George Moore, un des fondateurs de la philosophie analytique, commence l'une de ses conférences de 1933-1934 ainsi : "Il me semble qu'il n'existe rien qui puisse être décrit comme la méthode de philosophie" (Lectures on philosophy, 1966, p. 191). En affirmant cela, il ne prend pas grand risque, car c'est une banalité que d'affirmer les contradictions entre philosophes. Il aurait été plus pertinent de se demander si l'on peut considérer la philosophie comme une méthode ou si l'on peut donner une définition de la méthode en général.
Peut-être a-t-il été arrêté par ce vieux problème : parler méthode, soit, mais, pour cela, il faut déjà une méthode ! On ne peut parler de méthode que méthodiquement. Il faudrait donc une méthode de la méthode, et cela à l'infini ! À peine parti, on se trouve pris dans un cercle vicieux.
Le mieux est d'avoir recours à des moyens bien connus, à des pistes reconnues par les savants, friands de mots et d'histoire ... ou par les enfants, qui préfèrent les images.
Piste 1 : l'étymologie savante. Le grec méthodos vient de odós, "chemin", et de metá, "vers". Une méthode serait une route qui part dans une certaine direction. Un trajet.
Piste 2 : l'image pédagogique. L'étymologie offre déjà une image : une méthode est un chemin. Est-ce un chemin droit ou tordu ? Simple ou complexe ? Statique (une route) ou dynamique (un cheminement) ? D'où à où ? Chacun a sa réponse. L'image la plus connue reste celle du labyrinthe, qui précise et déplace l'image de la route, pour présenter l'univers comme un labyrinthe, et la méthode comme un fil d'Ariane à l'intérieur de ce labyrinthe. On doit ces allégories, d'origine mythologique, à Francis Bacon, en 1620 : "Par sa disposition, l'édifice de cet univers est pour l'entendement humain qui le contemple comme un labyrinthe... Il nous faut un fil pour diriger nos pas : toute la voie, depuis les premières perceptions des sens, doit être ménagée par une méthode sûre" (Novum Organum, PUF, p. 70).
Piste 3 : l'origine historique. La première mention du mot "méthode", avec son sens actuel et académique, remonte à Platon, dans le Phédon (79e, 97b), vers 383 av. J.-C. Au départ, la méthode privilégiée par Platon est la dialectique selon Socrate : une technique de discussion vers le vrai, par questions et réponses.
Piste 4 : la fonction. La méthode, à quoi ça sert ? Il est de bonne méthode, même si on n'ose pas se l'avouer, de se demander d'abord : peu importe ce que c'est, voyons d'abord l'utilité, l'usage. Ici, des conflits de fond commencent à surgir, et très tôt. Aristote, Francis Bacon, Descartes, Spinoza, Leibniz, Marx reconnaissent deux catégories de méthodes : d'une part celles servant pour l'exposition d'une science, la présentation d'une recherche, la disposition de données, d'autre part celles servant pour la recherche, l'enquête, avec détours, reculs, essais et erreurs, intuitions, hasards. Leibniz est net : "J'avoue qu'il y a souvent de la différence entre la méthode dont on se sert pour enseigner les sciences et celle qui les a fait trouver" (Nouveaux essais, IV, 7, 5). Parfois on peut hésiter : la syllogistique ou l'ordre chronologique servent-ils surtout la présentation ou la découverte ? À ces deux usages (exposition, recherche), les auteurs plus modernes ajoutent un troisième : la justification, la vérification. Pour John Stuart Mill, Reichenbach (Experience and Prediction, 1938), la méthode doit aussi et surtout donner des preuves, avancer des arguments, permettre des contrôles. Par exemple, la grammaire ou la logique permettent de voir si une proposition a une signification ou pas.
Une autre solution pour présenter ce qu'est une méthode consiste à aller directement à la conclusion, c'est-à-dire à donner des définitions de la méthode proposées par des autorités en la matière. Voici trois définitions.
Descartes en 1628 : "Par méthode j'entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront sans se fatiguer en efforts inutiles, mais en accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de tout ce qu'ils peuvent atteindre" (Règles pour la direction de l'esprit, X). Belle formule, péremptoire, mais adoucie par une certaine personnalisation ("j'entends"). On y trouve les ingrédients de la méthode (règles), les critères de la méthode (certitude, facilité, économie de moyens), les buts de la méthode (distinction du vrai et du faux, découverte de connaissances nouvelles), les conditions de la méthode (observance stricte des règles, progrès des connaissances).
Kant en 1800 : "Méthode" désigne "la manière de s'y prendre pour connaître intégralement un objet déterminé à la connaissance duquel il faut l'appliquer" (Logique, p. 19). Cette définition reste bien scolaire et idéale : comment connaître "intégralement" ? et pourquoi parler de "manière" ou lieu d'attitude ou de règles ?
Littré (un disciple d'Auguste Comte) : "Méthode : ensemble des procédés rationnels employés à la recherche de la vérité" (Dictionnaire de la langue française, 1863-1872). Ici, le remarquable, c'est l'affrontement du pluriel ("procédés") et du singulier ("ensemble"), mais aussi l'insistance, non sur des règles ou sur une attitude, mais sur des "procédés".
Ces divers auteurs s'entendent pour dire que la méthode consiste en règles ou en procédés ou bien en attitudes, et que le but visé est intellectuel : on vise la connaissance vraie.
À ce point, il faut, en effet, présenter les deux constituants nécessaires d'une méthode : les règles, les procédés.
Les Règles de la méthode sont autant de contraintes, de consignes, de directives. On peut les exposer sous forme de lois à suivre, de formules efficaces. La règle d'or de la méthode tient dans un mot : l'ordre. Il peut s'agir de l'ordre de priorité, de l'ordre chronologique, de l'ordre alphabétique, de l'ordre déductif... Mais la difficulté consiste à cerner en quoi consiste l'ordre. D'habitude on s'accorde pour dire qu'il y a ordre lorsqu'on met en avant des relations intelligibles et des successions cohérentes ; par exemple, quand on énumère les membres de sa famille, on cherche à affirmer des rapports explicatifs (A est mère de x) et des suites éclairantes (A, la mère, est mentionné avant x, la fille). Des esprits plus logiques, comme Aristote, insistent sur la signification et la nécessité : un exposé méthodique, comme le syllogisme, a du sens et obéit à des exigences logiques (Seconds analytiques, I, 2), dont la loi de non-contradiction (Métaphysique, Delta 9, Gamma 3). Parmi les grandes règles, on connaît celles de Descartes : évidence, analyse, synthèse, ordre des raisons (Discours de la méthode, II). Aujourd'hui, les philosophes ajoutent des règles qui ouvrent plus qu'elles ne ferment la recherche ou la communication. Les penseurs de la complexité, dont Edgar Morin, insistent sur les aléas, les points de vue à respecter, les théories complémentaires. D. Bloor a recommandé en 1976 la "symétrie de l'explication" : il faut comprendre (pas seulement évaluer) les vraies et les fausses croyances, on ne doit pas examiner seulement les certitudes, les vérités, mais aussi, avec un même respect, les hypothèses abandonnées, les conceptions rivales.
Les procédés sont, après les règles, les seconds constituants de toute méthode. Quels sont les plus connus ? L'analyse et la synthèse, mais aussi la définition et la classification, ou encore le raisonnement, la paraphrase, l'exemple, la distinction, la comparaison... Les mots "analyse" et "synthèse" prêtent à confusion, car ils désignent deux familles distinctes. Quand on pense en termes de composition, "analyse" et "synthèse" portent sur le tout et les parties ; on a deux opérations : l'analyse décompose un tout dans ses parties (une chaise comprend un siège, des pieds...) et la synthèse recompose les parties en un tout. Quand on pense en termes de démonstration, "analyse" et "synthèse" portent sur les principes et les conséquences ; on a deux voies : la voie analytique remonte aux principes (de la maladie à sa cause, de l'acte à ses valeurs), la voie synthétique déduit les conséquences. Un autre grand couple de méthodes oppose explication et compréhension. Célèbre est le slogan de Dilthey en 1894 : "Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique" (Le monde de l'esprit, t. I : Idées concernant une psychologie descriptive et analytique, p. 150). L'explication consiste à trouver la cause, c'est un procédé ou un protocole, à savoir un ensemble de procédés, comme la démonstration, le calcul, l'expérimentation scientifique. La compréhension est davantage une attitude, un état d'esprit, comme on le voit chez certains psychologues ou philosophes (Jaspers).
Outre les règles et les procédés, existe-t-il un autre constituant de méthode ? Peut-être, mais qui reste occasionnel, et pas toujours rationnel. Je veux parler des actes. Certains penseurs font de la méthode par gestes, positionnements. Socrate, le premier, agissait dans la cité, de façon méthodique, par ses comportements. "Je fais voir ce qu'est la justice par mes actes (ergô), non par la parole (logô)" (Xénophon, Les Mémorables, IV, 4). Thoreau démissionne, vit dans la forêt, refuse de payer l'impôt. Simone Weil entre comme ouvrière chez Renault, vendange.
Au final, qu'est-ce qu'une méthode ? un ensemble de procédés et de règles, formant souvent des techniques et des théories, pour la recherche, la disposition ou la vérification, dans les domaines de la connaissance générale et de la conduite éthique. Si l'on veut particulièrement parler de méthode philosophique, on ajoutera, au niveau des principes premiers ou des questions primordiales : pour le fondamental.
Il y a bien une Méthode philosophique, qui consiste à penser l'essentiel de l'existence de façon conceptuelle, cohérente, problématique, critique, mais cette Méthode ou plutôt cet esprit philosophique, se diffracte en méthodes diverses et même contradictoires. Tout le monde tombe d'accord sur ce constat : "Il n'existe pas une méthode philosophique, bien qu'il y ait effectivement des méthodes" (Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 133).