Au cours de l'année 2009, après la publication en 2007 de son étude mondiale sur l'enseignement de la philosophie, La philosophie, une école de la Liberté, l'UNESCO a entrepris un travail de sensibilisation de ses États Membres à l'intérêt de l'enseignement de la philosophie aux différents niveaux d'éducation. L'objectif de ce travail est d'encourager les États Membres à institutionnaliser l'enseignement de la philosophie dans leur système éducatif. Un cycle de réunions régionales de haut niveau a ainsi eu lieu, réunissant les différents acteurs du monde de l'éducation d'Afrique, d'Amérique latine et Caraïbes, d'Asie-Pacifique et de la région arabe, y compris les Ministres de l'Éducation eux-mêmes.
Lors de chacune de ces réunions, une séance a été aménagée pour discuter spécifiquement de l'apprentissage du philosopher avec les enfants au niveau primaire. Souvent, il s'agit bien de la première fois que les pays participants ont l'opportunité de débattre de ce sujet. La promotion que l'UNESCO fait des pratiques philosophiques avec les enfants a rencontré de l'enthousiasme et des convictions, mais elle a aussi donné lieu à des questionnements aussi multiples et profonds qu'intéressants et éclairants pour le développement et la compréhension de la philosophie elle-même dans les différentes régions du monde.
Dans cette présentation, trois pistes de réflexion problématisées sont soumises à discussion:
- Quels sont le cadre et l'objectif des réunions régionales de l'UNESCO, et qu'est ce que l'institutionnalisation ?
- En quoi les difficultés à concevoir la philosophie avec les enfants révèlent-elles également des défis et difficultés d'ordre philosophique sous-tendant la démarche régionale de l'UNESCO ?
- Quelles sont les problématiques et préoccupations principales des pays concernant la pratique de la philosophie avec les enfants ?
I) CADRE ET OBJECTIF
Dès sa fondation, l'UNESCO a inscrit la philosophie dans ses programmes de Sciences sociales et humaines, comme un facteur de questionnement permanent et de déconstruction des idéologies. La philosophie, ou plus précisément l'acte de philosopher, est conçu par les fondateurs de cette Organisation comme un moyen d'empêcher les hommes de penser en rond et de sombrer dans la guerre.
En 2007, l'UNESCO a entrepris de réactualiser les données et les connaissances sur l'état de l'enseignement de la philosophie dans le monde, à travers une étude qui s'appuie sur un questionnaire international adressé à tous les réseaux d'experts, de professionnels et de décideurs politiques disponibles. L'étude qui en est ressortie en 2007, La philosophie une école de la Liberté, réunit ainsi un ensemble de données et de connaissances sur les pratiques actuelles de la philosophie, absolument nécessaire pour le travail de sensibilisation et de promotion que l'UNESCO entend mener auprès de ses États Membres. Cette étude fait une place très importante aux pratiques philosophiques avec les enfants du niveau pré-scolaire et primaire.
À partir de la production de cet ensemble de connaissances, l'UNESCO a entamé la seconde étape de son travail : la sensibilisation de ses États Membres aux intérêts que représente l'enseignement de la philosophie pour réaliser une éducation de qualité. A cette fin, une approche régionale a été adoptée pour que les discussions se concentrent sur des problématiques communes. Cinq réunions ont ainsi été organisées dans quatre régions géographiques (pour l'Afrique - une réunion pour les pays francophones et une pour les pays anglophones). L'objectif final est d'accompagner les États dans le processus de formulation d'une politique éducative qui intègre l'enseignement de la philosophie dans les curricula. C'est ainsi que lors de ces réunions, il était important d'associer aussi bien des philosophes, des enseignants de philosophie, des pédagogues et des étudiants, que des responsables de programmes des Ministères de l'Éducation, des Inspecteurs de philosophie et des Ministres de l'Éducation eux-mêmes.
La question de la philosophie avec les enfants qui était à l'ordre du jour de ces réunions a donc été examinée aussi bien du point de vue des pratiques existantes, que du point de vue de son institutionnalisation dans le système éducatif dans son ensemble. Or, selon nos données, il n'y a à l'heure actuelle aucun pays dans le monde où l'État ait rendu obligatoire l'enseignement de la philosophie à l'école primaire. Au contraire, force est de constater que la pratique de la philosophie avec les enfants, depuis les années 1980-1990, a paradoxalement profité de son statut non officiel pour explorer de nouvelles manières d'enseigner. C'est ainsi que l'apprentissage du philosopher avec les enfants relève très souvent d'initiatives d'écoles privées, comme dans plusieurs pays d'Amérique latine (Argentine, Uruguay, Pérou), ou d'associations de praticiens de la philosophie comme dans le cas de l'associaton Asia-Pacific Philosophy Education Network for Democracy (APPEND). Ceci nous permet de dire que de la non-institutionnalisation de l'enseignement de la philosophie à l'école primaire, on ne doit pas conclure que cette pratique n'a pas d'avenir : au contraire, les innovations et l'exploration de nouvelles pistes pédagogiques et didactiques se sont multipliées et se font peu à peu connaître aux décideurs politiques. Et c'est précisément en tant que facilitateur et d'agent de médiation que l'UNESCO situe son travail de sensibilisation.
II) DÉFIS DES RÉUNIONS RÉGIONALES ET DÉFIS DE LA PHILOSOPHIE AVEC LES ENFANTS
Il importe de souligner les difficultés générales sous-jacentes à ces réunions régionales sur l'enseignement de la philosophie, pour montrer que ces problèmes rejoignent aussi en définitive les problématiques liées à l'apprentissage du philosopher avec les enfants au niveau de l'enseignement primaire. Il est en effet possible d'esquisser un parallélisme de questionnement entre le présupposé de l'approche régionale des réunions de l'UNESCO, et les différentes questions que soulève l'apprentissage du philosopher avec les enfants. C'est comme si, en quelque sorte, la question de l'apprentissage du philosopher avec les enfants cristallisait toute la complexité du travail d'ordre plus général que l'UNESCO entreprend en matière de promotion de l'enseignement de la philosophie. Voici donc les quelques défis parallèles qui se sont dégagés :
- Comment comprend-t-on la "philosophie" dans les différents contextes socioculturels ? La distinction contenu / méthode est-elle viable ?
- Qu'est-ce qu'"apprendre à philosopher" à l'école primaire ? Une simple discussion organisée dans l'espace de la classe est-elle philosophique ?
- Si la philosophie est définie comme la mise en oeuvre d'opérations logiques et argumentatives, quelles approches et méthodes de quelles origines géographiques va-t-on employer dans les écoles dans différentes régions ? Quelle type d'expertise l'UNESCO peut-elle ou doit-elle fournir, pour avoir une position juste et équilibrée ? Cette question se pose encore plus particulièrement pour la philosophie avec les enfants, domaine dans lequel les pays européens et les États-Unis d'Amérique sont les pionniers et experts dans la mise en place de protocoles théoriques et pratiques ?
- Comment fait-on la différence entre l'éducation morale ou l'éducation civique, et l'enseignement de la philosophie ? Cette question touche au plus profond de la "philosophie de l'éducation" même de chaque pays.
- Le but de l'école primaire est-il d'éveiller l'esprit critique, ou d'inculquer des moeurs, conduites et cadres moraux et normatifs d'une société ? Cette question est déterminée par la conception que chaque pays se fait de l'homme de demain, dans son contexte culturel particulier.
Loin de pouvoir répondre dans l'immédiat à ces questions, l'espace que l'UNESCO a ouvert aux débats et aux discussions autour des présupposés psychologiques, des objectifs et des pratiques de la philosophie avec les enfants, a eu le mérite de révéler les difficultés et la complexité de sa propre démarche. Qu'est-ce que cela veut dire que d'encourager l'enseignement de la philosophie dans les différentes régions du monde qui, nécessairement, ont une compréhension différente et parfois contradictoire de ce que la philosophie doit produire et inculquer chez les jeunes? Cette question sous-tend tout le travail de l'UNESCO à travers son programme de philosophie qui, par là même, doit constamment se ré-fléchir.
III)) PROBLÉMATIQUES PRINCIPALES DE PAR LE MONDE
Si l'idée de faire de la philosophie avec les enfants a reçu un intérêt et un enthousiasme certains de la part des philosophes et des décideurs politiques pendant les réunions organisées par l'UNESCO, elle a également donné lieu à un certain nombre de questions et de difficultés aussi complexes que frappantes de par la brutale évidence qu'elles soulèvent. En voici les principales.
A) La formation des enseignants
Il s'agit là d'une préoccupation principale des pays, toutes régions confondues. Cette question pose plusieurs problèmes.
- Comment organiser des formations pour une matière qui est si étrangère à la pratique pédagogique classique (transmission "hiérarchique" maître-élève) ?
- Toute formation implique une mobilisation de ressources. Quelle priorité donner, à quelle formation ?
- La question du niveau d'instruction des enseignants de l'école primaire : estime-t-on que des enseignants diplômés seulement du collège sont capables de faire de la philosophie avec les enfants ? Il est crucial de rappeler que cette question concerne un grand nombre de pays en voie de développement qui, à l'heure actuelle, se trouvent dans une situation où la population est jeune voire très jeune en moyenne d'âge, où la croissance démographique est importante, et où la conjoncture économique souvent ne permet pas de suivre des cursus scolaires de longue durée. Par conséquent, le système éducatif doit produire des enseignants vite et tôt, afin de répondre à l'impératif international de scolariser le plus nombre grand d'enfants possible. Pourtant, faire de la philosophie avec les enfants, en raison de son l'enjeu - manipulation possible de l'esprit des jeunes -, ne peut s'improviser.
- Parallèlement, voire contradictoirement, la formation aux pratiques philosophiques avec les enfants, lorsqu'elle existe, se fait souvent dans le cadre de cursus universitaires, inaccessibles aux enseignants du primaire dont il est question plus haut. Cela est vrai par exemple dans plusieurs pays d'Amérique latine (Brésil, Argentine, Chili) et d'Asie-Pacifique (Philippines, Corée, Malaisie, Australie). Il est vrai que les pays cités n'entrent pas tout à fait dans la catégorie des pays en voie de développement, mais cela ne fait que renforcer l'argumentaire : c'est que tout simplement, dans les pays en voie de développement, des formations en philosophie avec les enfants n'existent pas.
B) Surcharge des classes
Une autre préoccupation, frappante par son évidence, est la surcharge en effectif dans les classes en général, et dans les classes de l'école primaire en particulier. Il n'est pas rare en effet que dans une classe de l'école primaire dans de nombreux pays, il y ait quatre-vingts élèves, voire plus encore, du fait que l'école primaire est souvent le seul niveau d'éducation que peuvent se permettre la majorité des familles à faible revenu. Dans un tel contexte, comment organiser des discussions à visée philosophique ? Est-ce d'ailleurs à encourager ? Ne serait-ce pas au contraire une démarche contreproductive ? Telles sont des questions posées par de nombreux professeurs lors des réunions organisées ; et souvent, la réticence des professeurs, ne serait-ce que de considérer la pratique de la philosophie dans leur classe, ne révèle pas un manque d'intérêt, mais est la manifestation d'une impossibilité radicale d'en assurer la mise en place.
C) La question de la langue d'enseignement
Sur ce problème, une différence évidente et très intéressante existe entre les pays d'Afrique et d'Asie, tant au niveau des faits que des positionnements stratégiques par rapport aux vertus de l'enseignement de la philosophie.
Pour la plupart des pays d'Afrique, le problème de la langue d'enseignement est fondamental et part d'un constat frappant : la langue d'enseignement dans beaucoup d'écoles en Afrique n'est pas la langue maternelle des enfants. À l'école primaire, les enfants rencontrent souvent pour la première fois le français, l'anglais ou le portugais et ne sont donc pas équipés pour suivre les cours dispensés. Généralement, les élèves se sentent très vite perdus et ne tirent rien de cette éducation formelle. Pendant la réunion régionale pour les pays francophones tenue à Bamako en septembre 2009, les pays participants ont ainsi signifié qu'enseigner la philosophie dans ce contexte ne ferait qu'ajouter de la confusion dans l'esprit des élèves. Il s'agit là d'une problématique qui dépasse largement l'enseignement de la philosophie, et qui représente une difficulté majeure de nombreux pays d'Afrique dans le domaine de l'éducation. À cet égard, l'Académie Africaine des Langues (ACALAN), se propose de travailler avec l'UNESCO et les universités de la région pour concevoir une approche linguistique pertinente afin de permettre un enseignement de la philosophie adéquat dans les différents niveaux d'éducation. Ce travail doit encore se préciser dans les années à venir, mais il est absolument incontournable aux yeux des experts et des professionnels travaillant dans la région.
Pour les pays d'Asie et plus particulièrement du Pacifique, comme Palau, la volonté d'introduire la philosophie à l'école est précisément motivée par la conviction que l'apprentissage du philosopher au primaire et dans le secondaire est l'une des méthodes clés pour aider les jeunes à s'approprier l'usage et le raffinement de la langue nationale. Le cas de Palau est intéressant parce que cette petite île du Pacifique est exposée aux influences culturelles et linguistiques très fortes des Etats-Unis d'Amérique : les habitants de Palau ont de la famille dans ce grand pays voisin, s'y rendent régulièrement, les jeunes y séjournent longtemps pour leurs études supérieures, etc. Cette influence se fait ressentir entre autres dans la faible maîtrise de la langue nationale par les jeunes. Ainsi, aux yeux du Ministre de l'Education (présent pendant la réunion régionale pour l'Asie-Pacifique, Manille, Philippines, Mai 2009), l'apprentissage du philosopher à travers l'organisation d'un espace de débats dans la classe est identifié comme pouvant contribuer à améliorer et à consolider la connaissance de la langue nationale des élèves. Comme nous le savons en effet, par la discussion à visée philosophique, l'enfant devient conscient de son être de langage et apprend à s'en approprier la maîtrise. Selon ce postulat et dans ce contexte, l'apprentissage du philosopher au niveau primaire est donc vu, non pas comme un problème, mais comme une solution au problème de la maîtrise de la langue.
Cependant, il est absolument évident aussi que la pratique de la discussion à visée philosophique avec les enfants peut être une solution seulement quand les deux difficultés susmentionnées ont été résorbées.
D) La question des matériaux d'enseignement
Dans plusieurs pays, notamment en Amérique latine et en Asie-Pacifique, ce sont essentiellement les romans et les manuels de Matthew Lipman qui sont utilisés par les enseignants pratiquant la philosophie pour enfants. Ces matériaux sont traduits, mais parfois aussi utilisés tels quels.
Cette démarche pose un problème de taille : l'adaptation aux différents contextes socioculturels. Il est incontestable qu'exercer l'esprit à travers la pratique du questionnement philosophique et du raisonnement logique, d'une part détermine profondément la manière dont la personne va évoluer parce que faire philosopher, c'est risquer de toucher au plus profond du psychisme et du corpus de valeurs qui entoure la personne. Dans cette perspective, le choix des manuels et des matériaux d'enseignements importe éminemment puisqu'il va influencer la formation intellectuelle de l'individu. D'autre part, vouloir inculquer l'esprit de questionnement et de raisonnement logique est déjà un parti pris, et il n'est pas certain que tous les pays conçoivent une même idée de ce qu'est la logique ou le questionnement, et leur usage. Il s'agit là d'une problématique immense et délicate dont nous ne pouvons pas faire l'économie, mais qui ne peut se résoudre facilement. Deux pièges sont à éviter : faire le plaidoyer d'un unique modèle de matériaux ; et tomber dans un relativisme culturel qui empêche l'action.
Compte tenu de l'enjeu évoqué, il est capital de prêter à la question des matériaux d'enseignement la plus grande attention. Elle est la condition indispensable pour que l'enseignement de la philosophie en général, et l'apprentissage du philosopher avec les enfants en particulier, ne paraissent pas comme des produits exclusivement occidentaux.