I. Description du dispositif : une expérimentation
1) Un "café philo" dans un lieu artistique en création
Le témoignage proposé ici concerne un "café philo" mensuel organisé depuis septembre 2007 à Marseille. Cette année-là, l'association Andiamo, association culturelle et artistique qui perpétue depuis deux ans l'organisation d'un événement annuel (et transforme ce rendez-vous au gré de l'évolution d'un désir collectif), décide d'investir un lieu : une galerie d'art qui accueille des expositions, un centre culturel qui propose diverses activités, et des artistes résidents qui y travaillent.
À la création du lieu, le président me demande d'y organiser un café philo : le projet initial n'était pas d'investir un lieu préexistant en proposant une activité philosophique, mais s'insère dans une activité collective de création d'activités par et pour le public concerné, c'est-à-dire public du quartier et public élargi. La question se pose alors de savoir à qui va s'adresser le café philo, qui n'a en fait pas lieu dans un "café" : "Les Cafés philo (...), en dit un réseau social Internet, renouent avec cette effervescence des années 90 à envisager la philosophie dans l'espace public. Le débat, les discussions ont lieu non plus dans un café traditionnel, mais au sein de notre lieu d'exposition associatif, dans lequel les oeuvres d'art peuvent souvent faire écho aux paroles. Le café philo est ouvert à tous, et aborde des thèmes variés, inhérents à la philosophie ou très différents.". La communication (qui reste très locale) se fait par affiches collées dans le quartier, mailing, voie de presse, réseaux sociaux Internet.
Description du dispositif
Une fois par mois, une vingtaine de personnes en moyenne se réunissent pour débattre d'un sujet préalablement déterminé. Aucune règle n'est énoncée au départ, mais quelques principes de fonctionnement : chacun peut s'exprimer, proposer un thème futur, animer ou co-animer le débat ; la discussion est suivie d'un repas ensemble auquel chacun est convié. L'heure de fin des discussions n'est pas fixée a priori, et le débat est clos en fonction de la dynamique des échanges, l'horaire tardif ou la faim qui s'annonce.
Le choix d'animation va davantage dans le sens d'une autorégulation des prises de parole par le groupe, limitant les interventions afin de déconstruire le rapport maître-élève des schémas classiques d'enseignement. Il s'agit bien d'une réflexion collective sur un sujet, sans idée prédéterminée sur ce que doit être l'échange, sa qualité, etc.
Une présentation introduit le débat, situant des controverses sur le sujet dans l'espace public, dans la littérature philosophique, des questions ou enjeux, etc. Quelquefois, un texte est distribué, de philosophie ou de poésie, une image d'oeuvre d'art, une musique écoutée. Des participants introduisent parfois le débat (mais l'animation est prise en charge une seule fois par un participant). Ces présentations sont de durée et de forme très variables (quelques mots introductifs, narration assez longue, lecture, etc.). L'accessibilité de la problématique et des termes de la discussion fait l'objet d'une attention particulière, étant une condition d'inclusion du public. Ainsi, cet exercice a-t-il d'emblée nécessité un travail préalable, en amont, afin de formuler un thème qui corresponde à la réflexion envisagée par le proposant, tout en permettant que le débat ait lieu (identification d'arguments opposés, enjeux dont chacun puisse se saisir). L'absence de "prises" sur le sujet peut conduire à une difficulté à débattre, comme on l'a vu lors d'une séance portant sur une question esthétique (sur le cinéma comme art, divertissement, agent politique). Certaines présentations étant très "engagées", quelques mots de l'animateur visent à ouvrir le débat en le resituant dans un champ plus large de réflexion. Concernant le public, un noyau d'habitués se constitue très vite, et chaque séance compte de nouvelles personnes.
2) Le café philo et l'activité philosophique : une approche pragmatiste
L'organisation de ce café philo se pose dès le départ comme une expérimentation de l'activité philosophique. Afin de mieux saisir cette approche, il faut la resituer dans un engagement personnel pragmatiste, et en faveur d'une approche par l'activité, qu'il me semble nécessaire de situer. Après une formation initiale en philosophie (philosophie politique/ analytique), mon travail s'inscrit actuellement dans la transdisciplinarité, sur des questions de débats publics, de délibération du public dans le cadre d'un questionnement sur la démocratie participative. Ainsi, me suis-je intéressée spécifiquement à l'argumentation, aux interactions dans les débats, aux conditions de discussion... Ceci tant au regard des théoriciens de la délibération, que par un travail d'observation de débats dans l'espace public (avec une analyse sociologique de ces questions).
Ces recherches ont engendré une réflexion préalable sur les conditions de réflexion et de discussion collectives, l'influence du cadre des échanges (et de fait les présupposés qui conditionnent sa mise en place) la régulation par l'animateur, l'activité des participants. Le choix d'une approche par l'activité s'est imposé, très vite, cette dernière étant saisie comme le lieu de travail entre des normes antécédentes, et une tendance à la "renormalisation" dans l'expérience de vie (Schwartz, 2007), ce qui met en exergue l'écart ainsi que le lien entre l'activité prescrite, l'activité réelle et la description qu'il peut en être faite et rendue visible. Prendre le point de vue de l'activité s'oppose alors à une conception normative des dispositifs, uniquement en termes de prescription, d'objectifs et de résultats attendus (qui se limiterait à l'activité prescrite), ou à une description de celle-ci par un observant extérieur, puisque les conditions d'une connaissance de l'activité (par définition partielle et imparfaite) sont à interroger : sur quoi se base l'initiateur d'un processus pour construire un "cadre" d'échanges, l'observateur ou l'analysant d'une situation afin d'en rendre compte ?
C'est par une approche pragmatiste que ces questions épistémologiques sont abordées : il s'agit de construire la connaissance, l'activité, en considérant le point de vue des participants eux-mêmes.
Ces préalables permettent, il me semble, de mieux situer dans quelle démarche s'inscrit cette expérimentation de la "pensée vivante". Les objectifs et résultats attendus ne sont pas préalablement fixés (Eduquer ? Créer du lien social ? Développer le sens critique ? Eclaircir des concepts ? etc..), ni ce qu'est une activité proprement philosophique, qui nous conduirait à un questionnement digressif : qu'est-ce qu'un débat philosophique ? Un débat (opposé à une juxtaposition d'opinions) ? Une réflexion philosophique ? Un argument philosophique ? Ce qu'est un argument tout court est d'ailleurs un débat dans le champ des recherches sur l'argumentation.... Mais nous voyons aussi que tout cela nous ramène à la question : "qu'est-ce que la philosophie ?", (Peut-elle exister autrement qu'en exercice ? Qu'en activité ? ), qui peut elle-même être un sujet du café philo...
En revanche, une attention particulière a concerné les conditions de discussion, le cadre des échanges (lieu, temps, places dans l'espace, légitimité de la parole, consignes, rôle de l'animateur et régulation, etc.), et la libre expression de chacun. Sur ce dernier point, les travaux en psychologie sociale (Cass Sunstein, 1998 ; Manin, 2004) concernant les effets de groupe (polarisation des opinions sur ce qui est perçu comme la tendance dominante, en fonction du nombre d'arguments énoncés), m'ont conduit à prêter attention à ce que chacun ait effectivement la parole afin d'avoir des points de vue différents, et à organiser l'introduction du débat de manière assez ouverte (pour qu'elle n'ait pas fonction d'orienter en faveur d'une thèse, d'un auteur), pour encourager l'émergence du contradictoire. La prise de parole de tous et l'approfondissement sont facilités par un format de groupe plus restreint : le changement de format d'une séance qui a compté une cinquantaine de personnes a eu pour effet de réduire les possibilités de discussion.
Plus globalement, cette expérimentation vise à assumer les débats de normes possibles sur les sujets envisagés, mais également sur ce que sont le café philo et l'activité philosophique, permettant le débat sur le débat. Les points de vue et l'activité des participants ont donc participé au café philosophique en acte ainsi qu'à la rédaction de ce papier, puisque nombre d'entre eux m'ont fait un retour d'expérience, apportant remarques et points de vue critiques sur le dispositif, son évolution. Les enjeux qui émergent et que nous allons développer quelque peu ici découlent de cette co-construction d'un regard réflexif sur l'expérience de ce café philo et sur l'activité qui s'y déploie.
II. Le café philo et l'activité philosophique.
1) Philosophie et connaissance
- La philosophie : une discipline "rigoureuse et austère" ?
Tout d'abord, une opposition émerge entre des conceptions plus ou moins "tranchées" de la philosophie, et du café philosophique. D'un côté, une vision de la philosophie comme discipline "rigoureuse et austère", schématisée par un besoin de transcendance et de références aux auteurs, valorisant les questions métaphysiques, "ontologiques". Cette représentation de la philosophie comme un travail ("c'est quand même aride, ça demande un effort!"), qui requiert une réelle implication dans la durée, s'accompagne ici d'une certaine idée de progrès, d'un désir d'éclaircissement conceptuel au sein du groupe. Le fait que certains participants viennent pour une réunion sans s'engager dans la démarche sur un long terme est perçu comme un obstacle, un manque de volonté ou d'effort : "ça aurait permis un travail d'élucidation avec les gens... Il n'y avait pas assez d'implication subjective".
D'autres désirent aborder ou pratiquer la philosophie en évitant un jargon qui circonscrit les débats aux seuls spécialistes : "J'avais déjà participé à un café philo, mais j'avais été très déçu car c'était réservé à ceux qui avaient une culture en philosophie. J'étais perdu, trop de références et de jargon philosophique". À ce titre, le choix ainsi que la formulation du thème proposé sont déterminants : "Dans la manière de proposer les sujets, une manière... pas de vulgariser, mais de désacraliser un peu le débat et de lancer une polémique qui nous touche, qu'on peut mettre en débat simplement, sans faire appel à Aristote ou à Bergson et en pouvant aussi le faire, si on veut". Les présentations introductives tentent d'ailleurs de lier quelques références philosophiques à des préoccupations plus quotidiennes, que chacun peut saisir : "Des sujets intéressants et assez tournés vers les "incultes".
Le rapport à la culture et à la connaissance est ici récurrent. La peur de ne pas être à la hauteur, à "sa place", de l'asymétrie en termes de connaissances, d'un manque de légitimité, ou de s'ennuyer face à des propos incompréhensibles qui "volent trop haut" est souvent évoqué par des personnes que j'ai rencontrées "à l'extérieur" : celles-ci "avaient entendu parler" du café philo "en bien", c'est-à-dire comme ne relevant pas d'un schéma de discussion experte, et m'ont dit qu'elles aimeraient venir, qu'elles le feraient prochainement. Peu sont effectivement venues, mais ceci met en perspective une représentation du "café philo" comme un échange très spécialisé et de fait exclusif, plaçant la connaissance théorique, notamment en histoire de la philosophie, comme un pré-requis ou une légitimité à prendre part au débat. Les discussions ont au contraire montré à chaque réunion la richesse de la connaissance venant de l'expérience, de la confrontation de références culturelles diverses, et plus généralement le non conditionnement de l'exercice la philosophie à la connaissance de son histoire et de ses théories. D'ailleurs, "dans la philosophie, même les philosophes entre eux ont des spécialités très différentes, très loin de questions sur d'autres spécialités".
La mise en place de ce café philo a tenté de travailler sur ces représentations, en proposant des références aux auteurs, mais aussi un ancrage de la problématique dans le quotidien, interrogeant l'intérêt de chacun et de tous, ce qui a été facilité par l'hétérogénéité du public présent.
- Un public hétérogène.
Ce point - l'hétérogénéité des participants (age, sexe, horizons divers) - a d'ailleurs été largement cité comme un point remarquable du dispositif : "Il y avait des philosophes, et des gens intéressés par le sujet et ce qu'il évoquait pour eux". Cette diversité est également appréciée par certains, amateurs de philosophie ou doctorants, qui viennent dans "ce lieu à côté de l'université pour débattre sur ce sujet", trouver une autre forme de réflexion, plus "aérée", renouveler leur questionnement en rencontrant d'autres points de vue, en le "reformulant", en le confrontant à d'autres dimensions du réel : "je me souviens que le débat était intéressant. Moi, ça m'a permis de resituer des objections sur la question (...)".
Toutefois, si cette opposition "savoir profane/savoir expert" a pu être travaillée et mise à l'épreuve dans les échanges, elle demeure : "...L'hétérogénéité des participants... peut-être une difficulté à gérer l'équilibre dans le débat entre savant et non savant, mais je pense que c'est un point fort de TON café philo" ; "quand la discussion part bien, j'allais presque dire entre les deux camps, les philosophes... ce profil-là, et les gens qui arrivent sans aucune culture littéraire... Ça fait des ping-pongs pas mal... J'ai aimé ces petites passes d'arme...". L'identification de cet aspect, évoqué de manière significative par les participants, résulte uniquement des retours d'expériences après coup. La surprise que constitue cette "mixité", ses avantages mais aussi les difficultés qu'elle génère pour le débat n'ont jamais été évoqués au cours du dispositif : "Le point positif, c'est que chacun peut trouver sa place et s'exprimer. Le point négatif, c'est que l'on est un peu déboussolé par les types d'intervention, un tel tend à porter le débat sur un plan philosophique et un autre le reprend sur un plan plus personnel. Les deux sont intéressants, mais le mélange a tendance à rendre l'ensemble incohérent".
2) La forme de l'échange : un débat argumenté dépassionné ?
- L'animation
Une des tensions observées tout au long de ce café philo concerne le rôle de l'animateur. Le choix d'animation va dans le sens d'une autorégulation des prises de paroles par le groupe, limitant les interventions, afin de laisser une spontanéité à l'échange, de permettre au groupe de s' "emparer" de sa réflexion, d'une discussion collective ; mais aussi afin de ne pas trop orienter les discussions et éviter la posture sachant-apprenant (l'animateur se trouvant en situation d'asymétrie par sa position même) : beaucoup de personnes me demandaient d'ailleurs ce que je pensais des contenus de discussions, me posant comme juge ou garante d'une certaine qualité des propos. Or, il ne s'agissait pas de cela, mais plutôt de permettre une exploration la plus large possible des arguments ou points de vue en présence, de leur examen collectif. Cette question du rôle et des "qualités" de l'animateur reste entière : "Ce type de café philosophique peut-il être animé par un non philosophe? Sinon peut-il toujours s'appeler café philo?", questionne une participante.
À certains moments, les participants sont passés par d'autres formes de "pensée vivante" que le seul échange argumentatif, avec des moments narratifs, témoignages, qui n'ont pas été "recadrés", comme des propos s'éloignant du sujet proprement dit. De même, des erreurs concernant des éléments théoriques ou leurs auteurs ne sont pas corrigés spontanément, au risque de couper la discussion et l'expression de l'argument ou point de vue proposé (Ces corrections ont d'ailleurs, quasiment à chaque fois, émergé du groupe lui-même). Si certains se trouvent satisfaits par ce dimensionnement de la parole qui était la condition même de leur accès au débat philosophique, d'autres réclament davantage de cadrage des échanges, pour ne pas "sortir du sujet". Ces personnes, qui avaient notamment déjà participé à d'autres cafés philosophiques (s'y référant d'ailleurs), se manifestaient souvent de manière physique au cours des débats, appelant d'un regard appuyé une intervention de l'animateur (auquel je tentais de répondre sans toutefois durcir mon positionnement). La comparaison avec ces autres dispositifs donnait des conclusions très différentes, certains souhaitant une animation plus "rigoureuse", d'autres se disant très satisfaits de pouvoir expérimenter un autre type de discussion, sans qu'elle soit trop orientée ou "théorique".
- L'argumentation et la philosophie
Les tensions relevées autour du rôle de l'animateur pointent la difficulté pour des participants "amateurs" (peut-être pour chacun ?), à saisir les enjeux et les arguments philosophiques lorsque les débats prennent des "détours" (s'éloignent du sujet proprement dit), ou d'autres formes que les raisonnements et discours argumentés. Certaines séances ont pourtant montré qu'un éloignement du sujet était parfois bénéfique à la réflexion : ainsi, le thème du bonheur (Peut-on être heureux ?) a fait "remonter" les propos jusqu'à une réflexion sur ce qu'est l'être humain, le rapport entre nature et culture, et la société. De même, lors d'une séance sur le thème de la nostalgie, à la présentation de ses questions et recherches par une anthropologue, a succédé une série de prises de parole relatant des expériences personnelles, des témoignages concernant des histoires de vie, des histoires familiales. Ce fut un moment très "délicat", et je me suis demandée à chaque instant s'il fallait intervenir, recadrer le débat ; c'est par respect pour les personnes qui étaient en train d'exposer des histoires personnelles profondes et douloureuses que j'ai attendu un peu, pour ne pas les couper. Mais je n'ai ensuite pas eu à le faire, car ce moment de narration, d'immersion dans la singularité et le détail, a été suivi d'une mise en comparaison des ces expériences, donnant un sens nouveau aux questions envisagées : ce passage a permis non seulement à chacun de pouvoir s'approprier la problématique, mais aussi de prendre le temps de réfléchir d'une autre manière que par un échange d'arguments, et d'appréhender d'autres dimensions de la question. Le second temps de la discussion a pris une tournure que je n'aurais pas soupçonnée. Plusieurs fois, on a entendu le terme "balade philosophique", que je trouve approprié.
Pour certains toutefois, il s'agit toujours de ne pas partir "hors sujet", dans des "discussions de café du commerce", qui convoquent des "anecdotes personnelles".
- Le débat
L'activité du café philosophique est globalement perçue comme un débat, une discussion : réflexion et discussion collectives, qui s'inscrivent dans des dynamiques argumentatives (et nous avons vu que l'argumentation pouvait compter des passages narratifs, descriptifs et pas uniquement des arguments). La peur de rester dans la juxtaposition d'opinions est bien présente : " Un autre point un peu décevant à mon goût, c'est qu'il n'y a pas vraiment de construction de groupe. J'ai l'impression que chacun raconte sa petite histoire, développe son argumentaire et puis c'est tout. Tu as essayé de regrouper les arguments de chacun pour essayer de donner de la cohérence, mais à la fin et avec plus ou moins de réussite", dit un participant après un débat qui comptait exceptionnellement une cinquantaine de participants (en un petit lieu) : la question "Que veut dire être amoureux ?" avait eu du succès. Ce nombre ne permettait pas vraiment une activité de débat, d'échange et d'approfondissement. Le fait qu'il y ait effectivement débat est alors un élément primordial pour les participants, ce qui implique une écoute de l'autre, mais aussi la possibilité de convaincre ou d'être convaincu : "Ce mélange des personnes m'a confronté à l'altérité, à l'écoute que la rencontre nécessite. J'ai beaucoup appris sur moi-même".
Cette notion d'opinion, qui sert parfois à critiquer les cafés philosophiques, les qualifiant de "débat d'opinions" n'est jamais utilisée comme telle par les participants. En revanche, l'argument dénonçant le risque de tomber dans un "café du commerce", ou "café d'actualité" est présent chez certains participants, et ce n'est plus le débat lui-même en tant que forme de discussion qui est en cause, mais le caractère plus ou moins philosophique des propos, le fait de ne pas dépasser une opinion personnelle première : "J'ai l'impression que chacun raconte sa petite histoire, développe son argumentaire et puis c'est tout" ; "Je reste un peu classique là-dessus, il y a une spécificité au café philosophique, par rapport au café citoyen, au café d'actualité. L'actualité, ça change toutes les deux minutes."
- Un débat rationnel et dépassionné ?
Le dernier point qui émerge clairement de l'activité des participants à ce café philo concerne le lien entre la qualification du contenu des discussions et les émotions vécues dans les échanges. Ainsi, certains placent l'idéal de la discussion dans la mise en oeuvre d'un échange rationnel dépassionné, alors que d'autres se prêtent volontiers aux échanges vifs et polémiques. Le premier cas correspond assez bien à des idéaux classiques de la discussion, et l'on se réfère volontiers à Habermas, concernant les conditions de la discussion et l'idée du meilleur argument. Le second cas révèle une dimension fondamentale des échanges, qui est le rôle des émotions dans l'argumentation. La confrontation d'arguments met en jeu des valeurs, des croyances qui peuvent être révisées au cours de l'argumentation. Or les émotions, définies comme le lieu même du différentiel entre les attentes liées à nos croyances et la nouvelle situation (Livet, 2002), sont révélatrices de valeurs. Les arguments contradictoires qui opposent des valeurs peuvent être générateurs d'émotions et la manifestation de celles-ci témoigne de la résistance de ces valeurs à la révision. Le débat se fait donc plus vif.
Le choix d'animation a donc été de laisser s'exprimer des propos dans un registre autre que celui du débat dépassionné, qui placerait l'idéal de la rationalité dans la réduction d'émotions considérées comme polluant l'échange. Cependant, cela ne va pas de soi en pratique, car au cours de ces moments d'interaction "brûlants", le risque existe que les participants ne s'écoutent plus ou s'énervent vraiment sans plus argumenter, et la régulation de l'échange est une expérimentation constante.
En outre, si certains participants sont très à l'aise dans ce mode d'interaction, et assument des moments d'échanges vifs, de polémique, de confrontation passionnée, d'autres sont très gênés par les manifestations émotionnelles au cours de l'argumentation. L'exemple d'un café philo sur la question "Qu'est-ce qu'être citoyen ?" est à ce titre assez frappant. Il me semble que ce débat a été un de ceux qui ont compté le plus de références philosophiques ou arguments qui renvoyaient (sans que les participants ne le sachent forcément) à des théories philosophiques. Le débat fut riche, mais aussi passionné, opposant vivement certaines personnes. Peu après, un participant m'alerte sur la nécessité de faire attention à ce que les débats ne deviennent pas des joutes politiques sans vraiment d'intérêt philosophique, prenant cette réunion en référence. Les manifestations émotionnelles semblent rendre plus difficile l'accès au contenu des discussions, perçues comme un polluant qui ne correspond pas à l'idéal de l'usage de la raison dans l'argumentation collective.
Mais au-delà de cet aspect, cela met aussi en lumière une limite à ce café philo : l'absence d'intervention vise à laisser le débat s'épanouir et le groupe lui-même creuser les différents aspects de la problématique. Cependant, si entrecouper le débat de remarques risque d'en briser la dynamique, le problème se pose quant à la mise en perspective des différents arguments en présence et des références philosophiques auxquelles ils peuvent renvoyer. Il semble qu'un compte-rendu mettant en perspective certains arguments énoncés, les oppositions qui ont émergé, renvoyant à des références y correspondant aurait pu permettre une meilleure visibilité des échanges, mais aussi des enjeux philosophiques sous-tendus dans la discussion et travaillés dans le débat. Ce "retour" sur le café philo, qui aurait pu participer de l'activité n'a pas été réalisé, faute de temps et de disponibilité.
Conclusion
Lorsque l'on parle d'un café philosophique, de nombreuses questions émergent, qui interrogent l'activité philosophique, les conditions de la discussion, le rapport à la connaissance, mais aussi - très souvent - le but ou l'utilité d'une telle démarche : "le côté "fait du bien à la société" est évident", nous dit un jeune participant, "mais n'est valide (à mon goût) que s'il touche un grand nombre de personnes, donc à voir sur le temps (Marseille ne s'est pas faite en un jour...). Il faut, je pense, une certaine jeunesse mentale pour y revenir, une certaine notion du temps aussi qui est de plus en plus devient "cher""... Il n'est pourtant pas évident qu'il faille rechercher de tels effets plus qu'"un certain goût de l'inutile, mais agréable...".
Notre propos n'est pas de débattre de ces questions. Le café philosophique est mis en place afin d'expérimenter la philosophie en pratique, de réfléchir collectivement sur un sujet, mais aussi sur l'activité philosophique elle-même, sur le débat. L'activité proposée dans le café philo, qu'elle soit considérée comme plus ou moins philosophique selon les points de vue, est elle-même une actualisation de ce questionnement de la philosophie sur elle-même, autant que sur les sujets choisis. De ce point de vue, le premier "effet" du café philo est l'activité elle-même.
Cette expérience est actuellement interrompue, car je n'ai plus la disponibilité nécessaire pour mettre en oeuvre ce dispositif. Une réflexion sur des suites possibles impliquant d'autres personnes - café philo ou autres formes de pratiques de la philosophie - est actuellement en cours.