Revue

Question éthique et formation en entreprise

Le concept d'"éthique" s'est vidé de son sens, à la mesure inverse de l'audience qu'il a gagnée en entreprise. Il s'est progressivement réduit à la simple expression de "charte éthique", c'est-à-dire un recueil de bonnes pratiques, universelles donc facilement exploitables à des fins de marketing. Or l'éthique, dans son origine grecque, et conformément à son étymologie, consiste en un habitus, mais orienté vers une fin d'un ordre supérieur. Car pour qu'il y ait bonne conduite, encore faut-il qu'il y ait un référent, pour juger de ce qui est bon ou de ce qui ne l'est pas, et un objectif, pour conduire quelque part. Ce référentiel objectif, à l'aune duquel on pourra régler les actions individuelles et collectives au sein de l'organisation, on l'appellera "finalité" de l'organisation.

Considérons maintenant que la nécessité de la forme organisée répond au besoin d'atteindre un objectif. Autrement dit, l'atteinte de l'objectif est cause de la forme organisée. Si l'on perd de vue l'objectif à atteindre, alors on perd le sens même de l'organisation, le sens du travail et de l'action commune. Ce phénomène est cause du délitement actuel du tissu de l'entreprise, à tous les niveaux de décision et d'exécution, qui se traduit par un accroissement préoccupant du mal-être au travail.

L'engagement éthique véritable est propre à contrecarrer une tendance observée qui n'a rien d'inéluctable. L'analyse de fond qui sous-tend la démarche consiste à retrouver la raison dans l'histoire de l'organisation, depuis le besoin initial jusqu'à l'instant présent, afin de mieux regarder vers l'avenir. Celle-ci passe notamment par une approche de la formation en entreprise héritière de la pédagogie telle qu'elle s'exprime chez Platon : une formation qui fait le pari de l'intelligence et du respect de la personne humaine, en s'adressant à chacun sans l'instrumentaliser et en redonnant du sens à ses actions, en expliquant plutôt qu'en imposant.

L'objet de cet article est de faire la preuve, à la lumière d'une triple expérience de manager opérationnel, de consultant-formateur et de philosophe chercheur en théorie des organisations :

  • d'abord que la question éthique est une question proprement philosophique qui se pose à l'entreprise, non pas comme un habillage des pratiques, mais comme un véritable problème de fond, humain et managérial ;
  • ensuite qu'elle engage le sens de l'action commune, donc la stratégie de l'entreprise, et que la performance durable en est l'enjeu ;
  • enfin qu'une approche philosophique de la formation continue peut permettre d'y répondre.

I) LA QUESTION ÉTHIQUE QUI SE POSE À L'ENTREPRISE

Y a-t-il un sens à vouloir "moraliser l'entreprise" ? Strictement, non. L'entreprise, comme toute organisation, véhicule de la morale. Il n'y a pas lieu de croire que la production des valeurs serait indépendante des organisations, ni que "l'homme de l'organisation" serait vierge de tout préjugé moral. Une telle distinction reviendrait à soutenir la thèse de l'imperméabilité de la société civile au monde des organisations. Hypothèse à exclure dans notre monde moderne, où l'espace public est désormais ordonné et animé par des organisations.

Henry Mintzberg introduit ainsi son ouvrage majeur 1 : "Notre monde est devenu, pour le meilleur et pour le pire, une société faite d'organisations. Nous sommes nés dans le cadre d'organisations et ce sont encore des organisations qui ont veillé à notre éducation de façon à ce que plus tard, nous puissions travailler dans des organisations. Dans le même temps les organisations ont pris en charge nos besoins et nos loisirs. Elles nous gouvernent et nous tourmentent (et, par moment les deux à la fois). Et, notre dernière heure venue, ce seront encore des organisations qui s'occuperont de nos funérailles."

Mais ce n'est pas parce que l'organisation véhicule de la morale qu'elle présente nécessairement une éthique. Les deux notions doivent être précisées. L'éthique surplombe la morale, en effet, au sens d'une "méta-morale". Elle assure la cohérence des comportements que la morale met à l'honneur avec la finalité de l'organisation. C'est pourquoi sa mise en oeuvre nécessite une action de transformation des mentalités, avec un avant et un après : on pourra parler alors d'"entreprise pré-éthique"et d'"entreprise éthique", selon que l'entreprise est engagée ou non dans une démarche de changement.

Dans les faits, c'est la formulation d'un dilemme d'ordre moral qui oblige à poser les termes du problème au niveau supérieur de la méta-morale : le fameux "dilemme éthique" qui compare deux actions du point de vue de leur moralité. Autrement dit, la question éthique se pose lorsque l'acte moral est présenté comme une option entre des alternatives plus ou moins souhaitables, c'est-à-dire comme un objet de choix et non plus de devoir 2. La recherche du meilleur choix possible implique de posséder un système de valeurs cohérent avec l'organisation, qui permette de mesurer la portée morale de l'acte en regard de la finalité de l'organisation.

Dès lors, parce qu'ils ont le choix, les acteurs de l'organisation sont placés au principe de leur action. Et c'est pourquoi la démarche éthique n'a de sens qu'au sein d'un management ouvert et participatif. Résolument humaniste, elle favorise une plus grande responsabilisation des personnes, mais doit nécessairement s'accompagner d'une formation appropriée. Si l'entreprise pré-éthique peut se satisfaire de l'ignorance, l'entreprise éthique ne le peut pas. Dans l'entreprise pré-éthique, les normes morales véhiculées par l'entreprise se déclinent en autant de prescriptions adéquates à un certain comportement moral. Elles ne sont pas connues en tant que telles, mais appliquées dans les faits, sous peine de sanction : il ne s'agit donc pas que l'acteur comprenne, mais qu'il exécute. Ces normes émanent de l'organisation (règlement intérieur, accord d'entreprise, etc.), ou sont imposées par son environnement (obligations légales, certifications, etc.).

Prenons l'exemple de la discrimination à l'embauche : on ne demandera pas au recruteur de se poser la question de la justice ou de "l'égalité des chances" lors de la sélection d'un candidat, mais sa fonction exige par contre qu'il se conforme aux lois contre la discrimination, et le candidat est en droit d'attendre un tel comportement. De même, une grille de salaire indiquera le traitement de base adéquat pour chaque salarié en fonction de son poste et de ses qualifications.

Ces normes sont conventionnelles, c'est-à-dire qu'elles tirent leur légitimité de l'accord entre les parties intéressées. Elles conditionnent l'existence d'une communauté d'intérêts. Mais elles n'en restent pas moins instables et sujettes à évolution : si les termes de la convention viennent à changer, les pratiques s'infléchissent également.

En effet, quand l'intérêt particulier refuse la coopération ou en cas de conflits d'intérêts, l'observation montre que l'on assiste à une forme de régulation, qu'on pourra appeler "naturelle", au sens où elle considère que tout ce qui relève de la norme instituée va contre l'état naturel de stabilité des choses 3.

Le cas de l'appropriation abusive de fournitures en donne une bonne idée : ce phénomène fréquent et généralisé mérite d'être étudié pour lui-même. Il sanctionne un processus de décision qui se veut rationnel, alors qu'il repose sur des arguments purement subjectifs. Le raisonnement est à peu près celui-ci : "je me donne pour l'entreprise (temps, travail), et en échange je ne reçois pas assez (reconnaissance, rémunération), donc je prends moi-même". Or, il s'agit en fait d'un mécanisme classique de compensation, fondé sur le rapport contribution/rétribution, dont les termes relèvent tous de l'opinion : j'estime contribuer à la hauteur de C qui me paraît suffisante, j'estime qu'on me rétribue à la hauteur de R qui me paraît insuffisante, et comme mon idée de la justice voudrait que le rapport soit de 1, alors je rétablis l'équilibre en augmentant ma rétribution (ou en baissant ma contribution) 4.

En théorie, le bénéfice comparatif de chacune des parties intéressées à l'alternative permet d'obtenir une situation d'équilibre satisfaisante - c'est le pari des libéraux : "chacun y trouve son compte". Dans les faits, la régulation naturelle conduit à la valorisation de l'intérêt du plus fort. Car en l'absence de système de valeur intégré, la convention est impuissante à faire valoir le droit du plus faible, puisque celui-ci n'est pas intrinsèquement supérieur à celui-là.

On en arrive alors à une situation de choix moralement indifférent, ou amoralisme, qui dépend de causes extrinsèques (structure de l'entreprise et management, contexte socio-économique et environnement de l'entreprise). En période de croissance ou de prospérité, en effet, ou lorsqu'une personnalité charismatique entraîne l'adhésion, chacun semble prêt à se soumettre à l'ordre moral conventionnel. En période de récession ou de crise, chacun à son niveau aura plutôt tendance à tirer la couverture à soi, à exploiter les failles réglementaires, et profiter de toute occasion pour faire valoir son intérêt personnel ou celui d'une communauté restreinte.

Ce genre de comportements, individuels et collectifs, engendre une méfiance généralisée, entre collègues, entre la direction et les salariés, entre la société civile et l'organisation, à mille lieues du modèle de coopération parfait permettant une optimisation du travail de chacun. Il semble vain de chercher à fonder une entreprise durablement performante sur de telles bases.

II) LA QUESTION ÉTHIQUE ENGAGE LA STRATÉGIE DE L'ENTREPRISE

Considérons alors que l'existence même de l'entreprise en tant que configuration stabilisée répond à un besoin de contrôle, contrôle des contrats qui règlent la vie économique. Les différentes parties prenantes de l'organisation sont liées, et l'entreprise elle-même au titre de la fiction juridique de la "personne morale", dans un noeuds de contrats.

C'est la raison d'être de la firme face au marché : si l'on considère un modèle économique structuré par un réseau de contrats bilatéraux entre agents, alors le seul marché est impuissant à exercer un contrôle sur l'ensemble de ces transactions. Le fait organisationnel rend compte de la nécessité d'exercer ce contrôle en limitant les coûts de transactions afférents. En somme, l'organisation est supérieure au marché pour ce qui est de régler les problèmes d'efficience.

La composante hiérarchique permet, par exemple, d'exercer un contrôle sur le respect et l'exécution du contrat de travail passé entre le salarié et l'employeur. Il s'agit en fait pour chaque partie, en collaboration et en concurrence à la fois, de s'assurer que l'autre oeuvre pour la réalisation du même objectif. Afin de prévenir le risque d'une régulation naturelle et de minimiser ses conséquences, l'entreprise pré-éthique va instaurer une régulation conventionnelle, selon sa propre logique. On va donc assister à une systématisation et à une multiplication des pratiques de contrôle, par une culture de l'audit interne élargie à toutes les composantes fonctionnelles de l'organisation et à tous les niveaux.

On touche là au paradoxe de la performance dans l'entreprise pré-éthique : la recherche de l'efficience nécessite de consacrer un budget supplémentaire à ces coûts d'agence. L'arbitrage interne consistera à en évaluer systématiquement le retour sur investissement, pour agir au plus juste dans une logique comptable.

Reprenons le cas de l'appropriation abusive de fournitures : par suite des nombreux constats, les fournitures ont été enfermées dans une armoire, dont la clef se trouve rangée dans une boîte, derrière le bureau de l'assistante du service. L'humeur ambiante se dégrade. Une procédure a même été mise en place afin de tracer les sorties de matériel. Cette procédure, l'assistante en est la garante. Cela lui ajoute une tâche supplémentaire, elle est mécontente. En outre, il lui faut rappeler systématiquement les consignes et les faire appliquer. Les membres du service, furieux de cette perte de temps et de cette "police interne", s'en prennent à elle, pour qui les bonnes relations avec ses collègues sont pourtant un facteur d'épanouissement dans son travail. De plus, ce contrôle lui semble du ressort du manager. Elle essuie d'ailleurs des remontrances quand ce dernier constate une irrégularité. Lui aussi, en effet, contrôle la bonne exécution de la procédure périodiquement. Stressée au-delà du supportable, elle fait une dépression et le médecin lui autorise un arrêt maladie de longue durée, pas assez cependant pour qu'on fasse appel à une remplaçante. Le service est désorganisé, la procédure n'est plus appliquée. Quand elle reviendra, il lui faudra tout reprendre en main, et le problème de fond ne sera toujours pas réglé ...

Un tel scénario peut sembler caricatural, il se vérifie pourtant assez fréquemment dans les entreprises. Aussi, certaines directions font l'erreur de tolérer ce genre d'écarts, par crainte des conséquences. Or, on peut être sûr que, dans une telle organisation, l'importance des manquements à la morale va aller croissante.

La formulation de la question éthique marque une rupture avec cette conception conventionnaliste de la morale, source d'accroissement des postes budgétaires dédiés au contrôle interne et de multiples coûts cachés. La démarche éthique rend compte du besoin de systématiser les valeurs qui tendent vers la réalisation d'un certain idéal de justice, et du besoin d'éduquer aux principes d'une conduite conforme à ces valeurs. Elle se fonde sur une analyse rationnelle des actions qui entraînent un mouvement d'amélioration continue de soi et de la communauté. Il s'agit par conséquent de savoir quelles activités sont conformes à la réalisation d'un certain ordre dont l'organisation est le produit.

C'est pourquoi la question éthique posée dans les limites de l'entreprise ne peut faire l'économie de la question de la finalité posée à l'échelle de la société civile et même de l'humanité toute entière : il n'y a pas d'éthique possible si l'on n'accepte pas le postulat selon lequel la fin ultime de toute organisation, considérée dans son rapport avec l'ensemble des organisations qui composent la société civile, est le bien commun. Il s'agit en définitive de redonner du sens au travail de chacun. Seule une telle démarche permet l'implication organisationnelle, au service d'une performance durable.

Pour ce faire, il faut remonter l'ordre des causes qui expliquent la création de l'entreprise : l'objectif poursuivi par l'entreprise est la livraison d'un service ou d'un produit qui concourre d'une certaine façon à assurer le bien de l'humanité par son utilité ; le but de l'entreprise est de se reproduire pour assurer sa pérennité ; la création de richesse, enfin, n'est que le moyen d'atteindre ce but 5. Par son action, chacun contribue donc à la réalisation du bien commun. L'échec de certaines démarches "responsables" provient de cette absence de projection, de cohérence et de réalisme.

Le management par le sens ne relève pas de l'utopie. Bien au contraire, la démarche éthique donne la preuve d'un réalisme sans faille et du plus grand sérieux, par le rétablissement de la vérité du fait organisationnel, en réponse à des sujets aussi graves que la souffrance au travail, ou la recrudescence des comportements dits "mercenaires". C'est bien plutôt l'usage actuel des théories de la motivation, en donnant la primeur à la satisfaction des besoins sur l'intelligence, qui entretient l'illusion.

Bergson, premier président de la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle, au sein de la SDN, qui deviendra l'UNESCO en 1946, au sein de l'ONU, se pose la question des sources profondes de la motivation à travers trois grands textes : L'Énergie spirituelle, L'Évolution créatrice et les Deux sources de la morale et de la religion. Il permet de corriger la grave erreur de ceux qui croient (ou voudraient faire croire) que la satisfaction des besoins suffit à élever la personne humaine pour qu'elle donne le meilleur de soi. Car il ne faut pas, explique Bergson, confondre le "plaisir", qui correspond à la satisfaction des besoins, et la "joie" qui découle d'un acte de création, à travers lequel l'homme retrouve le sens de son action. Alors que "le plaisir n'est qu'un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l'être vivant la conservation de la vie ; il n'indique pas la direction où la vie est lancée", la "joie" est un plaisir d'un ordre supérieur, qui regarde la finalité de l'organisation.

Ainsi, l'acte de création grandit l'homme et le motive à s'humaniser davantage. Le matérialisme élevé au rang de morale le conduit, au contraire, à régresser dans une forme de bestialité moderne, une sorte de contraction ou de réduction de l'homo faber (fabricant) et sapiens (savant) au seul homo faber. Au lendemain de la Grande Guerre, où l'usage des technologies à des fins de déstruction massive marque l'entrée du monde dans l'époque contemporaine, Bergson défend l'idée que, si l'accroissement des techniques peut ouvrir de nouvelles potentialités à l'humanité, c'est à la seule condition que leur développement corresponde à un projet réfléchi, dans l'intérêt commun.

Face à l'avenir, trois postures peuvent en effet être adoptées. La première posture est celle des détracteurs du sens et des machinistes, qui font du plaisir retiré de la satisfaction des besoins une fin ultime. Celle-ci conduit à une lente asphyxie du monde. La deuxième est la voie de l'inertie, celle du "laisser-faire" et de l'attentisme. La troisième, enfin, correspond au pouvoir qu'a l'esprit "d'accroître continuellement le monde, de l'accroître moralement". Elle vise cette finalité d'ordre supérieur qu'est le bien commun. Quand la première possibilité offerte à l'humanité est celle de la sur-vie, au sens de la "survie de l'espèce", la dernière promet "un surcroît de vie" : "La création de soi par soi, l'agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu'il y avait de richesse dans le monde".

À Bergson qui était féru de sciences, les plus récentes études de psychologie comportementale donnent raison : il suffit d'un rien pour donner du sens à sa vie comme à son travail. À ce sujet, les apports de la logothérapie développée par Viktor E. Frankl au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale sont décisifs. Survivant des camps de concentration, Viktor E. Frankl est revenu sur cette expérience avec la question suivante et son corrélat : pourquoi certains ont-ils résisté, au-delà des limites de la survie, d'autres non ? Où les survivants ont-ils puisé ce surcroît d'énergie ? Et ses observations l'ont amené à formuler la réponse suivante : pour se dépasser, il faut donner du sens à son existence. Il faut croire en la responsabilité personnelle face à l'action et à la participation à l'avenir.

À"taux de satisfaction" égal, que l'on donne à une personne en situation de travail les moyens de réaliser quelque chose, en lui ouvrant des perspectives sur le sens de son action : elle s'épanouira. Qu'on lui mette des oeillères : elle restera malheureuse, parce qu'inachevée à travers ses attentes profondes, qui sont celles d'un être total, intelligent et sensible.

L'alternative est simple mais tragique : cherchons-nous à rendre l'homme au travail strictement "opérationnel" (ce qui ne le différencie pas tellement d'un outil animé, ce qui est la définition de l'esclave chez Aristote), ou bien laisserons-nous échapper à notre contrôle cette part de pure créativité où s'exprime la liberté personnelle ? Il en va, on le comprend, de l'avenir même de l'humanité. C'est pourquoi le développement de l'éthique en entreprise présuppose une prise de conscience et une prise de position sur la responsabilité sociale des organisations.

III) UNE APPROCHE PHILOSOPHIQUE ÉTHIQUE DE LA FORMATION CONTINUE EN ENTREPRISE

Dans cette démarche, le collaborateur va être accompagné par la formation. Ainsi va-t-il intégrer et faire sien le système de valeurs justifié par la finalité de l'organisation : l'évolution et la maturation des mentalités vont enclencher un cercle vertueux d'amélioration continue et durable.

...Finissons-en avec le cas de l'appropriation abusive de fournitures : la direction, alertée par la faible productivité du service et ses mauvais résultats, mène une enquête. Elle prend conscience que la mauvaise humeur et les actes malveillants se généralisent à l'ensemble des services et décide d'intégrer en conséquence une démarche éthique. Après avoir réfléchi collectivement sur les valeurs de l'entreprise et repensé l'organisation des activités, après avoir donné les preuves manifestes d'un effort d'engagement pour une plus grande équité, les premiers résultats dus à la formation ne se font pas attendre : les armoires à fournitures sont ouvertes et la sortie de matériel reste raisonnable. Les stagiaires témoigneront : "J'en connais qui ont pris des fournitures ... mais je crois que pour eux ce n'était pas du vol ..."; "je n'avais pas mesuré la conséquence de mes actes"...

Reste à se demander quel degré de connaissance est nécessaire à chacun et utile pour l'organisation, qui est propre à dispenser la formation et quel doit être le contenu de cette formation. La résolution du problème du contenu permettra d'identifier les formateurs et les stagiaires adéquats : s'agit-il de connaître ce qu'est l'éthique ou bien d'agir de manière éthique ?

Dans un premier temps, la compréhension des enjeux par le stagiaire est une étape obligée. Pour deux raisons : d'une part, le discours de l'entreprise ne doit pas être appréhendé comme une opération de marketing ; d'autre part, la notion demande à être explicitée, dessaisie des mains des gourous pour retrouver toute sa pertinence dans le contexte organisationnel.

De fait, l'entreprise repose des questions oubliées de la société. Elle fait l'expérience, dans les limites de l'organisation, de la naissance de l'éthique, dans le périmètre de la cité. La reformulation de la "question éthique" est une véritable révolution, au sens propre, un voyage dans le temps. Ceci ne laisse pas d'interroger sur l'indépendance de l'éthique vis-à-vis de l'économique. Tout l'enjeu de la République de Platon, par exemple, est de savoir quel est le mode d'organisation politique le plus juste, dont l'ordonnancement est conforme à l'idée de la justice. Il faudra donc expliquer en quoi, par exemple, un acte injuste comme l'appropriation abusive de fournitures n'a pas seulement des conséquences économiques immédiates, si modestes soient-elles, mais remet en question l'ordre établi, colonne vertébrale de l'organisation. L'appareil répressif de l'État ne doit pas être pris comme modèle parce qu'il suffit à inciter la majorité des citoyens à agir de telle ou telle manière. L'organisation demande quant à elle plus que de la soumission, elle nécessite de la bonne volonté. Être responsable, c'est d'abord comprendre pourquoi il faut agir de telle ou telle manière, puis agir en conséquence.

Dans un second temps, le réalisme veut qu'on s'attache davantage à bien agir, qu'à bien connaître. Si donc la compréhension des enjeux de la démarche éthique est nécessaire à l'ensemble des acteurs de l'organisation, il faut en réserver l'approfondissement aux managers, et la connaissance aux dirigeants. Conformément à l'étymologie grecque, l'éthique relève du comportement, mais pas de n'importe quel type de comportement. Il s'agit du comportement passé dans les habitudes, maintes fois répété, quasi inconscient.

Aristote vient rappeler cette étymologie : la démarche éthique, pour le plus grand nombre, n'a pas pour but la connaissance mais l'acquisition des bonnes habitudes, car "on ne veut pas tant savoir ce qu'est une vie de bien que bien vivre".

Et parce que la question éthique se présente sous la forme de dilemmes moraux, on pourra se concentrer sur la discussion autour d'études de cas rencontrés dans l'entreprise ou inventés, et de retours d'expérience. Cet exercice devrait être répété fréquemment par l'ensemble des collaborateurs.

La démarche de formation suivante est centrée sur l'acquisition de réflexes éthiques 7 :

"De nombreuses entreprises considèrent la formation comme un élément essentiel dans la création d'une culture éthique. Dans certains cas, cet effort de formation reste de courte durée, et n'exige qu'une faible implication émotionnelle de la part de l'employé. Il peut s'agir de prendre simplement connaissance d'une brochure décrivant le code déontologique de la compagnie, puis de répondre à un test en ligne afin de vérifier qu'il a bien été assimilé. Ailleurs, la formation à l'éthique s'étend parfois sur une très longue durée, impose aux employés un examen scrupuleux de leurs valeurs et de leurs principes (...). Chez Boeing, par exemple, le programme baptisé" Questions d'intégrité : le défi éthique "se déroule au sein du groupe de travail. Sous la direction de leur supérieur, les employés doivent étudier pas moins de 50 situations comportant un dilemme éthique. (...) La plupart des études montrent qu'une formation à l'éthique, pour être efficace, doit présenter un caractère plutôt intensif et bénéficier de renforcements fréquents. Quelques uns des meilleurs programmes mis en place prévoient ainsi, plusieurs jours par an, l'organisation de débats et d'exercices destinés à clarifier les attentes des organisations."

De ce qui précède, on peut tirer la conclusion suivante pour le contenu : il faut privilégier un équilibre entre réflexion sur l'éthique, nécessaire car conditionnant la mise en oeuvre efficace, et pratique, avec un degré d'expertise proportionnel aux responsabilités occupées dans l'entreprise. Il semble indispensable de promouvoir cette première dimension réflexive, car elle seule permet de travailler de manière cohérente sur les fondements de la responsabilité et le sens des actes au sein d'une communauté, et en lien avec un domaine d'intervention spécifique. Pour ce qui est du formateur, il est important que l'apport théorique soit dispensé par une personne non impliquée dans l'organisation, compétente à la fois dans le domaine de l'éthique, et dans le fonctionnement des organisations, pour plus d'objectivité et de réalisme. On conseillera un philosophe de formation, capable de prendre de la hauteur sur des questions qui peuvent dévier facilement dans le domaine technique (cas du juriste par exemple). Les sessions pratiques seront animées par ces mêmes intervenants, avec une préférence marquée pour d'anciens opérationnels, et un fort travail d'adaptation aux spécificités fonctionnelles du public et à l'entreprise. Contrairement à l'exemple précédent, on ne préconisera pas l'animation des sessions destinées aux équipes par leurs managers sur le mode de la démultiplication pour des raisons de confidentialité. De surcroît, l'expérience montre que l'on s'ouvre beaucoup plus facilement à un intervenant extérieur qu'à son supérieur hiérarchique, d'où une plus grande efficacité. Enfin, s'il existe un poste de déontologue dans l'entreprise, on pourra lui conseiller de se faire accompagner spécifiquement par un coach (cf. le tableau récapitulatif ci-dessous).

Contenu Formateur Stagiaire Fréquence
Compréhension Expert Tout collaborateur 1 session avec rappel tous les 2 ans
Approfondissement Expert Management et Top management 1 session avec rappel tous les 2 ans
Connaissance Expert Top management 1 session avec rappel tous les 2 ans
Exercices pratiques
Niveau 1
Expert Equipes Au moins une fois par an
Exercices pratiques
Niveau 2
Expert Management Au moins une fois par an
Exercices pratiques
Niveau 3
Expert Top management Au moins une fois par an
Pédagogie de l'éthique Coach Déontologue Sur-mesure

À l'issue de ce développement, quatre points doivent être soulignés.

  1. Encore une fois, réaffirmons l'exigence d'une démarche éthique véritable. Il ne sert à rien à l'entreprise d'afficher des valeurs si elles sont vides. Au contraire, elle risque la détérioration de son climat social en interne, voire de provoquer des réactions hostiles envers tout projet de changement ; vis-à-vis de l'extérieur, elle risque de dégrader son image et de se décrédibiliser au regard des partenaires, investisseurs potentiels et clients, voire d'essuyer des sanctions directes des pouvoirs publics ou des sanctions indirectes, via les agences de notation non gouvernementales.
  2. L'expérience montre que la dynamique positive enclenchée réduit sensiblement les postes de contrôle et les coûts cachés, mais l'évaluation quantitative en est difficile. En éthique, la catégorie du nombre n'est pas pertinente : il faut trouver des indicateurs qualitatifs ou inventer un autre type d'évaluation ; la Responsabilité Sociale de l'Entreprise ne peut être appréhendée avec les outils du contrôle de gestion.
  3. La démarche éthique ne vise pas à supprimer l'activité de contrôle de l'organisation, activité nécessaire à son bon fonctionnement et propre à délimiter le cadre d'action du collaborateur. Elle prétend supprimer les contrôles qui résultent d'une sur-adaptation de la norme, selon une logique conventionnaliste.
  4. Est-il sain pour l'espace public que l'entreprise, dont l'objectif est de réaliser des profits pour assurer sa conservation, s'empare de concepts comme l'éthique ? La spécificité de l'entreprise comme organisation induirait un certain nombre de comportements qui vont à l'encontre de la morale. N'appartient-il pas plutôt à l'enseignement primaire de former le caractère des citoyens d'abord, travailleurs ensuite ? La société civile semble se décharger petit à petit de la formation sur l'entreprise.

(1) Mintzberg [2004²], p.11.

(2) Au sens du "devoir moral" de la philosophie moderne et de l'impératif catégorique kantien.

(3) On retrouve par-là l'opposition moderne (non classique) entre loi positive et loi naturelle. Cf. Strauss [2004], pp. 66-69.

(4) Ce rapport est à la base de la théorie de l'équité, qui y ajoute la comparaison à un référent (expérience à un autre poste, dans une autre entreprise, d'une autre personne dans l'entreprise ou à l'extérieur). Il s'appuie sur les notions de "justice distributive" et de "justice corrective" développées dans son Éthique à Nicomaque par Aristote [2007], V, 6, 1131a10 à 1132b20. Plus récemment, les théoriciens de la "justice organisationnelle" ont réinvesti ce champ d'études en y intégrant les notions de procédure et d'attente.

(5) La terminologie employée est moins importante que la volonté de systématiser le "pourquoi" qui permet d'ordonner les fins des différentes actions entreprises, et donc de retrouver leur sens en vue de rétablir le "sens commun".

(6) Aristote [2007], II, 2, 1103b26-27 et II, 3-4, 1105b13-19.

(7) Cas extrait de Robbins [200612], p.614.

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