Revue

Philosopher en ces lieux "qui donnent le plus à penser" (la maison de retraite)

Une expérience d'animation menée depuis plusieurs années en région parisienne et en province, qui montre les enjeux et fonctions du débat philo dans les Ehpad (Etablissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes).

La philosophie en maison de retraite

Il est un champ de la vie sociale, et non des moindres, où la philosophie est tristement absente, une zone existentielle proche du dernier no man's land, située en deçà de l'ultime frontière, un endroit où la conscience peut faire l'expérience métaphysique de l'au-delà du temps des finitudes : les maisons de retraite.

Ici l'on s'éteint, ici l'on meurt. Ces deux "on" anonymes font écho avec ce "je" que les résidents étaient dans la vie active, du temps où ils maîtrisaient leurs mouvements et leurs choix. "Ici règne le rien, le vide, le néant de la vieillesse !", s'angoissent ceux qui se trouvent encore hors les murs de ces lieux d'enfermement irréductible.

Autrement dit, les regards sur la vieillesse fourmillent de présupposés négatifs. Il est vrai qu'en découvrant, jeune ou en pleine maturité, un Ehpad, le contact avec ce monde de l'origine nous propulse dans une idée qui déstabilise et bouleverse nos perceptions ou notre conscience de soi... Cet univers de soin et de repos nous confronte à un phénomène à la fois originaire (vieillir), fondamental (dégradation physiologique) et inaugural (la mort comme point d'essoufflement du visible et de l'invisible).

Dans ces pages, il sera question de l'animation de débats philosophiques en maison de retraite, où le rôle de l'animateur peut s'avérer un exercice délicat ! Avec un public de personnes âgées, son discours ne peut s'appuyer sur les auteurs du répertoire universitaire sous peine d'endormir son auditoire. Et la manière dont il suscite la parole, la réflexion des participants s'avère souvent inconfortable. Or notre hypothèse, si elle est fondée, présuppose que cet inconfort intellectuel de l'animateur est le point d'origine d'une procédure de vérité.

Une idiotie philosophique ?

Rappelons pour mémoire que nombre de professionnels de la philosophie ricanent devant le besoin de sens qui s'exprime dans les cafés philo. En revanche, ce qu'ils ignorent sans doute, c'est que de ce mouvement populaire sont nées des expériences originales qui se sont disséminées dans la ville. Chaque lieu d'où émane une demande en philosophie (hôpitaux, centres sociaux, cafés des parents, etc.), aussi naïve soit-elle, ouvre un espace "qui donne le plus à penser", expression que nous empruntons à Heidegger (Essai et conférences) .

Si l'animation en maison de retraite suscite ironie et quolibets du type "Alors tu vas faire philosopher tes petits vieux !", c'est parce qu'on n'y voit qu'un passe-temps. Pour échapper au danger du seul loisir, l'animateur dit philosophe devra se métamorphoser en "questionneur" capable à la fois de lancer des problématiques stimulantes pour ces générations nées dans la première moitié du XXe siècle, tout en étant lui-même englobé dans sa propre interrogation existentielle... Par voie de conséquence, dans un tel contexte, l'enjeu de la philosophie n'est plus seulement une question de méthodologie d'animation mais un véritable engagement de la conscience de celui qui anime. Contraint d'échapper à toute pédagogie, l'animateur offre son dévouement inquiet face à l'innocence primordiale perçue dans les yeux de l'homme qui se sait désormais faillible. Et pour transformer cette angoisse existentielle de la personne âgée en acceptation, il s'avère indispensable de chercher, lors de nos débats, des formes innovantes de questionnements philosophiques.

À mesure que ces débats philo se répètent - au rythme d'un par mois - le résident apprend à porter au langage la conscience aiguë de son être historique englué dans l'ennui, la fatigue, la répétition ou la torpeur... Lorsque les mots fusent, quand les idées s'entremêlent, la vie de l'esprit reprend ses droits dans un vrai plaisir, amenant la personne âgée à "une conversion" quant à l'acceptation d'une vie très (trop !) longue et de ses conséquences. Cet exercice demande à l'animateur une finesse de perception et un réajustement de ses techniques, car il est engagé dans l'éprouvé de l'autre, confronté à l'épreuve ultime de sa propre finitude. Là se situe, nous semble-t-il, les enjeux d'une procédure de vérité suscitée par cet allongement de la durée de vie que l'on constate aujourd'hui, phénomène inédit dans l'histoire de l'humanité.

Altérité de la vieillesse - Ipséité de mon vieillir

On l'aura compris, l'animateur subit une mise à l'épreuve de son propre vieillissement. Ce qui n'est pas le cas dans un cours de philo ou un café. Même située à l'extérieur de moi, la figure du vieillard est aussi ipséité, incorporée en moi. Sa présence, sa corporéité réveillent des représentations dans le fond de mon être : celles du "vieux" que je suis appelé à devenir. Mon vieillard fait partie de moi. Il est présent en tant qu'histoire et temps, il appartient à ma subjectivité et à mon corps. Et si à supposer que, comme le prescrit Husserl, "la conscience est toujours conscience de quelque chose", comment peut-elle viser ce fantôme invisible ? Puisqu'il ne peut être objet de perception, si ce n'est dans l'altérité, chez l'autre, comment le saisir dans mon aperception ? Ces questions dévoilent un processus de défiguration-reconfiguration qui peut devenir un objet de pensée pour l'animateur.

Par ailleurs, dans ces institutions que sont les Ehpad, des populations de personnes âgées se trouvent projetées malgré elles, et sans préparation, dans un vivre-ensemble crépusculaire. Au sein de cet espace communautaire, le débat philo devient le moment où chacun peut tenter de bâtir son "habité" (Heidegger) autour du logos, dans l'infinie patience du raisonnement sur soi-même et le monde. Faire advenir à la parole cette "voix" angoissée de la dernière habitation, voilà sans doute ce qui "s'anime" de plus précieux dans nos conversations.

Enfermés dans des logiques institutionnelles, les résidents cherchent à exister face à la froide rationalité des sciences et techniques médicales qu'accompagne son terrifiant effet de "réification". Gériatrie, gérontologie, autant de termes qui inscrivent une sorte d'"arraisonnement" de la vieillesse dans les techniques médicales et des rôles sociaux prédéterminés. L'ambition de notre penser-ensemble sera de faire retentir en chacun des participants l'"appel qui invite les mortels à habiter" et qui conduit, sinon à la sagesse, du moins à la tranquillité de l'âme. Paradoxalement cela passe par des débats très gais où ironie et humour ont toute leur place.

Ce constat nous amène au rôle des Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP), qui ont permis d'apporter la philosophie dans les déserts de la pensée. Ici, ses techniques de questionnement deviennent presque spectrales, tant elles explorent les "marges"1 et les limites, contraignant l'animateur à être aux aguets, à faire le guet en guettant l'extériorité des clôtures. Et pour toutes ces raisons, nous pensons que c'est le "lieu qui donne le plus à penser".

Méta (-) physique : une question de tiret

"Métaphysique" ? Que peut bien recouvrir ce terme en ces lieux ? Il ne peut s'agir d'une théorie de la connaissance, ni même d'une dimension religieuse. Sans doute est-ce la notion d'"englobant" de Karl Jaspers qui serait la plus appropriée ! Confrontés à l'hyper matérialisme des corps dégradés par les usures du temps, nous nous débattons dans l'immanence de l'englobant. Pour s'en extraire, le débat philo sollicite l'exercice de la raison, celle qui peut amener la conscience de chacun à produire un "effort vers ce qui est ce fond nocturne et cette torpeur énorme qui est dans et sous la nature", pour reprendre les conclusions de Jean Wahl dans L'expérience métaphysique. Aussi, c'est à notre corps défendant que nous sommes comme immergés dans une méta (-) physique. Plus précisément, face à la vieillesse, le philosophe tentera d'écarteler le préfixe "méta" d'avec le substantif "physique" pour tenir une position questionnante sur le tiret "-". Et c'est sur ce tiret, dans cette séparation indicible que se trouve probablement l'idée fondamentale révélée par cette expérience en Ehpad.

Le débat philo et son public

Comment animer ce type de débat ? Pour aller vite, nous situerons deux choix contradictoires : soit l'animateur énonce des problématiques ou des références didactiques à travers un savoir surplombant, mais il court à l'échec avec ce public. Soit il anime dans cet engagement que nous venons d'évoquer en orientant son questionnement vers autrui, jusqu'à mettre en péril ses propres savoirs. Alors la discussion philosophique produit de la pensée qui retourne à la fois en soi et dans l'autre, comme un chiasme où s'entrelacent mon monde et leurs mondes, l'envers et l'endroit, l'ici et l'ailleurs...

Même si les débats philo semblent stimuler les fonctions cognitives des résidents souffrant de maladies neurodégénératives, le public se compose pour l'essentiel de personnes lucides qui ont subi une épreuve de santé, parfois une altération du langage, tout en ayant conservé une subtile conscience d'eux-mêmes et de leur nouvelle existence en institution. Durant les deux heures de ces situations discursives, chacun peut échapper à la domestication d'une fin de vie médicalisée, en affirmant par sa parole une identité reconnue par delà le fauteuil roulant, les paralysies ou le sentiment d'abandon et de dépendance.

Philosopher à corps perdu1

Au terme de ce court trajet dans ces lieux philosophiques, qu'avons-nous cherché, sinon à démontrer, du moins à dévoiler ?

Dans un premier temps, nous avons porté le débat sur le terrain des procureurs condamnant cet idiotisme. Que de ricanements suscités par une telle initiative ! Faire philosopher des personnes âgées ? Allons donc ! C'est probablement utile en terme de passe-temps d'après-midi, mais parfaitement insignifiant et donc idiot si l'on se targue de vraie philosophie. Dépassant ces critiques, nos animations sont parvenues à libérer une "parole vive" pouvant revivifier ce monde de mort et de deuil qui attend, ne l'oublions pas, un grand nombre d'entre nous.

Et puis, force est de constater que s'ouvre dans ce "philosopher à corps perdu" un nouveau défi pour les Nouvelles Pratiques Philosophiques. En effet, dans une société vouée au moi narcissique et au jeunisme, il nous semble important que les animateurs-philosophes se rendent dans ces lieux "qui donnent le plus à penser", et confrontent leurs techniques à des personnes subissant les états vulnérables de la vieillesse. Nous en sommes convaincus : les praticiens des NPP peuvent apporter des réponses spécifiques à ces situations d'urgence existentielle qui nous concernent tous. Encore faut-il avoir la volonté de conduire la philosophie vers des zones encore inexplorées !

Enfin, même si ces débats sont parfois éprouvants pour l'animateur - la mort vient chercher régulièrement des résidents auxquels nous nous sommes attachés - la philosophie se doit de dialoguer avec le corps réel, les mots ou le visage du vieillard, au travers de procédures de vérité souvent déstabilisantes. Mais c'est en dépassant notre inconfort intellectuel ou émotionnel que nous trouverons le courage d'ouvrir notre conscience, et surtout celle d'autrui, à "...l'éternelle joie du devenir - cette joie qui porte en elle la joie de l'anéantissement"2.


(1) En référence à la citation ouvrant Marges de J Derrida : " L'essence de la philosophie est précisément privée de sol (bodenlos) quant à ses propriétés particulières et, pour y accéder, si le corps exprime la somme des propriétés particulières, il est nécessaire de s'y précipiter à corps perdu (sich à corps perdu hineinzustürzen)" (Hegel).

(2) Nietzsche, Le crépuscule des idoles.

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