Revue

Philosopher, c'est cesser de vivre

"Ceux qui se consacrent à la philosophie de manière appropriée ne font ni plus ni moins que se préparer à mourir et à l'état de mort."
Platon

"Le Tao Te King est si mystérieux qu'on est disposé à mourir aussitôt qu'on l'a entendu."
Confucius

"Changer mon idée ? Biologiquement, je ne peux pas !"
Carmen

Si philosopher signifie apprendre à mourir, apprendre comment mourir, cela ne peut pas se faire autrement qu'en s'entraînant à mourir. Ainsi, notre proposition est que philosopher signifie en fait mourir, afin d'acquérir une véritable expérience de la mort. Nous essaierons donc de montrer dans ce texte que philosopher est cesser de vivre, ou en d'autres termes, comment la philosophie s'oppose à la vie.

DEUX PHILOSOPHIES

"La philosophie est la vie", est une expression que nous entendons communément chez les adeptes d'une philosophie ancrée dans le quotidien. Mais il nous semble qu'en fait, c'est exactement le contraire. C'est d'ailleurs la manière habituelle de procéder des lieux communs : ils tendent à mettre la réalité sens dessus dessous. Probablement en raison de leur intention, de leur raison d'être : ils cachent la réalité pour que leur auteur se sente mieux, plus à l'aise. Et en y pensant un instant, cela pourrait constituer l'une des raisons de la popularité relative que connaît la philosophie ces jours-ci : un désir de bonne conscience, l'espoir que l'esprit se sente confortable et détendu. C'est une conception commune de ladite philosophie : elle vous rend "cool", placide et léger. Il nous semble donc utile, comme souvent, de prendre le contre-pied de ce principe, d'effectuer le renversement du renversement, ne serait-ce que pour mieux examiner l'effet produit par l'opération. Et dans ce cas, comme pour de nombreux autres, cela fonctionne plutôt bien, puisqu'il nous semble que l'expression "philosopher est cesser de vivre" est une formule plutôt sensée et intéressante. Certes, nous avons maintenant une autre signification de la philosophie, opposée à la précédente, mais la philosophie implique de renverser ainsi les idées reçues et d'induire le trouble, au risque d'engendrer l'inquiétude de la mauvaise conscience, une sorte de douleur psychologique liée à une mort symbolique. Nous sommes conscient que nous avons ici opposé et radicalisé deux conceptions classiques de la philosophie. Nous pourrions nommer la première "vulgaire" et l'autre "élitiste". Sans essayer d'établir une hiérarchie entre elles, car "vulgaire" pourrait devenir "populaire", "pédagogique" ou "opératoire", et "élitiste" pourrait devenir "absconse" ou "inutile". Mais en guise de défense d'une philosophie "dure", affirmons que si la philosophie était la vie, elle remplirait les stades de football, approvisionnerait les supermarchés, nous la trouverions dans les sondages d'opinion, elle apparaîtrait à la télévision aux heures de grande écoute, et probablement les philosophes établis paraîtraient moins poussiéreux et parleraient à tout le monde. Bien qu'un peu de tout ceci se soit déjà produit au cours des dernières années, pour différentes raisons !

Examinons les différentes manières dont la philosophie s'opposerait à la vie. D'abord, en reprenant le refrain classique que "philosopher c'est apprendre à mourir". Platon, Cicéron, Montaigne et beaucoup d'autres ont affirmé, écrit et réécrit, que la préparation à la mort constituerait en effet le coeur de l'activité philosophique, l'expérience philosophique par excellence. Évidemment, nous pouvons ici opposer certains philosophes comme Spinoza, avec son concept de conatus : chaque être vivant tend à persévérer dans l'existence, ou sa citation célèbre : "l'homme libre pense à rien moins qu'à la mort". Ou Nietzsche qui affirme que la vie elle-même est le noyau de la véritable pensée, quand il écrit que le corps est la grande raison et l'esprit uniquement la petite raison. Ou même Sartre, qui, dans les traces des épicuriens, affirme que la mort est extérieure à l'existence, puisqu'elle est absence ou cessation de la vie. De toute façon, par principe, en ce domaine ou sur ces sujets, aucune proposition simple ne pouvant obtenir l'accord unanime des philosophes, nous ne nous tracasserons pas au sujet d'un tel consensus : nous examinerons seulement la viabilité de quelques propositions. D'ailleurs, nous nous réconcilierons très probablement avec nos philosophes de "l'opposition" au cours de notre pérégrination. Déjà parce que chez ces différents philosophes, le concept de finitude est important, et c'est précisément sur cette voie que nous souhaitons convier le lecteur, qui pourrait servir de définition au philosopher : examiner les différents enjeux de la pensée afin de subir et vivre la finitude : existentielle, épistémologique, psychologique...

LE SAGE N'A PAS DE DÉSIRS

Un des obstacles les plus communs au philosopher est le désir, quoique le désir lui-même se rencontre au coeur de la dynamique philosophique , comme chez Platon. Mais pour ce dernier, la perversion de la philosophie s'effectue justement dans le processus d'inversion de l'érotique. Quand le désir abandonne son objet le plus légitime pour un philosophe : la vérité ou la beauté, afin de chercher des satisfactions plus immédiates, tels que le plaisir des sens, la poursuite du pouvoir et de la gloire, l'accumulation de richesses ou de connaissances, la convoitise, etc. Ce n'est pas tellement que l'âme cesse alors toute activité intellectuelle, mais ces buts "terrestres" n'entrant pas dans le cadre de sa vocation "normale", de nature "céleste", son activité est pervertie par des considérations de nature inférieure : lorsque ce philosophe, de par cette perversion devenu un sophiste, obtient l'accord de la majorité ou devient populaire parmi ses concitoyens, c'est uniquement parce que le commun des mortels ne sait pas à quoi ressemble un "vrai" philosophe. Le profane est impressionné par les apparences simples, par le simulacre de pensée, il est émerveillé des sauts périlleux effectués par celui qui, pour Platon, n'est rien d'autre qu'un jongleur, un simulacre de philosophe.

La vie a fort à faire avec le désir parce que la vie se compose de besoins, elle se consacre à la poursuite des nombreux objets qui satisferont ces besoins, elle souffre de l'angoisse de ne pas obtenir les objets qui satisferaient à ces besoins, de la douleur qui survient même lorsque les besoins sont satisfaits, à travers la crainte du manque et de la perte. Même le futur est un souci, l'espoir frôlant toujours le désespoir. Il semble que la vie a une étonnante capacité à créer de nouveaux besoins et donc de nouvelles douleurs, en particulier chez l'humain, dont la portée existentielle est beaucoup plus vaste que celle des autres espèces : l'esprit humain peut même envisager l'infini, vision passionnante en effet, mais qui peut devenir un véritable cauchemar en sa capacité de produire une liste infinie de désirs inassouvis. Désirs qui surgissent parfois uniquement pour la simple et bonne raison qu'ils sont totalement impossibles à réaliser. Si la plupart des espèces satisfont les besoins particuliers propres à leur nature - la poule ne désire pas aller sous l'eau, l'éléphant ne prétend pas voler -, le genre humain ne connaît aucune frontière à ses prétentions, à ses volontés, à ses ambitions, et de ce fait ne connaît aucune limite à ses douleurs. On pourrait soutenir l'argument que l'homme satisfait plus de désirs que toute autre espèce et pourrait donc se sentir plus satisfait, mais il semble que son imagination et sa convoitise surpassent de loin ses propres capacités à être satisfait. L'existence humaine est en cela un problème en soi, bien que préoccupés par notre survie et notre bonheur nous entretenons une certaine phobie du problème, tandis que le philosopher se réjouit de ces problèmes.

Quoique la philosophie ait, à travers l'espace et le temps, parcouru différents chemins, qu'elle ait proposé de nombreux et différents arrangements avec le réel et la subjectivité, il existe néanmoins une certaine concordance entre les différentes façons dont les philosophes ont tenté de résoudre la capacité excessive de l'homme à se rendre malheureux. Nous appellerons ce terrain d'entente "réconciliation avec soi-même". Que ce soit avec le carpe diem épicurien, qui invite chacun à apprécier le moment présent. Ou avec le plaisir pur et idéaliste de penser et de raisonner. Ou avec la perspective d'un monde ou d'une réalité extraterrestre qui modère, retient ou annihile les désirs communs, ce que nous trouvons également dans le schéma religieux. Ou dans l'engagement d'accepter humblement la réalité, malgré sa rudesse ou grâce à elle. Ou dans l'amour des concepts transcendants tels que la vérité, le bon ou la beauté, contemplation qui sublime toutes les douleurs et satisfait l'âme. Ou dans la projection de chacun dans un avenir proche ou reculé. Ou dans la jouissance de l'action pure, physique ou mentale, transformatrice de soi ou du monde. Ou encore en se libérant de tout espoir de gratification. À travers ces multiples propositions, les philosophes ont essayé de fournir aux hommes diverses recettes pour connaître ce qu'on pourrait appeler une "meilleure vie". Évidemment, on sautera sur l'occasion pour s'exclamer : "Vous voyez, la philosophie est la vie ! Vous l'avez dit vous-même : la philosophie nous aide à vivre une meilleure vie !". Mais notre critique oublie ici une chose fondamentale. Posons-lui les questions suivantes. Pourquoi ces philosophes ont-ils eu si peu de succès? Pourquoi ces philosophies sont-elles si difficiles à suivre ? Les philosophies n'offrent-elles pas des propositions opposées à la conception commune de la vie ? À tel point que les religions de masse doivent se rendre compte que les messages qu'elles émettent, même lorsqu'ils sont reconnus comme des paroles divines, peuvent difficilement être obéis et suivis à la lettre. Heureusement sans doute, car la radicalité de leur discours implique que leur fonction est celle d'un aiguillon critique plutôt qu'un guide pratique de l'existence. L'humanité n'aurait pas survécu à l'application intransigeante de leurs préceptes...

Examinons pourquoi les philosophes ne sont pas aussi facilement suivis, pour dire le moins. Comme réponse globale à cette question, nous pouvons proposer l'hypothèse suivante. Les philosophes nous demandent d'abandonner ce qui est le plus cher à notre coeur, ou plutôt à nos entrailles. De quelle manière le demandent-ils ? La caractérisation commune de leur demande est de nous inviter à abandonner l'évident ou l'immédiat, en faveur d'autre chose, d'une autre réalité, comparativement plus éloignée, plus impalpable, plus imperceptible et plus difficile à expliquer. Que ce soit le juste milieu, la voie moyenne, la sagesse, l'autonomie, la perfection, la réalité, l'amour, la conscience, l'absolu, l'altérité ou l'essence, tous ces concepts peuvent ne constituer que de simples mots, difficiles à poursuivre, très éthérés, en comparaison à la nourriture, au plaisir, à la danse, à la distraction, à travailler pour vivre, à la reproduction, à l'apparence, à la gloire, à l'ivresse, à la popularité, etc. Même l'injonction de vivre dans le moment présent, qui pourrait sembler quelque chose de facile à réaliser, puisque nous ne devrions plus nous inquiéter d'autre chose que de l'immédiat, est une tâche réellement ascétique et exigeante, car l'homme dépense une grande partie de son énergie à regretter un passé merveilleux, à pleurer quelque paradis perdu, ou à être inquiet au sujet du futur et de son imprévisibilité. Ainsi, vivre le moment présent durera naturellement peu de temps, car sous un bref délai, d'autres dimensions du temps, y compris le désir d'éternité, frapperont à la porte de manière insistante. Il en va de même avec l'amour, qui semble si éternellement populaire. Car, quand nous regardons de plus près ses manifestations courantes, nous identifions toutes sortes de calculs sordides, ressentiments, jalousies, désirs de possession et autres comportements grossiers ou perversions humaines du concept archétypal de l'amour, dont l'essence est selon la coutume romantique et idéale.

De surcroît, nous obtenons une vue intéressante du problème, de ce décalage entre vie et philosophie, lorsque nous nous penchons sur la vie de nos philosophes officiels : l'incroyable génie de Leibniz, à l'enterrement duquel personne n'est venu, Kant vivant seul toute sa vie avec son serviteur, Wittgenstein vivant en ermite, Nietzsche devenu fou, Socrate tué par ses concitoyens, Bruno condamné au bûcher, bien que, nous devons l'admettre, certains aient atteint renommée, gloire et aisance, à l'image de Hume ou Aristote.

Examinons maintenant d'autres aspects de notre affirmation que philosopher est cesser de vivre.

ARRÊTER LA NARRATION

La vie est une séquence, une suite de faits, une série d'événements. Quand quelqu'un raconte sa vie à ses amis ou lorsqu'il écrit une biographie, il raconte une histoire : ceci s'est passé, ensuite cela, et enfin quelque chose d'autre, ce qui conclut la narration. En général, les humains aiment se raconter mutuellement "l'histoire de leur vie", sous forme d'anecdotes, parfois parce que des choses importantes se sont produites, mais le plus souvent pour donner un compte-rendu des détails les plus triviaux et les plus inintéressants, simplement pour le plaisir de converser avec ses voisins, exister un peu plus, et penser un peu moins diront les mauvaises langues. Le principe est identique dans le fait de vouloir connaître et d'écouter "l'histoire de vie" des autres, comme le montrent les commérages sur les voisins ou sur les célébrités, cette propension insatiable pour le voyeurisme. Une autre habitude où nous nous apercevons que notre vie est une immense narration est la façon dont nous concevons nos activités, souvent répertoriées dans un agenda, qui établit ce que nous devons faire tel jour, à telle heure, par exemple une liste de tâches ménagères, tout comme se lever, travailler, courir les magasins, assurer divers rendez-vous, et même l'indispensable programme de télévision, qui rythme souvent la vie familiale. Tout comme nous nous inquiétons de ce que nous n'avons pas fait, devrions faire et probablement ne ferons jamais ! Autant de choses qui doivent s'inscrire d'une quelconque manière dans la liste infinie qui compose notre existence, dont le temps devient de fait le principal et ultime paramètre, et l'alibi par excellence. C'est une des raisons pour lesquelles il est si facile de se sentir éternel ou d'oublier notre propre finitude : nos désirs résistent et conspirent avec force contre une telle limite. Si j'avais le temps, qu'est-ce que je ne ferais pas ! L'existence s'énonce donc comme une large liste d'événements plus ou moins insignifiants et une liste encore plus longue d'espoirs, d'attentes, et de craintes.

Comment la philosophie s'oppose-t-elle à l'idée d'un récit ? Là encore, quelques philosophes surtout contemporains voudront défendre une vision plus phénoménologique de l'existence et promouvoir le récit. Pourtant, une des grandes révolutions de l'avènement philosophique, comme cela est apparu dans le "moment" grec antique que certains considèrent - à tort ou à raison - comme la naissance de la philosophie, était de passer du mythe au discours abstrait.

Jusque-là, tout, que ce soit la création du monde, l'existence de l'homme, les phénomènes naturels, les problèmes moraux et intellectuels, était expliqué sous forme d'histoires que nous, esprits modernes et "éclairés", appellerions des mythes. Si nous ne prenions pas en considération le facteur de qualité ou d'originalité de ces textes, nous pourrions très bien les appeler des romans-feuilletons. Pour expliquer le monde, ces mythes fantastiques ont eu besoin d'acteurs, toutes sortes de créatures ont été invoquées, convoquées et imaginées pour commettre les actions expliquant les différents phénomènes cosmiques ou non expliqués. Ainsi les poètes, comme ils se sont fait appeler, ces créateurs de l'univers, comme Hésiode ou Homère pour les Grecs, Virgile ou Ovide pour les Romains, ont composé avec perspicacité des contes séduisants qui ont donné une cohérence et des explications au monde. On a inventé des cosmogonies, des théogonies, des épopées, tous les genres d'histoires imaginables pour éduquer et instruire la population, lui inculquer des principes en lui suggérant qu'il y a un sens à l'univers auquel les événements quotidiens sont directement liés. Pour que l'édifice existentiel et cosmique soit cohérent, la plupart de nos minutes vécues à l'échelle humaine doivent faire écho à ces grands exploits "historiques", car nous devrions pouvoir faire s'entrelacer nos petits mythes quotidiens avec ceux plus vastes de l'univers, dans une espèce de relation causale. Par conséquent l'univers dans son ensemble et tous les éléments le composant ont une importance, une signification, des règles et des principes, le tout sous forme d'"histoires". Ceci garantit une part de prévisibilité pour nous consoler des difficultés de la vie, même si c'est en racontant un accès de colère ou l'histoire d'amour de quelque Dieu étrange. Ainsi, les petites histoires reflétaient les grandes histoires, mais tout n'était qu'histoires. Ce fut le cas non seulement en Grèce et à Rome, mais aussi en Égypte, en Chine et en Inde, pour mentionner certaines des cultures les plus célèbres et les moins éphémères, car ces mythes sont réellement fondateurs de civilisation. Comme nous pouvons le voir encore aujourd'hui dans certains pays, par exemple en Afrique, ces histoires remplissent une fonction éducative très importante, puisque des modèles émergent, ce que certains appellent des archétypes, qui nous permettent de percevoir les événements nous affectant non seulement comme des occurrences particulières, mais aussi comme des manifestations ou des évocations de quelques principes plus fondamentaux, de quelques leitmotivs universels.

L'apparition du logos, du discours abstrait, eût lieu non seulement en Grèce, où ce bouleversement marqua profondément au moins l'histoire occidentale, mais aussi ailleurs, par exemple en Chine et en Inde. Ce renversement consiste à transformer, au moins partiellement, une culture "qui raconte une histoire" en une culture d'"explication", que certains appellent "rationalité" ou "abstraction". Le principe général du logos est d'ajouter aux "narrations" des raisons et des règles, des procédures et des méthodes, ou carrément d'abandonner les histoires pour ne conserver que le discours abstrait. Ceci implique qu'on peut s'éloigner des situations concrètes, particulières ou universelles, pour les remplacer par des idées, qui ont pour spécificité d'être hors du temps et de l'espace : la causalité échappe à la chronologie. Ces idées peuvent être organisées et formalisées pour créer des systèmes, employées pour produire de nouvelles connaissances, formuler des principes généraux ou utilisées pour examiner de façon critique des pensées et même des faits. La logique est une façon particulière de pousser à ses limites un tel fonctionnement intellectuel. Les mathématiques et l'astronomie sont, dans de nombreuses cultures antiques ou traditionnelles, les formes les plus évidentes et les plus élémentaires de tels efforts, de même que, parfois, la médecine et la physique. Et ces nouvelles "sciences" permettent une compréhension du présent et du passé et de prévoir le futur. La connaissance n'est plus uniquement basée sur des données empiriques, mais aussi sur des abstractions et des constructions intellectuelles. Des lois émergent, non seulement descriptives, expliquant ce que nous percevons, mais aussi prescriptives, nous indiquant comment nous devrions agir. La raison pour laquelle nous mettons entre guillemets les termes "explication", "rationalité" et "abstraction", est que la culture du mythe tentait déjà de le faire, à sa manière. Par exemple, l'Afrique contemporaine est agitée par un débat qui tente de déterminer s'il y a - avait - ou non une philosophie africaine, si le rôle des conteurs ou "griots", ces bardes traditionnels, peut être considéré ou non comme de la philosophie. Les intellectuels africains "pro-occidentaux" affirment que cette activité n'est pas philosophique, principalement parce qu'elle ne comporte aucun système conceptuel et appareil critique, qu'elle n'explicite donc pas son propre potentiel philosophique. Pour eux, l'explicitation, la conceptualisation et l'analyse critique sont les éléments constitutifs du philosopher. L'autre camp, celui des ethno-philosophes, affirme que ces histoires, en tant qu'histoires, posent des questions, analysent et problématisent, en particulier l'existence humaine, sur des points existentiels, sociaux et moraux, produisent du sens, et en ce sens sont philosophiques. Rappelons ici comment Shelling, philosophe romantique allemand, a pris le contre-pied de la "philosophie première", la métaphysique de la tradition aristotélicienne, avec une "philosophie seconde", qui est le récit, la narration d'une histoire, bien que cette dernière philosophie soit en fait chronologiquement la première. Il est vrai que toutes les sociétés sont fondées sur de grands mythes, qui incarnent l'essence, la nature, la raison d'être, le but, la spécificité d'une société donnée. C'est pourquoi la littérature, sous forme de théâtre, poésie ou autre, est une institution cruciale, aux côtés de la philosophie, pour expliquer qui nous sommes, ce qu'est le monde. Et Shelling n'est pas le seul philosophe qui critique l'abandon du récit comme forme essentielle du philosopher. Plus récemment, la critique de la "philosophie des systèmes", du principe de "méthode", des concepts "transcendantaux", voire de toute forme d'abstraction, a fait florès chez certains philosophes.

Parallèlement aux grands mythes, sur le même principe, de nombreux contes, antiques ou récents, contribuent à créer l'identité de ceux qui les racontent et de ceux qui les écoutent. Que ce soit les histoires qui se perpétuent au sein des familles, ou le mythe que chacun s'élabore pour lui-même. N'avons-nous pas tous quelque histoire au sujet de notre petite personne, que nous avons racontée à de nombreuses reprises, changée et embellie à chaque fois, cette histoire que d'autres répètent comme nous, ou en la modifiant, cette histoire que notre entourage est parfois fatigué d'entendre, mais que nous continuons à raconter parce qu'elle est ce que nous sommes ? À moins que nous soyons ou devenions ce qu'elle est ? Nous jurons qu'elle est vraie, aussi incroyable soit-elle, mais dans un certain sens, une histoire ne peut pas être vraie, puisqu'elle décrit subjectivement, d'une manière spécifique et biaisée, un événement qui échappe en soi à n'importe quelle description, verbale ou autre. Une histoire est au mieux le résumé hyper condensé d'une série d'événements dont nous choisissons les points saillants et la manière de les décrire. C'est ainsi que l'homme est le seul animal qui s'invente !

Pour clarifier notre idée de la philosophie comme rupture avec la vie, cette dernière étant définie comme une séquence d'événements, récapitulons les points suivants. Raconter une histoire est plus facile et plus naturel qu'expliquer ; c'est plus concret, cela parle davantage à chacun. Les exemples viennent plus aisément à l'esprit que les explications. Les histoires semblent plus vraies que les explications, puisqu'elles consistent apparemment à décrire des faits plutôt que donner des interprétations "subjectives" et une analyse nécessairement "biaisée", car émanant d'un parti pris. Les histoires sont plus gratifiantes, car nous pouvons nous sentir bien, grâce à quelques paroles simples et plaisantes, qui ne nécessitent pas d'effort particulier de l'esprit. Les histoires donnent plus d'espace à l'imagination que la raison, cette dernière étant beaucoup plus stricte. Les histoires sont plus agréables à l'oreille que les pensées abstraites : même les enfants les apprécient, puisqu'elles ont une dimension esthétique dont manquent souvent les explications et les idées. La philosophie a une image plus aride, elle n'est pas aussi facilement satisfaisante, puisqu'elle implique un travail de compréhension, bien plus que le récit ne l'exige. Mais ces hypothèses de travail ne sont nullement incontestables, elles tentent seulement de fournir quelques généralités à propos des perceptions générales, qui déjà ne sont pas valides pour beaucoup de philosophes, la plupart d'entre eux se nourrissant de ce que le commun des mortels n'apprécie guère. En ce sens le philosophe est d'une certaine manière, aux yeux de l'opinion générale, quelqu'un qui a en quelque sorte abandonné la vie. Il semble ne pas être intéressé par la "réalité" : il lui préfère les idées absconses. Ce qui nous porte à notre prochain point : la qualité ascétique des idées.

L'ASCÉTISME DU CONCEPT

Cette aridité du discours philosophique nous porte directement à une autre facette de l'opposition entre la vie et la philosophie : la dimension ascétique du concept. Le concept est un outil crucial de la pensée, sinon le principal, comme c'est généralement accepté en philosophie, en particulier depuis Hegel. Et ce depuis que le philosophe allemand a proposé cet "outil" comme attestant de la "scientificité" de notre activité mentale. C'est pourquoi il rejette le récit, qui, pour lui, n'est absolument pas philosophique, même lorsqu'on le rencontre chez un philosophe "patenté" tel que Platon, qui se "laisse aller" à raconter des histoires, comme le perçoit Hegel, alors que pour Platon le mythe a toujours un rôle important dans la fondation de la pensée.

Qu'est-ce un concept ? C'est une représentation intellectuelle, généralement un mot, qui capture le thème ou l'idée saillante dans un discours donné ; nous pourrions aussi bien l'appeler "le mot clé" ou "le terme principal". De façon plus moderne, il peut indiquer une fonction opératoire plutôt qu'un "objet". Il peut être inclus dans le discours, ou induit par lui. Il peut être considéré comme une catégorie, un nom commun qui renvoie à une multiplicité d'objets. "Pomme" est un concept défini qui se réfère de façon abstraite à une infinité d'objets de formes, tailles et couleurs différentes, mais qui ont néanmoins certains traits en commun leur permettant d'entrer dans la catégorie de "pomme" : le concept à la fois rassemble et définit les objets qui lui correspondent. C'est le résultat d'une double opération. Une abstraction, puisqu'elle retient certaines caractéristiques d'objets et pas d'autres. Par exemple, une pomme ne peut pas être longiligne ou carrée, mais doit être à peu près ronde. De même le critère de "maturité" n'entre pas dans la définition de la pomme, quoique cela nous concerne lorsque nous voulons manger une pomme : une pomme pas encore mûre est déjà une pomme. Et une généralisation, puisque les caractéristiques prises en compte s'appliquent à tous les objets qui appartiennent à la catégorie. C'est un objet mental avec une double dimension, d'une part la compréhension : totalité des caractéristiques constitutives, d'autre part l'extension : totalité des objets auxquels ces caractéristiques peuvent être appliquées. Par conséquent, le concept est court - généralement un mot, parfois deux ou trois, rarement plus - abstrait ou général, puisqu'il ne se rapporte pas à une chose individuelle, concrète et spécifique. Pour montrer le processus et les degrés d'abstraction, Kant fait au demeurant une distinction intéressante entre les concepts empiriques, qui se rapportent à des objets que nous pouvons percevoir, et les concepts dérivés, que nous ne pouvons pas percevoir, puisqu'ils se réfèrent au rapport entre les objets, et les qualifient. "Trou" ou "homme" seraient des concepts empiriques, "égalité" ou "différence" seraient des concepts dérivés.

En fait, ce n'est pas tellement le concept qui nous intéresse ici, mais la dynamique en elle-même de conceptualisation, ou production de concepts. Comme Hegel l'indique dans son schéma réaliste - celui pour lequel les idées sont vraies -, le concept ne doit pas être déterminé simplement par son objet, c'est-à-dire être le concept de quelque chose, où la réalité serait externe à la pensée, mais nous devons plutôt viser un concept qui est l'objet lui-même de la pensée : quelque chose comme concept, où la réalité est engendrée par la pensée. C'est cette activité de conceptualisation qui pose problème à l'homme, ce processus de construction, avec son exigence de cohérence, lorsque l'on doit raisonner, plus que le concept lui-même, qui, comme objet mental virtuel et passif ne représente aucune menace concrète : donner et employer un nom, arbitrairement, représente une activité qui n'implique aucun accomplissement intellectuel particulier.

Qu'est-ce que la conceptualisation ? C'est l'activité d'identifier, de produire, de définir ou d'utiliser des concepts, intégrés dans un processus de pensée globale. Chacun des quatre aspects de la conceptualisation présente une certaine difficulté et constitue les raisons de notre résistance à la conceptualisation. Mais d'une manière générale, le problème avec la conceptualisation est qu'elle agit par une action de réduction : elle réduit, elle rétrécit et de ce fait elle véhicule une connotation sèche et dure. En conceptualisant, nous allons du concret à l'abstrait, du multiple au simple, du réel au virtuel, du perceptible au pensable, des entités inscrites dans le temps, la matière et l'espace, aux entités acosmiques, immatérielles et intemporelles : nous entrons au royaume des idées pures, le royaume du penser de la pensée. Et si le plus souvent l'idée de réduction véhicule une connotation négative, nous devrions rappeler au lecteur qu'en philosophie, elle peut être au contraire une activité positive et utile, comme dans le concept de "réduction phénoménologique", proposé par Husserl. C'est un processus mental où nous sommes invités à mettre entre parenthèses le monde et à suspendre un jugement fondé en subjectivité, afin de saisir la réalité intérieure d'un phénomène, en lui-même, objectivement, comme il apparaît. Bien sûr, nous devons abandonner toute réalité environnante, afin de contempler les objets de notre perception mentale déconnectée de leur contexte. Ce phénomène peut se produire naturellement, par exemple quand nous sommes étonnés, car nous voyons alors uniquement l'objet de notre étonnement, mais le processus de la réduction phénoménologique nous demande en général de recréer artificiellement une telle occurrence, peu courante, une tâche très artificielle et exigeante, qui nous permet de saisir l'essence intérieure d'un objet de la pensée en abandonnant, dans la mesure du possible, notre vue du monde pré-établie, qui biaise subjectivement notre pensée, engluant l'objet pensé dans sa propre matrice. Le procédé de réduction peut aussi se produire en observant les variations apparentes d'un objet donné, afin d'abandonner les caractéristiques contingentes et de conserver seulement le nécessaire, l'essence d'une chose, ainsi révélée.

Identifier un concept, dans notre discours ou celui d'un autre, est difficile parce que nous devons choisir, parmi tous les mots prononcés, lesquels sont au centre du modèle de pensée exprimé par le discours donné. C'est un processus difficile, puisque nous devons éliminer de nombreux mots, en fait la plupart d'entre eux, pour en garder seulement un, ou quelques-uns. Nous perdons la perspective narrative ou l'explication globale en pointant du doigt, avec un simple mot.

La production d'un concept est difficile parce que nous devons utiliser un terme qui dépasse une réalité donnée, qui pourtant est en deçà de cette réalité. Nous devons désigner par un terme unique l'entité qui unifie une pluralité dans une détermination simple. Nous devons diviser une totalité d'objets indéterminés par un processus de dénomination qui implique de créer des catégories déterminées. Ou encore nous devons qualifier l'ensemble d'une réalité globale par un mot spécifique, que l'on peut nommer "qualification", acte qui, pour Platon, touche à l'essence des choses. Mais là, il nous semble souvent que notre propre langue nous échappe, que cette réalité est au-delà de notre capacité de la penser.

De même, la définition d'un concept est difficile parce que nous devons déterminer la réalité que ce terme recouvre. Nous donnerions plus naturellement des exemples, puisque le concret ou le particulier viennent plus facilement à l'esprit que l'abstrait et le général. Définir signifie toucher à l'essence d'une réalité, déterminer et décrire sa nature sans prendre en compte la contingence, c'est un exercice mental des plus exigeants. Une autre manière simple et commune de définir est de produire des synonymes ; même si cela peut s'avérer utile, le problème demeure : ce geste mental n'indique pas comment déterminer la nature de la réalité en question, il ne fournit que des indices. Autre problème, certains concepts d'une nature fortement transcendantale sont en général employés pour déterminer ou qualifier d'autres concepts : ils semblent se référer seulement à eux-mêmes, en tant qu'entités évidentes en soi. C'est le cas par exemple pour "bon", "beau", "vrai", etc. Par conséquent, ils semblent échapper à toute définition, et toute tentative d'en produire une apparaîtra toujours comme réductrice, parcellaire et incertaine.

Utiliser un concept est probablement l'aspect le plus facile de la conceptualisation, car celle-ci peut s'effectuer sous un mode plus intuitif et moins formel. Néanmoins déterminer si un concept a été employé de façon appropriée fait partie de cette utilisation, ce qui en constitue la partie la plus difficile, voire rébarbative ou ingrate, puisque nous devons évaluer notre propre pensée. Pour une telle analyse, nous devons avoir en tête une idée plutôt claire et consciente de la signification d'un concept. Toutefois, l'intuition s'avère aussi assez fiable ; après tout, la langue nous est enseignée sous un mode plutôt "naturel" ou itératif, comme une pratique quotidienne répétitive, plus que comme un processus conscient et analysé. La réticence commune des écoliers pour étudier la grammaire et un certain abandon de son enseignement dans la pédagogie moderne apportent un éclairage à notre propos, concernant la nature "artificielle" de cette activité formelle. Bien que de notre point de vue, "artificielle" ne soit nullement contradictoire avec nécessaire.

Afin de synthétiser ce qui est ascétique et désagréable dans la conceptualisation - et donc contraire à la vie -, voici ses exigences. Devoir choisir et abandonner, alors que nous voulons tout. Convoquer des termes spécifiques ayant une fonction spécifique, car cette rigueur nous semble formelle, compliquée, pointilleuse, or nous préférons ce qui est facile. Traiter des abstractions qui n'ont aucune réalité empirique immédiate, car elles nous apparaissent inutiles et vaines. Analyser notre pensée et en devenir conscient, parce que c'est ascétique et effrayant. On pourrait objecter à notre idée que la conceptualisation est une cessation de la vie en répliquant que ce que nous venons de décrire est simplement un travail intellectuel, que le travail fait partie de la vie, et que si certains n'aiment pas travailler, d'autres y trouvent leur compte. Nous voudrions répondre à cette objection en deux temps. D'abord nous traiterons de l'aspect du travail, puis de l'aspect intellectuel.

À suivre au prochain numéro...

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