Revue

La consultation philosophique individuelle : analyse de pratiques

Les deux consultations qui vont suivre sont retranscrites de mémoire. Elles ne sont qu'une trace, la trace écrite de ce qui s'est effectivement passé. Nous ne pouvons donc en garantir la parfaite exactitude. Nous espérons seulement donner un aperçu, le plus fidèle possible, de la chose en train de se faire.

Exemple 1

Nous avons choisi de présenter la consultation individuelle directement par une mise en situation. S'agissant d'un atelier de pratique, commencer par une présentation théorique aurait été, à notre avis, moins pertinent. Une femme, dans l'assistance des neuvièmes rencontres sur les Nouvelles Pratiques philosophiques, s'est portée volontaire pour jouer le rôle du candide. Nous lui avons alors demandé, posant le principe d'ignorance au fondement même de notre questionnement, si elle n'avait pas une question à nous proposer. Pas n'importe quelle question, pas une question qu'elle inventerait sur le moment juste pour nous faire plaisir, non, une question sur laquelle il lui semblerait authentiquement utile de réfléchir. Nous avons alors utilisé un sablier pour lui laisser le temps de faire son choix. La présence du sablier, de l'écoulement physique du temps, n'est pas sans intérêt pour la mise en condition du client, pour l'empêcher de s'évader en dehors de l'ici et maintenant. Au-delà du temps nécessaire au sable pour s'écouler, nous aurions considéré qu'elle n'avait pas de véritable question et nous aurions alors repris la main.

Cliente Y : "Pourquoi les hommes massacrent-ils les femmes physiquement et mentalement?" La question ayant été posée par la cliente, la consultation pouvait commencer. Nous pouvions commencer à interroger la question. La premier point disruptif que nous avons remarqué, c'est à dire le premier point à entrer en contradiction avec notre propre système de représentation, fut le verbe employé qui nous paraissait anormalement (par rapport à nos propres normes) fort. Interrogeant la cliente sur le caractère quelque peu "radical" du verbe massacrer, nous nous vîmes opposer une fin de non-recevoir. De son point de vue, le terme massacrer était parfaitement adapté à la situation et nullement "radical". Nous lui avons alors demandé s'il lui était possible de proposer un terme plus radical que celui-ci, dans ce souci méthodologique de nous adapter à la façon de voir de notre client. Si, à ses yeux "massacrer" n'était pas des plus "radical", pouvait-on proposer certains termes qui eux le soient? Elle était dans l'incapacité de remplacer le verbe lui-même par un autre dont le sens aurait été plus fort, mais elle refusa de reconnaître pour autant que le terme qu'elle avait employé était excessif dans ce genre de proposition, par rapport à l'usage attendu. Elle reprocha de chercher à la piéger, de vouloir déformer ses propos. Ce qui n'était nullement notre intention, le rôle du philosophe praticien étant uniquement d'essayer de partager, sur un terrain logique, la manière de penser de son client.

Il est important de bien comprendre ceci : certains pensent que, lors d'une consultation philosophique, il s'agit d'un combat de système à système, ou de point de vue contre point de vue ; et que le philosophe praticien est là pour faire plier la logique de son client. Alors que c'est tout le contraire. En consultation, le philosophe praticien se doit d'essayer d'abandonner tout préjugé, à commencer par les siens propres, de pratiquer ce que Husserl appelle une épochè, ou suspension du jugement, de façon à pouvoir se plier au mode de représentation de son client, à sa façon de voir les choses, pour en éprouver la cohérence.

Elle proposa, comme solution alternative, de préciser son idée de massacre grâce aux deux adverbes qu'elle avait également employés. On pouvait remplacer massacrer, sur un plan physique, par battre, et par humilier, sur un plan mental. Ces deux termes battre et humilier pouvant, dans l'esprit de la cliente, remplacer fort avantageusement le verbe massacrer.

Nous lui avons alors demandé si elle avait une hypothèse pour expliquer ce comportement pour le moins déplacé de l'homme. Elle nous a répondu que oui, que c'était la domination. Et que ce n'était pas une hypothèse, mais un état de fait.

Nous lui avons alors demandé pourquoi avoir posé la question si elle connaissait déjà la réponse. C'est-à-dire qu'à la question: "Pourquoi les hommes massacrent les femmes physiquement et mentalement ?", pourquoi ne pas tout simplement accepter cette réponse, la domination, qui serait ce qui les motive dans leurs actions de sape?

La cliente ne voulait pas d'une réponse si simple, si évidente, qu'elle connaissait déjà. Elle attendait le secours du philosophe pour qu'il lui apporte d'autres possibilités de réponses, d'une qualité différente de la sienne. Mais est-ce bien là son rôle, est-il là pour proposer des réponses que le client puisse récupérer à son compte ? C'est là commettre une confusion, bien légitime d'ailleurs, entre l'enseignement doctrinal de la philosophie et les Nouvelles Pratiques Philosophiques.

Le philosophe praticien n'est pas là pour penser à la place du client, ou pour lui tendre une bouée de sauvetage de l'extérieur, il est là, au contraire, pour mettre à l'épreuve de la logique la cohérence de son système de représentation. Aussi, dans une consultation philosophique, n'espérez pas vous échapper de manière rassurante hors de vous-même. Vous n'allez pas au philosophe, c'est le philosophe qui vient à vous. C'est de l'intérieur que s'effectue la critique, et si vous vous stabilisez, ce sera par une remise en question de vos propres repères. Car on ne peut espérer vraiment comprendre un point de vue qu'en essayant, autant que faire se peut, de se mettre à sa place, non en lui imposant quoi que ce soit du dehors. Le philosophe praticien ne dispose donc pas d'autres réponses à vous apporter que les vôtres, puisqu'il s'oublie lui-même dans votre propre façon de voir les choses. Il vous suit dans votre logique en essayant de la comprendre et en pointant du doigt, s'il y a lieu, ses contradictions internes. Si vous les acceptez, si vous les reconnaissez selon vos propres critères, vous vous trouvez alors authentiquement en position de réfléchir à votre situation, en mesure d'évoluer positivement dans votre façon de penser. Pourquoi positivement ? Parce que, de votre propre aveu, nous avons mis le doigt sur une contradiction qui vous est propre, nous avons mis à jour un problème dans votre propre mode de représentation, ce qui vous ouvre la possibilité de chercher une solution.

Exemple 2

Lors de la deuxième mise en situation, avec cette fois un homme comme volontaire, nous avons choisi de présenter cette technique que nous utilisons et où nous demandons au client de choisir en premier lieu, et avant toute autre chose, entre une boule noire et une boule blanche que nous lui présentons. Cette technique permet de désamorcer l'affect lié à une question trop précise. Elle met le client devant une alternative dont il est incapable, au premier abord, de mesurer la portée, ni d'ailleurs l'exacte signification. Elle le libère de tout préjugé. Ce qui est un des objectifs de la consultation philosophique.

Client X : la noire.
Philosophe praticien : Pourquoi avoir choisi la noire?
Client : le noir représente la puissance.

Déjà, dès cette réplique, nous entrons dans le système référent du client, sa logique propre. Il donne au noir une connotation qui renvoie à son propre système de valeurs. L'association immédiate entre le noir et la puissance n'étant pas évidente mais demandant à être questionnée.

Philosophe praticien : qu'entendez-vous par cette puissance?
Client : le noir communique de l'énergie aux autres couleurs, qui sinon sont trop faibles.

Apparemment le client entretient un rapport particulier avec la notion de puissance.

Philosophe praticien : le noir "rayonne"? Vous ne trouvez pas ça contradictoire?

Nous essayons de le mettre face à une contradiction logique pour le pousser à interroger son système référent.

Client : non, c'est comme ça que je le vois.

Et c'est ici que c'est très intéressant. Le client se retranche derrière son propre système, son propre point de vue. Il se pose en référence absolue et nous éjecte au dehors. Nous avons deux choix : soit lui opposer une logique "objective", lui imposer notre système référent ; soit accepter ses règles du jeu, et essayer de voir à travers ses yeux. Dans notre méthode, nous choisissons en priorité cette deuxième solution qui, à notre avis, est seule susceptible de nous faire véritablement avancer d'un point de vue philosophique, c'est-à-dire en posant le principe d'ignorance, si cher à Socrate, au premier plan.

Philosophe praticien : très bien. Pouvez-vous nous expliquer comment le noir s'y prend pour communiquer de la puissance aux autres couleurs, et pourquoi elles en ont besoin?
Client : parce que seules elles sont trop faibles, on ne peut pas vraiment les voir, c'est le noir qui va les faire vraiment ressortir. Les objets, c'est grâce au noir qu'on les voit le mieux. Un lampadaire, par exemple, si vous le voyez, c'est parce qu'il fait nuit.

Exemple intéressant, puisque, en effet, le lampadaire émerge de la nuit, émerge grâce à la nuit.

Philosophe praticien : et pouvez-vous essayer de me localiser ce noir?

Nous demandons, à ce moment à notre client de nous cartographier son territoire, afin de nous y repérer un peu mieux. Car ce qui est clair d'un certain point de vue demande toujours à être éclairci d'un autre.

Est-il au centre, rayonne-t-il du centre?

Client : non, le noir n'est pas au centre, le noir est partout, il accompagne chacune des couleurs.
Philosophe praticien : et le blanc, où le situez-vous?

Nous pressentons déjà, à ce moment, qu'il ne pourra pas accepter cette question de son propre point de vue.

Client : le blanc est au dehors, à l'extérieur.
Philosophe praticien : pourquoi cela?
Client : il est timide.

Ce rapport particulier entretenu par notre client avec l'idée de puissance se révèle encore particulièrement fort ici. Cette "volonté désespérée de puissance" comme nous pourrions la nommer.

Philosophe praticien : alors il n'y a pas de blanc à l'intérieur?

Nous avons compris maintenant que l'intérieur désigne le système référent du client et l'extérieur ce qui lui est étranger.

Le client rencontre ici un conflit interne, car, même s'il refuse de l'assumer, afflue à sa conscience cette idée que le blanc c'est lui et qu'il ne peut donc s'éjecter de son propre système.

Client : si, il y aussi du blanc à l'extérieur.

Le client assume une nouvelle fois une contradiction évidente de son propre point de vue. Nous avons le choix entre la relever et faire comme si rien ne s'était passé. Nous choisissons encore une fois la deuxième solution. Nous lui laissons croire que nous l'acceptons, nous le laissons assumer seul. Encore une fois c'est ici le rôle particulier du philosophe praticien. Il ne soutient pas, il n'aide pas, il ne sauve pas celui qui se noie à l'intérieur de son propre système. Il lui en rend la responsabilité. Selon ce mot d'Horace, repris par Kant comme devise des Lumières de la raison, "sapere aude", "ose savoir".

Que conclure ?

Suite à ces deux présentations, le public nous a posé un certain nombre de questions sur notre activité. Entre autres, une psychanalyste nous a demandé si nous pouvions considérer la consultation philosophique comme une thérapie? Ce à quoi nous avons répondu par l'affirmative, afin de réagir contre ce cloisonnement des disciplines qui serait censé représenter un gage de sérieux. Nous comparons en effet le mode de représentation du client à une toile d'araignée, l'ego intuitif ou pré-logique s'y trouvant tapi au centre. En tirant sur un des fils, c'est tout l'ensemble du système qui bouge. Mais, si vous ne faites que tirer, vous ne remettez pas en question le système de représentation du client, vous ne remettez pas en question ses propres valeurs. Il vous considère seulement comme une proie qu'il va essayer d'intégrer à son propre système. Par contre, si vous brisez un des fils, c'est à dire en révélant une contradiction logique dans la toile du monde de votre client, vous allez forcer l'ego à apparaître pour venir réparer, vous le forcez à sortir de son trou, c'est à dire de son seul point de vue, pour entrer sur le terrain logique. Le fait de pousser l'ego à défendre et à interroger sa propre représentation du monde d'un point de vue logique, - le logos étant le référent de la philosophie-, peut être considéré comme un outil thérapeutique sans que, pour autant, le caractère philosophique de la consultation soit remis en question.

Une question similaire nous a été posée quant à notre activité, nous demandant si nous pouvions nous assimiler à un coach? Ce à quoi nous avons répondu cette fois par la négative. En effet, le coach garantit un résultat, la réalisation de vos objectifs. Nous sommes ici dans une démarche résolument positive de succès à tout prix, étrangère à la consultation philosophique proprement dite. Le philosophe praticien vous pousse à réfléchir, et la solution à votre questionnement, aux incohérences qui vous sont propres, et qu'il vous aura permis de révéler, ne viendra pas de l'extérieur, mais de l'intérieur, de votre libre décision. Pour paraphraser Socrate, il s'agit ici d'accoucher les âmes, de leur faire faire un travail sur elles-mêmes; et non de prétendre les remplacer en leur apportant une solution toute faite qui les décharge du soin de réfléchir. En ce sens, l'exercice que nous avons proposé n'était pas réussi, et il n'aurait su l'être; la recherche systématique du succès, (que nous rapprochons de cette volonté d'obtenir des réponses à tout prix), étant, à notre avis, révélatrice dans nos sociétés d'une pensée qui a peur et qui préfère se saborder elle-même, se masquer les yeux, plutôt que de prendre le risque du questionnement. La consultation philosophique ne vous apportera donc pas de réponse, elle vous posera seulement les vraies questions, selon vos propres critères. Et c'est la mise en difficulté de votre mode de représentation qui vous permettra d'avancer vers une conscience accrue de vous-même, d'en préciser l'orientation ; la consultation philosophique vous donne matière à réfléchir, et réfléchir n'est pas répondre, seulement questionner.

Une dernière question nous a été posée quant à la possibilité de se former aux Nouvelles Pratiques Philosophiques. Nous avons répondu, qu'à notre connaissance, il n'existait pas encore en France, contrairement à des pays comme l'Espagne ou l'Italie, de structures institutionnelles qui le fassent. Isabelle Millon, qui était présente, a ajouté qu'il était cependant possible de suivre dans cet objectif les séminaires organisés régulièrement par l'Institut de Pratiques Philosophiques dirigé par Oscar Brenifier (renseignements : www.brenifier.com - i.millon@club-internet.fr)

Nous remercions Rémi Astruc, professeur en littérature comparée à l'université de Nancy II, ainsi que Fabrice Beaupoil, pour leurs relectures attentives.

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