Colloque Nouvelles Pratiques Philosophiques UNESCO 2009
Des chiffres nous interpellent ! Dans un article récent, le journal Le Monde, lance un cri d'alarme sur la génération 16-25 ans : 1 adolescent de 16 ans sur 10 a tenté de se suicider (Enquête menée auprès de 2500 élèves, chiffre issu de l'enquête Espad, réalisée par l'Observatoire français des drogues et de l'Inserm). Ce taux est le double de celui de 1993. Toutes les enquêtes montrent que la jeunesse française va mal : les jeunes français sont les plus pessimistes des européens. Ils n'ont confiance ni dans les autres ni dans la société. Ils apparaissent fatalistes, repliés sur leur classe d'âge. Comment remédier à ce mal d'exister ?
Malaise dans la culture hypermoderne
Dans notre culture, toutes sortes de comportements humains jugés inappropriés tombent dorénavant dans le champ de la médicalisation et de la médication. La souffrance psychique devient l'indice d'un dysfonctionnement, d'un trouble du comportement à traiter médicalement. Ainsi, par exemple, trois millions de petits Américains prennent quotidiennement un traitement amphétaminique pour des troubles de l'attention ou de l'hyperactivité. Dans certains États, ce traitement concerne jusqu'à 15 % des élèves. Le phénomène se propage dans l'ensemble de l'Union Européenne et dans notre petit hexagone. Nous sommes les plus gros consommateurs de psychotropes, par habitant, dans le monde. Cette médicalisation et médication sans précédent de l'existence n'est pas sans nous interroger sur les nouvelles figures des difficultés ou souffrances d'exister.
Dans cette culture, le pendant de cette implosion dépressive est l'explosion addictive, c'est-à-dire un recours systématique et excessif à l'agir pour compenser certains troubles, et ce, de plus en plus tôt. Les pathologies limites ou narcissiques occupent ici une place centrale. Rappelons que le narcissisme n'est pas cet amour ou estime de soi qui est un des ressorts de la joie de vivre, mais le fait d'être prisonnier d'une image tellement performante et idéale de soi qu'elle nous rend impuissants. À la place de l'angoisse, le vide. Le sujet n'est plus en mesure de se construire, il se contente d'agir le conflit à travers des passages à l'acte, d'où les addictions, impulsions suicidaires, actes violents dont la fonction est de remplir ce vide.
Médicaliser le mal d'exister est-il suffisant ? Dans quelle mesure cette démarche est-elle sensée ?
La culture "hypermoderne" a érigé un certain nombre de totems. Comme le montre Alain Ehrenberg, ces totems se fondent sur Le culte de la performance (1991) engendrant L'individu incertain (1995) et La fatigue d'être soi (1998). Trois ouvrages où l'auteur dessine des figures de l'individualisme contemporain et ses symptômes.
Cette culture semble développer un nouvel enfant dont la relation à soi se révèle de plus en plus dépourvue de capacité de réflexivité, et qui est privé de la capacité d'avoir des conflits ou des dialogues intérieurs. On peut parler d'enfants ou adolescents désaffectés, comme il y a des usines, des institutions désaffectées, sans âme. A contrario, il y a nos jeunes Batman ou Superman, gorgés et captifs d'images, de sensations, mais privés d'émotions envers l'autre. Ils passent leur temps à mettre à l'épreuve pour faire la preuve. Ils mettent à l'épreuve les sentiments qu'ils suscitent chez les autres, les règles, les frontières de l'imaginaire et du réel.
La honte, l'affect par excellence du registre narcissique, doit être combattue. La honte, parce que, dans sa mégalomanie fondamentale, l'enfant ou l'adolescent ne peut admettre de se sentir limité par la réalité, et en particulier par les contraintes que lui impose son âge, son histoire personnelle ou sa filiation. L'enfant ne parvient pas à se construire, seul demeure le vide ; ce vide de la dépression narcissique, qui se présente comme un effondrement symbolique. Ainsi certains parlent de L'ère du vide (G. Lipowetsky), de L'homme sans gravité (C. Melman), de Misère symbolique (B. Stiegler) : le symbolique est ce rapport à la loi qui suscite sans doute de l'angoisse, mais sans lequel, rappelons-le, il n'y a pas de structuration solide de l'identité, c'est à dire de sentiment stable et permanent de soi.
On peut dessiner un certain nombre de traits caractéristiques de ce nouvel individu de la culture hypermoderne : une façon de vivre et de se comporter par excès, un impératif de jouissance, avec un "toujours plus", où les sensations priment sur la recherche de sens, l'image remplace la pensée ; où il y a recherche de la satisfaction immédiate, et où la transgression des lois est banalisée ; où il y a appauvrissement des rapports sociaux, et un mode de fonctionnement psychique privilégiant les actions et les somatisations...
Le problème n'est pas tant l'accord sur le constat de ce malaise. Mais que pouvons-nous faire pour ces enfants ou adolescents, avant que ces éléments, par leur importance ou leur envahissement, ne les amènent dans le pathos, sur un versant pathologique ? Avant que ce ne soit l'enfant souffrant, pouvons-nous aider l'élève, en développant des capacités critiques et d'autres savoirs sur lui-même et les autres, une capacité de penser sa vision du monde, de la problématiser et de se positionner par rapport à elle ? Or justement cet appel au sujet pensant n'est-il pas un appel vers le philosopher, et ce, dès le plus jeune âge ?
L'appel au philosopher
Il y a une vertu thérapeutique de la philosophie, comme l'avaient bien vu les sages de l'antiquité, parce qu'elle prend soin de l'âme. L'âme, ce lieu où la conscience individuelle et collective se débat, développant notre faculté critique, pour se construire une identité et une sagesse propre. L'exercice de la pensée rationnelle est soin de l'âme, et le logos éclaire les passions sous un jour qui permet de prendre conscience des douleurs qui doivent fatalement leur succéder. La démarche philosophique a, dans ce sens, des effets d'apaisement. C'est bien l'action de soigner, de soulager et de guérir qui est au coeur de la thérapeutique, et non la connaissance en elle-même. Or les philosophes de l'Antiquité ne philosophaient pas par pur désir de connaissance, mais bien parce que seule cette connaissance - connaissance de soi répondant à l'injonction delphique du "Connais-toi toi-même" - accessible uniquement par le philosopher -, leur permettrait d'être heureux. Ce bonheur était tantôt considéré comme ataraxia (paix de l'âme au sens de quiétude) ou eudaimôn (joie de l'épanouissement de ce que nous sommes). Le mal donc auquel il s'agissait de remédier, c'est celui du malheur. Souffrance psychique ou malheur, s'agit-il réellement de deux maux différents?
Par ailleurs, la visée thérapeutique nécessite la recherche du consentement libre et éclairé du sujet souffrant, ce qui semble difficilement compatible avec celle de l'atelier philosophique organisé à l'école. Cependant, même si tous les élèves participent à l'atelier de philosophie, le but de l'atelier n'est pas d'imposer une pensée uniforme ou une seule réponse à tous les élèves, mais plutôt d'accompagner chacun, à la lumière de l'examen critique des autres, dans la construction de sa propre pensée et de ses propres réponses. Autrement dit, autant de réponses que d'élèves. Il ne s'agit donc pas tant de construire une pensée commune ou consensuelle que d'apprendre à construire sa pensée à la lumière de celles des autres. L'enjeu de l'apprentissage du philosopher consister à faire coexister reconnaissance de la parole des autres, à l'aune de laquelle j'approfondis mon propre jugement, et construction d'un individu unique et original, à travers le travail toujours plus abouti de son propre jugement.
De nombreux philosophes louent cette vertu thérapeutique de l'exercice du philosopher, comme remède au mal d'exister : outre les philosophes de l'Antiquité, citons Montaigne, Alain, Krishnamurti et Marcel Conche. Mais à quelles conditions remplit-il cette fonction ? Peut-on poser les conditions d'une pédagogie du philosopher qui garantisse le déploiement de cette vertu thérapeutique ? Autrement dit, quelle pédagogie pour cette médecine de l'âme ?
La médecine et la philosophie seraient, à l'image d'un couple, peut être finalement à la poursuite de deux fins aussi vitales que complémentaires : alors que la première s'occupe de la santé du corps, la seconde s'intéresse à la santé de l'âme. Et de même que la philosophie ne prétend pas se substituer à une médicalisation du corps, la médecine ne peut résoudre pour l'homme les problèmes que lui pose l'existence. À la vérité, il faut reconnaître leur engagement mutuel : la médecine présuppose un engagement philosophique dans le sens où elle prend le parti de la vie, ce qui signifie qu'elle lui reconnaît une valeur. Or c'est bien la démarche philosophique qui permet de déterminer la valeur des biens et de choisir un sens à son existence. C'est ainsi que la santé physique d'un individu ne suffit pas à garantir son désir de vivre et de persévérer dans l'existence. Dès lors comment prétendre soigner le mal d'exister sans aménager un espace propice à cette construction de sens par l'individu en souffrance ? Et comment l'accompagner dans cette construction ? Ainsi l'on voit qu'il ne s'agit pas de promouvoir une pratique unique du philosopher, mais de s'interroger sur la pertinence et la diversité des pratiques mettant en oeuvre un philosopher en acte de l'individu.
Si la philosophie a une vertu thérapeutique, c'est que l'atelier philosophique développe, par ses différents savoirs, une capacité réflexive, le souci d'autrui, donc une estime de soi. Autant d'éléments dont sont privés beaucoup de jeunes en souffrance psychique.
La crise de sens, crise psychologique et philosophique ?
Entre approche psychologique et approche philosophique, remédier à la crise de sens éprouvée par notre culture et plus particulièrement par une jeunesse en souffrance, nous semble nécessiter un dialogue entre ces deux disciplines pour tenter de comprendre cette crise et de la "soigner", tant par un traitement approprié, que par une démarche de prévention. Comment philosophes et psychologues nous permettent-ils de saisir cette crise du mal d'exister ?
Quelles contributions les praticiens du soin et du philosopher peuvent-ils apporter aux enfants et à la jeunesse, pour les aider à développer des capacités critiques et d'autres savoirs sur eux-mêmes et les autres, une capacité de penser leur vision du monde, de la problématiser et de se positionner par rapport à elle et ce, dès le plus jeune âge ? Si une pratique dite "philosophique" doit répondre à un problème que nous pose notre existence à un moment donné, si elle a une vertu thérapeutique, dans le sens où elle nous permet de remédier à un mal d'exister et/ou de se construire une existence qui réponde à nos exigences, comment la développer ? Comment éveiller le désir de philosopher et initier des enfants en souffrance au plaisir de réfléchir et de construire sa propre réponse à un problème qui mobilise ? Comment contribuer à penser la crise du sens et à dégager des postures responsables pour y faire face individuellement et collectivement ?
Nous nous proposons donc de réfléchir à des espaces développant justement leurs capacités réflexives et de dialogue intérieur, des espaces permettant aux jeunes de penser par et pour eux-mêmes avec rigueur, cohérence et originalité. Ces espaces, "où les jeunes pourraient acquérir l'esprit critique, l'autonomie de la réflexion et le jugement par eux-mêmes, les assurant contre les manipulations de tous ordres et les préparant à prendre en main leur propre destin", sont pour Yersu Kim, ancien Directeur de la Division de la Philosophie et de l'Ethique à l'Unesco, ceux de la philosophie. D'où notre demande auprès des praticiens du soin et du philosopher de participer à leur constitution, en relayant cette demande de l'Unesco.