Revue

Vers une généralisation des pratiques à visée philosophique dans l'école : la nécessité d'un projet de développement

Envisager l'idée d'un projet politique de développement visant à généraliser les pratiques à visée philosophique dans l'École, au niveau mondial, n'est-il pas en soi absurde et irréaliste ? Comment ! Considérant leur relative nouveauté, leur faible et inégale diffusion à l'échelle internationale, on oserait prétendre que, pourtant, le problème doit déjà être envisagé ? Ne va-t-on pas trop vite, au risque du ridicule ?
Pourtant, si l'on peut montrer que la généralisation peut être envisagée dès à présent (ce qui sera l'objet d'un premier moment de réflexion), si par ailleurs elle paraît souhaitable, il faudra alors tenter d'en anticiper une évolution afin de s'en donner les moyens. Suffirait-il de les rendre obligatoires dans les écoles, -en admettant qu'une telle contrainte soit souhaitable et possible à cette échelle-, pour s'inscrire dans la logique de cette généralisation ? Ces pratiques sont plurielles. Lesquelles rendre obligatoires si l'on n'a pas la garantie que toutes se valent ? Faut-il n'en sélectionner qu'une, mais alors sur quels critères ? La nécessité d'examiner ces pratiques, si l'on envisage une généralisation, sera posée dans un second temps de la réflexion.
Et cela fait, comment prendre en compte les enseignants censés les mettre en oeuvre ? Leur nombre important, leur diversité, leur ignorance en cette matière, pourront-ils se satisfaire d'une imposition extérieure, vécue comme une contrainte à laquelle rien ne permettrait de donner sens ? Comment, sinon, penser cette question de la formation ? C'est le troisième temps d'une réflexion vers la généralisation.
Car si elle doit être envisagée, l'ampleur, la diversité et l'échelle des problèmes posés conduiront dans un quatrième temps à devoir les penser en termes de stratégie politique internationale : quels premiers éléments d'un projet de développement imaginer alors ?

I/ LES PROBLÈMES POSÉS PAR UNE GÉNÉRALISATION

1) Vers la généralisation ?

À première vue, se poser la question de la généralisation dans le monde des pratiques à visée philosophique paraît actuellement surréaliste. Comment l'imaginer quand l'heure est plus à l'échange économique qu'au partage des cultures ? Dans le domaine des pratiques à visée philosophique, on n'en est même pas à un stade expérimental dans nombre de pays. Sans pouvoir développer ici le raisonnement qui conduit pourtant à envisager que cet examen doit se faire, quelques exemples, pris à des échelles géographiques différentes, suffiront à montrer que la question commence déjà à se poser.

Examinons à un premier niveau le cas de la France, pays où pourtant ces pratiques ne sont apparues que tardivement relativement à d'autres démocraties (une entrée si tardive qu'elle motivait l'exclamation de Michel Sasseville dans la rédaction d'une préface au premier ouvrage coordonné par Michel Tozzi sur la question : "Enfin la France !" (2002).

L'institution scolaire française, par le biais des programmes notamment de l'école primaire, n'envisage pas cette généralisation. Reste pourtant que ces pratiques, encouragées souvent par les représentants mêmes de l'institution, se diffusent. Quelques indicateurs sont frappants : la participation toujours croissante d'enseignants français au colloque tenu à l'UNESCO concernant les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP). Ce colloque est par ailleurs directement coorganisé depuis trois ans par un organisme public en charge de formation des enseignants : l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) de l'Académie de Créteil. Autre indicateur, le secteur marchand : la diffusion toujours plus importante d'ouvrages et revues "grand public" qui proposent des supports pour ces activités est indéniable. Fait non négligeable : la présence de supports spécifiques avec leurs accompagnements pédagogiques constitue désormais un argument de vente1 des revues auprès des enseignants de l'école publique, et ce dès l'école maternelle. L'existence même de ces supports est justifiée par ces revues comme une réponse à une demande des enseignants. L'école privée est à la pointe de ce mouvement : l'enseignement catholique les promeut officiellement, elles sont au programme de la formation à l'Institut de Formation Professionnelle de Lille.

Il faut à cette première échelle interroger ce qui motive cet essor, comme un premier indicateur des risques d'une généralisation sans réflexion. La variété des formations continues où ces pratiques sont évoquées peut laisser perplexe. Pourquoi en parler dans des formations centrées sur la question "Que faire face à la violence ?", leur prête-t-on la vertu de permettre de l'abolir ? Sans entrer dans les détails de toutes les formations, ces pratiques ont pu être évoquées à propos des difficultés scolaires, de la difficulté des élèves dans la relation à l'école, comme supports privilégiés de l'apprentissage du langage, comme sources d'éducation à la citoyenneté...Autant d'indications qui peuvent faire craindre qu'elles ne soient davantage porteuses du rêve d'une solution à tous les problèmes de l'École que d'une légitimité spécifique. Plus fondamentalement, on pourrait s'interroger : leur essor et l'accueil favorable qu'en fait le grand public (cela sera peut-être vrai d'autres pays) ne sont-ils pas effets d'une mode concrétisant un règne contemporain, parfois dénoncé, d'un enfant roi ? L'enfant philosophe réaliserait le rêve d'une société en train de s'infantiliser en réalité, dans la droite logique de la dénonciation des droits de l'enfant par A. Finkielkraut : "Si nous ne voyons pas la différence entre mineurs et majeurs, c'est peut-être que notre société tout entière est en voie d'infantilisation, c'est peut-être qu'il y a un devenir mineur, si j'ose dire, de la société elle-même..." (1991, p. 74). Loin de s'inscrire dans les fondamentaux de l'école, ces activités ne feraient alors que marquer l'abandon de l'école : "...nous ne savons plus ce que c'est que l'école puisque nous prenons tout à l'envers et puisque nous traitons l'enfant comme un être déjà naturellement -au sens d' "instinctivement", au sens d' "immédiatement"-, capable de penser par lui-même" (Ibidem, p. 70). En admettant que cette perte soit réelle, et qu'il y ait "abandon" de l'école, force est bien de constater qu'il n'est pas, dans ce cas, que français.

En Europe, dans et hors l'Union Européenne, ces pratiques interrogent les institutions politiques et scolaires. Elles y sont sources d'expérimentation, entrent dans les programmes. Le parlement français de Bruxelles a ainsi auditionné J. Lévine (2004), psychanalyste fondateur de l'un des courants les plus importants de ces activités. La Norvège en fait le sujet d'une expérimentation dans des classes primaires. Et le Luxembourg leur fait à présent place dans ses programmes.

Ce qui est vrai de l'Europe l'est dans le monde : la diffusion de ces pratiques depuis les premières expériences de M. Lipman est importante, sans qu'elles s'inscrivent pourtant comme une obligation scolaire (mais elles peuvent apparaître dans l'école par le biais de cours de morale, par exemple, comme c'est le cas en Belgique, au Canada, en Allemagne). Plus fondamentalement, c'est à l'échelle des institutions internationales que l'évolution est notable. Le monde y est conduit à s'interroger, par le biais de l'action de ses institutions internationales. L'UNESCO, à la suite du rapport La philosophie : une école de la liberté (2007), identifiant "... toute la portée de donner aux enfants aussi bien l'occasion que l'espace pour aborder des questions de nature philosophique". Elle en promeut la présence dès l'École primaire en organisant des rencontres officielles au niveau le plus élevé des États, dans chacune de ses "régions"dans le monde, rencontres qui débouchent sur des formations spécifiques, comme c'est le cas en Tunisie par exemple. Il n'est pas anodin que le 9è Colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques permette à des représentants de vingt nationalités de se rencontrer.

Il faut alors s'interroger : si ces pratiques sont internationalement posées par l'UNESCO comme"légitimes" à l'école, si les contextes nationaux ou internationaux semblent de plus en plus s'y prêter, peut-on encore les laisser se déployer dans les classes sans un minimum de vérification de ce qui s'y pratique, sans également que l'égalité entre les élèves ne conduise à souhaiter les généraliser, et sans chercher au moins à "proposer" (imposer serait se heurter de fait à la souveraineté des nations) les éléments d'une politique de développement ?

Il s'agit d'abord de mesurer ce qu'il s'agirait de généraliser : c'est une première source de problèmes.

2) Quelles pratiques généraliser ?

La variété des pratiques existant, comme plus largement la difficulté qu'éprouve la philosophie à se caractériser, rend problématique l'idée qu'on puisse définir synthétiquement une pratique de référence indiscutable. Une telle définition, impossible sans doute, éviterait pourtant toutes les dérives auxquelles certaines de ces pratiques pourraient conduire, avec le risque de travestir des conditionnements sous couvert d'exercer la liberté pédagogique. Il ne s'agit pas ici de défendre l'idée qu'une seule pratique devrait être diffusée. Pour autant, on ne peut sans risque fermer les yeux et se décharger de toute responsabilité éducative, en les autorisant toutes par principe. Rien n'indique si toutes correspondent bien à ce que l'on cherche à réaliser en généralisant, ne serait-ce qu'a minima. Qu'en est-il de leur efficacité pédagogique et philosophique ? La question peut paraître obscène, en référence à une discipline qui vise la liberté et revendique parfois son inutilité. Mais il s'agit bien de cela lorsqu'on réfléchit à une généralisation scolaire. Sans chercher à rentabiliser à toute force ces pratiques, reste que leur présence à l'école conduit à se poser des questions liées d'une part à leurs objectifs, d'autre part à leur impact (du point de vue de l'efficacité, et du point de vue de la dangerosité). Examiner les problèmes liés à la nature de ces pratiques nous permettra de poser les premières questions auxquelles les éléments d'un projet de développement devront répondre.

3) Interroger les objectifs visés.

La diversité de pratiques traduit, au moins en partie, celle des objectifs des praticiens. Aucun praticien n'a une pratique sans but. Reste à se demander si ces objectifs correspondent tous à ce qui est voulu dans l'école, ou même simplement à ce qui serait posé comme un idéal régulateur de l'École. Certains praticiens n'ont d'ailleurs pas nécessairement pensé leur pratique comme directement "scolaire", l'analyse pouvant évoluer de ce strict point de vue. Par exemple, il peut sembler que l'atelier proposé par l'AGSAS n'était au départ situé dans l'école que circonstantiellement. Le constat des interrogations "philosophiques" par les élèves avait conduit A. Pautard à solliciter J. Lévine pour proposer un travail qui permette de les prendre en compte. La pratique élaborée ne se voulait pas directement scolaire, s'écartant délibérément d'un modèle lipmanien jugé trop prégnant du point de vue des apprentissages. Mais dans un second temps, la présence à l'école de ce type d'atelier a été plus directement revendiquée par J. Lévine, posant la nécessité d'une évolution du modèle scolaire de référence, pour prendre en compte l'exercice de la pensée tel qu'il est favorisé par ces ateliers, et le statut d' "interlocuteur valable" donné alors à l'élève.

On pourrait imaginer que certaines de ces pratiques étiquetées "à visée philosophique" paraissent éthiquement et scolairement discutables, ou tout au moins en contradiction profonde avec les valeurs au nom desquelles l'UNESCO s'engage. Un travail de clarification s'impose alors : quelles sont les références théoriques des praticiens, sont-elles toutes souhaitables dans l'École ?

Ceci décrit, il faut alors se poser la question de leur impact.

4) Évaluer l'impact des pratiques.

En admettant par ailleurs que les objectifs d'une pratique paraissent souhaitables, rien ne dit qu'elle les traduit dans le fait pédagogique ou même, si c'est le cas, qu'elle le fasse avec suffisamment d'efficacité pédagogique. Sans vouloir "rentabiliser" l'enseignement, il s'agit donc d'évaluer, au moins, dans quelle mesure chacune se donne les moyens d'atteindre les objectifs visés. On pourrait décider de se passer de ce travail d'évaluation, si l'on n'avait en tête que ces pratiques concernent de jeunes élèves qu'il s'agit à l'école de protéger et d'éduquer au mieux, au plus haut de ce dont ils sont capables. Accepter à l'école toute pratique dès lors qu'elle s'autoproclame "à visée philosophique", n'est-ce pas prendre le risque que, puisqu'elles peuvent toutes revendiquer l'appellation, aucune en réalité n'y corresponde ? L'appellation perdrait tout sens, pourrait couvrir toutes les dérives, y compris celles qui, sous couvert de philosophie, se poseraient en réalité comme autant de conditionnements, à rebours d'une éducation à et vers la liberté et l'autonomie intellectuelles. L'UNESCO, pour pallier sans doute ce problème et tenter d'y voir plus clair dans le "maquis" des pratiques, souhaite voir identifiées des pratiques de référence (best practices). Selon quels critères les déterminer ? Plusieurs solutions semblent se présenter, d'autres restent sans doute à proposer (ce devrait en soi faire l'objet d'un débat au moins entre praticiens, ne serait-ce que parce qu'un tel choix est porteur de toutes les censures). S'agissant d'examiner pédagogiquement des pratiques, on pourrait par exemple s'inspirer des travaux issus de la recherche se référant à un droit à la philosophie pour poser la question didactique (Tozzi, 1992 ; Pettier, 2000), puis élaborer des critères de référence pour examiner ces pratiques (Pettier, idem). Sans détailler ces critères ici (philosophicité, universalité, normativité, altérité, organisation), on peut rappeler qu'aucune des pratiques les plus connues n'y correspond complètement, mais que toutes peuvent paraître correspondre au moins à l'un d'entre eux. Vouloir généraliser imposera de se donner des moyens plus précis pour proposer des pratiques de référence : faudrait-il, pour identifier celles qui répondent à tous les critères, inventer de nouvelles pratiques philosophiques ? Peut-on sinon examiner celles qui existent pour définir leurs éventuelles complémentarités, et élaborer un cursus correspondant ?

Autre critère de choix : considérer la diffusion de ces pratiques, pour ne généraliser que les plus répandues. Ce serait risquer de favoriser la situation de fait, l'effet de mode ou la séduction, plus que nécessairement l'intérêt philosophique ou pédagogique. Pourraient se diffuser des pratiques attractives par leur simplicité, sans réelle portée philosophique pourtant. Une diffusion faible peut, à l'inverse, être signe d'une exigence souhaitable mais jugée inaccessible par des praticiens. Elle peut aussi signaler l'impraticabilité réelle d'une méthode. Vouloir la généralisation implique donc, sans abandonner l'exigence philosophique, de s'intéresser de près à la question pédagogique.

Troisième critère d'un choix possible : s'appuyer sur le travail déjà fait dans un système scolaire, pour l'étendre aux autres, considérant que dans ce cas, la pertinence scolaire est déjà avérée. C'est sans doute difficile : si la philosophie se veut universelle, la simple comparaison des accompagnements pédagogiques d'une même problématique, publiée dans une revue pour enfants diffusée internationalement montre que des adaptations non négligeables y sont faites, en fonction des pays de diffusion2, même s'ils sont culturellement et politiquement proches, (des démocraties occidentales dans ce cas). Qu'en sera-t-il lorsqu'il faudra généraliser ?

La réflexion concernant l'impact des pratiques ne peut aussi s'exonérer de l'examen de ce à quoi elles aboutissent dans les faits. Permettent-elles d'atteindre ce qu'elles visent, à quel prix ? On devra évaluer si certaines sont plus "efficaces", mais aussi dans quelle mesure elles ne seraient pas source d'effets psychologiquement destructeurs sur les élèves. La philosophie conduit à mettre en doute des certitudes. Une même déstabilisation, possible avec des adultes intellectuellement solides, pourrait s'avérer destructrice pour des jeunes élèves, ruinant la confiance en eux nécessaire aux apprentissages. Examiner la pertinence scolaire de la "visée" philosophique proposée pourrait, par contre, conduire à tenter de mieux apprécier, dans l'optique d'une généralisation, la nature et l'ampleur de la déstabilisation proposée, pour évaluer dans quelle mesure construction des apprentissages et déstabilisation peuvent se compléter dans un projet scolaire.

Ce travail d'examen des objectifs et des impacts des pratiques reste à conduire. Il doit, on le comprend bien, ne pas être confisqué par une caste de censeurs, mais ouvert au débat entre théoriciens et praticiens, débat qu'il s'agit d'organiser. Cela n'exonère pas de l'idée qu'il faudra, à l'issue de ce débat, commencer à trancher.

Ce travail ne sera pas suffisant, en admettant même qu'il soit toujours possible. Comment en effet diffuser suffisamment les pratiques pour les généraliser quand, toutes options confondues et additionnées, les praticiens ne représentent qu'un pourcentage infime des enseignants, les autres n'y ayant jamais été confrontés, ne serait-ce que pendant leur scolarité ? Comment former ?

5) Généraliser, avec quels enseignants ? La question de la formation

La réflexion sur la formation est apparue dès l'origine du premier programme de philosophie pour enfants de M. Lipman. On pourrait penser qu'il suffit alors de réexploiter les formations existantes, de les universaliser, pour répondre au besoin de formation engendré par une généralisation. Il n'en est sans doute rien. Tout au moins, ce n'est sans doute pas suffisant. En généralisant, on change d'abord l'ampleur du problème : la quantité d'enseignants à former, au regard du faible nombre de personnes susceptibles de le faire, conduit à penser qu'une formation massive en "présentiel" est sans doute matériellement impossible. En dehors de la proposition et de la diffusion de supports et travaux théoriques et pédagogiques, ne reste sans doute plus comme possibilité de formation qu'une formation à distance, utilisant les technologies de l'information et de la communication.

Mais ce n'est pas tout : en généralisant, ce sera aussi la nature même de la formation qu'il faudra faire évoluer, en se posant de nouvelles questions, dans la mesure où le public d'enseignants à former ne serait plus comme précédemment, un public a priori favorable. Sur quoi s'appuyer pour le faire ?

5a) Identifier l'existant

Dans le domaine de la formation, on ne part pas de rien. Quelques "courants" se sont construits dans l'échange entre praticiens, ils ont pu parfois développer un travail réel d'échange, voire de formation. Les membres de l'Association des Groupes de Soutien Au Soutien (AGSAS) se réunissent régulièrement, échangent sur leurs pratiques. On pourrait penser que dans l'optique de ce modèle, si le maître n'intervient pas lors d'une phase de réflexion des élèves, cela ne nécessite en rien une formation, cette pratique serait, si elle s'avère souhaitable, immédiatement généralisable. Pourtant, la non-intervention est profondément perturbante pour les enseignants, tant elle va à l'encontre de la représentation habituelle de leur rôle. Ne pas intervenir, cela s'apprend, d'autant qu'après la phase de non-intervention, le maître peut, dans un second temps de l'atelier, organiser le retour sur ce qui s'est passé durant la première phase. L'échange entre enseignants, en présence du psychanalyste, permet de réguler les questions induites par cette pratique, notamment en ce qui concerne les progrès des élèves dans ces échanges, et peut-être davantage encore concernant le sens de leur présence dans la classe. Gérer un développement important de ce modèle, alors qu'il est basé sur l'échange direct entre les praticiens, peut alors sembler complexe, et ce d'autant si les rencontres périodiques entre praticiens s'avèrent indispensables, comme la présence d'un psychanalyste pour en permettre la gestion.

La réflexion didactique conduite par M. Tozzi se traduit en termes de formation. Ceux qui l'ont construite en développent, à titre personnel. Si l'on a des exemples de propositions de formation courtes dans cette optique, aucun modèle de formation sur un temps long n'a été conçu3. Ces formations sont souvent plus de l'ordre d'une initiation, avec de premières pratiques, que d'un travail de formation où le travail de classe serait périodiquement observé, réexaminé, analysé, en vue d'une modification avérée des pratiques sur un temps long. La possibilité qu'elles puissent modifier l'ensemble des pratiques de classe, évoquée parfois, n'est pas intégrée là à une formation pédagogique générale. En l'absence de formation d'ampleur, et pour permettre de premières expériences de classes, des accompagnements pédagogiques (par fiches) de supports adaptés, construits pour permettre aux enseignants d'exploiter leurs compétences personnelle et professionnelle au service d'une activité à visée philosophique en classe, peuvent exister (Pettier, 2008).

C'est chez M. Lipman que l'on trouvera sans doute les points d'appuis les plus solides pour une future généralisation. D'autant que la question du nombre y est, plus que dans tout autre type d'activité, déjà envisagée. M. Lipman a développé, presque dès l'origine de son Programme de Philosophie pour enfants, des formations universitaires. Ce programme s'est diffusé dans nombre de pays, conduisant des praticiens à élaborer des supports mieux adaptés à certaines cultures. Une véritable formation à distance a été élaborée par M. Sasseville (2005), prenant en compte l'observation et l'analyse de pratiques de classe. Pourtant, en l'analysant, apparaissent des problèmes posés plus spécifiquement par l'optique de la généralisation.

5b) Problèmes de généralisation

La formation à distance au Programme de philosophie pour enfants de M. Lipman lui est spécifique. À moins de penser que ce programme est d'emblée suffisant, souhaiter généraliser impliquera d'élargir la nature de ce qui est proposé en permettant la formation à d'autres modèles. Elle devra passer, théoriquement, par l'identification de leurs références philosophiques et pédagogiques et, pratiquement, par l'identification, puis la pratique, des mises en oeuvre correspondantes. Il s'agira par ailleurs de permettre au praticien d'être formé au choix d'une pratique ou d'une autre, en fonction d'objectifs de classe qui peuvent lui être propres, au nom de sa liberté pédagogique lorsqu'elle lui est reconnue. Dans ce but, il faudra l'aider à construire des éléments d'analyse suffisants pour acquérir la distance critique. À moins de penser qu'il devrait forcément s'inscrire dans la logique d'un modèle unique, il faudra aussi lui proposer des articulations possibles entre les modèles, ou les moyens de les construire.

En dégageant la réflexion des questions liées à la centration sur les modèles spécifiques de pratiques, apparaissent d'autres problèmes. Les modèles de formation sont culturellement marqués par la conception occidentale de la démocratie occidentale (on pourra s'intéresser précisément aux références politiques véhiculées par M. Lipman), ce qui n'est pas l'option politique, voire même démocratique, de nombre de nations dans le monde. Comment permettre aux praticiens de les adapter, sans les nier ni les tronquer, à leur culture, afin qu'elles y aient du sens ?

Enfin, - et ce n'est pas le moindre problème -, il ne s'agit pas d'oublier que les formations s'adressent toujours, jusqu'à présent, à des enseignants désireux de se former, portés par la conviction qu'elles sont intéressantes, presque indispensables. Les représentations de l'élève et de l'enfant qu'elles présupposent sont, au moins implicitement, déjà acceptées, elles motivent l'intérêt porté. Envisager la généralisation conduit plutôt à basculer dans un modèle où il faudrait convaincre en formant. Peut-on concevoir des formations qui s'adresseraient à des praticiens les identifiant a priori plutôt comme de nouvelles contraintes, praticiens qui plus simplement peuvent véhiculer des représentations fausses, tronquées, concernant ces activités qu'ils ignoraient précédemment, auxquelles ils ne sont pas préparés, par rapport auxquelles ils sont spontanément hostiles. Former serait alors les y sensibiliser, attirer, convaincre, initier, permettre de construire, de développer, de suivre, etc. Les problèmes de formation croissent avec la nécessité, si l'on vise une généralisation, de s'adresser à des enseignants potentiellement réfractaires.

Qui pourra y répondre ? Suffira-t-il de demander aux pratiquants convaincus de faire du prosélytisme ? Suffit-il d'ailleurs d'être praticien d'une activité pour être capable d'y former les autres ? Sans doute pas ! Vouloir généraliser revient à tenter d'identifier, plus haut dans la chaîne de formation, les formateurs de formateurs. Il s'agira, en correspondance avec l'objectif des pratiques à visée philosophique dans les classes, d'en induire les objectifs et moyens d'une formation initiale, avant de définir un référentiel de compétences du formateur de formateur. La formation est une chaîne dont on ne pourra négliger aucun des maillons, au risque sinon d'une rupture du projet.

L'ampleur des problèmes posés croît. Au-delà des questions liées aux choix de pratiques, à la diffusion élargie de pratiques, puis à leur formation, c'est à un projet politique qu'il faut réfléchir : comment organiser le développement dans ces conditions ? On va se contenter dans ce qui suit d'énumérer quelques éléments d'une politique de généralisation.

II/ ÉLÉMENTS POUR UNE POLITIQUE DE GÉNÉRALISATION

Les enjeux, l'ampleur et la nouveauté des problèmes posés sont trop importants pour espérer fonder un projet sur le simple constat qu'il devrait exister. Ce projet n'est pas déjà complètement défini. Faire de la philosophie une école de la liberté, affirmer qu'elle doit se diffuser n'est pas suffisant pour penser que l'on a là exprimé une politique. Comme M. Gauchet le disait des droits de l'homme : la philosophie n'est pas une politique. D'autant précisément qu'elle apparaît comme problématique à ses propres yeux, bien loin de suffire à déterminer la volonté autrement que par des termes trop généraux et vagues. Que peut-on vouloir lorsque l'on veut généraliser ? Deux premiers éléments se dégagent de cette question. Pour fonder une politique, il faut la connaissance susceptible de l'éclairer, et permettre de déterminer les conditions de l'exercice de la volonté. Le rapport La philosophie une école de la liberté s'inscrit dans le souci d'établir un état des lieux, puis d'effectuer une projection vers l'avenir en décrivant des propositions. Il constitue cette première base sur laquelle la volonté de généralisation scolaire peut à présent se constituer, sans qu'il la mentionne encore. Un projet de généralisation ne pourrait se borner à favoriser l'apparition dans les programmes scolaires d'une référence à ces pratiques, sans risquer en réalité de les condamner, ce pour des raisons diverses.

On a vu qu'elles n'étaient pas assez identifiées, mesurées, au risque si elles étaient pratiquées dans le cadre d'une généralisation et diffusion sauvages de nuire aux plus faibles d'entre nous, les enfants auxquels elles s'adressent.

  1. Premier élément : clarifier et évaluer. Il faut les connaître et les identifier, non pas simplement relativement à ce qu'elles peuvent dire d'elles-mêmes lorsqu'elles se présentent, mais par rapport aux pratiques réelles auxquelles elles conduisent : sont-elles sans risque pour la santé mentale des élèves, ne conduisent-elles pas en réalité à des manipulations ? Par ailleurs, il faut se donner les moyens d'évaluer celles qui répondent aux objectifs visés. Pourrait-on alors déterminer les éléments d'une politique internationale de recherche visant à se donner les moyens d'identifier ces pratiques de référence, en considérant non désormais la diffusion, mais l'impact correspondant le mieux aux objectifs de la généralisation ? Des débats doivent être conduits entre tous les acteurs concernés par cette généralisation, pour se donner les moyens de déterminer de justes critères d'identification et d'évaluation.
  2. Second élément : déterminer un programme et un cursus adaptés. Il s'agirait à partir d'une mesure plus adéquate de ces pratiques, de constituer le ou les "objets" de la diffusion. C'est à dire constituer un programme scolaire d'apprentissage de ces activités, éventuellement variable, adaptable aux situations diverses des nations. Là encore, une politique de recherche est peut-être possible pour examiner dans les faits ce qu'il peut en être. Peut-on imaginer par exemple que les écoles liées à l'UNESCO soient sollicitées, dans le cadre de recherches nationales, pour que l'on y conduise et évalue, à titre expérimental, des pratiques et une organisation scolaire adaptées aux cultures sans nier le projet universel de la philosophie ?
  3. Troisième élément : déterminer une politique de diffusion. L'UNESCO pourrait être motrice d'une telle réflexion en suscitant le débat dans ses instances mêmes, ou en coordonnant un travail de recueil des propositions politiques des nations en ce sens. Peut-on imaginer que cet échange s'appuie sur des questions adressées aux gouvernements pour clarifier les politiques locales en ce sens, ou soumettre des propositions de travail. Le premier temps de cette diffusion, la sensibilisation, est déjà amorcé par l'UNESCO par le biais des rencontres internationales avec les représentants politiques. Cette sensibilisation est nécessaire, car on ne peut pas imaginer que l'instance internationale impose sa volonté ; tel n'est pas son rôle, et elle n'en a pas les moyens. On peut par contre imaginer que la sensibilisation soit telle qu'elle conduise progressivement les nations à souhaiter se doter d'une politique internationale en la matière. Avant même de viser la généralisation, on peut penser qu'identifier concrètement les éléments d'une politique de généralisation pourrait en réalité permettre à une politique de sensibilisation de se constituer. Une politique de généralisation deviendra envisageable dès lors qu'on peut montrer qu'elle est possible, et que l'on s'est doté des moyens de la rendre telle.
  4. Quatrième élément : la possibilité d'accès universel. Une généralisation n'est possible que si l'accès à ces pratiques n'est pas oblitéré par la marchandisation du monde dans laquelle elles peuvent se perdre. On l'affirmait d'entrée : l'heure est plus souvent à l'échange économique qu'au partage des cultures. Comment espérer, sans volonté politique, qu'on puisse préserver ces pratiques d'une marchandisation telle qu'elle oblitérerait toute possibilité d'accès aux plus pauvres? Il ne s'agit pas nécessairement d'affirmer qu'aucun commerce ne serait possible à leur propos (on ne l'affirme pas à propos de la nourriture ou de l'accès aux soins), mais plutôt de souhaiter qu'il soit de fait limité, au nom du droit de chacun à pouvoir y accéder dans un cadre scolaire. L'UNESCO pourrait-elle alors, tout en respectant un secteur marchand, se donner les moyens d'une politique de mise à disposition de supports libres de droits ? On pourrait imaginer qu'elle suscite la rédaction de tels supports, en assurant la traduction et les moyens de la diffusion, pour anticiper la constitution d'une barrière économique les concernant.
  5. Mais la possibilité d'accès aux supports n'est rien lorsque l'on ne sait pas les utiliser. La question de la formation, tant initiale que continue, est cruciale. L'accès à un support, même pertinent, n'est pas en soi garant d'une utilisation pertinente. Favoriser la constitution de supports pertinents, et leur accessibilité, c'est aussi permettre l'accès aux conditions d'une formation. Un accès universel si l'on propose des formations à distance utilisant les plateformes numériques pour ne pas en rester à une transmission magistrale, et permettant l'opérationnalisation des compétences sollicitées. Une formation progressivement possible en présentiel, si l'axe de la formation de "formateurs de formateurs" nationaux est d'abord prévue.
  6. Cinquième élément : établir des pôles de référence nationaux La distance entre le lieu d'une possible volonté politique, l'UNESCO, et l'école au quotidien est importante. Les quatre éléments qui précèdent montrent qu'il y a sans doute à penser des relais entre les deux. On peut imaginer que des pôles de référence soient identifiés pour chaque pays, permettant d'une part à l'UNESCO de diffuser les éléments de sa politique, d'autre part de trouver partout dans le monde des interlocuteurs. Ces pôles, liés nécessairement à l'institution scolaire puisqu'il s'agit ici de penser la généralisation, seraient en charge d'impulser réflexion, constitution d'équipes nationales et internationales de recherche, formation et mise en oeuvre, création de supports, diffusion des pratiques et échanges... En France, une tentative pour permettre à l'IUFM de Créteil de constituer un premier pôle, est en cours (voir ci-dessous en annexe le projet).

Ce n'est sans doute pas suffisant. L'UNESCO ne peut pas tout. Elle a dès à présent besoin d'interlocuteurs pour l'aider à impulser ces mouvements. Elle en a déjà : le colloque de 2009 en mobilise certains : quelques associations ou mouvements, comme l'association Philolab en France, peuvent commencer à impulser ce travail, adresser des propositions, l'aider à mieux apprécier et développer un travail possible. Des ateliers de réflexion sont impulsés par le 9è colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques : saurons-nous donner aux réflexions qui en émergeront le sens politique d'un véritable projet de développement ?

Annexe : un pôle "Philosophie pour enfants et école inclusive"

Objectifs du projet présenté

Deux objectifs :

1/ Permettre à l'IUFM de Créteil de développer et promouvoir les activités à visée philosophique dans le cadre d'une école inclusive avec des perspectives d'éducation démocratique.

2/ Permettre à l'IUFM de Créteil d'être identifié nationalement et internationalement comme un acteur de référence dans ces deux rôles : développement et promotion.

Projet

Il s'agirait d'identifier institutionnellement dans l'IUFM de Créteil/Université Paris 12 un pôle "philosophie pour enfants et école inclusive", c'est-à-dire une équipe qui, dans le souci de favoriser la prise en compte dans l'IUFM des deux objectifs fixés, serait en charge de fixer des directions de travail, coordonner des travaux, en rendre compte et les diffuser auprès des enseignants et du monde universitaire, favoriser l'élaboration de supports de travail conséquents et leur utilisation.

Qu'est ce qu'un "pôle" ?

Constituer un "pôle" ne revient donc à vouloir créer une nouvelle équipe de recherche : un IUFM intégré à l'Université n'a sans doute pas cette vocation, ni les moyens matériels et humains pour le supporter. La création d'une équipe "technique" en charge d'atteindre les deux objectifs favoriserait par contre :

  • un travail des formateurs de l'IUFM inscrit dans des équipes de recherche existant dans l'université, notamment :
    a) en sollicitant des chercheurs et en facilitant l'organisation matérielle de recherches possibles, en "parrainant" des recherches précédemment faites à titre privé et permettant ainsi à leurs acteurs d'être identifiés comme membres de l'IUFM. En favorisant aussi le travail universitaire sur les problématiques concernées (sollicitation d'enseignants de terrain sur la base de projets universitaires d'équipes de l'Université Paris 12 par exemple) ou en favorisant matériellement le suivi de travaux innovants sur le terrain (par exemple le projet d'école actuellement développé dans l'école maternelle d'application (dir : I. Duflocq) J. Prévert, au Mée sur Seine)) ;
    b) en permettant aux recherches effectuées dans le cadre des équipes de Paris 12, concernant des problématiques proches, de se croiser pour permettre aux chercheurs d'enrichir leur travail sous l'angle de l'interdisciplinarité ou de la transversalité, à destination d'une diffusion vers les enseignants de l'IUFM ou de terrain ;
    c) en permettant la diffusion de leurs travaux tant dans l'IUFM qu'à destination d'autres IUFM et dans le monde universitaire ;
  • un travail des formateurs "classiques" de l'IUFM :
    a) en recensant et diffusant les travaux existants sur ces questions, et en sollicitant (en coordination avec le CRDP) des publications ;
    b) en favorisant leurs traductions sous forme de supports, outils et modalités de formation ;
    c) en développant des rencontres, animations, où ces problématiques seraient développées et mises en relation avec la question de la formation, comme par exemple la participation au comité d'organisation du colloque de l'UNESCO concernant les Nouvelles Pratiques Philosophiques ;
  • un travail des enseignants de l'académie de Créteil, prioritairement, ou de tout autre : a) en sollicitant des formateurs pour proposer des formations en présentiel, élaborer des supports, animer un site ;
    b) en sollicitant des formateurs, avec la coopération de membres ou de membres associés, pour concevoir une formation à distance (nécessitée par l'accompagnement du développement en cours) ;
    c) en leur permettant de s'inscrire dans des travaux de recherche, ou au contraire en faisant écho à leur travail par des aides diverses à la diffusion.
  • la reconnaissance tant nationale qu'internationale de l'IUFM de Créteil.

Elle sera d'autant facilitée qu'elle peut d'ores et déjà s'appuyer sur l'identification nationale et internationale d'enseignants de l'IUFM en ce domaine. Elle se traduira :

  • par son identification comme pôle de référence français par l'UNESCO ;
  • par son identification explicite dans les travaux divers évoqués ci-dessus ;
  • par sa liaison avec d'autres organismes de formation ou universités au niveau international.

La création de ce pôle manifestera l'une des dimensions spécifiques d'un positionnement futur de l'IUFM comme institution de recherche et de coordination de recherche et de formation, concernant l'innovation en pédagogie, dans un secteur de l'enseignement où il peut se révéler "leader".


(1) On pense par exemple aux rubriques "les p'tits philosophes", de la revue Pomme d'api, "Pense pas bête", de la revue Astrapi.

(2) Un échange pour comparer différentes versions de la revue Pomme d'Api et leurs accompagnements pédagogiques avait fait l'objet d'un atelier lors d'un colloque sur les Nouvelles pratiques Philosophiques à l'école et dans la cité à l'UNESCO (Pettier, Belmas, 2008).

(3) On sait que Michel Tozzi cherche à organiser une réflexion sur les cursus par le biais d'un atelier, initié lors des 9è rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques, UNESCO, les 18 et 19 novembre 2009.

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