Revue

La philosophie à l'épreuve du théâtre

Ancien professeur agrégé de philosophie, Guillaume Clayssen est aujourd'hui metteur en scène, réalisateur et comédien. Il travaille également comme dramaturge et collaborateur artistique auprès de metteurs en scène comme Guy-Pierre Couleau, directeur de la Comédie de l'Est, Centre Dramatique Régional de Colmar. Enfin, il intervient auprès d'élèves comédiens en tant que professeur de philosophie dans une école de théâtre à Paris : l'Ecole Auvray-Nauroy.

Introduction

C'est en allant voir chez les Grecs ce moment où se croisent mythe, théâtre et philosophie, que le projet d'une mise en scène vivante de la pensée m'est apparu possible. Les récits légendaires qu'a racontés Diogène Laërce, au IIIe siècle après Jésus-Christ, sur les grands sages de l'Antiquité, ont été mon point de départ. La pensée de Nietzsche m'a permis ensuite d'élaborer, autour de ce matériau grec, une vraie dramaturgie philosophique.

Mon spectacle A la grecque !!, qui est la reprise d'une expression nietzschéenne, avait pour sous-titre "pièce montée philosophique", c'est-à-dire un agencement original de textes conçu pour le théâtre et pour des acteurs. Cette pièce montée avait pour fil conducteur le rapport entre mythe et pensée.

Pourquoi les philosophes grecs en particulier étaient-ils des sujets privilégiés pour mener cette expérimentation théâtrale sur la pensée philosophique ? Une certaine forme de dyonysisme et d'incarnation de leur philosophie m'a semblé immédiatement pouvoir inspirer des acteurs aguerris et désireux d'approcher ce qu'on pourrait nommer le "corps philosophique total", c'est-à-dire un certain usage existentiel et permanent du corps en vue de faire de celui-ci l'expression d'une pensée. Cette conscience dionysiaque de la philosophie n'est pas courante chez les philosophes, comme le rappelle Nietzsche : "Moi le dernier disciple de Dionysos et son dernier initié : je puis donc, mes amis, vous faire goûter un peu à cette philosophie, au moins autant qu'il m'est permis ? A mi-voix, comme il se doit, car il s'agit de bien des choses secrètes, neuves, étranges, bizarres, inquiétantes. Dire que Dionysos est un philosophe et que les dieux aussi s'occupent de philosophie, voilà qui me paraît déjà une nouveauté propre à rebuter et peut-être à susciter la méfiance, chez les philosophes surtout."1

Ce dieu tutélaire du théâtre, Dionysos, serait donc aussi le dieu caché, secret, de la philosophie. A la grecque !! a été la tentative, par un art dionysiaque, de dévoiler cette présence divine et sublime dans le processus même de la pensée.

Une telle aventure théâtrale m'a interrogé, rétrospectivement, sur les limites de ce que j'appellerais, un peu pompeusement, "la philosophie de la philosophie". À la grecque !!, à mon sens, a mis en évidence que tout un pan de l'activité philosophique relève d'un processus qui échappe au modèle explicatif ou purement rationaliste. Beaucoup de grands philosophes d'ailleurs en parlent, Nietzsche, Hume, Wittgenstein et bien d'autres. N'y a-t-il pas en définitive une vérité de la philosophie qui trouverait une expression plus adéquate en étant montrée ou jouée plutôt qu'en étant dite ou expliquée ?

J'aimerais décrire ici en quoi le dispositif théâtral permet de faire une expérience de la philosophie que son enseignement classique ne permet pas de faire. Par son espace propre, sa relation privilégiée à la monstruosité et sa puissance d'incarnation, le théâtre déplace radicalement la philosophie, nous permettant ainsi d'interroger et de réévaluer l'image inconsciente que nous avons, philosophes et non philosophes, de la pensée.

I. En quoi l'espace théâtral peut-il déplacer la philosophie ?

a) La philosophie sortie de l'enseignement

Qu'est-ce qui diffère entre un enseignement de la philosophie et sa représentation théâtrale ? On peut évidemment utiliser la scène comme une estrade de classe sans chercher un langage spécifiquement théâtral qui transformerait notre point de vue sur la philosophie. Le didactisme au théâtre est souvent présent. Mais, selon moi, cet art n'a pas pour vocation d'être l'outil d'une pédagogie, un moyen de communication alternatif. Le seul intérêt de mettre en scène une ou des pensées, est donc de chercher un point de rencontre, un point d'échange entre théâtre et philosophie qui produit en eux du changement, un autre devenir. Cette exigence renverse l'image un peu restrictive que beaucoup ont de l'activité philosophique elle-même.

En effet, à placer en permanence la philosophie dans le cadre d'un cours, certains en oublient sa nature protéiforme. Alors que la pensée philosophique prétend réfléchir sur un nombre d'objets considérables et pouvoir changer tout homme dans son rapport au monde, un seul décor, une seule scène, semblent toujours mis à sa disposition : celle de la salle de classe ou de l'amphithéâtre de l'université. Or, est-ce que la philosophie ne se prête pas à des usages beaucoup plus variés que le seul usage didactique ? Sans nier que l'une de ses finalités premières est d'être enseignée, pourquoi ne pourrait-on aussi par ailleurs la jouer au théâtre ou au cinéma, la lire devant des auditoires hétérogènes, la chanter, la faire exister à travers des performances publiques comme les Grecs anciens s'y adonnaient d'une certaine manière ? Il existe évidemment des exemples contemporains incarnant ces alternatives, mais force est de constater que bien souvent les philosophes ou les professeurs de philosophie les prennent au mieux comme des divertissements, au pire comme de la fausse monnaie.

Essayons donc d'évaluer cet usage hétérodoxe de la philosophie à travers le théâtre. Qu'est-ce que cet art peut finalement nous faire voir de la philosophie que le cours de philosophie lui-même aurait du mal à nous représenter ?

Si l'on se réfère aux Grecs anciens, la réponse à cette question se trouve sans doute dans la geste artistique ou créatrice engendrée par la vie philosophique elle-même ou, comme dirait Pierre Hadot, dans le "choix existentiel" propre à chaque école de pensée. Nietzsche décrit précisément cette geste philosophique : "Une stricte nécessité régit le lien qui unit leur pensée et leur caractère. Toute convention leur est étrangère, car la classe des philosophes et des savants n'existait pas à l'époque... Tous possèdent cette vigoureuse énergie des Anciens par quoi ils surpassent toute leur postérité, l'énergie de trouver leur forme propre et d'en poursuivre, grâce à la métamorphose, l'achèvement dans son plus infime détail et dans son ampleur la plus grande."2

Le cheminement par lequel passe un acteur de théâtre est analogue à celui d'un penseur antique. Comme chez ce dernier, la pensée d'un comédien travaillant un rôle doit devenir organique et la métamorphose, pour être vraie, être avant tout une métamorphose de soi. Cette homologie entre la création théâtrale et la création philosophique grecque est, selon moi, si forte et si sensible, qu'elle justifie d'expérimenter la philosophie au théâtre, non dans un but exclusivement récréatif, mais avant tout existentiel et cognitif.

b) La philosophie sortie de la philosophie (sa déterritorialisation)

Traditionnellement, la philosophie investit sa réflexion à travers des domaines variés. Tout semble pouvoir être objet de son analyse. Elle est à l'image de ce que décrit Pascal dans cette formule célèbre : "Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point : par la pensée, je le comprends." La philosophie parvient même à être son propre objet, si bien qu'elle ne sort que très rarement d'elle-même. La matière de sa pensée vient presque toujours d'ailleurs, mais l'espace (mental) où elle pense est toujours le même. C'est comme si elle voyageait sans se déplacer. La philosophie ne se prête d'ailleurs jamais facilement à un usage d'elle-même qui ne soit pas un usage fait par elle-même. Qu'il puisse ainsi y avoir une philosophie de l'art nous semble normal. Mais qu'il existe un art de ou sur la philosophie, nous semble déjà beaucoup plus étrange, douteux. C'est pourquoi mettre la philosophie sur scène constitue une épreuve intéressante pour la philosophie elle-même, pour une sortie de la philosophie d'elle-même. Car faire théâtre de la philosophie ne consiste pas simplement à la délocaliser comme peuvent le faire les cafés-philo. Dans leur cas, même si le lieu habituel de transmission de la pensée philosophique - la salle de classe - change, l'espace structurant de la philosophie ne change pas : il s'agit idéalement d'y produire, dans des conditions différentes mais qui restent néanmoins analogues, un échange de pensée sur un mode problématique et critique.

L'espace théâtral, au contraire, est qualitativement différent de l'espace de la philosophie, il lui est hétérogène. C'est pourquoi un théâtre qui travaille sur la pensée philosophique change les coordonnées naturelles de celle-ci et opère un déplacement radical de cette pensée. L'espace théâtral est doté d'une grande équivocité. Il a ce statut que Foucault nomme une "hétérotopie" : "L'hétérotopie a pour règle de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui normalement devraient être incompatibles. Le théâtre qui est une hétérotopie fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux étrangers."3

Par l'hétérotopie du théâtre, la philosophie se place d'une certaine manière hors-champ de la pensée pure, hors de ce circuit fermé et incroyable de la parole pensante et de l'écoute intellectuelle. On déplace la pensée philosophique dans un espace de tous les espaces, un espace, comme elle, de "re-présentation" mais qui n'est plus, à la différence d'elle, une représentation exclusivement théorique ou intellectuelle, mais qui est aussi et surtout sensible et imaginaire.

Cette théâtralisation de la pensée rejoint en fait la tradition grecque de la philosophie qui était, comme l'écrit Nietzsche, "affaire d'émulation publique"4. En ce sens, donner aujourd'hui de la chair à des penseurs grecs n'est pas incarner mais réincarner ce qu'ils furent, c'est faire jouer à des comédiens d'autres comédiens. Nietzsche exécute une peinture très éloquente de cet histrionisme des philosophes anciens : "Parmi les hommes de l'Antiquité qui devinrent célèbres par leur vertu, il y en eût, semble-t-il, un nombre considérable qui se jouèrent la comédie à eux-mêmes : ce sont surtout les Grecs qui, étant des comédiens invétérés, ont dû simuler ainsi tout à fait inconsciemment et trouver qu'il était bon de simuler. Du reste, chacun se trouvait en lutte pour sa vertu avec la vertu d'un autre ou de tous les autres : comment n'aurait-on pas rassemblé tous les artifices pour faire montre de ses vertus, d'abord à soi-même, ne fût-ce que pour en prendre l'habitude ! A quoi servait une vertu que l'on ne pouvait montrer ou qui ne prêterait pas à se montrer elle-même ?"5

Cette sortie de la philosophie par le théâtre, d'une part de son cadre social coutumier - la salle de classe - et d'autre part de son espace naturel de travail et de recherche - l'espace de la pensée - contribuent à produire ce que Brecht nommait "l'effet de distanciation".

c) Un "Verfremdungseffekt" de la philosophie par le théâtre

Est-ce que philosopher met suffisamment à distance de la philosophie pour avoir conscience de ce qu'implique une telle démarche, non tant dans la méthode ou la logique qui est la sienne, que dans le sous-bassement physiologique et les différentes forces de vie qui alimentent et orientent notre rapport à la philosophie ? Nous voyons à travers certaines critiques radicales de la philosophie par les philosophes eux-mêmes, celles de Nietzsche ou de Wittgenstein, qu'un vrai problème se pose aux penseurs d'arriver à évaluer et à identifier ce qui les fait penser.

Le théâtre, en déplaçant la philosophie et en développant un mode de pensée qui lui est propre - émouvoir par la parole organique et par l'imaginaire afin d'élever l'intelligence - peut permettre de distancier la philosophie d'elle-même et d'en montrer la logique vivante et souvent inconsciente. Par un procédé de distanciation, le théâtre peut apporter une clairvoyance, une lumière décalée mais précieuse sur la philosophie et la pensée. Cette lumière jaillit du rapport si particulier qu'il y a entre la salle et la scène, l'oeil du spectateur et cet espace optique monstrueux qu'est l'endroit du jeu.

II. La monstruosité philosophique révélée théâtralement

L'effet de distanciation que permet le théâtre par rapport à la philosophie, nous permet de prendre conscience d'une monstruosité de la philosophie elle-même. La monstruosité est à la fois la limite de la vocation morale de la philosophie et sa dimension cachée, oubliée. A cette limite et à cette dimension cachée, le théâtre peut être un relai, un éclairage étonnant.

a) La monstruosité morale et les limites de la philosophie

La scène de théâtre est souvent le lieu d'accouchement de nos monstres. Ce rapport vivant à la vie, à l'irrationalité, loin de perpétuer, comme l'ont souvent soutenu les philosophes, la monstruosité, permet de l'expurger, de l'exprimer pour l'expulser.

Ce rapport expressif et amoral au monstre, au mal, était encore présent chez les Grecs. Nietzsche nous indique une fois de plus l'une des profondeurs du paganisme : "Il n'y a peut-être rien de plus étonnant pour qui regarde le monde grec que de découvrir que de temps en temps les Grecs offraient pour ainsi dire des fêtes à toutes leurs passions, à tous leurs mauvais penchants naturels, et qu'ils avaient même établi une sorte de programme des festivités de leurs côtés trop humains : c'est là ce que leur monde a de proprement païen (...) C'est là la racine de toute l'indépendance d'esprit de l'Antiquité en matière de morale."6

Dans le recueil d'articles La connaissance de la vie, Georges Canguilhem écrit un texte très important intitulé : "La monstruosité et le monstrueux". Cette réflexion qui retrace historiquement la manière qu'ont eu différentes époques de juger moralement la monstruosité biologique, a toujours été pour moi un texte fondateur concernant la fonction essentielle et irremplaçable de l'art en général et du théâtre en particulier. Canguilhem explique entre autres qu'au XIXème siècle, la question de la monstruosité se déconnecte de la question morale et religieuse. Le monstre devient alors une exception de la nature qui confirme scientifiquement les lois de la nature. Une nouvelle science - la tératologie - naît à ce moment-là pour objectiver la monstruosité. Mais, montre Canguilhem, cette approche positiviste de l'anormalité, de l'irrationalité humaine, pêche par orgueil et présuppose que le poison de l'irrationalité a pour antidote parfait l'approche scientifique et rationaliste. Seulement, peut-on par la seule raison combattre la déraison ? Est-ce que la monstruosité est chassée par l'explication de la monstruosité ? C'est toute l'ambiguïté du titre célèbre d'une oeuvre de Goya. Canguilhem en interroge le sens de manière décisive : "On répète, après Goya : "Le sommeil de la raison enfante des monstres", sans se demander assez, compte tenu précisément de l'oeuvre de Goya, si par enfanter on doit entendre engendrer des monstres ou bien en accoucher, autrement dit si le sommeil de la raison ne serait pas libérateur plutôt que générateur des monstres."7

Comme le souligne ce passage, la mise en sommeil de la raison, permet de faire sortir les monstres et par là même de s'en libérer. C'est une sorte de délivrance comme lors d'un accouchement. En revanche, si la raison veille sur la déraison, elle ne la détruit pas nécessairement, elle peut aussi l'enfermer et lui donner l'envie irrépressible de se libérer avec violence et destruction.

Dans cette perspective si bien décrite par Canguilhem, l'une des fonctions essentielles du théâtre est, selon moi, d'offrir par la nature fictionnelle et virtuelle de son espace, un moyen d'expression à notre propre monstruosité. Cette tâche ne peut être totalement remplie par la philosophie puisque, même si sa nature varie selon les types d'approche, son fonctionnement reste rationnel. La monstruosité constitue donc une limite majeure à la "paideïa" philosophique, comme l'explique à son tour Nietzsche dans un aphorisme très profond et assez déstabilisant pour le monde de la pensée, intitulé "Nécessité de l'illogique" : "Au nombre des choses qui peuvent porter un penseur au désespoir se trouve d'avoir reconnu que l'illogique est nécessaire à l'homme, et qu'il en naît beaucoup de bien. L'illogique tient si solidement au fond des passions, du langage, de l'art, de la religion, et généralement de tout ce qui confère quelque valeur à la vie, que l'on ne saurait l'en arracher sans par là même gâter ces belles choses irréparablement. Ce sont les hommes par trop naïfs qui peuvent seuls croire à la possibilité de transformer la nature humaine en nature purement logique ; mais s'il devait y avoir des degrés pour approcher ce but, que ne faudrait-il pas laisser perdre chemin faisant ! Même l'être le plus raisonnable a de temps en temps besoin de retrouver la nature, c'est-à-dire le fond illogique de sa relation avec toutes choses."8

Mais la philosophie n'achoppe pas seulement sur la monstruosité du monde et de l'homme, mais sur la sienne propre également. Entendue au sens large et extra-moral du terme, le monstre se définit comme l'être dont la singularité transgresse la norme, l'être le moins semblable à tous ses semblables. Saisir une telle monstruosité au sein même de l'activité philosophique, alors que paradoxalement une telle activité vise la sagesse, m'a semblé l'un des enjeux majeurs du travail théâtral que j'ai mené sur la pensée grecque.

b) La monstruosité existentielle de la philosophie et son incarnation théâtrale

C'est un paradoxe bien étonnant que de constater que l'universel de la pensée a pour pendant la singularisation de l'existence. Les idées générales mettent au travail et en forme notre subjectivité. Cette individuation de l'homme par l'exercice de sa pensée est particulièrement visible dans le monde antique. Les philosophes de l'époque prennent à cet égard un aspect monstrueux, comme le souligne Nietzsche dans ce passage : "Ces philosophes avaient solidement foi en eux-mêmes comme en leur "vérité", et ils en écrasaient tous leurs voisins et devanciers ; chacun d'eux était belliqueux et violent, un tyran. Il se peut que ce bonheur donné par la croyance en la possession de la vérité n'ait jamais été plus grand dans le monde, mais jamais non plus la dureté, l'arrogance, le côté tyrannique et mauvais de pareille croyance. Ils étaient des tyrans, autant dire cela même que tout Grec voulait être, et que chacun était dès qu'il le pouvait...Leur histoire est brève, pleine de violences, leur influence cesse brusquement... Ah, l'histoire grecque va si vite ! Jamais plus on ne vécut avec une telle prodigalité, une telle démesure..."9.

Rejoignant Nietzsche sur ce point, Pierre Hadot montre comment la philosophie antique dépasse la pure activité théorique et comment sa mise en scène, sa visibilité sociale, qui lui sont consubstantielles, la rendent monstrueuse et théâtrale : "Dans la mesure même où elle est pratique d'exercices spirituels, la vie philosophique est un arrachement à la vie quotidienne : elle est une conversion, un changement total de vision, de style de vie, de comportement... La pratique des exercices spirituels impliquait un renversement total des valeurs reçues... Cette opposition radicale expliquait évidemment la réaction des non philosophes : elle allait de la moquerie, dont nous retrouvons la trace chez les comiques, à l'hostilité déclarée, qui a pu aller jusqu'à provoquer la mort de Socrate. Il faut bien se représenter la profondeur et l'ampleur du bouleversement que pouvait produire dans l'individu l'arrachement à ses habitudes, à ses préjugés sociaux, le changement complet de sa manière de vivre, la métamorphose radicale de sa manière de voir le monde, la nouvelle perspective cosmique et "physique" qui pouvait sembler fantastique et insensée au gros bon sens quotidien."10

Ces différentes pensées grecques qui se battent les unes contre les autres, étaient monstrueuses aussi bien dans leur contenu qui se détachait de l'opinion commune que dans leur expression sociale et quotidienne. Cette dimension théâtrale de ces "monstres philosophes" de l'Antiquité ne peut du même coup être comprise entièrement à travers un enseignement scolaire ou universitaire. La visibilité, le corps de ces penseurs, font partie intégrante de leur pensée. Le théâtre comme lieu du corps et de la parole incarnée peut invoquer naturellement cette philosophie.

III. Le visible et l'invisible, le corps et l'esprit au théâtre

Faire de la philosophie un objet théâtral consiste, à rebours d'un certain dogmatisme platonicien, à faire éprouver et à prouver que la pensée a un corps. Il n'est pas sûr par ailleurs que le théâtre soit comme le monde de la caverne décrit par Platon et que les images qu'il produit sur scène consistent en un éloignement des idées.

a) Le corps philosophique ou l'aliment imaginaire de l'acteur

"Il ne nous appartient pas, à nous autres philosophes, de séparer l'âme du corps, affirme Nietzsche, (...) nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des appareils d'objectivation et d'enregistrement sans entrailles"11. Cette profession de foi nietzschéenne rejoint en grande part la vision grecque de la philosophie. Or si l'on cesse également de dissocier chez elle le corps et la pensée, la philosophie peut être comprise, non plus seulement en étant expliquée, mais aussi incarnée.

Ce qui m'a semblé intéressant dans le travail fait avec les acteurs de mon spectacle, est que ces philosophes répétaient quotidiennement, comme des comédiens le font pour le théâtre, des exercices spirituels en vue d'acquérir la force d'âme philosophique. Le même souci de répétition, de formation de l'âme et du corps se retrouve chez l'acteur lorsqu'il travaille un rôle, une nouvelle pièce.

Notre recherche avec les acteurs autour de ces grandes figures philosophiques grecques - Héraclite, Zénon le stoïcien, Diogène le cynique, notamment - s'est établi autour de la notion de performance ou de jeu performatif.

Prenons l'exemple de Diogène le cynique. Le corps de ce philosophe et tous les exercices auxquels il le soumet sont absolument inséparables de sa philosophie : la masturbation, l'ingestion de viande crue, les exercices physiques tels se rouler nu dans la neige ou dans le sable brûlant, tout cela est une pensée en acte, une pensée physique qui ne pourrait atteindre sa vérité sans ce corps devenu cynique, c'est-à-dire chien. Le corps chien de Diogène fait partie de sa pensée. C'est par lui et sa manifestation sociale que la vérité de cette pensée trouve son fondement et sa preuve. Le refus délibéré de toute convention humaine, l'élévation de la vie animale au-dessus de la vie humaine, tout cela requérait une démonstration physique, organique. La pensée philosophique devient donc dans ce cas une performance. Elle s'éprouve et se prouve dans des actes. C'est à cette notion de performance philosophique que les comédiens se sont référés dans le travail pour essayer d'approcher la radicalité et la vérité pratique de ces grands penseurs grecs. En ce qui concerne plus spécifiquement la pensée cynique, le théâtre est particulièrement approprié pour l'évoquer puisqu'il est aussi le lieu du chien, d'une animalité supérieure, de cette nature enfouie par la société et ses conventions et que la scène tente d'exhumer rageusement. La relation entre le théâtre et cette philosophie va même plus loin : le cynisme constitue un modèle pour l'acteur. Celui-ci ne cesse de lutter contre la honte sociale que lui renvoient potentiellement tous ces regards spectateurs braqués sur lui. Devenir cynique pour un comédien de théâtre revient donc à s'affranchir de ces regards et à trouver la pleine liberté pour soulever la part organique et naturelle de l'humain.

Mais si le théâtre est le lieu du corps, est-il a contrario inapte à devenir le lieu de l'âme, de l'idée, de l'invisible ? Est-ce que seule une philosophie matérialiste ou organique peut trouver sur une scène sa traduction vraie et vivante ?

b) Le théâtre comme production d'une vue de l'âme

Chez Platon, la philosophie vise à arracher l'âme humaine du sensible, à la séparer du corps dans lequel elle est enfermée. Le théâtre ne semble donc pas pouvoir évoquer une telle pensée. D'ailleurs le statut de l'art dans l'échelle ontologique de Platon, est éloigné de deux degrés de l'intelligible et de la vérité. Comme presque tous les autres arts, le théâtre est une fabrique d'illusions et ne peut donc a fortiori représenter ou exprimer la philosophie.

Il y a cependant une limite à cette critique platonicienne de l'art surtout lorsqu'on l'applique au théâtre. Le présupposé de la critique platonicienne des arts est que tout artiste, toute expression artistique vise un certain réalisme, c'est-à-dire la production d'une image vraisemblable par rapport à la réalité sensible. Au théâtre, le réalisme entendu de cette façon, est le code esthétique le moins intéressant qui soit, car cet art, surtout depuis qu'il coexiste avec la photographie et le cinéma, ne peut jamais faire oublier au spectateur qu'il est au théâtre. Pour que l'illusion existe, il faudrait que l'art s'efface. Mais dans la caverne du théâtre, les spectateurs savent en permanence où ils sont et la nature des images qu'ils voient. Si bien que fabriquer sur scène des images trompeuses, des images qui essayent de faire oublier leur statut d'image, de faire croire absolument à cette absence à laquelle elles renvoient, est vain. La conscience qu'a le public de l'artifice, du type de langage sensible employé sur scène, permet de faire un usage de l'image scénique à l'opposé de ce que décrit Platon dans La République. Le non réalisme théâtral ouvre sur la création d'un type d'image qui, au lieu de se substituer illusoirement à l'idée, y renvoie en permanence. Ainsi le lieu du corps, du visible, peut faire advenir le non corps, l'invisible, l'idée. Au théâtre, le spectateur bénéficie d'un pouvoir de voir et d'imaginer indissociable. Il imagine ce qu'il ne voit pas et qu'on lui suggère par des signes qui, de temps en temps, peuvent être infimes et légers : un fleuve est représenté par une bassine d'eau, un feu par un projecteur placé dans une trappe sur scène, etc. L'imaginaire au théâtre nous fait voir l'absence, ce qui n'est pas physiquement là, et même ce qui n'est pas physique du tout. Ainsi l'idée au théâtre peut-elle trouver son "schématisme" au sens kantien du terme, une sorte d'image vivante qui relie l'intelligible et le sensible. L'idée au théâtre se voit. En remplaçant le feu par la lumière d'un projecteur au sol, c'est l'idée du feu que nous convoquons pour voir cette lumière comme l'image du feu. Le théâtre n'est donc pas un lieu d'illusion mais un lieu d'allusion : l'autre qui n'est pas là existe par le jeu, le signe imaginaire. Ce langage du jeu et de la scène sont à la source d'une pensée qui finit par se voir. Ce pouvoir du théâtre de rendre visible l'invisible devrait finalement interroger les platoniciens sur cette autre scène possible de la pensée philosophique.

Conclusion

Le théâtre contient les différents modes de visibilité et de corporalité qui peuvent ex-primer la ou les philosophies, faire sortir la pensée d'elle-même pour mieux la retrouver, mieux la célébrer, et la dégager de ce que Deleuze appelait "l'image de la pensée". Etrangement, le théâtre, contrairement à une certaine vision platonicienne, peut être un au-delà de l'image qui épure la philosophie et la fait exister dans sa source primitive, folle et dionysiaque. Cet art peut nous faire sentir l'intensité qu'apporte à la vie humaine l'acte même de penser. Dans ces conditions, le théâtre est un art qui peut participer pleinement à ce que Nietzsche appelait le "gai savoir" dont notre époque si volontairement bête a un besoin urgent : "L'intellect chez la plupart est une machine embarrassante, sinistre et grinçante, que l'on désespère de mettre en marche : ils parlent de "prendre la chose au sérieux" dès qu'au moyen de cette machine ils s'avisent de travailler et de bien penser - oh ! Que de pénibles efforts doit leur coûter l'acte de bien penser ! L'aimable brute homme perd à chaque fois sa bonne humeur, à ce qu'il paraît, quand elle se met à bien penser ! Elle se fait "sérieuse" ! Et "là où ne prévalent que rire et gaieté, on pense à tort et à travers" - tel est le préjugé de cette brute sérieuse à l'égard de tout "gai savoir". - Eh bien ! Montrons que c'est un préjugé !"12


(1) Par-delà bien et mal, §295, Folio-essais, p. 207.

(2) La philosophie à l'époque tragique des Grecs, §1, Folio-essais, p. 15.

(3) Dits et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.

(4) Aurore, § 367, Livre de poche, p. 248.

(5) Idem, § 29, Livre de poche, p. 58.

(6) Humain trop humain II, §220, Folio-essais, p. 109.

(7) La connaissance de la vie, Vrin, p. 178.

(8) Humain trop humain I, §31, Folio-essais, p. 55.

(9) Idem I, Folio-essais, §261 p. 199.

(10) Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, p. 64.

(11) Le Gai Savoir, Folio-essais, §3, p. 25.

(12) Idem, Folio-essais, §3, p. 25.

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