Philippe Gautier est enseignant en IFSI. Animateur de café philo, de débats philosophiques avec des élèves de lycée professionnel, il a également animé des discussions philosophiques en prison ... Il est en perpétuelle recherche de nouveaux modes de diffusion de la philosophie.
I) LE CONTEXTE DU LYCÉE PROFESSIONNEL
Cet article témoigne d'une expérience de débats philosophiques que j'anime au lycée professionnel Vauvenargues d'Aix-En-Provence depuis maintenant quatre ans. Je me permets de rendre la paternité de ce projet à Philippe Solal, docteur agrégé en philosophie, qui fut le véritable initiateur de ces débats avant que je ne me joigne au projet, pour finalement le reprendre en mains.
À la différence d'un enseignement classique de philosophie, la pratique de la philosophie en lycée professionnel n'entre dans aucun cadre préétabli. Elle laisse donc à l'intervenant une liberté totale tant sur la forme de son intervention que sur le fond. Elle laisse surtout à celui-ci la possibilité de ne pas faire entrer la philosophie dans le cadre réduit et normatif d'une matière d'enseignement. Il est crucial, quand on s'adresse à des élèves de lycée professionnel qui vivent pour beaucoup (et on peut à bon droit le regretter), leur parcours scolaire comme un échec, de ne pas leur présenter la philosophie comme un contenu d'enseignement supplémentaire. Procéder ainsi risquerait de plonger les élèves dans le mutisme et la défiance, et conduirait à l'échec de l'expérience.
Les enjeux de la philosophie en lycée professionnel prennent un sens particulier quand on considère la représentation que se font les élèves de la philosophie. Elle est perçue comme une matière difficile, hermétique même, réservée à une élite et à laquelle ils ne peuvent prétendre accéder. Les questions philosophiques (celle qui revient le plus souvent dans la bouche des élèves : "être ou ne pas être"), sont souvent rejetées comme insensées, car immédiatement incompréhensibles. Il y a pourtant derrière cette réaction une admiration à peine voilée pour des questions que les élèves sentent essentielles, mais inaccessibles pour eux. La philosophie devient un discriminant intellectuel : il y a ceux qui en font, et que l'on peut à l'occasion railler à défaut de les comprendre, et ceux qui ne peuvent pas en faire.
La configuration de l'établissement Vauvenargues renforce cet ostracisme. Le lycée professionnel n'est qu'une partie d'un vaste ensemble : les lycées Vauvenargues qui regroupent un lycée d'enseignement général, des classes préparatoires aux grandes écoles, des classes de BTS. Les élèves du lycée professionnel côtoient des élèves du lycée général, qui leur parlent de cet enseignement auquel ils n'ont pas accès. Faire de la philosophie avec les élèves du lycée professionnel revient à leur rendre la possibilité de la parole dans ce type de discussions avec leurs camarades.
Pour la pratique de la philosophie avec les élèves, le choix a été fait de neutraliser les lieux d'enseignement classiques pour réinvestir d'autres lieux de savoir. Les échanges ont donc lieu au CDI de l'établissement, afin d'immerger les élèves dans un lieu de culture, et de leur faire sentir que l'accès aux livres non seulement ne leur est pas interdit mais doit aller de soi. Les élèves viennent par demi groupes (une quinzaine), accompagnés de leur professeur. Durant la séance (qui dure une heure) le professeur perd le privilège de l'autorité d'un savoir qui ne peut être remis en question. Il participe à l'échange au même titre que les élèves.
II) PREMIÈRE SÉANCE : SOCRATE ET LE QUESTIONNEMENT
Plusieurs séances sont organisées dans l'année avec chaque classe. La première de ces séances est dévolue à une présentation de la philosophie. Elle permet de faire le point avec les élèves sur l'image qu'ils se font de la philosophie et des philosophes, elle permet surtout à l'animateur des discussions de dessiner une perspective d'échange. Lors de cette séance sont présentées aux élèves les racines socratiques de l'échange philosophique : qu'est-ce qu'une question philosophique ? Pourquoi se pose-t-elle ? Comment s'engager dans une tentative de réponse ? Quels critères retenir ? Cette première rencontre est un peu particulière puisque l'animateur garde l'initiative de la parole.
Les élèves sont bien entendus amenés à réagir, mais ils découvrent tout de même l'histoire de Socrate racontée par l'intervenant. Et je parle d'histoire à dessein : il y a, à ce moment, une dramatisation de l'échange. Le personnage de Socrate fascine, interroge ; il est spontanément incompréhensible pour les élèves. Comment peut-on engager sa vie dans une quête qui peut sembler aussi vaine ? Il y a découverte d'un personnage étrange qui provoque immédiatement l'interrogation. Ceci est décisif pour la suite car on installe d'emblée les élèves dans une sorte de mystère pour lequel on n'a aucune clef : Socrate est une énigme pour les élèves aussi bien que pour l'histoire de la philosophie. Et si pour Aristote la philosophie commence avec l'étonnement, il en va de même pour des élèves qui ont tendance à déléguer le savoir à des personnes désignées comme savantes. L'impertinence de Socrate qui se permet d'interroger ce qui va de soi est à cet égard parfaite pour inviter les élèves à penser par eux-mêmes. Elle ouvre l'espace à de nouveaux champs de questionnement que les élèves refusaient jusqu'alors, car d'autres avaient sans doute des réponses à ce type de question. Elle permet également de provoquer parfois des élèves qui ont à ce point intégré leur échec scolaire qu'ils sentent qu'ils sont a priori incapables de réfléchir. Le message qui leur est dans ce cas envoyé est celui de l'impertinence : "au nom de quoi les autres pourraient-ils penser ce à quoi toi tu n'as pas accès ? "
En parlant de Socrate, l'intervenant présente également, en quelques mots, le contexte plus général de la culture grecque : des différentes tentatives de gouvernement politique, de connaissance des arts, de connaissances mathématiques, astronomiques ... Le but est de montrer aux élèves que la culture grecque était véritablement florissante au moment où Socrate prend l'initiative d'interroger les gens qu'il rencontre. Ceci afin de désamorcer une tendance à lire l'histoire avec un schéma de progrès constant du savoir en tête, et donc une tendance à penser que les questions de Socrate sont maintenant dépassées, moyen de contourner ce qui s'offre véritablement à penser dans le questionnement socratique.
À la fin de la séance est proposé aux élèves de mener des discussions socratiques. A eux de définir la question qui sera examinée pendant une heure. Aucune liste de sujets n'est définie au préalable. Aux élèves de choisir, de manière entièrement libre, le sujet dont ils veulent discuter. La seule marge que se laisse l'animateur est de refuser des sujets qui n'auraient pas un caractère philosophique. Il peut également aider les élèves qui auraient un thème en tête à formuler une question pour laquelle ils ne trouvent pas tout à fait les mots. Cette autonomie est très importante pour la dynamique de ces échanges philosophiques. Les élèves sont conduits, en dehors des séances de discussions, à s'interroger sur le monde, à essayer de deviner ce qui peut donner lieu à une question philosophique dans leurs expériences quotidiennes. S'ils ne jouent pas le jeu, ils devront trouver au dernier moment un sujet qui ne les intéressera pas forcément, mais pour lequel ils devront jouer le jeu de la discussion. Ils sont donc entièrement responsables de l'intérêt qu'ils pourront porter aux discussions, et ne pourront se dédouaner sur un programme inintéressant.
En procédant ainsi, on pousse les élèves à s'interroger philosophiquement à partir de leur expérience quotidienne pour ensuite essayer de les tirer à un autre niveau d'interrogation. Cette pratique est inverse de celle de l'enseignement de philosophie en classe terminale qui part des thèmes ou des concepts pour essayer de faire saisir aux élèves des distinctions opératoires (liberté/nécessité, substantiel/accidentel...) ainsi que des problématiques. Contrairement à cet enseignement (qui garde sa pertinence à la condition que l'on ne prétende pas qu'il est la seule manière de procéder), on ne prend pas les philosophes et les concepts philosophiques comme des données préexistantes. Les auteurs et concepts philosophiques sont pour un temps mis de côté, et ce sont les questions en elles-mêmes qui retiennent l'attention. Nous retrouvons la dynamique propre au questionnement philosophique en entrant d'emblée dans un échange. Les élèves peuvent ainsi tenter de comprendre ce qui donne corps au questionnement philosophique, ce qui constitue son urgence. Ils peuvent surtout redonner sens à leur monde en en faisant un objet d'interrogation.
III) PROCÉDER AVEC MÉTHODE
1) Distinguer l'idée de la personne qui l'émet
Pour que la discussion ne stagne pas, l'animateur note sur un tableau ce que disent les élèves : propositions de définitions, thèses soutenues, exemples choisis... Dans un premier temps, les idées fusent. Il faut alors veiller à ce que chacun s'exprime, à ce qu'une parole n'émerge pas par le seul fait que son locuteur parle plus fort que les autres. Il faut aussi veiller à ce que tout soit dit, sans qu'aucun jugement ne soit porté sur la personne qui parle. Ce travail est loin d'être anecdotique. Il focalise une grosse part de l'attention de l'animateur. Il faut bien comprendre qu'il n'est pas simplement question de discipline, mais bien d'écoute de l'autre. Le premier travail des élèves est de comprendre que les mots portent leur sens au-delà de la personne qui les prononce. Pousser à abandonner les catégorisations en terme de bien et de mal, de gentil ou de méchant...
Tous les élèves ne comprennent pas immédiatement que l'on peut très bien être d'accord avec une personne que l'on ne supporte pas au quotidien et en désaccord avec un véritable ami. Pour certaines classes, le travail philosophique va se faire avant tout ici, avec l'ouverture à l'autre. La discussion philosophique ne doit pas avoir une portée agonistique, et il faut donc éradiquer immédiatement toute querelle de personne. Il ne faut pas négliger cet aspect de l'échange, il est essentiel. L'originalité du discours socratique, du moins dans l'opposition aux sophistes que thématise Platon, est précisément de prétendre qu'un discours ne doit pas créer un ascendant d'un interlocuteur sur les autres. On connaît des discours très raffinés, y compris à prétention philosophique, qui n'échappent pas à cet écueil. Il faut donc être attentif à la manière dont chacun appréhende la discussion.
Ce travail peut avoir des conséquences en dehors des séances de débat. Un professeur m'a signalé que les élèves d'une classe qui suivaient ces discussions depuis plusieurs années avaient souvent recours à la discussion pour surmonter leurs dissensions et non, comme beaucoup d'autres, à la violence. Faut-il y voir un lien de cause à effet ? Toujours est-il que pour beaucoup d'élèves l'usage des mots et de l'argumentation dans le rapport aux autres n'est nullement la norme. Tenter de prouver que l'on a raison sans pour autant imposer ses torts à l'autre demande un véritable travail sur soi. Exigence qu'on peut à raison qualifier de philosophique quand on s'aperçoit, à la lecture de Diogène Laërce, que les discussions qu'engageait Socrate entraînaient parfois de véritables bagarres. Eveiller à la philosophie, c'est éveiller au goût de l'échange.
2) Le rôle de l'animateur : faire réfléchir, recourir à des philosophes
Dans le déroulement des discussions, une fois les premières idées épuisées (assez rapidement en fait), l'animateur invite les élèves à examiner ce qu'ils ont proposé. À ce moment là on observe ce qui a été noté au tableau afin de relever d'éventuelles contradictions entre différentes propositions et d'essayer de tirer les conséquences de certaines idées rapidement formulées. C'est ici que la réflexion des élèves est véritablement sollicitée. C'est d'ailleurs souvent le point de départ de la discussion proprement dite, puisque les élèves ne se contentent plus de faire part de leurs opinions, mais doivent les justifier, essayer de construire un discours, éventuellement prendre conscience d'une erreur de raisonnement... Si les interventions des élèves se dispersent l'animateur tente de structurer l'échange : répondons-nous à la question posée au départ ? Ne revenons-nous pas sur une chose que nous avons déjà dite auparavant ?
À ce point de la discussion, l'intervenant propose des références à des philosophes, si elles sont pertinentes et permettent de faire évoluer l'échange. Les philosophes ne sont donc pas imposés d'eux-mêmes mais viennent au contraire nourrir une réflexion déjà lancée. Ils ne sont pas présentés aux élèves comme des fins en soi, mais bien comme des aides à la réflexion. Les élèves peuvent sentir l'originalité des réflexions des grands philosophes quand, après avoir butté sur une difficulté dans la discussion, ils peuvent découvrir la subtilité d'une thèse philosophique et comprendre comment elle vient résorber certains problèmes (la question du goût chez Kant, par exemple, permet de dépasser le problème de la relativité de la beauté en apportant une solution originale). L'intervenant valorise à ce moment là le fond de livres du CDI. Depuis le début des ateliers philosophiques a en effet été créé un rayonnage "philosophie" dans lequel les élèves peuvent puiser s'ils souhaitent poursuivre leur réflexion. Les livres pertinents sont présentés aux élèves et ils peuvent les emprunter dès la fin de la séance.
Le fait d'organiser ces discussions au CDI a d'autres avantages. Le lieu renforce la convivialité de l'échange. Les élèves qui n'ont pas cours, même s'ils n'appartiennent pas à la classe qui vient à la séance, peuvent participer aux débats. Des professeurs ou des personnels qui ne travaillent pas à ce moment là viennent également. Et pour renforcer cette convivialité, du café est proposé aux élèves. Ces débats philosophiques sont devenus un véritable lieu de vie de l'établissement. Le noyau de l'échange reste la classe, mais l'échange avec des personnes de passage (professeurs ou personnel d'encadrement) est très intéressant, puisqu'il permet aux élèves de poser un autre regard sur leur lycée et les personnes qu'ils y côtoient. Il leur permet surtout de comprendre que l'interrogation et l'apprentissage ne doivent pas s'arrêter au seuil du lycée. Le professeur continue à s'interroger sur le monde et sa certification ne lui permet pas d'obtenir des réponses définitives. L'assistant d'éducation n'est pas là que pour punir les élèves, on peut discuter avec lui sans qu'il soit pour autant question de remettre en cause son autorité ...
IV) INSTITUTIONNALISER L'EXPÉRIENCE ?
Faut-il de cette expérience conclure que l'enseignement de philosophie devrait être introduit en lycée professionnel ? Il ne me semble pas. Bien au contraire irais-je même jusqu'à dire. Si cette expérience fonctionne, c'est avant tout, me semble-t-il, parce que les élèves distinguent bien ces séances des enseignements classiques. L'animateur des discussions, tout d'abord, n'est pas un professeur. Il n'évaluera pas les propos des élèves en vue d'une notation. De plus, si la philosophie était introduite comme matière d'enseignement, il serait nécessaire de mettre en place une évaluation qui devrait probablement être écrite. Ceci est un véritable obstacle pour les élèves de lycée professionnel. L'écrit représente pour eux une véritable barrière. La lecture également (il m'est arrivé d'en faire l'expérience). Il ne faudrait pas reproduire avec la philosophie ce qui tient les élèves dans une spirale de l'échec. D'autant que si la philosophie est, dans la tradition, devenue une matière écrite, elle ne devrait pas être réduite à cette dimension. N'oublions pas la condamnation platonicienne de l'écrit dans le Phèdre. L'invitation à l'oralité ne doit donc pas être perçue comme une pratique a minima mais bien comme la présentation d'une alternative, et au-delà, une reconquête de la pratique originelle de la philosophie.
Cette position peut paraître à bien des égards provocante. Il faut cependant bien la comprendre. Il ne s'agit absolument pas de dire que la philosophie ne peut pas être pratiquée en lycée professionnel. Bien au contraire ! Mon expérience m'a convaincu qu'il était nécessaire pour ces élèves de philosopher. Il y a cependant une méfiance de ma part à l'égard d'une institutionnalisation qui risquerait de résorber l'originalité de la démarche. Cette expérience surgit de la marge de l'institution, de la volonté du chef d'établissement, des documentalistes du CDI, des professeurs, d'intervenants extérieurs. En cela elle est proprement philosophique. C'est ce surgissement de la marge qui en constitue la dynamique et qui représente pour les élèves une ouverture sur le monde. La figer dans une pratique codifiée casserait à mon sens cette spontanéité et assommerait les élèves. À ce titre, le témoignage que j'apporte n'a pas valeur universelle. Il peut, et doit, être dépassé vers d'autres pratiques. C'est le propre du philosopher que d'être en perpétuel dépassement de soi.
Remerciements
Pour conclure, je tiens à remercier les personnels du lycée qui ont rendu cette expérience possible. Si l'institution s'ouvre pour permettre cette expérience, c'est avant tout grâce à la dynamique qu'ils y impulsent. Soient donc remerciés le proviseur (M. Fouque), le proviseur adjoint du lycée professionnel (Mme Seilhes, maintenant à la retraite, et désormais M. Demande), les professeurs et documentalistes du lycée professionnel. Je tiens également à remercier la région Provence Alpes Côtes d'azur qui finance ces ateliers par les dispositifs CVLA et DAAC, et rend ainsi possible la pratique de la philosophie avec des élèves qui sont en demande. Enfin, je tiens à remercier les membres de l'association "philo-fil" avec laquelle j'interviens au lycée Vauvenargues. Cette association a pour vocation de développer le lien entre les personnes par le dialogue philosophique.