Revue

Luxembourg : institutionnalisation de pratiques philosophiques à l'école fondamentale

Introduction

Dans le cadre d'une nouvelle loi scolaire, la philosophie vient d'être institutionnalisée à l'école fondamentale luxembourgeoise. Cette communication porte sur les éléments considérés comme indispensables à une implantation obligatoire de pratiques philosophiques (PPH), à savoir le plan d'études, le matériel didactique et la formation des enseignants. Les mesures prises et les objectifs visés au niveau des compétences à développer s'expliquent à la lumière de certaines spécificités du pays.

Le Luxembourg (494.000 habitants sur 2.586 km2), est devenu une société en mutation rapide, et restera probablement un pays avec un taux exceptionnel d'immigration. Les seuls nationaux voient leurs effectifs stagner, et sans les options, les naturalisations et le tout récent droit à la double nationalité, ils auraient même diminué. Plus de 41% des habitants du pays sont des étrangers, au sens où ils ne possèdent pas la nationalité luxembourgeoise. D'ici 50 ans, la part des Luxembourgeois risque de tomber aux environs de 40% de la population totale et de 15% du marché du travail.

Avec plus de 36% d'enfants non-luxembourgeois fréquentant les écoles primaires et secondaires, un des défis majeurs auxquels l'enseignement doit faire face consiste à gérer cette hétérogénéité, à assurer une éducation qui met en valeur la richesse de la diversité, tout en respectant l'héritage linguistique, culturel et religieux de chaque élève. L'objectif du législateur étant de privilégier toutes les mesures d'intégration, d'éviter une polarisation de la société et de promouvoir le partage de valeurs communes, il est évident que sous l'emprise de l'actualité immédiate, il accorde une attention prioritaire aux cours de morale, dont l'objectif premier est le "savoir être", l'éducation au vivre ensemble et le développement de compétences personnelles, sociales et interculturelles.

La question est de savoir si, pour cela, il faut trois cours différents : "l'Instruction religieuse (catholique)", "l'Éducation morale et sociale" (EMS - morale non confessionnelle en Belgique), et "l'éducation aux valeurs" dans un lycée pilote. Comme le Luxembourg ne connaît pas la stricte séparation entre l'Eglise (catholique) et l'État, les élèves du primaire et du secondaire ont, durant tout leur parcours scolaire, le droit et le devoir de choisir entre deux cours: Instruction religieuse (catholique) ou EMS.

Il existe un plan d'action en faveur d'un cours commun sous forme "d'ateliers philosophiques" ou de "communautés de recherche" réunissant tous les élèves, indépendamment de leurs appartenances ethniques, religieuses ou idéologiques. Or, ceux qui sont appelés à légiférer en cette matière ont d'ores et déjà ouvert à la philosophie une porte de derrière, à savoir le cours d'EMS. Depuis la rentrée 2009, il y a institutionnalisation des PPH dans ce cours à fort potentiel transversal, où sont inscrits quelque 25% du total des élèves du primaire. Deux heures par semaine, ils travaillent selon les principes de la problématisation, de la conceptualisation et de l'argumentation, pour utiliser le vocabulaire de Michel Tozzi.

I. Le processus de l'institutionnalisation et les compétences visées

La réforme de la loi scolaire concernant l'école fondamentale ayant d'office touché le cours d'EMS, l'occasion fut saisie pour argumenter en faveur de l'introduction de PPH avec les enfants. La publication de l'UNESCO, La philosophie, une école de la liberté, a considérablement inspiré et soutenu ce plaidoyer. En 2001, le Luxembourg a adopté, avec succès, pour la Formation morale et sociale (FMS) dans le post-primaire, un plan d'études allemand appelé "Philosophie pratique". En 2007, le Ministère a mis en place un groupe de travail pour introduire la "philosophie pratique" également dans le cours d'EMS au primaire. Depuis, une coopération avec l'Université de Hambourg a conduit à la mise en place d'un plan d'études, de matériel didactique pour les élèves, de guides pour les enseignants et d'une formation continue (avec ECTS) de 120 heures.

Cette innovation toujours en cours ne se déroule donc pas en marge des horaires et programmes établis, elle ne bouscule pas non plus un système en place, elle ne se fait pas au détriment d'autres champs disciplinaires. C'est une révolution douce que les acteurs eux-mêmes découvrent au fil de l'édition du matériel didactique et de la formation continue. C'est en même temps un engagement politique fort.

Théoriquement, l'objectif du cours d'EMS a toujours été de cultiver l'esprit critique, la mise en question, l'argumentation, le développement de compétences personnelles, sociales, interculturelles. Or, l'ancien plan d'études, le matériel didactique, la formation des enseignants ne permettant pas de réaliser ces objectifs, il fut décidé de valoriser les deux heures d'EMS hebdomadaires par des activités de caractère "philosophique", de promouvoir une "culture philosophique" ("Philosophieren als Kulturtechnik", E.Martens) pour améliorer :

  • la qualité du vivre ensemble, dans la très grande diversité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse que doit gérer l'école luxembourgeoise;
  • la motivation d'élèves plus doués pour l'oral que pour l'écrit et des enfants en rejet d'école pour toutes sortes de raisons.

Les compétences visées ont toutes un caractère transversal, et ne sauraient se développer les unes sans les autres: pas de compétences sociales ou interculturelles (interpréter des symboles, changer de perspective, ouverture d'esprit...) sans compétences personnelles (esprit critique, empathie...) ; pas de compétences personnelles sans entraînement à des compétences méthodologiques (analyser des concepts, par exemple avec la construction d'un molécule conceptuel, d'un acrostiche, en utilisant le dialogue socratique ...).

II. Un plan d'études axé sur les compétences

1) Le plan d'études

Il s'applique aux quatre cycles de l'école fondamentale, présente quatre champs d'activités correspondant aux quatre approches méthodologiques selon E.Martens1.

a) Cycle 1 (4-6 ans).

  • Compétence percevoir le monde : découvrir le ciel et la terre, distinguer le monde animé et le monde inanimé.
  • Compétence interpréter le monde : s'émerveiller à propos du monde et poser des questions.
  • Compétence agir dans le monde : écrire différentes activités et faire un jugement (cela me plaît / cela ne me plaît pas).
  • Compétence réfléchir sur le monde : dire comment on aimerait voir certaines choses dans le monde.

b) Cycle 2 (6-8 ans).

  • Compétence percevoir le monde : décrire l'apparence extérieure, des caractéristiques et des comportements de personnes.
  • Compétence interpréter le monde : interpréter des symboles comme indicateurs d'attitudes ou de comportements.
  • Compétence agir dans le monde : agir selon des traditions, participer à des fêtes.
  • Compétence réfléchir sur le monde : faire des découvertes dans la nature et dans la société.

c) Cycle 3 (8-10 ans).

  • Compétence percevoir le monde : percevoir les êtres humains comme membres de communautés.
  • Compétence interpréter le monde : argumenter son point de vue personnel et interpréter l'opinion d'autrui, analyser différentes significations d'un même concept (amitié, justice ...).
  • Compétence agir dans le monde : agir selon des normes et des valeurs, respecter les droits des enfants.
  • Compétence réfléchir sur le monde : se mettre à la place d'autrui, changer de perspective.

d) Cycle 4 (10 - 12 ans).

  • Compétence percevoir le monde : percevoir les êtres humains comme membres de cultures et d'idéologies diverses.
  • Compétence interpréter le monde : être conscient que la manière de penser d'autrui tient à un héritage spécifique, interpréter cette manière de penser.
  • Compétence agir dans le monde : analyser ses propres sentiments et convictions au niveau du croire ou ne pas croire (en Dieu), distinguer différentes religions et idéologies.
  • Compétence réfléchir sur le monde : formuler des idées sur l'avenir.

L'objectif global visé est d'encourager et d'accompagner le questionnement existentiel de l'enfant par la pratique philosophique, dans le cadre de ces quatre types d'activités basées sur l'approche de E.Martens :

  • Observer et percevoir (méthode phénoménologique).
  • Analyser des concepts, interpréter des pensées et paroles, participer à des discussions socratiques (méthode herméneutique-analytique).
  • Apprendre à argumenter (méthode dialectique).
  • Élaborer des situations fictives par une pensée créative (méthode spéculative).

2) Niveaux de compétences

Exemples tirés de deux champs d'activités du cycle 2 (6-8 ans)

  • Compétence percevoir le monde
    Niveau 1 : avec des mots simples et sans s'arrêter à des détails, l'enfant sait décrire l'apparence extérieure de personnes, des caractéristiques; il commence à distinguer entre sentiments, désirs et rêves.
    Niveau 2 : l'enfant sait donner des détails sur l'apparence extérieure d'une personne tout en distinguant entre caractéristiques, sentiments et idées.
    Niveau 3 : l'enfant est capable de distinguer et de décrire ce qu'il sait bien faire ou moins bien, il reconnaît que ses compétences peuvent évoluer et essaie d'expliquer cette évolution.
    Niveau 4 : l'enfant sait distinguer entre l'image qu'il se fait de soi-même et l'impression qu'il fait à autrui, il reconnaît que les deux images ne sont pas nécessairement identiques et sait éventuellement expliquer ce fait.
  • Compétence interpréter le monde
    Niveau 1: l'enfant sait distinguer différents symboles dans la société tout en essayant d'en expliquer la signification ou la fonction.
    Niveau 2 : l'enfant sait attribuer différents symboles à différentes communautés tout en expliquant la spécificité de ces groupes (p.ex. croix - christianisme).
    Niveau 3 : l'enfant sait créer lui-même des symboles (par exemples mots, gestes) pour des objets ou des personnes, et expliquer à d'autres enfants ce que signifient ces symboles (linguistiques ou non linguistiques, par exemple poings/ colère).
    Niveau 4 : l'enfant a un large réservoir de symboles et sait les appliquer dans des situations données pour se faire comprendre ou pour signaler des intentions.

III. Matériel didactique

Le Luxembourg ne dispose guère des ressources humaines nécessaires pour élaborer le matériel didactique approprié. Or, sa situation dans un voisinage francophone et germanophone lui permet de puiser dans un réservoir de produits didactiques de qualité, élaborés par des spécialistes de renommée internationale. (Michel Tozzi, Brigitte Labbé, Michel Piquemal, Edwige Chirouter, Barbara Brüning).

Au sein du Ministère, un groupe de travail veille à ce que l'espace nécessaire soit réservé à des sujets d'actualité luxembourgeoise, et que les exigences linguistiques des manuels ne dépassent pas le niveau des élèves venant d'horizons si divers. Le fait religieux est enseigné comme phénomène culturel et anthropologique, les enfants de l'école publique gagnant des connaissances de base sur les principales religions et idéologies.

Titres des ouvrages

  • Cycle 2
    Manuel élèves : Nous sommes des amis.
    Fiche portfolio de l'élève : Mon livre sur l'amitié.
    Guide de l'enseignant cycle 2
  • Cycle 3
    Manuel élèves : Pensées en vol.
    Fiche portfolio de l'élève : Mon livre d'idées.
    Guide de l'enseignant cycle 3
  • Cycle 4
    Manuel élèves : Construire des ponts - Vivre ensemble.
    Fiche portfolio de l'élève : Mon livre sur le vivre ensemble.
    Guide de l'enseignant cycle 4

IV. Formation continue

Une formation continue de 120 heures se terminera en janvier 2010 pour une première cinquantaine d'enseignants. Elle prépare surtout à :

  • l'analyse de concepts philosophiques complexes (justice, égalité, amitié, mort, nature, culture ...) ;
  • l'argumentation (parfois on a le droit de mentir, parce que ...) ;
  • la construction de situations fictives (et si, ...) ;
  • la discussion socratique (recherche en commun de la "vérité", thèse, antithèse, consensus, désaccord ...)

À l'école fondamentale, les élèves sont en règle générale accompagnés par deux enseignants en team-teaching. Si, par chance, ces enseignants ont été formés, ils sauront que la culture du philosopher, les discussions à visée philosophique peuvent contribuer à résoudre des situations de rejet de l'école, à gérer des conflits entre élèves et à promouvoir la citoyenneté.

Un effort a été fait pour informer les parents de ce nouveau cours à visée philosophique. Ils sont invités à accompagner le portfolio de leurs enfants, à poursuivre la discussion à la maison, à encourager le questionnement en général.

Le "Courrier de l'Éducation Nationale" consacre mensuellement une page au "philosopher avec les enfants à l'école fondamentale".

Conclusion

Même si la pratique philosophique fait son entrée dans l'école luxembourgeoise par le biais d'un cours optionnel, cela n'enlève rien au potentiel inhérent à cette pédagogie et n'entrave pas son enracinement graduel dans le quotidien scolaire. Le fait que philosopher avec les enfants développe les compétences transversales (personnelles, méthodologiques et sociales), essentielles pour l'apprentissage en général, permet de prévoir son "infiltration" dans d'autres branches en attente d'oxygène.

Ce qui a permis l'institutionnalisation, c'est donc :

  • un espace hebdomadaire de deux unités à disposition pour une innovation ;
  • un Ministère prêt à redorer le blason d'un cours (EMS) en détresse, par sa transformation en "communautés de recherche" sous forme d'ateliers philosophiques ;
  • une cinquantaine d'enseignants en formation continue, rapidement gagnés aux PPH comme nouvel outil pédagogique et culture générale.

(1) E. Martens est professeur de didactique de la philosophie à l'Université de Hambourg (Allemagne). Il a mis au point un modèle de didactique de l'apprentissage du philosopher pour les enfants.

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