L'enfant est le père de l'homme", Wordsworth

Michel Desmedt, Inspecteur de l'Enseignement de la Communauté française de Belgique (Belgique)

Exercice difficile que d'exprimer en une demi-page, l'influence que Matthew Lipman a eue sur mon itinéraire personnel et professionnel, tant son oeuvre, découverte grâce à Michel Sasseville, a modifié ma vie professionnelle et privée. Cette découverte m'a amené à consacrer une large part de mon temps professionnel d'inspecteur de l'enseignement à développer la pratique de la "Communauté de recherche philosophique".

Pour moi, l'idée géniale de Lipman, c'est d'avoir réuni les deux notions de "communauté" et de "recherche" qui ne vont pas nécessairement ensemble. Les communautés (école, église...) sont souvent des lieux très attachés aux traditions, au pouvoir. Ces lieux "traditionnels" ne sont pas directement prédisposés à une véritable recherche demandant une pensée libre, capable de remettre tout en questionnement !

L'importance accordée par Matthew lipman à la "Communauté de recherche" fait que sa méthode n'est pas seulement un moyen de développer la pensée critique, mais qu'elle permet l'émergence de la pensée attentive et de la pensée créatrice. Il ne s'agit pas simplement de penser par et pour soi-même, mais de penser par et pour soi-même grâce aux autres. La différence est essentielle, car le décentrement que demande la participation à une CRP (avant un recentrement qui doit lui succéder) est un moment très important pour la construction de la pensée et de la personne.

Comprendre le fonctionnement profondément démocratique de la Communauté de recherche de Lipman éloigne définitivement de ces débats de "café philo", où l'animateur arrive avec la question qui sera débattue, les concepts qui seront à utiliser et la synthèse qui sera donnée à la fin ! Même chose pour l'enseignement : le professeur qui transforme sa classe en communauté de recherche ne peut plus transmettre des réponses à des questions que les élèves ne se posent pas nécessairement, mais devient co-chercheur avec ses élèves d'éléments de réponse à une question choisie par le groupe.

Concernant mon itinéraire personnel, j'estime que la pratique de la "Communauté de recherche" m'a permis, me permet d'advenir comme personne plus critique, plus autonome mais acceptant l'interdépendance, plus démocrate et plus créateur. Même s'il y a encore beaucoup de chemin à faire ! Concernant mon itinéraire professionnel, j'estime qu'aborder la philosophie par le biais de la "Communauté de rechercher philosophique" ou aborder tout autre discipline scolaire par le biais de la Communauté de recherche, permet en plus de répondre à l'attente de l'école d'aujourd'hui, qui demande que l'on quitte la transmission de savoirs pour le développement de compétences.

La "Communauté de recherche" de Matthew Lipman me permet de donner plus de sens à ma vie personnelle, et permet me semble-t-il de redonner du sens à l'Ecole.

Nathalie Frieden, maître d'enseignement et de recherche en didactique de la philosophie, Université de Fribourg (Suisse)

Il y a environ sept ans, j'ai connu Lipman par les différentes écoles françaises qui sont nées de son inspiration. Cette rencontre a été pour moi enthousiasmante. Ces personnes avaient tous les aspects des pionniers : l'engagement, la foi des néophytes, la joie de se retrouver et d'en parler. Surtout ils étaient encore sous le choc que "cela marchait", les enfants philosophaient ! Les vieux profs citaient les enfants ! Pour moi qui venais de la profession rare et donc assez solitaire de didacticienne de la philosophie, je rencontrais là d'une part un collectif professionnel qui me sortait de mon isolement, et d'autre part des personnes qui s'intéressaient, comme moi, à la méthode pour faire philosopher. Ils parlaient de la formation des enfants à la discussion, des méthodes pour les amener à philosopher, du rôle de l'animateur. Ils ne parlaient presque pas de la formation des animateurs. Lipman n'en parle pas non plus. Alors qu'est-ce que je dois à Lipman et à ses descendants variés et divers, dans le domaine précis de la formation des animateurs ?

L'enfant est un petit en devenir qui change vite et tout le temps. C'est pourquoi tout travail avec lui demande de l'attention, de l'observation, et du doigté. La philosophie pour enfants s'est accompagnée dès le départ de cette vigilance. Un pragmatique tel que Lipman a analysé minutieusement tout ce qui se passait réellement pendant le déroulement des dispositifs qu'il mettait en place. Les outils qu'il a créés s'offrent à l'utilisateur comme un éventail de méthodes bien pensées. Bien qu'il n'existe pas de manuels pour la formation des animateurs, il est possible, à partir du travail de Lipman pour les enfants, d'induire des éléments de méthode pour former les animateurs. Ils peuvent suivre son observation, et apprendre à regarder les enfants avec le même regard, ils peuvent se donner des moyens de se mettre à l'écoute de tout ce qui se passe, non pas seulement pour observer mais pour apprendre à écouter les enfants, et dès lors changer de posture pédagogique. Ils peuvent apprendre à poser les questions que Lipman posait, et ainsi, peu à peu s'approprier une attitude qui est révolutionnaire pour un philosophe, amener les enfants là où ils vont, et non là où je veux qu'ils aillent. Ainsi un adulte va découvrir que, bien accompagnés, les enfants vont seuls vers des buts fascinants pour nous. Cette découverte va entraîner un changement d'attitude. Par ailleurs Lipman nous laisse une multiplicité d'exercices qu'il propose pour les enfants, mais qui nous ouvre à un grand champ de travail possible, d'inventions didactiques infinies, à créer seul ou avec d'autres collègues. Lipman ouvre un monde nouveau où enseigner aux enfants ou en didactique, devient un "faire ensemble".

En tant que didacticienne, ce que j'ai aperçu m'a modifiée. J'ai senti une grande liberté face à tous les moyens qui se déployaient devant moi, une liberté de créer et d'utiliser tout ce que je repérais. Mais aussi j'ai deviné que tous ces moyens pouvaient libérer mes futurs enseignants d'une idée sclérosée de la philosophie comme d'une matière à enseigner. Dire que la philosophie est avant tout une pensée personnelle à découvrir et l'exercer, est révolutionnaire tant pour l'enfant que pour le jeune élève, mais surtout pour le prof qui accompagne cette pensée vers une certaine liberté. Or quand le prof libère sa propre pensée, il se retrouve désorienté, perdu, peu préparé et vulnérable. Former des jeunes enseignants, c'est former une communauté de recherche où les jeunes profs puissent se retrouver pour s'épauler et s'accompagner dans leur profession. C'est donc aussi une autre façon de vivre le corps professoral. Ainsi adopter une activité comme la philosophie pour enfants, modifie, par ses méthodes, une posture à l'égard de la philosophie elle-même, ainsi qu'une façon de vivre et de travailler.

Pendant des années, M.Lipman a travaillé seul, avec le courage solitaire des pionniers. Ma reconnaissance est immense. Travailler avec lui, à partir de sa pensée, demande de continuer son travail. Et pour moi cela signifie offrir un manuel de formation issu de toutes les écoles qui s'inspirent de lui, afin d'aider le plus possible de personnes, à exercer l'animation.

E. Loison-Apter, psychothérapeute (Suisse)

Matthew Lipman, aujourd'hui disparu, représente pour moi celui qui, depuis 40 ans, a offert à tous ceux qui se trouvaient placés jusqu'alors à l'écart de la réflexion philosophique - enfants, adultes non initiés à la philosophie académique, exclus de la société - le cadeau de croire que tout un chacun pouvait pratiquer avec grand intérêt la philosophie, et celui de créer les moyens de cette pratique grâce à l'élaboration de conditions permettant un réel dialogue philosophique.

En effet, à travers le dialogue philosophique en communauté de recherche, tel qu'il l'a conçu, où se trouve prise en compte de façon pleine et entière la parole de chacun, il m'a invitée à me situer, en tant qu'être humain, à égalité avec tous les autres. Dans la communauté de recherche philosophique, j'ai pu expérimenter - enfin ! - un dialogue hors rapport de force, hors rhétorique, un dialogue dans un climat de respect, d'authenticité, de non jugement et d'empathie, permettant de la part de tous les membres du groupe un effort de recherche, d'exploration, d'argumentation, d'avancée vers des pensées mieux fondées en débusquant les préjugés, en questionnant les évidences, en entrant dans la complexité. La découverte de cette manière de pratiquer la philosophie m'a alors amenée, en tant que psychothérapeute, à explorer et à mettre en évidence des liens susceptibles de relier psychothérapie et pratique de la philosophie, en prenant comme sujet de recherche les effets psychothérapeutiques de cette pratique auprès de personnes ayant suivi ou suivant encore des traitements psychiatriques, et ayant pratiqué le dialogue philosophique en communauté de recherche.

Avoir les deux pieds dans le réel par la pensée critique, la tête dans les étoiles par la pensée créative, l'exigence de valeurs chevillée à un coeur ouvert à soi-même, aux autres, au monde par la pensée attentive, c'est ce à quoi je me suis sentie - et me sens toujours - invitée, initiée, par la démarche proposée par Lipman, démarche qui ne cesse d'être productrice de sens dans ma vie.

Je vous remercie, Monsieur Lipman, pour votre entêtement à vouloir entendre et faire progresser la pensée des enfants pour qu'ils deviennent des citoyens capables de jugements raisonnables : j'en ai aussi en tant qu'adulte particulièrement bénéficié, et ce n'est pas terminé.

Emmanuèle Auriac-Slusarczyk, enseignante-chercheure, psychologie sociale du langage, laboratoire PAEDI, Université Blaise Pascal, Clermont Université (France)

Sans l'avoir connu, j'ai été séduite. Le courage intellectuel de Matthew Lipman force à une irréversibilité. Penser est une actualité d'enfance, non un horizon d'adulte. La confrontation aux écrits de Lipman ressource celui qui pense que penser vaut le coup. Dans nos sociétés qui bafouent l'intelligence sous l'apparat d'une modernité technologique et communicationnelle, peut-être n'aurais-je pas eu le courage intellectuel de tenir bon sans le réconfort du philosophe. Creuser sereinement l'idée que parler vaut pour penser... représente un défi. Il faut faire preuve de résistance. Si les accusations absurdes ont voulu réduire l'entreprise Lipman à l'idée mal comprise du pragmatisme, puisse en ces circonstances de perte humaine l'admiration prendre le pas sur l'accusation. Aucune controverse intellectualiste ne saurait détrôner l'idée géniale de cet homme. Sa dimension humaine a garanti pour toujours la complexité qui fait de nous des êtres confrontés aux réalités du monde et non aux seules chimères nommées connaissances. Ce qui m'apparaît le plus touchant dans son expérience, c'est la concrétude de sa méthode à l'origine d'un déploiement d'outils dans le monde entier. D'homo Faber à Homo Sapiens, il a fait le pont. Quoi de plus utile qu'un homme qui se risque pour que d'autres osent. Penser représente ce qui est le plus commun et le plus compliqué pour l'homme. Il est pour moi celui qui rompt avec l'idée que l'homme doit être à distance de sa pensée. Il réconcilie l'homme à la pensée. C'est pour cela, je crois, qu'il est allé chercher la pensée au coeur de l'homme chez l'enfant. Nos enfants profiteront, je l'espère, d'une continuation de l'oeuvre, tant l'entreprise doit être saluée. Chapeau bas Matthew !

Véronique Delille, formatrice à la philosophie pour enfants (France)

Le souvenir de ma rencontre avec le travail de Lipman, c'est la découverte de multiples impensés que j'avais alors. La découverte d'abord que l'exercice de la philosophie n'a pas à être exclusivement solitaire et silencieux, qu'il peut aussi être social, joyeux, bruyant, sans rien perdre de sa complexité et de sa nuance.

Que dans ce que l'on appelle philosophie, les deux branches connexes, histoire des idées et méthodologie de la pensée, ne sont pas si indissociables qu'il y paraît, et que l'histoire de la philosophie n'a pas forcément à précéder l'apprentissage de la méthodologie de la pensée : les deux s'enrichissent l'une et l'autre, et on peut, on a le droit, cela a du sens de, commencer par l'une comme par l'autre.

Que ce qui peut tenir une personne éloignée de la philosophie ce n'est pas son âge, son niveau d'études, ses "capacités" ou ses "compétences", mais nos manières, parfois, d'enseigner ou de présenter la philosophie.

L'héritage lipmanien s'étend ainsi pour moi non seulement aux enfants, mais à tous ceux qui se considèrent ou sont considérés comme infans en philosophie. Il s'agit pour moi d'un outil dans l'actualisation d'un projet bourdieusien étendu de prévention de la reproduction sociale : mutiplier partout les formes d'excellence culturelle afin de donner au plus grand nombre la chance d'être excellent quelque part.

Désamorcer le mépris, de soi, de sa parole, de ses capacités, de l'autre, de son discours, de sa pensée, appliquer réellement le principe de charité de Quine et Davidson. Et tenter, chercher, de permettre à chacun d'acquérir les possibilités de se faire entendre, de penser par et pour soi-même et de sereinement mais réellement faire entendre cette pensée. Après tout le travail accompli par Lipman, il reste encore à faire pour que cette dernière phrase soit un état de fait.

Gilles Genevieve, animateur de l'atelier pour enfants de l'Université Populaire de Caen (France)

Comme un grand nombre d'entre nous, je ne connaissais pas personnellement Matthew Lipman. Mais ma première approche de la philosophie avec les jeunes, à l'IUFM de Caen, en 1998, sous la houlette de Marc Bailleul et de Richard Pallascio, a été marquée au sceau de sa pensée. Depuis, je m'en suis éloigné, et j'ai cessé très vite de parler de "philosophie pour enfants" pour désigner ma pratique dans les ateliers. Je voulais néanmoins rendre hommage à celui qui m'a permis, à moi comme à des milliers d'autres enseignants, théoriciens et praticiens de tous bords, d'entrer dans cette belle aventure. La philosophie avec les enfants est dans l'air du temps, et s'inscrit dans un lent mouvement de reconnaissance des enfants comme êtres humains à part entière, et comme philosophes par nature. Il s'agit, pour moi, du signe évident d'une véritable mutation de civilisation, qui nous fait passer graduellement de l'ère du dogme à celle de la pensée libre et critique. En ce sens, on aurait probablement fini par venir à ces pratiques. Mais Matthew Lipman, le premier, a su catalyser tout cela. "All things pass".

La vie continue néanmoins, selon une formule consacrée, qui nous invite, sans en avoir l'air, à consentir au réel et à persister à creuser le sillon qu'il a ouvert, tout en jouissant du pur plaisir d'exister.

Edwige Chirouter, professeur de philosophie à l'Iufm des Pays de Loire (France)

Septembre 1998 : je suis jeune professeur de philosophie, j'enseigne en lycée depuis deux ans et je viens d'obtenir un poste à l'IUFM des Pays de la Loire. J'entends parler pour la première fois de ma vie de l'existence de la "philosophie avec les enfants" et d'un certain M. Lipman. Premières réactions de doute, d'hostilité, à la limite de mépris. Je n'avais jamais imaginé qu'une telle pratique de la philosophie fût possible. Il est vrai que la formation universitaire française - en tout cas celle que j'ai reçue en classe préparatoire puis en faculté, mais je ne pense pas être un cas unique - n'évoque jamais ne serait-ce que la simple possibilité d'une pluralité du philosopher. Hors du cours magistral, de l'exposé de doctrines, d'histoire des idées, de la dissertation en trois parties et du commentaire, point de salut, point de philosophie véritable. Avec mes collègues de lycées, nous discutions de l'opportunité d'ouvrir l'enseignement en classe de première, alors à l'école primaire, l'idée vraiment ne m'avait jamais effleurée et me paraissait bien farfelue et même démagogique ! Est-ce vraiment possible, à partir de quand, comment, pourquoi et évidemment peut-on encore parler de philosophie ? Les exigences minimales pour qu'une pensée puisse être dite philosophique sont-elles compatibles avec les modes de pensée spécifiques de l'enfant marqués par la pensée magique et l'égocentrisme ?

Mais ce qui m'étonne quand même, c'est que cette idée vient d'un philosophe universitaire reconnu (donc un type sérieux !) : M. Lipman. Cela me semble bien ridicule douze ans après, mais cette caution universitaire m'a incitée, autorisée, à aller voir quand même, malgré tous mes préjugés de l'époque, ce que ce Monsieur proposait comme dispositif, et comment il justifiait sa démarche. Je me rends donc au premier colloque en avril 2001 à Paris sur "Les Nouvelles Pratiques philosophiques", où je rencontre Michel Tozzi. Je découvre dans cette communauté de recherche à la fois les mêmes exigences intellectuelles concernant la pratique de la philosophie, mais aussi la conviction que ces exigences sont le fruit d'un long cheminement, et qu'il faut saisir la curiosité des enfants pour commencer ce difficile et complexe apprentissage. Il ne s'agit de remettre en cause ni l'exercice de la dissertation et du commentaire, ni même le cours magistral sur Kant et l'histoire des idées, bien au contraire, mais d'affirmer que les compétences intellectuelles nécessaires pour réussir et donner sens à ces exercices sont à travailler le plus tôt possible. C'est une nécessité, une exigence politique, au sens le plus noble du terme, si l'on veut que cette culture, que cette richesse, soit partagée par tous. Je sors du colloque absolument séduite et convaincue, et je décide de tenter ma première expérience dans une classe de CP...

Janvier 2011. Je viens d'apprendre la mort de M. Lipman, et j'ai le coeur bien lourd. Il a changé ma vie professionnelle (et donc ma vie tout court). Je suis docteure en sciences de l'éducation. Michel Tozzi a été mon directeur de thèse. J'appartiens au comité d'organisation du colloque sur "Les Nouvelles Pratiques Philosophique" qui se tient désormais à l'UNESCO. Je mène des recherches sur la portée philosophique de la littérature de jeunesse. Et même si j'ai pris assez vite mes distances avec la "méthode Lipman" (je trouve ses romans trop didactiques, et qui se prêtent assez difficilement à une réflexivité subtile et complexe), il est pour moi un des philosophes qui aura le plus influencé ma pensée et ma pratique. Esprit ouvert, humaniste, il a montré le visage d'une philosophie vivante, joyeuse, démocratique, accessible à tous, celle que déjà célébrait Montaigne : folâtre et enjoué. Mon coeur est lourd. Merci M. Lipman.

Jean-Charles Pettier, professeur à l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres/U-PEC (France)

J'ai commencé mon travail de recherche sur l'enseignement de la philosophie à des adolescents en grande difficulté scolaire sans avoir entendu parler de M. Lipman... Lorsque j'ai commencé à rencontrer son oeuvre, elle a été pour moi source d'interrogation : pourquoi cette mise à l'écart si radicale de la connaissance des grands auteurs ?

Si, en vieillissant, la question me reste, j'ai compris dans le même temps qu'il ne fallait surtout pas y cantonner une lecture du travail de M. Lipman. Un travail d'une ampleur, d'une richesse sans égale, venant soutenir une affirmation toujours plus vraie, pour moi : la philosophie est faite pour les enfants ! À l'heure du décès de M. Lipman, cette affirmation peut paraître encore bien audacieuse et révolutionnaire dans nombre de pays et pour nombre de citoyens...Combien l'a-t-elle été au moment où M. Lipman l'a, pour la première fois de façon si radicale dans l'histoire de l'humanité, soutenue !

Pour moi, tout l'intérêt de son travail réside non seulement dans la puissance de cette affirmation éthique, mais aussi et surtout dans la somme du travail philosophique et pédagogique qui est venu la soutenir : création de supports, d'accompagnements, de formations, d'échanges... Une somme de travail qui, quarante ans après les premiers travaux de M.Lipman, se concrétise internationalement par la volonté de l'UNESCO de promouvoir ces activités...

Pour ou contre, qui pourrait aujourd'hui prétendre que la question du rapport entre enfance et philosophie ne doit pas être examinée ?

Alors, si chacun d'entre les défenseurs d'activités à visée philosophique croit voir dans l'implication de l'Unesco pour les soutenir un écho, voire une réponse, à son propre engagement, qu'il se souvienne qu'elle est d'abord le fruit du combat d'un homme au départ seul. Pour une part, je n'en suis, comme les autres, qu'un enfant aujourd'hui orphelin...

Michel Tozzi, professeur émérite à l'Université de Montpellier 3, expert de l'Unesco en philosophie avec les enfants (France)

(Ecrit et publié à la demande de Walter Kohan dans la revue Chilhood and philosophy, où l'on trouvera d'autres textes d'hommage à M. Lipman : www.periodicos.proped.pro.br/).

Je n'ai eu connaissance des travaux de M. Lipman qu'en 1998, par une institutrice motivée par sa méthode. J'avais été intéressé par les expériences en classe de 6e (10 ans) du Greph (Groupe de recherche sur l'enseignement philosophique), fondé par J. Derrida en France dans les années 1975. Mais je ne pensais pas que l'on pouvait faire de la philosophie avec des enfants très jeunes. Il est vrai que l'idéologie de l'enseignement philosophique français soutient que l'on ne peut commencer la philosophie qu'après avoir accumulé des savoirs et acquis de la maturité psychique, c'est-à dire en fin de scolarité.

Cette innovation me passionna. J'avais en effet publié une thèse : "Contribution à une didactique de l'apprentissage du philosopher", sous la direction de Philippe Meirieu, en 1992. Il s'agissait d'enseigner autrement la philosophie en classe terminale (18 ans). Serait-ce donc possible bien avant ? Je pris alors conscience de convergences entre la méthode de M. Lipman et mes propres travaux, menés indépendamment depuis une dizaine d'année : une finalité démocratique, une importance accordée à la discussion, des exigences intellectuelles dans la conduite du groupe... Et c'est ce qui m'a déterminé à engager des pratiques, recherches et formations avec de jeunes enfants. Sans M. Lipman, mes recherches n'auraient jamais pris cette orientation depuis 12 ans, et je le remercie infiniment, parce qu'il a été pour moi de ces quelques rares personnes dont l'oeuvre compte dans l'itinéraire intellectuel d'un homme.

Walter Omar Kohan (Brésil)

El último domingo de 2010, 26 de diciembre, se ha muerto Matthew Lipman, el creador de filosofía para niños. Tenía 87 años, vivía en un asilo y estaba con su salud ya bastante debilitada. En los últimos años podía trabajar mucho menos de lo que deseaba, pero lo suficiente para publicar su autobiografía (A life teaching thinking, IAPC, 2008) y para dar una entrevista a David Kennedy a propósito de la muerte de Ann Sharp ("Ann Sharp's contribution: a conversation with Matthew Lipman"), publicada en Childhood & Philosophy (Vol. 6, N. 11, 2010) (1).

Detalles de su vida pueden encontrarse en su autobiografía, escrita con honestidad y pasión. Hijo de inmigrantes del este europeo, Matthew Lipman nació en Vineland, New Jersey, pasó sus dos primeros años en Philadelphia y luego vivió su infancia en Woodbirne, una pequeña ciudad de dos mil habitantes integrada mayoritariamente por agricultores rusos inmigrantes a los Estados Unidos en el pasaje del siglo XIX al XX. La abuela paterna, rusa, de Lipman, Baba, llevó la familia para Estados Unidos, después de andar por Alemania y Siberia. En Alemania nació el padre de Lipman, Wolf, quien era maquinista, a diferencia de la mayoría de sus hermanos, que eran agricultores. Era también inventor, y patentó diversos inventos, en general, para la industria. En sus frecuentes visitas a su taller, Lipman alimentó un gusto por los asuntos prácticos que afirma haber conservado para el resto de su vida. Su madre, Sophie Kenin, de familia lituana, nació en Philadelphia y dejó de trabajar como costurera en una fábrica de ropa cuando nacieron sus hijos, con quienes hablaba inglés (con sus padres lo hacía en idish).

De sus primeros años, Lipman recuerda los frecuentes sueños por volar cuando todavía no había cumplido los dos años, su aburrimiento en la escuela, con excepción de algunas clases de literatura y el poco sentido de las lecciones semanales de hebreo en la escuela judía, que de todos modos le permitieron pasar el rito del bar mitzvah. Vio por primera vez la palabra 'filosofía' a los 19 años. Un test sugirió que debía estudiar ingeniería pero no pudo pagar los costos de la carrera. Eran tiempos de la segunda guerra: a los 20 años, después de haberse voluntariado sin éxito para la fuerza aérea por sus problemas de vista, entró en el ejército. Como militar pudo lo que su condición económica no le había permitido : estudió primero dos semestres en la Universidad de Standford en California y, una vez terminada la guerra, otros dos semestres en una de las dos universidades estadounidenses creadas en Europa, la de Shrivenham, cerca de Londres. En ese momento, ya había leído una antología con textos de Dewey y la Ética de Spinoza. El primer curso de filosofía, ya con 22 años, lo llevó a visitar la casa de Hume en Escocia y a sentir más nítidamente que ese también era su lugar. El fin de la guerra le dio algunas medallas (a las que no valora especialmente) y la posibilidad de estudiar durante cuatro años en los que Lipman se doctoraría en el lugar que tanto había deseado estar: la Universidad de Columbia en New York. Durante esos años, conoció personalmente a su principal inspirador, John Dewey, cuando este ya se había retirado de la vida académica. Su director de tesis fue Meyer Schapiro y una beca Fullbright le permitió estar dos años en París y así re-escribir su tesis, tras una frustrante defensa que le hizo sentir en la piel por primera vez las miserias de la vida académica. En ese viaje conoció a Wynona Moore, negra, con quien compartía inquietudes filosóficas y políticas y con la que se casaría en 1952 en París. El matrimonio duró 22 años. Wynona se tornaría militante del partido Demócrata por el que fue senadora en el Estado de New Jersey durante 30 años a partir de 1970.

De vuelta a Estados Unidos, Lipman fue profesor de la Facultad de Farmacia en la Universidad de Columbia. En esos años cincuenta conoció a Justus Buchler, su mayor influencia filosófica junto a Dewey. También en esa década nacieron sus dos hijos: Karen en 1959 y Will en 1960. En esa misma época, Lipman se muda a la pequeña ciudad de Montclair, en el Estado de New Jersey, muy próxima a New York donde todavía trabaja. Ve entonces el surgimiento de su interés más profundo por la educación y por la infancia, que no asocia al nacimiento de sus hijos sino a la lectura de un artículo de Hannah Arendt ("Reflections on Little Rock", en Dissent, 1959) que Lipman considera tremendamente conservador en tanto defiende el control familiar y no social de la educación y desconsidera los derechos sociales de los negros en favor de intereses nacionales. Comienza a pensar en su propia educación y en la necesidad de un cambio profundo de vida. Organiza una exitosa exposición de Arte en New York. Los diferentes desafíos que debe superar, el mundo distinto en el que debe sumergirse y la manera íntegra en que sale de él, lo hacen sentir más confianza en sí mismo. La educación se vuelve definitivamente "la" cuestión de su vida. La lectura de la experiencia escolar de Summerhill no lo impresiona profundamente, pero sí lo hace una visita a una exposición de producciones artísticas de niños y niñas de esa escuela. Comienza a especular sobre la capacidad de los niños no sólo para sentir sino también para pensar. Las revueltas en las universidades en el 68, que Lipman ve negativamente, lo hacen pensar en una necesaria y urgente reforma, teórica y práctica, del sistema educacional en todos sus niveles. Aunque estaba de acuerdo en algunas reivindicaciones - como una mayor participación estudiantil en el gobierno de las universidades - Lipman consideraba que esos movimientos significaban no una transformación de las instituciones sino su destrucción. En cualquier caso, siente que es necesario un remedio educacional en su base, se ve a sí mismo en una posición como la de Platón en los primeros libros de La República, como un legislado.

Toma forma la necesidad de crear una historia, que tanto niños como adultos pudieran leer. Lo hace en 1967: El descubrimiento de Ari Stóteles. Lipman se siente un creador, un innovador, incluso respecto de Dewey. Para Lipman, Dewey podría haber creado un currículo que llevase a la práctica su idea de la educación como investigación tomando como modelo la investigación científica. Pero no fue tan osado. El descubrimiento de Ari Stóteles era para Lipman una verdadera introducción a la filosofía, tanto para niñas y niños como para sus maestras y maestros. Cada capítulo era dedicado a una materia: la educación, la religión, el arte, cada uno de ellos conteniendo así una diferente "filosofía de...". No era un libro sobre filosofía sino que era filosofía tal y como Lipman la quería ver recreada en la vida educacional de sus lectores. En 1969 imprime una primera versión de Ari y en 1970 coordina, con dos asistentes, una primera experiencia en una escuela pública de Montclair. La experiencia, de 2 sesiones por semana de 40 minutos, durante 9 semanas, o sea, 18 sesiones en total, resulta alentadora en términos del crecimiento lógico de los alumnos, que Lipman mide mediante un test y asesoría de un especialista. Lipman se transfiere de Columbia a Montclair State, donde encuentra mejores condiciones institucionales para lanzar su proyecto. Conoce a Ann Sharp, con quien pasa a trabajar en equipo buscando el reconocimiento de la academia filosófica y dinero para desarrollar su idea y llevarla a las escuelas. En 1975 realiza el primer trabajo de formación de maestras y los resultados exigen una reformulación y muestran la necesidad de poner mucha energía en esa dirección. Al mismo tiempo, Lipman y su equipo diseñan un manual para Ari, para que pueda ser utilizado por maestras sin formación filosófica y comienza a escribir las otras novelas que irán complementando el programa. Comienzan los seminarios intensivos de formación, primero en Rutgers, y después en Mendham. Algunas intervenciones en los medios y un filme producido por la BBC dan gran repercusión al programa, primero en los Estados Unidos y luego en el exterior. Personas del mundo entero se interesan por la philosophy for children y comienza su "diseminación" en otros países, en buena parte, gracias al trabajo de Ann Sharp.

Lipman destaca aventuras impensadas, como en Nigeria y México; su encuentro con personalidades contrastantes, como Paulo Freire y Tariq Aziz, después ministro de Saddam Hussein; logros impensados, como la nominación de Profesor Honorario en su Universidad, el pedido para guardar sus archivos en la Biblioteca de Filósofos Vivos de la Universidad de Southern Illinous, Campus de Carbondale, junto a los de Dewey y otros pragmatistas; sus desencuentros y encuentros con organizaciones como la APA y la UNESCO. Narra también algunos golpes personales duros: la muerte de su hijo Will por un linfoma a los 24 años, la propia enfermedad con el avance del Parkinson, la sorpresiva muerte de su segunda esposa Teri, treinta años más joven, mística cristiana, por un inexplicado mal suministro de medicamentos. Recientemente, la muerte de Ann Margaret Sharp debe haber significado también un gran dolor. Sin dejar que termine el mismo año de la muerte de su compañera filosófica, se ha muerto Matthew Lipman en la residencia comunitaria Green Hill en West Orange, New Jersey, tal vez un poco más solo de lo que su entrega por los otros parecía merecer.

Se ha muerto Matthew Lipman. Se ha ido un filósofo y educador comprometido y coherente en llevar hasta las últimas consecuencias sus ideas, obstinado por "hacer algo", frente a un mundo injusto. E hizo nada menos que un currículo completo para que la práctica de la filosofía fuera una realidad educacional para niñas y niños. Apostó a que tan pronto como cuando entran a la escuela ya pueden filosofar. Impulso la efectiva puesta en práctica de su obra para miles de niñas y niños de todos los continentes. Dejó también una significativa obra teórica que fundamentó su programa y perspectivas sobre la educación.

En las últimas páginas de su autobiografía se pregunta si su intento ha tenido éxito. No duda en responder afirmativamente. Sostiene, que una vez instalada en los currículos de la enseñanza fundamental, la filosofía permanecerá allí por mucho tiempo, porque aunque puedan aparecer otros programas de filosofía diferentes al suyo, u otras perspectivas filosóficas además de la suya, ninguna disciplina puede hacer lo que la filosofía hace, esto es, ayudar a niñas y niños a pensar de forma crítica, creativa y cuidadosa sobre sí mismos y el mundo que los rodea. Ese es el legado de Matthew Lipman y el de su fundación, sólida y abierta al mismo tiempo, y que excede ampliamente la forma específica que diseñó y luchó para ver la filosofía practicada en las escuelas.

Por sobre todas las cosas, se ha muerto un gran tipo, una persona íntegra. Personalmente tuve la suerte y el privilegio de experimentar la inmensa generosidad, personal e intelectual, de que Lipman era capaz. Lo conocí en 1993 en uno de los cursos intensivos de Mendham. Después, fui su asistente en Montclair, mientras escribía mi tesis de doctorado por él dirigida. Era, de hecho, su primera experiencia como director de una tesis. No pudo ser más abierto y colaborador en ese proceso. Mi entusiasmo y compromiso con su idea fueron siempre crecientes, al mismo tiempo en que creció, en los últimos años, una necesidad de recrear esa idea sobre nuevas bases prácticas, metodológicas y teóricas. En eso trabajo.

Se ha muerto Matthew Lipman, el creador de filosofía para niños. Seguramente, diversos homenajes serán realizados en muchas partes del mundo. Su obra continuará siendo practicada, estudiada y discutida en el mundo entero. Y lo que, tal vez a él le resultaría más gratificante, sus novelas continuarán siendo leídas por niñas y niños en los más diversos idiomas y sus manuales seguirán siendo consultados por docentes en busca de un sentido filosófico para su práctica. Unas y otros continuarán dando lugar a las más diversas indagaciones filosóficas.

Se ha muerto Matthew Lipman y con él, un pedazo importante de la historia de la relación educacional entre la infancia y la filosofía. Una y otra están tristes, como todos los que tuvimos el gusto de conocerlo. Pero una y otra también están alegres, como también estamos todos los que a partir de Lipman las pasamos a ver de otra manera. Es que, después que él se metió en nuestras vidas, ya nada ha sido de la misma manera. Todo se ha vuelto, en cierto sentido, más infantil y, en otro sentido, más filosófico. Todo se ha vuelta más infantilmente filosófico, o filosóficamente infantil. Todo gracias a Matthew Lipman. Muchas gracias, por todo, Mat.

PD: A modo de presente de despedida para alguien único, va esta historia que me ha hecho llegar un compatriota tuyo, Jason. Creo que te gustará, porque muestra la fuerza única de la infancia para crear algo único en el mundo.

"Recuerdo también que una vez, buscando los pequeños objetos y los minúsculos seres de mi mundo en el fondo de mi casa, encontré un agujero en una tabla del cercado. Miré a través del hueco y vi un terreno igual al de mi casa, baldío y silvestre. Me retiré unos pasos porque vagamente supe que iba a pasar algo. De pronto apareció una mano. Era la mano pequeñita de un niño de mi edad. Cuando me acerqué ya no estaba la mano y en su lugar había una diminuta oveja blanca.

Era una oveja de lana desteñida. Las ruedas con que se deslizaba se habían escapado. Nunca había visto yo una oveja tan linda. Fui a mi casa y volví con un regalo que dejé en el mismo sitio: una piña de pino, entreabierta, olorosa y balsámica que yo adoraba.

Nunca más vi la mano del niño. Nunca más he vuelto a ver una ovejita como aquélla. La perdí en un incendio. Y aún ahora, en estos años, cuando paso por una juguetería, miro furtivamente las vitrinas. Pero es inútil. Nunca más se hizo una oveja como aquélla".

Pablo Neruda, Confieso que he vivido. Barcelona: Seix Barral, 2974, p. 7

Joe Oyler, Programs Coordinator, Institute for the Advancement of Philosophy for Children - (États-Unis)3

Dr. Matthew Lipman, creator of the Philosophy for Children movement and Professor Emeritus of Montclair State University, passed away on December 26, 2010 at his residence in the Green Hill Retirement Community in West Orange, New Jersey. Lipman was born August 24, 1923 in Vineland, New Jersey. He served in the U.S. Infantry from 1943-1946 in France and Germany, and was awarded two bronze stars during the Second World War. His experiences helping to liberate concentration camps in Germany is recounted in his autobiography, A Life Teaching Thinking.

Lipman studied at Stanford, Columbia, the Sorbonne in Paris and the University of Austria, earning his Ph.D. in philosophy from the University of Columbia in 1954. His dissertation, later published as What Happens in Art (1967) drew on the work of John Dewey, with whom Lipman conversed, and who complimented the dissertation. Lipman became a Professor of Philosophy at Columbia and chaired the Department of General Education at Columbia in the 1950's and 1960's, during which time he also taught at Sarah Lawrence College and the City College of New York.

Lipman's experiences teaching philosophy to college students and adult education students, and witnessing the political upheaval that took place on university campuses around the country in the 1960s, convinced him that learning to think critically, to inquire about philosophical questions and to form reasonable judgments should begin much earlier. In 1969, with the support of the National Endowment for the Humanities, he began writing his first philosophical novel for children, Harry Stottlemeier's Discovery, which was piloted in public schools in Montclair, New Jersey. In 1972 Lipman left Columbia for Montclair State College to further develop his ideas of what came to be known as "Philosophy for Children." In 1974 he established the Institute for the Advancement of Philosophy for Children (IAPC) with co-founder Ann Margaret Sharp, and for the next three decades, Lipman became a national and a world leader in the fields of critical thinking, pre-college philosophy and educational reform.

Philosophy for Children became nation-wide movement, with workshops organized in every state through the National Diffusion Network of the Department of Education. The movement also spread around the world, with local and national organizations in over forty countries, and regional associations in Europe, Latin America and Australasia. Lipman's curriculum has been translated into dozens of languages, and in 1985 the International Council for Philosophical Inquiry with Children was founded in Copenhagen.

Lipman's academic career involved teaching courses in philosophy and education, writing the world's first systematic pre-college philosophy curriculum, creating masters and doctoral programs in Philosophy for Children, conducting empirical research on children's thinking and philosophical inquiry, founding the journal Thinking, conducting conferences and professional development workshops, acquiring research grants, and writing scores of books and journal articles. He retired from Montclair State in 2001 but remained an active scholar, publishing numerous articles and interviews, and writing his autobiography, which was published in 2008

In 1952 Lipman married Wynona Moore (1932-1999), the first African-American woman to be elected to the New Jersey Senate (1971) and the Senate's longest-serving member at the time of her death in 1999. The Lipmans had two children, Will, who died in 1984, and Karen, who lives in Georgia. In 1974, Dr. Lipman married Theresa Smith, who passed away in 2006.


(1) La Traversée (Rive-Sud) est un organisme qui offre des services aux victimes d'agression sexuelle (enfants et adultes) en banlieue de Montréal.

(2) Matthew Lipman, À l'École de la pensée, De Boeck, 1ère éd. 1995 et seconde éd. 2006 ; Mark, Recherche sociale, Peter Lang, Éditions scientifiques Internationales, Suisse, 2009.
À paraître en 2011 : Lisa, Recherche éthique, Peter Lang.

(3) oylerj@mail.montclair.edu ; www.montclair.edu/iapc

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